L'IVG en question

Ce texte de circonstance écrit en 1995 n'a d'inactuel que sa date.

 

LE DANGER DE NAÎTRE

 

         L'émission "J'y crois, j'y crois pas", programmée sur TF 1 le 26 octobre, nous a donné un remarquable exemple de manipulation médiatique. Son mécanisme était si grossier qu'à vouloir le démonter, on aurait l'impression de prendre les téléspectateurs pour des imbéciles, ce qui était sans doute le cas de la part des journalistes. Ceux qui ont supporté l'émission jusqu'au bout auront compris sans peine que son but essentiel était d'obtenir la participation la plus massive possible à la manifestation prévue pour le 25 novembre, afin de défendre la loi sur l'I.V.G. contre les "dangers" (je cite) qu'elle court.

         Le débat a une fois de plus tourné à l'échange d'invectives pour lequel il était manifestement programmé, et donc une fois de plus il a été impossible d'aborder sereinement le fond de la question, ce qui est sans doute le but recherché. Plusieurs arguments ont cependant été avancés, sur lesquels il me paraît possible de réfléchir, en affirmant résolument - mais peut-on être encore entendu sur ce point ? - ne porter aucun jugement sur les personnes qui ont recouru ou recourent à l'avortement volontaire.

         Le fond du débat est évidemment la question de la personnalité de l'embryon humain, auquel notre législateur n'a pas voulu pour l'instant accorder un statut juridique, parce que celui-ci rendrait fortement contestables certaines dispositions législatives - au premier rang desquelles la loi Veil - et constituerait un obstacle puissant à certaines manipulations de laboratoire, dont on ne sait pas encore quel bienfait elles apporteront à l'humanité, mais dont leurs bénéficiaires actuels savent déjà à quel point elles sont lucratives. On préfère ainsi maintenir le droit dans une hypocrite incohérence, qui donne par exemple à l'embryon la capacité personnelle d'hériter, alors que sa vie est laissée à la discrétion de ses géniteurs.

         L'on répondra peut-être qu'un héritier ne le devient que si ses ascendants ont décidé de lui laisser quelque chose en héritage plutôt que de consommer tout leur bien. Suivant la même logique, on a fait valoir qu'il n'y a de vie humaine qu'à partir du moment où la mère (l'émission n'a guère fait de place au père) décide de la donner. L'argument s'entendrait sans peine s'il s'agissait d'une décision antérieure à l'acte procréateur (lequel jusqu'à une date récente supposait la présence d'un homme). Mais lorsqu'une telle décision a existé, la question de l'avortement ne se pose pas. Il ne s'agit donc  pas de décider de donner la vie, mais de décider de laisser vivre un être qui, si on le lui permet, deviendra un petit d'homme et non pas, au gré du hasard, un homard ou un sac de billes.

         J'ai traité ailleurs plus à fond la question de la personnalité de l'embryon (1). Mais j'entendais encore récemment un professeur de médecine toulousain déclarer en réunion publique que le "séquençage" du développement de l'embryon était une aberration du point de vue de la science biologique. Ceux qui pensent encore qu'on ne peut pas savoir si l'embryon humain est une personne respectable devraient sans doute prendre plus au sérieux nos connaissances scientifiques, et se dire qu'en tout état de cause, si l'on ne sait pas, ainsi que le demande un célèbre dicton, il faut s'abstenir. Le doute sur la personnalité d'autrui peut difficilement suffire à bien fonder le droit à son élimination physique.

         C'est pourquoi les défenseurs de l'IVG ont fait valoir que l'embryon ne saurait être considéré comme une personne du fait qu'il est incapable d'une vie autonome, sa survie étant dès lors entièrement dépendante de la volonté maternelle. On se demande si ceux qui tiennent de tels arguments se rendent bien compte de la portée exacte de leurs paroles. Car enfin, un bébé n'est pas plus capable de survivre par lui-même qu'un embryon, et l'honnêteté oblige à en dire autant de la plupart des handicapés, des grands malades, de beaucoup de personnes âgées, et même des prisonniers au fond de leur geôle. Tous ceux-là ne doivent leur survie, et plus généralement l'exercice de leurs droits, compte tenu de leurs limites naturelles ou accidentelles, qu'à la volonté des autres. Mais comment ne pas voir que le principe de toute injustice consiste en ce que tel humain ou tels humains s'arrogent le droit de décider de la personnalité d' autrui, de décider qui est une personne, avec les droits que cette dignité implique, et qui ne l'est pas. Inversement, le principe de toute justice humaine est pour chacun de reconnaître un frère humain en celui qui a eu la même origine naturelle que lui, qui a la même appartenance génétique à l'espèce humaine.

         On a opposé aux contestataires de l'IVG qu'il ne fallait pas réduire l'humain au biologique parce que l'humanisation de l'individu se fait bien plus essentiellement sur le mode de la relation sociale. Mais je demande ici : qui au juste fait preuve de biologisme réducteur ? Est-ce celui qui dit : l'embryon humain (comment nommer autrement le produit de la rencontre de gamètes humains ?) n'est d'abord qu'un être biologique, comme tel dépourvu de droits, et ne devient un être humain que par les bonnes grâces de son entourage ? Ou celui qui dit : l'embryon humain porte en lui dès l'origine ce qui le rend capable d'humanisation, à l'exclusion des individus de toute autre espèce ? C'est évidemment parce qu'on ne sépare pas, en l'homme, le biologique et le culturel, parce qu'au contraire on voit au cœur même de sa constitution biologique sa prédisposition naturelle à la culture, qu'on refuse de considérer l'embryon comme un "amas de cellules", comme s'il pouvait exister quelque chose de tel qui ne porterait pas en soi le patrimoine génétique d'une espèce déterminée. C'est bien pourquoi l'on traite comme une personne celui chez qui l'humanisation a été entravée, précocement ou non, par une cause quelconque : un monstre humain est encore un homme, autant qu'un petit d'homme que certaines circonstances auront privé d'humanisation (2).

         On en vient à se demander à quoi aura servi l'humanisme dont notre modernité est si fière. Le débat télévisé nous a ramenés à l'attendu principal de la loi Veil qui, après avoir rappelé qu'elle ne met pas en cause le droit à la vie, dépénalise l'avortement demandé "en situation de détresse". N'étant pas une femme, je me garderai de juger de la détresse féminine, et sachant un peu ce qu'est la détresse, je me garderai de montrer du doigt celles qui l'invoquent. Mais j'ai trouvé bien étrange qu'on veuille accréditer ce droit en nous citant, parmi les signataires du manifeste de 1972 (au cours du procès de Bobigny) quelques célébrités que leur carrière n'acculait sans doute pas à la situation visée par la loi : si elles ont eu du "courage" (je cite), que ne loue-t-on aussi celui des mères et des pères qui gardent leur progéniture "pour le meilleur et pour le pire" ? J'avoue même avoir ressenti un peu d'écœurement quand le public présent à l'émission n'a rien trouvé de mieux que les rires et les huées pour saluer les efforts d'un humble médecin cherchant à secourir matériellement ses patientes.

         L'explication est venue par la suite, quand on nous a fait comprendre que la détresse des femmes n'était pas matérielle, mais qu'elle consistait à ne pouvoir décider de laisser ou non la vie à l'être qu'elles portent en elles. Qu'une femme refuse d'avoir à élever un enfant qu'elle porte par violence, qu'une femme se désespère d'avoir à accueillir un enfant de plus dans une situation matérielle difficile, qui ne le comprend ? Et à vrai dire, le féminisme finirait par nous faire oublier l'écrasante responsabilité de la violence masculine (et je ne parle pas que du viol) dans la genèse des situations qui incitent à l'avortement. Mais s'il s'agit pour les femmes de réclamer un droit de vie et de mort, comme celui du paterfamilias romain sur ses nouveau-nés ou sur ses esclaves, c'est alors mettre l'injustice au principe du droit. Que peut-on espérer d'une culture qui, parce qu'elle inculque les phantasmes d'une sexualité irresponsable, incite les personnes à mettre leurs états d'âme au-dessus de leurs devoirs, et ne trouve, pour soulager leur détresse, qu'à leur dire : "Tuez !" ?

         TF 1 , nouvelle Inquisition, a désigné à la vindicte publique les "commandos anti-IVG", dont l'avenir dira si la conviction un peu ostentatoire a desservi leur cause ou aura été un ferment de réflexion. Aux catholiques invités à l'émission (mais pourquoi n'a-t-on pas invité des juifs, des musulmans, des protestants, des orthodoxes, des hindous, des bouddhistes, voire des athées – il y en a – opposés à l'interruption volontaire de la vie intra-utérine ? ), on a reproché de vouloir le retour de "l'ordre moral". Je me suis demandé un instant si ce n'était pas pour lui préférer un ordre immoral puisqu'on nous a expliqué que, les femmes ayant avorté "depuis que le monde est monde" (je cite), il fallait bien organiser légalement cette pratique : faut-il donc en dire autant de l'esclavage, de la prostitution, et du crime en général ? Qui donc, en l'occurrence, est réactionnaire ? Ceux qui prônent le retour à ce qu'il y eut de moins humain dans le droit antique, et reconnaissent sans sourciller le chiffre de cinquante millions d'embryons tués annuellement ? Ou ceux qui en appellent à la responsabilité des personnes et des États pour qu'on ne se voile pas la face devant cette hécatombe ?

         À qui fera-t-on croire que le "danger" vient ici des seuls "commandos" susdits ? Leur action est bien plutôt largement dépassée, chez nous comme ailleurs, par une désaffection croissante à l'égard de l'IVG, et pas seulement, comme on le laisse entendre, par manque de moyens. Comment des féministes peuvent-elles penser, du fond de leur humanisme - mais savent-elles encore ce qu'est un homme, un père au moins possible ? -, qu'elles trouveront longtemps des médecins pour pratiquer durablement l'avortement, en voyant, eux, ce qui s'y passe ? Quand fera-t-on une émission sur la détresse de l'avorteur ? Il est vrai que le RU 486 est là désormais pour lui éviter le dégoût en même temps que le recours à la clause de conscience. Décidément notre culture est bien celle de la fuite devant les responsabilités.

         Où donc est le danger ? Ne parlons pas de celui que font courir aux humains à naître nos mœurs et nos lois, danger qui n'est pas moins réel, ni moins grand, ni moins digne d'assistance que celui des femmes ou des couples en détresse. Mais, du point de vue de la culture et de la civilisation, croit-on vraiment que le danger soit celui d'un retour de "l'ordre moral" - comme si un ordre digne de ce nom pouvait être autre que moral - ? Ou alors déplore-t-on déjà que les mœurs, que le législateur finit toujours par suivre, n'aillent pas dans le sens qu'avaient dessiné les pseudo-libérations de notre fin de siècle ? Mais quel plus grand danger qu'une culture et une législation qui incitent à croire que l'élimination des innocents n'est pas le crime par excellence, et qu'une société qui ne veut rien offrir de mieux que sa gestion efficace n'est pas au plus haut point criminelle ?

         Il n'y a sans doute pas grand bénéfice à attendre d'une improbable re-pénalisation de l'avortement. Mais le seul véritable progrès ici consisterait en ce que toutes les voix qui se réclament de l'humanisme convergent pour faire voir en lui un mal et un malheur dont il faut impérativement se délivrer, et non pas une licence donnée à l'arbitraire individuel, éventuellement excusé par la détresse. Comme le répète depuis des années mon collègue juriste Daniel Vigneau, il ne sert à rien de vouloir punir l'avortement, il faut surtout promouvoir des solutions alternatives qui puissent paraître assurément meilleures, et dissuadent de voir en lui la seule issue possible. Le progrès consisterait, dans les discours comme dans la législation, à présenter comme un impératif à la fois immédiat et majeur, social autant que moral, une telle promotion, donc déjà à soutenir publiquement les initiatives prises en ce sens par certaines associations, au lieu de financer des émissions télévisées destinées à les conspuer. Notre société pourra alors s'honorer de payer sa dette à l'égard de ceux et de celles qu'elle a contribué à mettre dans une situation difficile, au lieu de cultiver son égoïsme en se lavant les mains de l'élimination des innocents indésirables, parce que cela lui semble coûter moins cher.

Michel Nodé-Langlois

 

(1) Dans le n° XIV, 6 (novembre-décembre 1989) de la revue COMMUNIO.

(2) Voir le beau film "L'Enfant sauvage" de F. Truffaut.