Kant - Le mariage

Le mariage selon la Doctrine du droit de Kant

 

     À la distinction héritée entre le droit réel et le droit personnel, Kant ajoute une intéressante notion, dont l’introduction a choqué pas mal de ses contemporains, bien qu’elle ne paraisse pas dépourvue de fondement logique : celle d’un « droit personnel d’espèce réelle ». Il est défini nominalement comme le « droit de posséder un objet extérieur comme d’une chose et d’en user comme d’une personne ».

     On peut penser ici à ce qu’Aristote trouvait à dire des enfants et des esclaves, à savoir que les premiers sont « quelque chose de leur père » – à cause des liens du sang –, et les seconds « quelque chose de leur maître » – puisqu’ils faisaient partie de ses possessions, et que leur entretien lui incombait. Ce qu’Aristote exposait en cherchant les conditions d’un esclavage qui ne serait pas contre nature anticipait de loin ce que Kant écrit au sujet de ce qu’il appelle « le mien et le tien domestiques », soit le domaine d’exercice de l’autorité du chef de famille en tant que père ou maître de maison : de même que les esclaves privés dans l’Antiquité grecque faisaient partie de l’oïkos, de même disait-on sous notre Ancien Régime que les serviteurs appartenaient à la « maison » de leur maître. Ce type de relation peut nous paraître suranné. En revanche, la relation de géniteur à progéniture – surtout dans les premières années de celle-ci – est bien une relation entre personnes – l’infans étant une personne qui n’a encore que des droits et point de devoir –, mais dans une situation initiale d’inégalité et non pas, d’emblée, de réciprocité, qui fait que l’une des personnes ne peut persévérer dans son être qu’en étant à la disposition de l’autre, comme une chose manipulable : le droit et le devoir du géniteur à l’égard de sa progéniture ne consistent évidemment pas à pouvoir en disposer n’importe comment, mais ils lui imposent de la traiter de manière appropriée à un moment où elle ne saurait encore exprimer la moindre volonté, ni se mouvoir d’elle-même dans l’espace. C’est bien pourquoi les droits des enfants sont des droits naturels : ils sont ce qu’il y a à vouloir à leur place et à leur égard, comme conditions de leur accession à l’exercice d’un libre vouloir conscient – soit une finalité inscrite dans la nature et reconnue comme telle, avant que la volonté d’une telle fin prenne la forme d’une conscience de soi.

     Le « droit paternel » en présuppose un autre, auquel s’applique manifestement la troisième notion introduite par Kant, et qui est socialement tout aussi universel et décisif que le contrat – avec lequel il n’est pas sans rapport – : il s’agit du « droit conjugal », c’est-à-dire avant tout et d’une manière générale de l’institution du mariage, soit de la forme institutionnelle et légalement sanctionnée de l’union de deux personnes en vue de la procréation et de l’éducation d’une progéniture. Le « mariage » est « la liaison de deux personnes de sexe différent en vue de la possession réciproque, pour toute la durée de la vie, de leurs qualités sexuelles propres », c’est-à-dire de leur puissance d’engendrer l’une moyennant l’autre.

     L’humanisme éthique de Kant, qui résume celui des Lumières, paraît ici fortement empreint du christianisme dont il est l’héritier. C’est en effet ce dernier qui a progressivement imposé l’idée que ce qui fait le mariage, c’est le consentement réciproque, en toute liberté et à égalité, de deux personnes qui instituent entre elles ce lien : « Le rapport entre les époux est un rapport d’égalité dans la possession, (…) ce qui ne peut intervenir qu’en régime de monogamie, car dans une polygamie la personne qui se donne n’acquiert qu’une partie de celle à laquelle elle s’abandonne tout entière, et elle fait ainsi d’elle-même une simple chose ».

     La Chine traditionnelle a connu la polygamie, du moins chez les notables (voir le film de Zhang Yimou Épouses et concubines, 1991, ou les enquêtes du Juge Ti, de Robert Van Gulik). Le Coran autorise quant à lui quatre épouses pour celui qui a de quoi les entretenir, sans limiter le nombre des concubines (esclaves juives ou chrétiennes), faisant aux premières, mais pas aux secondes, une condition socialement plus favorable que celle des femmes dans la civilisation arabe qui l’a précédé. La Torah hébraïque présentait de son côté l’épouse comme un bien de l’époux, qu’il était interdit non seulement de posséder (adultère), mais même de convoiter. Aristote ne présentait guère autrement les choses, même s’il distinguait le caractère « despotique » de l’autorité du maître de maison, et le caractère « politique » de l’autorité maritale, le deuxième terme signifiant pour lui, on le sait, une relation entre personnes libres, c’est-à-dire ayant leur fin dans leur propre volonté et non pas dans celle d’un autre. C’est finalement la théologie catholique du sacrement de mariage qui a conduit à identifier toute la réalité de celui-ci à l’acte même du libre consentement mutuel des époux, en toute indépendance (cf. Roméo et Juliette), et contribué, comme l’a souligné Luc Ferry, à une forme d’égalisation des sexes qui a sans doute été plus réelle dans la chrétienté médiévale que partout ailleurs, et encore aujourd’hui (Voir : Régine Pernoud, Pour en finir avec le Moyen Âge, et Jacques Le Goff, Un long Moyen Âge).

     Si Kant inclut le mariage dans son troisième type de droit, c’est pour signifier d’une part, à juste titre, que le consentement volontaire mutuel qui le constitue instaure, comme le contrat, un droit de l’un à l’égard de l’autre – droit personnel par conséquent –, mais aussi que ce droit est pour chacun le droit d’user de l’autre, d’une manière tout aussi physique que l’usage de n’importe quel objet matériel : dans la mesure où l’objet du droit accordé est une personne et non une chose, on ne peut parler d’un droit simplement « réel », mais dans la mesure où chacune des personnes donne à l’autre le droit d’user d’elle, Kant parle d’un droit « personnel d’espèce réelle ».

     L’institution du mariage est un cas tout à fait remarquable, qui atteste l’impossibilité de dissocier la nature et le droit, soit la nécessité de trouver dans la première à la fois l’origine et le fondement du second. Car ce que le mariage institue légalement, c’est ce qui constitue la condition naturelle pour qu’existent des sujets de droit, et c’est seulement à ce titre qu’il constitue lui-même un droit : « Quand bien même l’on prend en compte le plaisir lié à l’utilisation réciproque des qualités sexuelles, le contrat de mariage n’est pas, il faut le préciser, un contrat laissé au bon plaisir des sujets, mais c’est un contrat rendu nécessaire par la loi de l’humanité ; autrement dit, si l’homme et la femme veulent jouir réciproquement l’un de l’autre conformément à leurs qualités sexuelles, il leur faut nécessairement se marier et c’est là un acte que rendent nécessaire les lois juridiques de la raison pure ».

     La revendication contemporaine d’un droit au mariage pour des personnes de même sexe pose un problème indissociablement sémantique et juridique. Cette revendication se fait au nom d’un principe d’isonomie et d’égalité des droits. Mais cette dernière ne peut signifier rien d’autre que le fait pour les personnes d’avoir droit à la même chose, par exemple le vote, la propriété de leurs biens, ou la libre circulation dans l’espace public. Or aucune sophistiquerie ne réussira à établir que l’union de deux personnes dont la sexuation différenciée est la condition - naturelle en même temps que relationnelle - qui rend la procréation possible, sinon nécessaire, est la même chose qu’une union de deux personnes dans laquelle ladite procréation est par nature exclue, rendant naturellement impossible la fondation légale d’une communauté familiale issue de la relation entre ces deux personnes. L’exigence d’un discernement sémantique de réalités inassimilables, et l’exigence correspondante de les dénommer différemment n’ont ici rien à voir avec une discrimination phobique. Aussi bien le droit ne peut-il prendre en compte ce que nous appelons désormais l’orientation sexuelle, parce que celle-ci est de l’ordre des inclinations subjectives internes, sur lesquelles il est impossible de légiférer civilement.

     Ce qui fait du mariage un droit, objet nécessaire de législation, ce n’est pas qu’il apporte une satisfaction à des inclinations de cet ordre, mais qu’il les satisfait d’une manière qui en fait l’origine de l’existence de nouvelles personnes, lesquelles, en venant au monde, entrent en rapport d’extériorité avec les autres, à commencer par celles qui s’en sont donné la charge en usant de leur puissance d’engendrer. C’est un tel rapport que le droit a vocation à instituer et à encadrer. D’où la condamnation ancestrale, non seulement morale mais civile, de l’adultère, non pas en tant que manquement à l’amour conjugal, mais en tant que brouillage des rapports de filiation, qui importent évidemment à la société. C’est pourquoi le droit romain avait inventé l’adage : « Is pater est quem nuptiae demonstrant – Le père est celui que le mariage indique ». Tandis en effet que la maternité est toujours physiquement évidente, seule une règle institutionnelle – un droit intelligible, eût dit Kant – peut certifier la paternité, moyennant toutes les obligations, voire les sanctions, nécessaires à cette certification.

Michel Nodé-Langlois