Kant - La finalité

     La conception kantienne de la finalité peut d’abord être comprise comme le croisement entre deux distinctions : celle entre la finalité subjective et la finalité objective, celle entre la finalité externe et la finalité interne.

     La finalité subjective est l’intention, c'est-à-dire la visée d’un but par une conscience agissante. Elle se vérifie dans la sphère technico?pratique de l’art, au sens large, et dans celle, pratico?pratique, de la moralité : il s’agit dans les deux cas d’une activité déterminée par la fin qu’elle vise, même si dans le deuxième l’action n’a pas d’autre fin, ni d’autre mobile, que le pur respect pour la loi, tandis que dans le premier il s’agit de la mise en œuvre intéressée de moyens efficaces en vue d’un résultat jugé profitable. Paradoxalement – mais le paradoxe n’est ici que dans le vocabulaire – ces deux formes de la finalité subjective sont les seules qui puissent être pour Kant considérées comme... objectives, mais à des titres divers. La première parce que la production ou l’action techniques donnent l’expérience – condition de l’objectivité théorique – d’une mise en œuvre intelligente de moyens coordonnés en vue d’une fin : le concept de l’effet ou du produit visés est alors la cause déterminante de leur réalisation, de telle sorte que leur existence serait tout simplement inexplicable sans référence à ce concept. La deuxième parce que la loi morale détermine a priori l’action morale, c'est-à-dire avec une validité universelle qui n’est pas une applicabilité empirique, mais une inconditionnalité – signification pratique de l’objectivité. Ces deux acceptions de la finalité subjective renvoient donc aux deux formes, inférieure (le désir naturel) et supérieure (la volonté morale), de la « faculté de désirer », définie en général comme le « pouvoir d’être par ses représentations cause de la réalité des objets de ces représentations » (Critique de la Faculté de Juger, Introduction, III, GF p.156).

     Par opposition, il y a finalité objective là où une relation de moyen à fin – une aptitude, une adaptation – se présente indépendamment de toute intention de notre part, ce qui entraîne un nouveau paradoxe, inverse du précédent : car il manque ici ce qui nous permettrait d’admettre une telle finalité comme... objectivement vraie, dans l’un ou l’autre sens, théorique ou pratique, de l’objectivité. En revanche on peut appeler une telle finalité – dont il revient à la critique d’examiner la possibilité – « finalité de la nature », pour autant que ce dernier terme désigne un ordre des choses indépendant des intentions humaines. Kant reconnaît deux représentations, « esthétique » et « logique », d’une telle finalité. La première correspond à l’expérience de la beauté naturelle, qui nous donne le sentiment que la nature en général ou certaines de ses parties sont faites pour nous procurer un plaisir purement contemplatif, tout comme les œuvres d’art que nous avons produites à cette intention. Pour autant qu’elle renvoie toujours à un sentiment de plaisir, cette forme de la finalité objective présente un élément de subjectivité qui disparaît dans sa deuxième forme. Celle-ci existe, indépendamment de tout sentiment autant que de toute intention, partout où des mécanismes naturels concourent – comme dans l’art – à la production d’un certain résultat, par une coordination qui n’est pas explicable de façon simplement mécanique, pour autant que l’explication doit recourir à une idée du tout dont aucun mécanisme partiel, non plus que leur simple somme additive, ne permet de rendre compte. La manifestation empirique d’une telle finalité naturelle est l’organisme vivant en tant qu’il comporte une causalité réciproque – involutive – entre le tout et ses parties (les organes).

     L’usage du mot grec signifiant l’outil (organon) pour désigner les parties de l’organisme est analogique. L’outil est en effet un produit technique comportant une finalité, mais celle-ci est externe puisqu’elle consiste dans l’aptitude voulue de l’outil à son utilisation par l’homme : aussi peut-il être conservé indépendamment de cette utilisation. L’organe naturel n’a en revanche aucune existence indépendante de l’organisme à la subsistance duquel il contribue. La finalité est ici interne parce qu'elle n’est pas celle d’un moyen distinct de celui qui l’utilise : l’organe est partie intégrante du tout qu’il sert, et il assure sa propre subsistance en permettant celle de l’organisme. C’est en tant qu’ils présentent une telle finalité interne que les organismes peuvent être considérés comme des fins de la nature indépendantes des intentions humaines : les êtres naturels ne sont pas jugés téléologiquement parce qu'ils seraient des moyens utiles à l’homme, mais au contraire parce qu'ils possèdent indépendamment d’une telle utilité une structure interne qui n’est représentable que par l’application du rapport de moyen à fin à la relation entre les parties et le tout, autant qu’entre l’organe et sa fonction (comme dit Jacques Monod, l'œil est fait pour voir). En ce sens, la téléologie physique n’est nullement une projection anthropomorphique de fins humaines sur les êtres naturels rencontrés dans l’expérience.

     Le problème de Kant n’en est pas moins celui de la valeur à accorder au jugement téléologique. Ce problème ne se pose guère dans le cas du jugement esthétique, pour autant que celui-ci ne veut être que l’expression d’un sentiment et non pas d’une connaissance. Mais il se pose inévitablement dans le cas où le jugement téléologique prétend exprimer une caractéristique des êtres naturels qui ne se laisse pas ramener au mécanisme général de la nature. Il en effet impossible pour Kant d’accorder une véritable objectivité théorique à ce qui ne peut apparaître comme une application (Anwendung) des principes a priori de l’entendement, tels que les a définitivement fixés la Critique de la Raison pure, c'est-à-dire en l’occurrence les principes du réductionnisme mécaniciste dans l’explication de tous les phénomènes naturels. Or la détermination par la fin ne paraît pas objectivable dans la mesure même où elle apparaît non pas conforme, mais contraire à l’ordre chronologique du déroulement observable des événements. Plus précisément, elle n’est objectivable que dans le cas où la fin préexiste à ce qu’elle détermine, sous la forme de la représentation intentionnelle. C'est pourquoi Kant ne peut faire du principe de finalité un principe constitutif pour la faculté de juger déterminante, mais seulement un principe régulateur pour la faculté de juger réfléchissante : il n’a pas la valeur objective d’un principe d’explication, mais seulement celle, heuristique, d’un fil conducteur pour la recherche de ce qui est à expliquer.

     Reste que le mécanicisme n’est guère plus satisfaisant pour la raison explicative, puisqu’il conduit à mettre le hasard au principe de tout phénomène d’organisation, ce qui revient à prétendre satisfaire le principe d’explicabi­lité intégrale sous la forme ultime d’une non?explication. Aussi Kant va?t?il chercher dans la morale la solution du problème que la science lui apparaît incapable de résoudre.

     Le problème est en effet que certains au moins des êtres naturels ont tout l’air d’exister et de se comporter d’une manière finalisée sans que, Kant l’admet, on puisse leur en prêter l’intention. Une solution consisterait à attribuer cette intention qu’ils n’ont pas à un créateur intelligent de l’univers, faute de pouvoir l’attribuer à cet être intelligent qu’est l’homme : c’était la solution retenue par nombre de métaphysiciens depuis Platon. Solution parfaitement cohérente aux yeux de Kant, pour qui le théisme créationniste est la seule conception métaphysique compatible avec la considération sérieuse des finalités naturelles (Critique de la Faculté de Juger, § 80). Mais la Critique de la Raison pure a interdit de considérer comme une vérité objective ce qui n’est pas empiriquement vérifiable. La solution théorique du problème est donc écartée pour autant qu’elle ne pourrait être que métaphysique.

     S’interroger sur la valeur objective du principe de finalité revient alors à se demander à quelle condition il pourrait être étendu – comme le mécanisme a priori – à la totalité des phénomènes. La réponse consiste à appliquer à l’univers entier la logique explicative que l’on peut tirer de la considération de l’organisme. L’explication téléologique consiste en effet à trouver dans la fin le pourquoi, c'est-à-dire ce qui rend nécessaire à titre de moyen tout ce qui y concourt. Or cela suppose que la fin qui est prise comme principe apparaisse elle-même comme nécessaire en tant que telle. L’explication téléologique de la nature implique donc que quelque chose puisse être considéré comme une fin nécessaire par soi, sans quoi rien d’autre ne pourra être considéré comme nécessaire, et par là même expliqué, en vue d’elle. Or la connaissance objective, empirique, ne peut rien présenter de tel, ne donnant à connaître que des réalités mécaniquement conditionnées. Quant aux organismes naturels, ils ne se présentent pas empiriquement seulement comme des fins pour eux-mêmes (finalité interne), mais tout autant comme des moyens les uns pour les autres (finalité externe) : ils constituent ce que nous appelons un écosystème. C’est donc seulement a priori et non pas empiriquement qu’une chose peut être représentée comme étant nécessairement une fin pour elle-même et pour le reste. Or un tel a priori ne se présente pour nous que dans la loi morale, qui nous demande de traiter l’humanité en nous comme en autrui toujours comme une fin et jamais simplement comme un moyen.

     C’est donc seulement du point de vue de la conscience morale que la nature peut et doit être jugée téléologiquement.

     Cela conduit Kant à une ultime distinction, au sujet de l’homme, entre la fin dernière (letzter Zweck) et la fin finale (Endzweck). La première expression qualifie l’homme en tant que son intelligence fait de lui le « sujet de toutes les fins » (Fondements de la Métaphysique des Mœurs), c'est-à-dire l’être capable de mettre consciemment en œuvre tous les moyens que la nature met à sa disposition. Mais l’homme n’est ainsi désigné comme fin que de manière relative, c'est-à-dire en tant que la fin est le terme ultime de la série des moyens qui y conduisent : c’est sous l’aspect de la culture que l’homme réalise sa qualité de fin dernière, mais cela permet seulement de dire à quoi la nature est bonne pour l’homme, et non pas que la nature doive être pour que l’homme soit. En revanche la loi morale commande a priori de reconnaître à l’homme une valeur absolue, autrement appelée dignité, qui peut seule faire dire que la nature doit exister en tant que moyen nécessaire de sa réalisation. Aussi Kant en vient­?il à affirmer que l’homme est la « fin finale » de la création, soit ce qui donne son sens à l’existence de la nature. Car il est sensé de considérer que les êtres naturels sont sensés dans la mesure où ils sont les œuvres d’un Créateur intelligent, mais l’action de ce dernier ne peut selon Kant nous paraître sensée que si elle trouve sa raison d’être dans la réalisation de l’exigence morale dont nous sommes porteurs : l’homme est la raison d’être de ce qui existe, y compris pour Dieu. Mais tout cela ne peut être dit et s’entendre que du point de vue de l’homme lui-même, en tant qu’il ne peut se considérer lui-même que comme la fin de toutes choses.

     Ainsi l’assomption chez Kant de la finalité à titre de principe subjectivement nécessaire du jugement humain sur les phénomènes est un aspect de sa réinterprétation anthropologique et anthropocentrique de l’ancienne compréhension théologique et théocentrique de l’intelligibilité et du sens de l’existence des êtres naturels.

 

Michel Nodé-Langlois