Hommage à Dominique Sorrente

Mon cher Dominique,

 

     Je veux profiter de l’heureuse occasion que tu as suscitée en nous réunissant pour citer mon philosophe préféré. Aristote, au neuvième chapitre de sa Poétique, écrit que « la poésie est plus sérieuse et plus philosophique que l’histoire ».

     Son propos certes laisse entendre que la philosophie était pour lui encore au?dessus de la poésie dans l’ordre des choses sérieuses, mais il n’en apparaît pas moins comme un éloge philosophique, sinon comme un hommage de la philosophie à la poésie, puisqu'il suggère que celle-ci, dans ce qui la distingue de l’histoire, révèle quelque chose de ce qu’est la philosophie elle-même.

     Que l’on se rassure, je n’ai pas l’intention de pontifier, mais je ne peux m’empêcher de penser, en ruminant cette parole, que ce dont elle parle relève sans doute pour toi de ce qu’il y a de plus cher dans ton aventure d’homme.

     Je me suis en fait demandé, mais sans malice, comment elle pourrait bien s’appliquer à une poésie telle que la tienne.

     Aristote s’est suffisamment expliqué sur la signification qu’il donnait à son propos. Il avait en vue principalement la poésie dramatique, tragédie et comédie, accessoirement l’épopée, et plus incidemment la poésie lyrique.

     La philosophie se définissait pour lui comme l’amour et la quête du savoir en général, et donc, par voie de conséquence, comme la recherche du savoir suprême ou ultime, lequel devait selon lui s’achever dans la métaphysique, soit dans la connaissance intellectuelle de la divinité.

     Si la poésie lui paraissait plus philosophique que l’histoire, c’est qu’à ses yeux elle avait à voir, plus profondément que cette dernière, avec une telle connaissance.

     Certes, pour autant qu’elle « imite », c'est-à-dire met en scène, comme il dit, des « hommes en action » (ch.2), la poésie à pour ainsi dire la même matière que l’histoire. Mais, paradoxalement, elle a plus que celle-ci valeur d’ensei­gnement sur ce dont elle traite, alors même que cet enseignement n’a rien de didactique comme celui de l’histoire.

     C’est que l’histoire a pour vocation d’être d’abord une enquête sur le détail des événements, tels qu’ils se sont déroulés : elle ne peut donc éviter ce qui est pour elle à la fois une nécessité et son risque majeur, à savoir, comme on dit, de « se perdre dans le détail » de ce qu’elle expose, l’étude historique défiant d’autant plus la compréhension qu’elle s’y enfonce plus.

     L’état actuel des études historiques paraît confirmer sur ce point le jugement d’Aristote. Du moins est?il clair que les historiens ne peuvent offrir une certaine compréhension de ce qu’ils explorent, moyennant des sources sans cesse plus abondantes, qu’en pratiquant une forme d’abstraction sélective, qui leur permet d’en dégager et de relier entre eux de manière intelligible les éléments qui leur apparaissent significatifs.

     La supériorité de la poésie consistait précisément pour Aristote en ce que, bien plus directement que l’histoire, elle va au sens de ce qu’elle présente, sa puissance propre étant de le faire ressortir de manière insigne.

     Il jugeait que cette puissance a pour moyen principal ce que nous appelons aujourd’hui la stylisation, c'est-à-dire par exemple le fait de ne présenter d’un personnage que les éléments – actions, événements subis, traits de caractère – qui se rapportent à l’idée qu’il représente, telle l’avarice d’Harpagon chez Molière, ou, pour revenir à l’exemple favori d’Aristote, la manière propre à un Œdipe d’affronter son destin, soit les vicissitudes de son existence, et plus précisément les effets tragiques que ses libres décisions produisent malgré elles, et qui lui donnent le sentiment d’un ordre qui le dépasse.

     Aristote voyait ainsi dans la poésie une puissance d’idéalisation, par quoi il faut entendre une certaine simplification qui permet aux lecteurs, auditeurs, spectateurs, de compren­dre quelque chose de leur propre destin, de leur propre drame existentiel, dans les mots qui les émeuvent parce qu'ils sont porteurs d’une vérité humaine plus essentielle que le fouillis événementiel et anecdotique qui fait le quotidien de leurs vies – de nos vies.

     Bref, le plus grand sérieux de la poésie résidait pour Aristote dans son pouvoir de rendre la condition d’homme plus intelligible, en profondeur, que ne le peut un compte rendu historique des événements : s’abstrayant de la contingence parfois absurde de ces derniers, la poésie s’ouvre et ouvre à la nécessité intelligible d’un sens profond. On comprend que la poésie ainsi conçue ait quelque chose de philosophique puisque, tout en restant concrète par ce qu’elle représente, elle donne accès à cette connaissance intelligible que le philosophe veut expliciter complètement par un travail rationnel sur les concepts.

     Cette idée peut sembler belle et juste, mais il suffit de la rappeler pour rendre tout à fait douteux qu’il s’agisse encore de cela dans la poésie d’aujourd’hui.

     L’intelligibilité ne paraît pas en effet être le principal souci de cette dernière : plus d’un lecteur lui reproche d’être incompréhensible, et de produire un discours qui semble vouloir empêcher la compréhension plutôt que l’aider, ou encore qui pourrait signifier n’importe quoi, ce qui est une autre manière d’être inintelligible. De même a?t?on souvent reproché à la musique dite contemporaine depuis le milieu du XXème siècle d’être inaudible à l’oreille autant qu’à l’intelligence.

     Quel sérieux pourrait revendiquer la poésie si elle n’était de fait qu’un jeu gratuit sur les mots, n’offrant même plus le plaisir mélodique et rythmique que donnaient ses formes versifiées, ni l’apparence de vouloir dire quelque chose à quelqu’un ? La poésie contemporaine reste largement, quelle que soit l’orientation particulière ou la profession de foi de chaque poète, fille de Rimbaud pour l’éclatement des formes, et de Mallarmé pour le cryptage du sens.

     « Nos voix, écris?tu dans tes Paraboles, c’est à peine si nous savons les reconnaître. Que veulent?elles, ornées de mots insaisissables ? »

     Et tu réponds, non moins énigmatiquement : « Elles appellent sous la voûte. »

     Je dois pourtant reconnaître qu’une pareille énigme me parle immédiatement, et de façon irrésistible, parce que la convocation sous une voûte où faire résonner des voix mystérieuses me donne à entendre une célébration du sens telle précisément que les mots ne l’épuisent, mais font signe, obliquement sinon obscurément, vers un fond qui ne se laisse décidément viser que comme un Au-delà.

     Dans le rapprochement qu’il opérait entre philosophie et poésie, Aristote voyait manifestement en l’une et en l’autre des formes majeures de la quête humaine de ce que nous appelons l’absolu, une quête dont il a sans doute exposé la forme extrême et la plus accomplie qu’un grec ancien pouvait en donner.

     Entre Aristote et Rimbaud, il y a eu, par?dessus tout, le Christ, qui fut assurément l’obsession majeure, apparente ou non, prégnante jusque sous la forme de ses rejets les plus blasphématoires, de tous ceux qui ont fait naître et nourri, en Europe et même un peu plus loin, la poésie et l’art contemporains.

     Le Christ – c'est-à-dire l’unité accomplie de la plus radicale transcendance et de la plus charnelle présence, telle que le sens ultime n’est plus dicible seulement par le recours aux abstractions les plus vertigineuses, mais dans la simplicité tout humaine d’une naissance en un point donné, d’un apprentissage de la vie sociale et laborieuse, et de la tragédie d’une passion réelle, à laquelle plus d’un poète trouvera à associer la sienne propre, fût?ce pour rejeter l’espérance que la résurrection voulait susciter dans le cœur des hommes.

     En nous convoquant « sous la voûte », tes paroles n’associent?elles la poésie à la célébration du mystère et à la prière de louange, d’une manière plutôt mystique, peut-être, que philosophique, mais néanmoins apparentée en profondeur à ce qu’un Aristote y trouvait ?

     Sans doute  ne dois?je pas ici me refuser le plaisir de citer l’aristotélicien qui m’est encore plus cher qu’Aristote.

     Thomas d'Aquin a mis l’humilité au sommet des vertus humaines, et il en a donné lui-même une marque insigne lorsque, à la fin de sa vie consacrée en grande part à l’échafaudage de ce qu’on a parfois appelé des cathédrales d’idées, il y renonça en déclarant : « Videtur mihi ut palea – tout cela m’apparaît comme de la paille. »

     Il le disait en comparaison de ce que lui avaient révélé ses extases mystiques.

     Il n’avait pourtant cessé d’enseigner, préludant aux plus vibrants poèmes d’un Jean de la Croix, que la quête de l’absolu par l’intelligence ne pouvait aboutir à terme qu’à une exténuation du discours, et finalement au silence de la contemplation.

     Deux termes, mon cher Dominique, résument pour moi ce que me laisse en l’âme, dans les meilleurs moments qu’elle me donne, ta poésie, que j’aurai en fin de compte plus lue que celle de beaucoup d’autres : la simplicité et le silence.

     Simplicité d’abord de ces mots qui, quoique de façon voilée, me semblent toujours parler de ce qui m’est le plus proche, le plus ordinaire, le plus accessible et le plus cher, car, sur La Terre accoisée, « La chose sans importance mérite tout l’intérêt qu’on lui accorde ».

     Silence enfin auquel presque chaque fois je me sens ramené par cette phrase souvent plus brève qui conclut le poème en lui donnant un rythme caractéristique, que je ne peux entendre sans imaginer ton visage.

     Ne puis?je dire de ta poésie ce que tu dis de la femme évoquée « près du Stabat Mater de Pergolèse » : « Elle se tait pour dire oui » ?

     Le philosophe aussi doit apprendre à se taire.

     Je me tais donc.

Michel Nodé-Langlois

À Saint?Michel?en?l’Herm, le 23 août 2003.