La justice des lois

Une loi peut-elle être injuste ?

          

            L’expression « loi injuste » paraît comporter une contradictio in adjecto. L’adjectif paraît en effet inapplicable à la loi si l’on entend celle-ci dans son acception physique : ce qu’on appelle les lois de la nature sont en tant que telles étrangères, ou du moins extérieures à l’ordre de choses dans lequel les concepts de justice et d’injustice prennent une signification, c’est-à-dire les relations entre personnes au sein d’une société organisée. Or, même dans cet ordre, la contradiction semble tout aussi patente puisque la loi civile est ce qui dans une telle société sert de règle pour dire le droit : elle y est donc ce à quoi l’on se réfère pour décider de ce qui est juste. Dans les termes de s. Thomas, la lex est l’expression du jus, lequel porte ce nom parce qu’il s’identifie au justum, ce à quoi on a droit ou ce de quoi on a le droit.

            La réponse négative à la question revient toutefois à dire qu’aucune loi ne peut être injuste, et donc que toute loi est juste, ce qui paraît impliquer une contradiction tout aussi patente que la précédente : la variabilité historique du droit impose le constat que les mêmes choses – par exemple : l’esclavage – devraient être considérées comme équivalemment justes ou injustes, ce qui revient à rendre l’opposition des deux prédicats purement formelle et en vérité indifférente. Cette réduction à l’insignifiance de la notion de justice est un aspect de la position intellectuelle qui, encore aujourd’hui, se dénomme cynisme, celle dont se réclame par exemple André Comte-Sponville, selon qui il ne saurait y avoir de « vraies valeurs »1 parce qu’aucune valeur ne saurait être fondée en vérité ni en raison : il n’y a donc rien de vraiment juste, puisque toutes les valeurs – y compris l’humanisme démocratique et l’antiracisme que prêche l’auteur – sont dépourvues de fondement, et ne valent que parce qu’on les veut telles. Pascal avait pour sa part formulé ce cynisme dans des aphorismes célèbres : « Plaisante justice qu’une rivière borne !  Vérité au deçà des Pyrénées, erreur au delà »2. Il n’est rien de vraiment juste que ce qu’on veut tel ici ou là.

            On peut donc se demander si la loi est en elle-même le fondement de sa propre justice, ou si ce fondement, pour autant qu’il existe, doit être cherché en dehors de la loi, ce qui revient assurément à distinguer la justice et la légalité.

 

 

I. La thèse de Rousseau : toute loi est juste dès lors qu’elle exprime la « volonté générale »

 

A. Qu’est-ce que la justice ?

 

  • Le cynisme contemporain dénie toute possibilité de fonder la justice en raison. Par là, il rend la justice absurde, insensée parce que dépourvue de justification, mais il n’en change pas la définition. Au contraire, il milite énergiquement pour tout ce qui, depuis les Grecs, a fait considérer la justice comme l’une des quatre vertus dites cardinales. En effet, affirmer qu’une valeur morale n’a d’autre réalité que le fait d’être voulue – volontarisme moral – revient à y voir seulement et essentiellement une disposition de la volonté, soit d’une volonté active faute de laquelle elle risque de se réduire à une phraséologie creuse. Cette notion de disposition acquise – héxis – est ce qui, depuis l’Éthique à Nicomaque, sert à définir la vertu morale3. Le paradoxe du cynisme contemporain est de revendiquer ce qui a toujours défini la justice, à l’encontre de tous les fanatismes et de tous les particularismes, tout en la destituant de sa raison d’être, c’est-à-dire d’une possible détermination de ce qui est vraiment juste – réalisme ou intellectualisme moral –, le risque étant évidemment de lui faire perdre toute force – car la force spirituelle s’avère toujours en définitive plus puissante que toutes les formes de la contrainte physique, et l’affaiblissement du sens spirituel de la justice fait le lit de tous les despotismes.

 

  • Comme vertu morale, la justice est le caractère d’une personne plutôt que d’une loi, mais ce caractère personnel se définit lui-même en référence à un objet : selon Aristote, elle est la seule parmi les vertus morales dont le milieu qu’elle vise se définit objectivement et pas seulement en référence à la subjectivité de chaque personne, du fait que cet objet est une relation, voire l’ensemble des relations externes entre les personnes4. Définie de ce point de vue, la justice est la disposition de la volonté qui porte celle-ci à accorder à chacun ce qui lui revient, son , qu’il s’agisse de biens, de respect, de bienveillance, ou de services – suum cuique tribuere. Aristote remarque que cette définition peut s’entendre d’une part en un sens particulier, en tant que sauvegarde de l’égalité dans les transactions entre les personnes, notamment dans l’échange des biens et des services. Mais elle s’entend aussi au sens général d’une légalité, soit de ce que nous appelons le civisme, et Montesquieu la « vertu »5, qui n’est autre que l’esprit d’obéissance à la loi civile, le respect de la loi que Socrate n’a pas voulu trahir au moment où il pouvait se soustraire au châtiment suprême. Prise en ce sens général, la justice est selon Aristote une « vertu totale »6 – dans l’ordre pratique –, parce qu’elle suppose et commande l’apprentissage et la mise en œuvre de toutes les autres vertus dans les rapports avec autrui. Elle apparaît alors comme la plus cardinale des trois vertus morales cardinales (la prudence est une vertu intellectuelle).

 

  • Pour autant que la justice vise ce que les hommes se doivent, elle s’exprime dans des règles impératives qui prescrivent des devoirs mutuels (obligations), ou interdisent certaines actions : les lois, au sens civil du terme. Aristote fait remarquer que cette expression logique – au deux sens du terme – de la justice donne à la notion d’égalité une signification plus étendue que son senséconomique ou transactionnel. Car dans la mesure où le dû exigé par la loi est mutuel, il est essentiel à la justice que les règles soient les mêmes pour tout le monde, et c’est en ce sens qu’elles obligent les individus à se traiter à égalité : principe grec d’isonomie. L’égalité exigée par la justice n’est pas seulement quantitative. Elle ne signifie pas non plus que les mêmes choses incombent semblablement aux diverses personnes, sans quoi celles-ci ne pourraient tirer profit de leur complémentarité. Elle signifie avant tout que tous sont égaux devant la loi. Cette égalité définissait la liberté politique du citoyen athénien, et inspirait la définition aristotélicienne de l’État comme une « communauté d’hommes libres »7. Si la loi est ce qui, dans la Cité, met les citoyens à égalité, loi et justice apparaissent comme essentiellement liées.

 

B. Qu’est-ce qu’une loi ?

 

  • S. Thomas donne deux étymologies du terme lex, en le rattachant soit au verbe legere, soit au verbe ligare8. Le premier renvoie à l’exigence de publicité de la loi : pour pouvoir fonctionner comme règle, commune, il faut qu’elle soit connue comme telle, et pour cela qu’elle soit promulguée, ce qui a entraîné, au cours de l’histoire, la substitution progressive du droit écrit au droit coutumier, dans un but assez compréhensible de rationalisation (simplification, unification, cohérence). S. Thomas ne manque pas de rappeler que la loi, en tant que règle impérative, a essentiellement à voir avec la raison, puisque c’est celle-ci qui est le principe directeur naturel des actes proprement humains. D’où la mention du deuxième verbe : la loi oblige, c’est-à-dire lie. Or l’obligation est une sorte de nécessité – tu dois, il faut –, mais cette nécessité est morale et non physique : à la différence d’une force physique, qui contraint de l’extérieur, la règle morale en général, et la règle de justice en particulier, doit être telle qu’elle puisse s’imposer intérieurement à une conscience qui est, comme dit Aristote, le « principe de ses actions »9. La question de l’essence de la loi n’est donc pas celle de la définition nominale du terme : qu’entend-on par loi, ou qu’est-ce que ce terme sert à désigner ? La question est plutôt : que doit être une règle légale pour pouvoir obliger, et non pas seulement contraindre ?

 

  • L’obligation doit sauvegarder ce que la contrainte supprime, c’est-à-dire le caractère volontaire de l’action accomplie par obligation. Vouloir, c’est toujours viser une certaine fin, ou choisir une action en vue de cette fin, qui est pour la volonté son motif, c’est-à-dire un moteur qui ne la contraint pas physiquement, puisque sa fin n’existe pas sans qu’elle la produise d’elle-même – ne lui préexiste pas. Il y a contrainte lorsqu’une volonté est empêchée de poursuivre la fin qui la motive – telle la libre circulation pour celui qui est emprisonné. La première condition pour que la loi oblige sans contraindre, c’est donc qu’elle soit de nature à motiver la volonté, ce qui implique qu’elle lui représente un bien désirable et le lui fasse reconnaître comme tel. Mais dans la mesure où la loi est une règle commune, la deuxième condition de l’obligation est que le bien ainsi représenté ne soit pas seulement celui de tel individu – un bien propre ou privé –, mais un bien de tous les membres d’une collectivité – un bien commun ou public. Dans les limites de cette communauté, la loi subordonne le désir personnel de chacun à une exigence qu’on peut appeler universelle, puisqu’elle s’impose à tous. La volonté rationnelle qui s’exprime dans l’obligation s’oppose ainsi à la volonté arbitraire ou capricieuse.

 

  • C’est pourquoi, selon s. Thomas, « une loi vise d’abord et en principe un bien commun »10, lequel est le bien de chacun en tant qu’il est membre d’une communauté, et parce que la vie en communauté – c’est-à-dire l’ensemble des relations de dépendance mutuelle entre individus – est un bien pour chacun. Tel est le fondement des obligations de justice exprimées par les lois : que chaque volonté ne puisse réellement poursuivre ses fins que moyennant sa coexistence et sa coopération avec les autres, et que par là-même la koïnônia soit pour tous l’un des principaux biens désirables. Sans bien commun, la vie collective est dépourvue de sens. Aussi Rousseau affirme-t-il que « les lois ne sont que les conditions de l’association civile »11. Entendues au pluriel, les lois s’appliquent chacune à un domaine d’activité, ingrédient particulier de la vie collective. Mais leur caractère obligatoire renvoie avant tout au fait que l’organisation profitable de cette vie collective est le bien général que tous veulent implicitement ensemble pour autant qu’ils appartiennent à la collectivité, c’est-à-dire y contribuent volontairement. Aussi Rousseau met-il au fondement des lois la « volonté générale », qui n’a d’autre objet que de faire exister la communauté en tant que telle, et se distingue, voire s’oppose en cela à la « volonté particulière » qui n’a d’autre visée que « l’intérêt particulier » de l’individu. L’injustice consiste essentiellement en ce qu’une volonté particulière s’érige en règle – comme dans le cas d’un crime ou d’une tyrannie. Ne peut valoir comme loi que ce qui apparaît comme l’expression d’une volonté générale, qui pose un certain bien comme généralement désirable, parce qu’impliqué nécessairement dans la poursuite par chacun de son bien propre.

 

C. Conséquences

 

  • « Sur cette idée on voit à l’instant qu’il ne faut plus demander à qui il appartient de faire des lois, puisqu’elles sont des actes de la volonté générale »12. Rousseau rejoint ici s. Thomas, selon qui « il revient soit à la communauté, soit à celui qui gouverne à sa place (vicem totius multitudinis), de commander quelque chose en vue du bien commun »13 – la vicariance du chef devant selon Thomas reposer sur le suffrage populaire. Les deux sont d’accord au moins sur ce point que la source de la loi – première condition de sa justice – est son sujet réel, c’est-à-dire la communauté même qui vise par la loi à assurer le bien qu’elle est pour elle-même. C’est pourquoi « le Peuple soumis aux lois doit en être l’auteur ; il n’appartient qu’à ceux qui s’associent de régler les conditions de la société »14. C’est sans doute ce qui faisait encore écrire à Marx que « la démocratie est l’essence de toute Constitution politique »15, parce qu’il n’y a pas de véritable polis là où ce n’est pas le dèmos qui est la source de ses propres lois. Dans l’acte législatif, « le peuple statue sur tout le peuple », et « alors la matière sur laquelle on statue est générale comme la volonté qui statue »16. La loi est ce par quoi un peuple se fait exister lui-même comme peuple, et faute de quoi une collectivité peut être « une agrégation, mais non pas une association »17 : l’obligation légale est ce par quoi chacun devient véritablement pour l’autre un socius.

 

  • Dès lors, il ne faut pas non plus demander « si la loi peut être injuste, puisque nul n’est injuste envers lui-même »18. Rousseau cite ici Aristote sans le nommer : ouk estin adikia pros hauton19. L’injustice consiste toujours en ce qu’une volonté fait arbitrairement obstacle à l’exercice légitime d’une autre. Une volonté ne peut donc être lésée que par une autre volonté, car l’on peut hésiter entre des biens concurrents, on ne peut pas, en toute rigueur, vouloir à la fois une chose et son contraire, c’est-à-dire vouloir et ne pas vouloir la même chose, ou vouloir qu’à la fois une chose soit et ne soit pas. Comme expression de la volonté générale, la loi ne peut donc être que juste : elle est soustraite par son principe à toute discussion de sa justice, et c’est cela seul qui peut lui donner sa force obligatoire ; en obéissant à la loi, je puis être sûr de vouloir ce que veut la volonté générale, qui est mienne sans être seulement la mienne. C’est aussi pourquoi la première version du Contrat social, dite Manuscrit de Genève, affirmait que « la loi est antérieure à la justice et non pas la justice à la loi ». Cette proposition se comprend assurément en fonction de la notion d’un état de nature dans lequel il n’y aurait aucune règle de justice parce qu’il est par définition exclusif de toute relation durable de dépendance entre les individus : il ne peut y avoir de justice qu’à partir du moment où les hommes décident de s’associer, c’est-à-dire de faire naître la volonté générale – dont la loi est l’expression.

 

  • Ainsi définie, la justice se confond avec ce qui depuis les Grecs définit la liberté politique, analogue à l’échelon collectif de l’éleuthéria qui opposait un maître à son esclave : être à soi-même sa propre fin, au lieu d’avoir sa fin dans la volonté d’un autre. N’avoir d’autre principe que sa propre volonté, c’est, collectivement parlant, n’avoir à obéir qu’aux lois qu’on s’est données à soi-même, car « l’obéissance à la loi qu’on s’est prescrite est liberté »20 : cette proposition a une portée éthique autant que politique, parce qu’elle renvoie implicitement à la définition de la loi comme prescription relevant de la raison, dont la force est de pouvoir s’opposer à « l’impulsion du seul appétit » qui, selon Rousseau autant que selon Aristote ou Thomas, « est esclavage »21. C’est pourquoi Rousseau juge que l’entrée en société apporte à l’homme, en même temps que la liberté civile, « la liberté morale, qui seule rend l’homme vraiment maître de lui »22. Montesquieu écrit dans le même sens que « la liberté politique ne consiste point à faire ce que l’on veut. Dans un État, c’est-à-dire dans une société où il y a des lois, la liberté ne peut consister qu’à pouvoir faire ce que l’on doit vouloir, et à n’être point contraint de faire ce qu’on ne doit point vouloir »23. Or l’essence de la loi, telle que la pense Rousseau, consiste précisément à permettre qu’en faisant ce qu’on doit vouloir, on fasse encore ce que l’on veut, et plus authentiquement qu’en n’en faisant, comme on dit, qu’à sa tête, c’est-à-dire capricieusement ou arbitrairement. Aussi ne faut-il pas demander « comment on est libre et soumis aux lois, puisqu’elles ne sont que les registres de nos volontés »24.

 

 

II. Examen de la thèse rousseauiste

 

A. Loi et opinion

 

  • La notion de volonté générale pose un problème à la fois ontologique et pratique. Elle revient en effet à transposer la notion de volonté à une collectivité, alors que la volonté est une faculté personnelle – celle-là même qui définit la personne en tant que telle – et n’existe donc concrètement que comme une puissance individuelle. Ce qui peut attester la réalité de la volonté et de sa liberté, c’est l’indépendance qu’elle assure à la conduite personnelle, et la distinction que celle-ci retire de ses initiatives – ce qu’on appelle la personnalité au sens pratique du terme, c’est-à-dire un pouvoir de singularisation. La notion de volonté générale ne peut qu’effacer cette dimension, puisqu’elle est par définition collective et non pas individuelle : dans son principe, elle fait abstraction de ce qu’il y a de singulier dans les visées de la volonté personnelle. Cette abstraction entraîne une difficulté pratique qui tient à la nature de la volonté générale : à la différence du corps individuel, le « corps politique » n’a pas « d’organe pour énoncer (ses) volontés »25. On peut toutefois répondre que l’abstraction de la volonté générale consiste en ce qu’elle est la visée de ce que tout un chacun vise en tant que membre du corps social : l’intérêt général ne peut être tel que dans la mesure où il fait partie de l’intérêt personnel. La solution de la difficulté peut dès lors logiquement consister à faire appel aux volontés qui ont un organe pour s’exprimer afin d’obtenir une formulation effective et explicite de la volonté générale : c’est le principe du suffrage universel.

 

  • Cette solution entraîne toutefois un autre problème à la fois théorique et pratique. Comme le remarque Rousseau, « il y a souvent bien de la différence entre la volonté de tous et la volonté générale »26. C’est un fait qu’il y a rarement unanimité au sein du corps social, c’est-à-dire convergence de toutes les opinions et toutes les volontés individuelles vers une même identification de l’intérêt général. Mais, par-delà ce fait, l’idée d’une volonté de tous ne peut représenter « qu’une somme de volontés particulières »27 : elle n’a qu’une signification additive, alors que la volonté générale représente dans sa notion ce qui doit être voulu pour que l’association civile puisse exister et se sauvegarder en tant que telle. Or le suffrage consiste précisément à collationner l’expression des volontés individuelles : il semble donc n’avoir lui-même qu’une signification additive – on compte les voix. Le problème de Rousseau est donc d’expliquer comment on peut admettre que le recours à cette expression permet de donner à la volonté générale l’organe qu’elle ne peut trouver ailleurs. La solution qu’il propose est inspirée par une acquisition récente, en mathématiques classiques, du calcul statistique : « ôtez de ces mêmes volontés les plus et les moins qui s’entredétruisent, reste pour somme des différences la volonté générale »28. Des volontés s’entredétruisent d’autant plus qu’elles sont plus opposées, c’est-à-dire plus extrêmes, et moins si elles sont moyennes. Rousseau trouve donc sa justification du suffrage démocratique dans le principe de l’annulation mutuelle des extrémismes : la volonté générale ne peut trouver d’expression que par la relative convergence des volontés moyennes, qui s’avèrent être statistiquement les plus nombreuses – les volontés médiocres de Calliclès et Nietzsche.

 

  • Comme Rousseau le reconnaît lui-même, sa solution revient, en pratique comme en théorie, à identifier la volonté générale au vœu de la majorité : « Il n’y a qu’une seule loi qui par sa nature exige le consentement unanime. C’est le pacte social. (…) Hors ce contrat primitif, la voix du plus grand nombre oblige tou­jours tous les autres ; c’est une suite du contrat même »29. La question est alors de savoir si cette voix est autre chose qu’une opinion majoritaire. Car le recours au suffrage revient à demander à chaque individu d’exprimer ce qu’il pense être l’intérêt général, c’est-à-dire l’opinion qu’il en a, sans savoir si elle s’avérera correspondre à celle de la majorité – anticipation rousseauiste du voile d’ignorance de Rawls. Il en résulte logiquement que l’expression de la volonté générale n’est jamais que l’opinion la plus généralement partagée sur l’intérêt général, dont on se demande ce qui lui donne le droit de tenir pour nulles et non avenues les opinions minoritaires. Si, à cause de son mode de détermination, la volonté générale n’est qu’une opinion, alors les volontés minoritaires peuvent s’estimer lésées : « on demande comment un homme peut être libre, et forcé de se conformer à des volontés qui ne sont pas les siennes. Comment les opposants sont-ils libres et soumis à des lois auxquelles ils n’ont pas consenti ? »30. Le suffrage démocratique paraît ici aller à l’encontre de la finalité qu’il est censé servir et être principe d’injustice plutôt que de justice, puisque les volontés ne sont pas traitées à égalité.

 

B. Faillibilité de la majorité

 

  • Rousseau ne voit pas d’autre issue à sa difficulté, du point de vue théorique, que de faire de la majorité un critère de vérité en ce qui concerne la détermination de l’intérêt général : « Quand (…) l’avis contraire au mien l’emporte, cela ne prouve autre chose sinon que je m’étais trompé, et que ce que j’estimais être la volonté générale ne l’était pas »31. On sait depuis Platon que ce qui caractérise l’opinion, c’est qu’elle n’est pas forcément fausse, mais qu’elle peut l’être, et c’est pourquoi il faut que l’expression de la volonté générale soit autre chose qu’une opinion. La politique rousseauiste consiste donc à poser en principe qu’il faut voter la vérité en matière d’intérêt général, et que la mise en minorité est un signe d’erreur. Le principe « Majorité fait loi » est sous-tendu par l’idée que la majorité a, comme telle, raison, tandis que la minorité a « politiquement tort ». Comme seule expression possible de la volonté générale, la majorité doit être considérée comme infaillible, car « la volonté générale est toujours droite et tend toujours à l’utilité publique »32 : comment, sinon, la minorité pourrait-elle être, en tant que telle, convaincue d’erreur ?

 

  • Rousseau souligne pourtant lui-même que cette droiture ou « rectitude »33 de la volonté générale – c’est-à-dire de la visée du bien commun désintéressée au regard de l’intérêt particulier – n’est pas une garantie d’infaillibilité : « On veut toujours son bien, mais on ne le voit pas toujours. Jamais on ne corrompt le peuple, mais souvent on le trompe, et c’est alors seulement qu’il paraît vouloir le mal »34. De fait, l’histoire atteste qu’une volonté majoritaire peut s’avérer être une illusion largement partagée, et une menace du bien collectif plutôt que sa sauvegarde. Au XIXe siècle par exemple, les pionniers de l’écologie aux USA se heurtaient à l’opinion publique qui attendait tout de l’essor industriel35. En 1938, Paul Raynaud réussit là où tous ses prédécesseurs échouaient depuis la crise de 1929, en prenant des mesures à l’encontre de toutes les opinions exprimées dans la presse, de l’extrême-droite à l’extrême-gauche36. On sait aussi qu’Hitler fut porté au pouvoir en toute légitimité démocratique. La majorité peut aussi faire la preuve de sa faillibilité en se montrant incohérente dans l’application de ses principes : on vitupère le racisme, les discriminations telles que l’apartheid, ou la peine de mort, au nom de la dignité inaliénable des personnes humaines, mais on se refuse à protéger légalement l’enfant à naître.

 

  • Rousseau est si conscient des limites du principe majoritaire que son Contrat social aboutit à désespérer de la démocratie plutôt qu’à la fonder philosophiquement de façon définitive, comme on l’admet couramment : « À prendre le terme dans la rigueur de l’acception, il n’a jamais existé de véritable Démocratie, et il n’en existera jamais »37. Au problème que pose la faillibilité de l’opinion populaire Rousseau ne voit, comme Platon, d’autre solution que l’appel à un législateur doué non seulement d’une lucidité supérieure, mais aussi d’un désintéressement mettant son jugement à l’abri de toute tentation d’incivisme. Aussi Rousseau présente-t-il « la grande âme du Législateur » comme « le vrai miracle qui doit prouver sa mission », et qui fait de lui « à tous égards un homme extraordinaire dans l’État », c’est-à-dire un être quasiment divin : « Il faudrait des dieux pour donner des lois aux hommes »38. Encore faut-il ajouter que, à moins de s’imposer despotiquement par la force, le législateur ne peut accomplir sa mission qu’à la condition de faire ratifier ses projets de lois par le peuple : « Celui qui rédige les lois n’a (…) ou ne doit avoir aucun droit législatif, et le peuple même ne peut, quand il le voudrait, se dépouiller de ce droit incommunicable ; parce que selon le pacte fondamental il n’y a que la volonté générale qui oblige les particuliers, et qu’on ne peut jamais s’assurer qu’une volonté particulière est conforme à la volonté générale qu’après l’avoir soumise aux suffrages libres du peuple »39. Platon jugeait, peut-être plus lucidement, que le philosophe qui, comme Socrate, tenterait d’enseigner la justice à ses concitoyens serait tué par eux.

 

C. La force du nombre

 

  • Le premier pas de la réflexion de Rousseau sur la justice consiste à établir que « force ne fait pas droit, et qu’on n’est obligé d’obéir qu’aux puissances légitimes »40. S’il y a lieu d’appeler loi du plus fort la nécessité physique qu’une force plus grande l’emporte sur une moindre, l’expression droit du plus fort « ne signifie (…) rien du tout »41, parce qu’elle donne à entendre que le droit vient s’ajouter à la force alors qu’en vérité il se confond avec elle. La notion de force est toutefois ambiguë, comme Socrate le fait remarquer à Calliclès. Au début de leur discussion, celui-ci fonde sa revendication initiale d’un droit du plus fort sur une acception de la force comme possession d’une puissance de contraindre physiquement : c’est en ce sens que Rousseau l’entend encore dans son chapitre du Contrat social. Or Socrate amène dialectiquement Calliclès à avouer qu’il ne peut s’en tenir à cette acception, parce qu’elle entraîne le renversement de son point de vue : les soi-disant faibles s’avèrent être ceux qui ont la puissance d’imposer leur loi aux soi-disant forts. Il faut alors admettre qu’un droit ne peut avoir de sens que si l’on entend par là le mérite qui doit être reconnu à une supériorité morale ou intellectuelle, bref, à une vertu personnelle, supériorité qualitative, et non pas à une force brute qui se prévaudrait seulement de sa supériorité quantitative. Cet aboutissement de la dialectique constitue le point de convergence de la conception socratique/platonicienne de la justice – qui est encore celle de Rousseau – et de sa conception sophistique.

 

  • Cette dialectique entraîne toutefois un grave problème au sujet du principe de légitimité démocratique. Car le point de vue sophistique se renverse au moment où il est reconnu que les soi-disant faibles s’imposent parce qu’ils ont pour eux la force du nombre, qui est la forme proprement sociale de la force, en dehors de l’usage de la force armée par un pouvoir terroriste – le despotisme de Montesquieu – dont Rousseau juge lucidement qu’il n’est « jamais assez fort »42 pour s’imposer définitivement. Cela suffit à réfuter la thèse sophistique initiale, en montrant qu’elle valide ce à quoi elle prétend s’opposer. Mais cela montre aussi, du même coup, que, à s’en tenir à une telle explication de ce qui a, comme on dit, force de loi, on y trouvera difficilement sa justification. La supériorité numérique n’a qu’une signification quantitative : si la loi civile ne peut se prévaloir d’autre chose que du consentement du plus grand nombre, il faut y voir, paradoxalement et à l’encontre de ce que veut montrer Rousseau, une forme réelle de ce droit du plus fort dont il dit qu’il n’existe pas.

 

  • Il y a pourtant une différence entre la capacité légale qui est reconnue à la majorité d’imposer sa loi, et l’imposition d’une loi par la force des armes – coercition policière ou milicienne. Le principe de légitimité démocratique n’est pas seulement que majorité fasse loi, c’est plutôt que ce principe soit le premier objet du consentement collectif. On peut même dire que c’est la seule réalité concrète que puisse représenter la fiction du contrat social, tout aussi fictif que l’état de nature auquel il est censé mettre fin : le contrat social n’est rien d’autre que le consentement que tout citoyen est supposé donner – et donne effectivement tant qu’il ne se met pas hors-la-loi. Or dès lors qu’il y a un consentement, il n’y a pas de violence, et une obéissance consentie est autre chose que la soumission à une contrainte. Cet aspect est évidemment ce qui contribue le plus au caractère relativement pacifique du fonctionnement d’une démocratie, notamment eu égard au caractère guerrier d’un régime policier ou totalitaire. C’est aussi ce que veut signifier l’aphorisme paradoxal qui fait voir dans la démocratie « le pire des régimes à l’exception de tous les autres », soit celui dont il y a le moins de mal à dire, même s’il n’est qu’un pis-aller. Le consentement à la loi majoritaire apparaît ici comme un expédient pratique profitable. Mais cela conduit à se demander ce qui peut distinguer un tel consentement de ce que La Boétie appelait une « servitude volontaire » – expression que Rousseau dénonce, elle aussi, comme une contradiction dans les termes – et Nietzsche un asservissement servile à « la loi du troupeau ». Comme dans la discussion avec Calliclès, il s’agit de savoir ce qui peut rendre la décision majoritaire digne d’un tel consentement, et faire qu’elle mérite l’obéissance, une fois qu’on a reconnu que le simple fait d’être majoritaire ne peut lui conférer ce mérite. Répondre qu’elle la mérite parce qu’on y consent reviendrait à s’enfermer dans un cercle, et à esquiver la question de savoir pourquoi il faut y consentir, ou, ce qui revient au même, pourquoi un tel consentement est autre chose qu’une option arbitraire, comme telle aussi aléatoire que facultative.

 

 

III. Fondement et limites de la justice des lois

 

A. Insuffisance du volontarisme conventionnaliste

 

  • À première vue, le contractualisme de Rousseau semble revenir au même que le positivisme juridique, puisque le seul critère qu’il reconnaît de la justice d’une loi est qu’elle soit enregistrée comme l’expression d’une volonté générale : à s’en tenir là, la volonté législative est considérée comme le fondement de sa propre justice. Thomas d’Aquin avait pourtant vu là une difficulté, qu’il formulait comme une objection contre la notion même, c’est-à-dire la possibilité d’un droit positif, que par suite, et de manière assez surprenante, il se donnait pour tâche de défendre : « on appelle positif ce qui provient d’une volonté humaine. Mais une chose n’est pas juste parce qu’elle provient d’une volonté humaine : sinon la volonté humaine ne pourrait être injuste. Par conséquent, le juste étant identique au droit, il semble qu’il n’y ait pas de droit positif »43. Faire de la volonté humaine le principe de sa propre justice, c’est en fait annuler cette dernière notion, puisque toute volition devrait être déclarée juste en tant même que voulue – c’est l’inconséquence du cynisme que de récuser cette implication de sa propre thèse. Le cynisme efface la possibilité de voir la source de l’injustice dans la prétention d’une volonté à décider de ce qui est juste pour elle. Le propre de la volonté étant de pouvoir faire des choix contraires, les contraires sont également justes, et le même tout aussi bien injuste que juste.

 

  • Dans la mesure où elle vise un certain type de droit, traditionnellement admis en tant que tel, l’objection envisagée par saint Thomas doit être entendue sur un plan collectif plutôt qu’individuel. Mais elle signifie évidemment que ce qu’on peut dire de la volonté individuelle ne saurait être nié lorsqu’on cherche à l’appliquer à la collectivité : car on ne voit pas pourquoi le fait d’être partagée permettrait à une volonté, puisqu’elle consiste alors seulement dans la convergence des volontés individuelles, de devenir juste par elle-même, et de se prévaloir de cette autojustification pour déclarer injustes certaines volontés individuelles. Un volontarisme collectiviste n’est pas plus apte à fonder la justice des lois, et même la justice tout court, qu’un volontarisme individualiste. Enjoindre la minorité, comme le fait Rousseau, de reconnaître qu’elle s’est trompé suppose qu’elle puisse reconnaître que la majorité avait raison, mais cela n’a de sens que si la raison qui donne raison à la majorité est autre chose que le simple fait d’être majoritaire. Avancer pour toute raison que c’est là le seul moyen de dégager la volonté générale revient à peu près à réduire la politique à un jeu dont la principale règle de faire comme si l’arithmétique suffisait à déterminer la justice. C’est d’ailleurs bien ce qu’enseigne le cynisme tel que le présente Pascal, qui n’y trouvait d’autre échappatoire que la sainteté, c’est-à-dire la charité inspirée par la foi, lesquelles supposent une grâce divine que les hommes sont incapables de se procurer à eux-mêmes.

 

  • Thomas ne conclut nullement de son objection qu’aucune justice ne pourrait relever d’une décision législative, mais seulement que la légitimité reconnue à une telle décision doit être tenue pour limitée, parce que la thèse contraire conduit à annuler l’idée même de légitimation. Il n’est pas possible qu’une volonté individuelle soit juste sans se conformer à une droite règle de son agir, ni non plus qu’une volonté collectivement partagée soit principe de justice pour les personnes en relation mutuelle si le juste n’est ce qu’il est que parce qu’on en décide, autrement dit s’il n’y a rien qui soit juste indépendamment des décisions humaines, individuelles ou collectives : « dire qu’il n’y a rien de juste ni d’injuste que ce qu’ordonnent ou défendent les lois positives, c’est dire qu’avant qu’on eût tracé de cercle, tous les rayons n’étaient pas égaux »44. Cette thèse de Montesquieu est assurément l’expression d’une conception essentialiste du juste qui s’oppose à toute tentation d’absolutiser le volontarisme : personne – et surtout pas Comte-Sponville – n’admettrait qu’il y ait à voter la vérité mathématique ou scientifique en général, et comme la prétention à décider par le suffrage de tout ce qui peut et doit être tenu pour juste se retourne contre elle-même, il faut en conclure non pas l’élimination de tout recours au suffrage, mais la nécessité de justifier ce dernier en référence à une justice qui n’en dépend pas, de sorte que l’institution volontaire d’un juste par accident, résultant d’une décision et d’une convention humaines, puisse apparaître comme la conséquence nécessaire d’un juste par essence ne dépendant pas d’une telle décision : « Il faut (…) avouer des rapports d’équité antérieurs à la loi positive qui les établit »45.

 

B. Droit positif et droit naturel

 

  • Le fondement dont a besoin le droit volontaire ne peut être cherché que dans ce qui existe indépendamment de la volonté, pour autant que cela comporte de quoi inspirer une législation, dans la mesure où il s’agit d’une réalité elle-même conforme à des règles indépendantes des initiatives humaines, soit dans ce qui depuis les Grecs s’appelle la nature. Nietzsche a compris que, pour cesser de voir dans la nature le fondement sur la base duquel les lois humaines peuvent être autre chose que des options arbitraires, il faudrait l’imaginer, à l’encontre de l’expérience et de toutes les sciences, comme un chaos dépourvu de lois, autant que de tout législateur divin. En revanche, dès lors que la nature est connue, par l’expérience et le raisonnement, comme étant essentiellement – « formellement », dit Kant – une légalité des existants matériels accessibles aux sens, alors l’existence d’une législation humainement instituée se présente comme un prolongement de la régulation naturelle sous la forme de règles édictées par délibération et choix. La législation humaine peut être considérée comme le moment où la légalité naturelle devient consciente, en étendant la légalité à des réalités contingentes que la légalité naturelle rend possibles, c’est-à-dire intègre sans en être annulée : non pas les hasards qui se produisent indépendamment de toute intentionnalité humaine, mais les actes délibérés qui relèvent de celle-ci. C’est sans doute pourquoi Marx voyait dans le développement historique de la culture une naturalisation de l’homme autant qu’une humanisation de la nature.

 

  • On peut donc affirmer que, si les conduites et les lois humaines peuvent être justes ou injustes quand des hommes en décident, c’est qu’il existe un juste « naturel » indépendamment du juste « légal »46. C’est pourquoi Montesquieu n’hésitait pas à définir les lois en général, lois civiles comprises, comme « les rapports nécessaires qui dérivent de la nature des choses », ajoutant que « dans ce sens, tous les êtres ont leurs lois, la divinité a ses lois, le monde matériel a ses lois, les intelligences supérieures à l’homme ont leurs lois, les bêtes ont leurs lois, l’homme a ses lois »47. Il devient alors possible de distinguer un droit naturel et un droit positif, en adossant le second au premier : « la volonté humaine peut rendre juste par une convention commune quelque chose qui ne s’oppose en rien à la justice naturelle. C’est là que le droit positif a sa place. C’est pourquoi Aristote dit, au livre V de l’Éthique à Nicomaque (loc. cit.), que le juste légal est ce dont à l’origine il est indifférent qu’il en soit ainsi ou autrement, mais qui cesse d’être indifférent dès lors qu’il est posé. Si toutefois quelque chose s’oppose de soi au droit naturel, cela ne peut devenir juste par volonté humaine »48. L’objection plus haut citée portait bien contre le volontarisme, mais ne réfute pas la légitimité d’un droit positif dès lors que tout le droit n’est pas confondu avec lui. Il est d’ailleurs remarquable que Rousseau n’ait pu éviter de chercher le fondement ultime de son conventionnalisme volontariste dans une justice naturelle : « Ce qui est bien et conforme à l’ordre est tel par la nature des choses et indépendamment des conventions humaines »49, et « il n’est pas plus permis d’enfreindre les lois naturelles par le contrat social, qu’il n’est permis d’enfreindre les lois positives par les contrats des particuliers, et ce n’est que par ces lois-mêmes qu’existe la liberté qui donne force à l’engagement »50. Faire du juste une sorte de bien, et référer celui-ci fondamentalement à la nature, c’est évidemment trouver dans le naturalisme grec, et plus spécialement aristotélicien, le cadre doctrinal dans lequel le contractualisme peut trouver une cohérence qu’il perd quand il n’est rapporté qu’à lui-même – comme Hegel le souligne dans ses Principes de la philosophie du droit.

 

  • Deux précisions s’imposent. Car, d’une part, 1/ la nature qui peut servir ici de fondement n’est pas tant le genre lointain de l’être naturel que la nature spécifique de l’homme, que Rousseau, comme Montesquieu, et après eux Hegel, identifient, à la suite d’une longue tradition, à la rationalité, parce que toutes les autres capacités que l’homme possède naturellement lui sont communes avec les autres êtres naturels, inertes ou vivants. C’est bien pourquoi Montesquieu, éminent représentant de la pensée des Lumières, n’a rien d’autre à dire que saint Thomas sur les lois civiles dont les sociétés humaines se dotent : « La loi, en général, est la raison humaine, en tant qu’elle gouverne tous les peuples de la terre ; et les lois politiques et civiles de chaque nation ne doivent être que des cas particuliers où s’applique cette raison humaine »51. D’après la distinction précédente, cela signifie que la raison a pour tâche et pour œuvre soit de connaître ce qui relève du droit naturel indépendant des conventions humaines, soit de choisir, pour tout ce qu’il n’implique pas directement, des principes régulateurs qui ne le contredisent pas. 2/ D’autre part, ce double rôle dévolu à la raison tient à ce qu’elle est essentiellement, comme Hegel le rappelle avec insistance, la faculté de l’universel, et quant à la connaissance de ce dernier, et quant à sa mise en œuvre effective, non seulement par la décision législative qui l’institue, mais plus encore par l’obéissance civique, qu’on ne peut attendre, selon Rousseau, que de la raison et non pas de « l’appétit »52. Or le premier élément d’universalité ici est la possession de la faculté de l’universel par tous les membres de la société civile en tant qu’ils sont membres de l’espèce humaine. Cette possession est naturelle, et comme telle fondement de la justice des lois parce qu’indépendante et toute décision humaine : le fondement du droit en général est la vocation naturelle de chaque personne humaine, avant même qu’elle en ait conscience et même quand elle ne l’a plus, à élever sa conduite au niveau de l’universel en ajustant sa volonté subjective à la « liberté objective » que représente et met en œuvre la loi civile.

 

C. Finitude de la justice civile

 

  • La communauté native de nature entre les humains fait qu’il existe entre eux des droits dits naturels et imprescriptibles, puisqu’indépendants de toute décision humaine. C’est évidemment la conscience d’un tel fondement nécessaire qui a inspiré les déclarations des Droits de l’Homme, qui permettent de dénoncer comme « injuste en soi et pour soi »53 une institution telle que l’esclavage, quelle qu’ait été sa pérennité historique, ou, au XIXe siècle, les lois sur le travail des enfants, dénoncées par Montalembert et Albert de Mun, puis, plus tard, par Marx. On peut en dire autant de toutes les formes de statut discriminatoire imposées à certains groupes humains, telles les lois anti-juives de Nuremberg et de Vichy, les lois raciales aux USA ou en Afrique du Sud, le régime des castes combattu par Gandhi en Inde, la privation de droits civiques ou l’exclusion de certaines fonctions pour cause d’appartenance ethnique, de confession religieuse, voire d’orientation sexuelle. Autant d’exemples de ces « lois iniques »54 dénoncées par le prophète Isaïe, que cite saint Thomas, en ajoutant que de telles lois sont en vérité « des contraintes » qui « n’obligent pas »55. La revendication des droits humains ainsi considérés a été assurément le principal moteur, d’importance grandissante au cours de l’histoire, de la contestation des lois établies, dont l’Antigone de Sophocle, telle que la comprend Aristote, est la plus antique figure. Il faut d’ailleurs noter que, si son cas est tragique, c’est parce que le règlement positif édicté par Créon n’est pas dépourvu de toute raison d’être objective, ce qu’Antigone reconnaît en acceptant sa propre condamnation, alors qu’elle est tout à fait fondée à lui reprocher de tomber dans la prévarication en étendant son autorité politique au-delà des limites de la vie mortelle, et en faisant comme si c’était à l’État que revenait le dernier mot en ce qui concerne le droit des personnes – très lointaine anticipation de ce que sera le principe totalitaire au XXe siècle. On voit que le jusnaturalisme justifie mieux que le conventionnalisme la thèse selon laquelle parler d’une loi injuste comporte une contradiction dans les termes : un règlement dont l’iniquité est patente ne peut avoir la force obligatoire d’une loi, mais cela n’a de sens que dans la mesure où aucune opinion publique ne peut se considérer comme l’instance ultime et décisive en matière de justice.

 

  • La conformité au droit naturel peut apparaître comme une condition nécessaire mais non suffisante de la justice des lois civiles. Car il y a une rançon de l’universalité qui est au principe de la légitimation des lois, et dont les Droits de l’Homme sont la formulation la plus générale. Aristote remarque que l’impersonnalité qui permet à la loi de « n’être à charge à personne »56 quand elle s’applique, notamment sous sa forme répressive, est rendue possible par le fait qu’elle ne tient pas compte de ce qu’il y a de singulier dans les situations singulières qu’elle permet de juger. Dans les termes de Rousseau, la « matière » de la loi ne peut être que « générale »57, et fait abstraction autant des cas que des intérêts particuliers. Ainsi, explique saint Thomas, « du fait que les actes humains, sur lesquels on légifère, sont des cas singuliers contingents, qui peuvent varier d’une infinité de manières, il n’a pas été possible d’instituer une règle légale qui ne soit en aucun cas en défaut : les législateurs considèrent plutôt, en légiférant, ce qui se produit la plupart du temps ; mais dans certains cas, obéir à la loi va contre l’égalité qu’est la justice, et contre le bien commun que la loi vise. C’est ainsi que la loi a institué que les dépôts devaient être restitués, car c’est ce qui est le plus souvent juste. Or il arrive quelquefois que ce soit nuisible, par exemple si un fou a mis en dépôt une épée et la réclame au cours d’une crise, ou si quelqu’un réclame un dépôt en vue de combattre sa patrie. Dans ces cas et dans les cas semblables, c’est donc un mal de suivre la règle légale : le bien est au contraire, sans égard à la lettre de la loi, de satisfaire à l’exigence de justice (justitiae ratio) et à l’utilité commune »58. C’est ainsi qu’on bloque les comptes bancaires de personnes soupçonnées de financer des organisations terroristes. Une loi, juste dans son inspiration, peut ainsi, à l’encontre de son propre esprit, s’avérer être un facteur d’injustice dans son application : il faut alors que l’instance qui a en charge le bien commun qui fait tout cet esprit, soit le gouvernement, plutôt que le législateur ou le juge, corrige cette application pour sauvegarder l’esprit de la loi en dépit de ce que prescrit sa lettre. La forme de légalisme qui ne veut connaître que la lettre risque au contraire d’aboutir à la situation que traduit l’adage : Summum jus summa injuria.

 

  • C’est pourquoi la loi ne peut pas relever de la seule vertu de justice. Aristote juge que, collectivement autant qu’individuellement, celle-ci ne peut s’accomplir réellement qu’en étant subordonnée à la vertu de prudence. L’objet de cette dernière est selon Aristote de rectifier les choix en déterminant le bien qui est à faire non pas en général – ce qui relève de la règle, morale ou civile –, mais dans la singularité des situations concrètes. Aristote fait néanmoins à son propos deux distinctions : entre la prudence privée et la prudence politique d’une part ; d’autre part entre deux formes de la prudence politique, celle du législateur et celle du dirigeant – la seconde regardant plutôt l’application de la loi que la loi elle-même. C’est que la prudence est une vertu essentiellement adaptative, et il y a une part d’adaptation indispensable dans le domaine législatif : c’est un aspect majeur de L’esprit des lois, qu’il s’agisse du rapport des lois avec les types de régimes politiques ou avec les divers climats. Les adaptations peuvent aussi être imposées par les changements de conjonctures, politiques, économiques, voire environnementales : la justice de tels aménagements législatifs a évidemment son sens plutôt du point de vue de la justice générale, soit de la sauvegarde du bien commun sous tous ses aspects, plutôt que de la seule exigence d’égalité proportionnelle qui définit la justice particulière. Une partie de celle-ci, dite corrective, nécessite toutefois une forme de prudence qu’Aristote dénomme en grec épieïkéia : la vertu d’équité est celle qui permet au juge d’ajuster l’application purement littérale de la loi aux particularités de chaque cas, notamment en modérant les peines qu’il inflige59. C’est d’autant plus nécessaire que les lois pénales sauvegardent l’état de droit en imposant diverses formes de contrainte, laquelle est toujours accidentelle – puisqu’occasionnée par un délit –, mais néanmoins essentiellement opposée à ce qui définit l’obligation, légale autant que morale. Que la justice des lois ne puisse s’accomplir effectivement qu’en recourant à la coercition constitue une limitation majeure et insurmontable de cette justice, une finitude qui consiste à être incapable de se départir de moyens en soi contraire à ses principes.

 

 

Conclusion

     En un sens, une loi injuste n’est pas vraiment une loi. Elle l’est pourtant, en tant qu’elle sert de règle de conduite et de jugement. Une loi humaine peut être injuste du fait que les humains doivent établir volontairement les règles de justice, alors même que le fondement de celles-ci est indépendant de leur volonté.

 

 

1 Voir André Comte-Sponville, Valeur et vérité. Études cyniques.

2 Pascal, Pensées B 294.

3 Voir Aristote, Éthique à Nicomaque, livre II.

4 Voir op. cit., livre V.

5 Montesquieu, De l’esprit des lois, 1ère partie, livre V, ch.2.

6 Aristote, op.cit., V, 3.

7 Id., Politiques, III, 6, 1279a 21.

8 Voir Thomas d’Aquin, Somme de théologie, Ia-IIae, q.90, a.1 et 4, ad 3m.

9 Aristote, op. cit., III, 5, 1112b 32.

10 Thomas d’Aquin, loc. cit., a.3.

11 Rousseau, Du contrat social, II, 6.

12 Ibid.

13 Thomas d’Aquin, loc. cit., a.4.

14 Rousseau, loc. cit.

15 Marx, Critique de l’État hégélien, in Marx/Engels Werke, Dietz 1956, p.231.

16 Rousseau, loc. cit.

17 Op. cit., I, 5.

18 Op. cit., II, 6.

19 Aristote, Éthique à Nicomaque, V, 10, 1134b 12-13.

20 Rousseau, Du contrat social, I, 8.

21 Ibid.

22 Ibid.

23 Montesquieu, De l’esprit des lois, 1ère partie, livre XI, ch.3.

24 Rousseau, Du contrat social, II, 6.

25 Ibid.

26 Ibid., ch.3.

27 Ibid.

28 Ibid.

29 Op.cit., Livre IV, ch. 2.

30 Ibid.

31 Ibid.

32 Op. cit., II, 3.

33 Ibid.

34 Ibid.

35 Voir le livre de Jean Dorst : Avant que nature meure, Delachaux et Niestlé, Neuchâtel/Paris, 1978.

36 Voir le livre d’Alfred Sauvy, L’économie du diable, ch.

37 Rousseau, Du contrat social, III, 4.

38 Op. cit., II, 7.

39 Ibid.

40 Op. cit., I, 3

41 Ibid.

42 Ibid.

43 Thomas d’Aquin, Somme de théologie, Ia-IIae, q.57, a.2, 2.

44 Montesquieu, De l’esprit des lois, Livre I, ch.1.

45 Ibid.

46 Aristote, Éthique à Nicomaque, V, ch.10, 1134b 18

47 Montesquieu, loc. cit.

48 Thomas d’Aquin, Somme de théologie, Ia-IIae, q.57, a.2, ad 2m.

49 Rousseau, op. cit., Livre II, ch.6.

50 Id., Sixième des Lettres écrites de la Montagne, Pléiade, t.III, p.807.

51 Montesquieu, De l’esprit des lois, Livre I, ch.3.

52 Rousseau, op. cit., I, 8.

53 Hegel, La raison dans l’histoire.

54 Is 10, 1.

55 Thomas d'Aquin, op. cit., Ia?IIae, q.96, a.4.

56 Aristote, Éthique à Nicomaque, X, 1180a 24.

57 Rousseau, Du contrat social, II, 6.

58 Thomas d'Aquin, Somme de Théologie, IIa?IIae, q.120, a.1.

59 Voir Aristote, op. cit., V, 10.