Platon et l'art

            Une certaine tradition n’a retenu du platonisme qu’une condamnation des arts et de la poésie. La réprobation platonicienne de l’art dramatique, notamment, a trouvé un prolongement historique dans l’excommunication des gens de théâtre, encore effective du temps de Molière.

             Le jugement de Platon paraît choquant du fait de ce qu’a été l’art grec, encore objet d’une admiration universelle.

            Mais l’intérêt de ce jugement est précisément que Platon parlait en connaissance de cause, non seulement en tant que contemporain de l’art qu’il critique, mais en tant que praticien lui-même de certains arts : il avait assimilé toute la culture littéraire de son temps, mais aussi appris la musique et la danset, et, selon Diogène Laërce, « il s’initia à la peinture, écrivit des poèmes, d’abord des dithyrambes, puis des vers lyriques et des tragédies » (Vies, doctrines et sentences des philosophes illustres, livre III, 5).

            Une anecdote citée par Nietzsche raconte qu’il brûla ces dernières après sa rencontre avec Socrate (La naissance de la tragédie, § 14). La portée symbolique de l’anecdote est claire : la conversion philosophique de Platon entraîne de sa part d’abord un renoncement à l’art. Mais Nietzche souligne aussitôt que « la condamnation de la tragédie et de l’art en général » a conduit Platon à « créer une forme d’art qui est intimement apparentée aux genres existants condamnés par lui » : « le dialogue platonicien qui, né du mélange de tous les styles et de toutes les formes, tient le milieu entre le récit, la poésie lyrique et le drame, entre la prose et la poésie, et enfreint ainsi la rigueur de l’ancienne loi qui prescrit l’unité de style ».

            Il y a là une sorte de contradiction qui amène à s’interroger sur le sens, les raisons, et la portée exacte de la condamnation platonicienne.

 

 

I. La critique des arts et de la poésie

 

A. Contexte historique général

            La fin du Vème siècle est pour Athènes une période de crise politique et culturelle. La jeunesse de Platon se déroule pendant la guerre du Péloponnèse. Athènes perd son hégémonie et sa démocratie est ébranlée par les deux révolutions oligarchiques de 411 et 404. Le point culminant pour Platon est la condamnation de Socrate en 399, pour impiété à l’égard du caractère sacré de la Cité et de l’activité politique.

            La crise peut être comprise comme la rencontre de plusieurs éléments culturels virtuellement antagonistes :

1/ Un fonds culturel ancien essentiellement poétique :

  • les poèmes épiques d’Homère (Iliade, Odyssée) – que Platon, dans la République, appelle « l’éducateur de la Grèce »(X, 606e) – et d’Hésiode (Les travaux et les jours, La théogonie) ;
  • les odes et hymnes de Pindare ;
  • la tragédie.

La fonction communément attribuée aux poètes était d’instruire. Aussi appelait-on le poète sophos et même sophistès, au sens le plus ancien de ces termes : celui qui sait, l’expert.

2/ Depuis le VIème siècle, le monde grec a connu un fort développement scientifique et technique. Platon cite par exemple Thalès, Anacharsis le Scythe (à qui on attribue l’invention de l’ancre et du tour de potier), et Pythagore. L’école de Milet (Anaximandre, Anaximène, Thalès) cherche une explication théorique des observations empiriques. L’école pythagoricienne développe les mathématiques comme science des rapports (logoï) entre quantités.

3/ À Athènes, la démocratie se développe depuis la réforme de Clisthène (509-507), qui institue l’isonomie (égalité des droits pour tous les citoyens). En 461, Périclès fait accorder des indemnités journalières aux membres du Conseil et des tribunaux, et permet aux zeugites, citoyens de troisième classe, d’accéder à l’archontat, électif depuis 683. Ce progrès de la démocratie fait s’accroître l’influence des sophistes, professeurs de rhétorique qui attestent la valeur de leur grand art en se faisant payer très cher.

 

B. L’art est-il un art ?

            Cette question paradoxale peut résumer l’interrogation de Platon sur les arts. Le sujet de la question désigne ce que nous appelons art, c’est-à-dire les Beaux-Arts et la littérature. C’était déjà le cas chez les Grecs, mais le mot technè avait un sens plus large, englobant toutes les formes de production artisanale, et même des disciplines que nous appelons sciences, par exemple l’arithmétique, ainsi dénommée dans le Gorgias (451a). l’originalité de Platon est de mettre en question l’application déjà courante de ce terme aux activités auxquelles on a fini par le réserver, celles des artistes.

 

a. Qu’est-ce qu’une technè ?

            « Orthôs (…) échei to kata tèn technèn gignoménon » (Alcibiade I, 108b) : est correct ce qui est produit conformément à l’art. L’art est ici présenté comme la règle d’une bonne production. Tout art est ordonné à un certain bien, qui est sa fin, et il donne les moyens de le produire efficacement : par exemple, l’art du maître gymnaste lui permet de régler l’entraînement.

            Ce qui caractrérise une technè, c’est donc essentiellement la connaissance de la règle : c’est elle qui permet à l’homme de l’art de savoir pourquoi il fait ce qu’il fait. L’art peut ainsi être défini comme une production consciente de ses règles, et cela permet de le distinguer d’un simple savoir-faire empirique, issu d’une pratique routinière. Dans le Gorgias, Platon oppose « l’art » qu’est la médecine à « l’empirisme » qu’est la cuisine : la première est capable de dire quel régime convient à tel patient en vue de ce bien qu’est la santé, tandis que la cuisine ne peut fournir aucune explication rationnelle sur la nature de l’alimentation qu’elle fournit. Platon ajoute : « Egô dé technèn ou kalô, ho an êi alogon pragma » (pour ma part, je n’appelle pas art une œuvre dépourvue de raison).

            Cette connaissance de la règle est ce qui donne à la technè son efficacité, parce que la règle de la production dérive de la nature de la chose à produire et de la nature des moyens employés : c’est ainsi que la médecine connaît ce que la cuisine ignore. L’efficacité de la technè lui vient donc de la connaissance de l’objet auquel elle s’applique, et celle-ci est possible pour autant que tout art porte sur un objet déterminé qui le distingue des autres : un art est une compétence spécialisée (Ion, 538 a-b) ; seule la pratique exclusive d’une activité permet de devenir expert.

            De là résulte enfin que la technè peut se transmettre par un enseignement . Aristote le redira : « le signe qui distingue celui qui sait de celui qui ne sait pas, c’est le pouvoir d’enseigner ; aussi pensons-nous que l’art est plus une science que l’expérience » (Méta&physique, A, 1, 981b 7). La compétence de l’homme de l’art se vérifie dans sa capacité de la communiquer : au début du Gorgias, Socrate dit à Gorgias que, si la rhétorique est un art, il doit pouvoir former d’autres orateurs (449a-b). C’est que la technè est précisément un savoir et non pas un simple savoir-faire : une règle rationnelle peut être énoncée et par là-même transmise ; un tour de main ne peut être acquis que par une pratique habituelle, et non pas être reçu de quelqu’un d’autre.

            Tous ces éléments de l’analyse platonicienne se retrouvent dans la définition aristotélicienne de la technè (Éthique à Nicomaque, VI, 4, où l’art est classé parmi les vertus intellectuelles), elle-même reprise dans la définition scolastique : ars est recta ratio factibilium. Une production dépourvue de règles ne saurait être un art.

 

b. Qu’est-ce qu’un artiste ?

            Le mot poïètès ne sert pas seulement à désigner les poètes. Il dénomme quiconque effectue une poïèsis, c’est-à-dire tous les producteurs, artistes on non. Platon veut en fait montrer que les artistes ne sont pas les vrais poètes, ceux qui ont authentiquement droit à ce titre. Pour cela, il examine principalement la poésie sous ses diverses formes, en la comparant d’une part avec la peinture, et d’autre part avec les artisanats utilitaires. Mais la critique vise avant tout les poètes.

 

1/ Un incompétent.

            L’artiste ne possède pas une véritable compétence parce qu’il ne sait ni comment ni pourquoi il doit produire en vue de réussir son œuvre.

            Platon  retourne contre l’artiste la conception traditionnelle qui le présente comme un inspiré : « Ce n’est pas en vertu d’un savoir que [les poètes] composent ce qu’ils composent, mais en vertu de quelque instinct et lorsqu’ils sont possédés d’un Dieu, à la façon de ceux qui font des prophéties ou de ceux qui rendent des oracles ; car ce sont là des gens qui disent beaucoup de belles choses, mais qui n’ont aucune connaissance précise sur les choses qu’ils disent » (Apologie de Socrate, 22c).

            Platon reprend ici en un sens critique une idée déjà formulée dans l’Ion : la production poétique n’est pas le fruit d’un art mais d’une inspiration.. Celle-ci est un enthousiasme, c’est-à-dire un état de possession : « le poète est chose légère, ailée et sacrée, et il n’est pas capable de produire avant d’être possédé (enthéos), d’avoir perdu la tête (ekphrôn), et de n’avoir plus son esprit en lui » (534b). Dans le Phèdre (245a), la poésie est mise au compte du troisième des quatre délires, à côté des délires prophétique, bacchique et érotique.

            La poésie apparaît ainsi comme une production irrationnelle, rapportée à une cause elle-même irrationnelle, passablement mythique. C’est pourquoi, dans la République, Platon reprend sa critique en lui donnant une justification plus rationnelle : le poète ne peut avoir de compétence parce qu'il ne s'occupe pas d’un objet déterminé ; il est, autrement dit, un touche-à-tout.

            Ce jugement correspond à la réalité des œuvres poétiques classiques dans la culture grecque de l’époque. L’Ion cite des passages de l’Iliade qui donnent les règles pour la course de chars, la pharmacopée, ou la pêche en mer. De même, Les travaux et les jours d’Hésiode sont un manuel d’agriculture en même temps que de morale. Cela explique pour Platon le jugement courant sur les poètes : « nous entendons dire que ceux-ci connaissent tous les métiers (technaï), et tout l’humain en matière de vertus et de vices, et tout le divin, car il est nécessaire que le bon poète, si son œuvre doit être réussie, produise en connaissance de cause » (République, X, 598e). Ainsi le succès des poètes serait la preuve de leur compétence.

            Mais Platon retourne l’argument : il n’y a là qu’une opinion, et une illusion qui provient de l’irréflexion, car il est impossible que les poètes soient compétents en tout ce dont ils parlent. Une compétence universelle est une contradiction dans les termes : Platon le redira dans le Sophiste (233c), ce qui, soit dit en passant met gravement en question la prétention du philosophe lui-même. Il est vrai que les poètes sont des touche-à-tout, mais c’est pour Platon la preuve qu’ils sont dépourvus de compétence, et ne sont donc pas crédibles.

 

2/ Un imitateur.

            L’illusion qui fait le succès du poète est explicable : si son art « peut produire toute chose, c’est parce qu’il ne touche qu’un peu de chacune, à savoir son image (eïdôlon) » (République, X, 598b). C’est parce qu’il est une mimètikè ou une mimèsis que l’art peut avoir l’air d’une compétence universelle. Le poète peut ici être rapproché du peintre : le premier imite tout avec des mots, le second avec des couleurs.

            Ainsi l’artiste ne mérite pas le titre de vrai producteur (poïétès disposant d’une technè), parce qu’il n’est qu’un imitateur – un copieur, reproducteur d’apparences –, contrairement à l’artisan qui, lui, produit des objets réels éventuellement imités par l’artiste, tel le célèbre lit de République, X (596e-598a).

            Platon justifie son jugement sur l’art par une analyse de la production véritable, c’est-à-dire de la fabrication, déjà donnée dans le Cratyle, avec l’exemple du fabricant de navettes : si celui-ci casse une navette, il ne la refait pas « en regardant celle qui est brisée », mais il prend pour modèle « la forme idéale d’après laquelle il faisait aussi celle qu’il a brisée » (399b). Ainsi toute fabrication est la production d’un objet matériel singulier conformément à un modèle qui est une forme intelligible : la règle pour produire les navettes, c’est l’idée de la navette, forme ne et commune à toutes les navettes. C’est d’après celle-ci que l’artisan produit, et non pas d’après une navette singulière et sensible.

            En République X, Platon assigne une cause à l’idée elle-même. Étant principe de fabrication pour l’artisan humain, elle ne saurait elle-même être le produit d’une telle fabrication (596b 9). Reste alors à attribuer sa production à Dieu. L’ouvrier humain est un dèmiourgos, qui reçoit son modèle de Dieu, lequel est phutourgos (597d 5), producteur de nature, en entendant celle-ci non pas tant comme l’ensemble des réalités physiques, que comme l’idée (idéa) ou forme essentielle (eïdos) des êtres, et, en l’occurrence, des êtres artificiels comme le lit.

            Platon distingue dès lors trois formes hiérarchisées de production :

  1. Dieu produit l’idée : le lit en soi, vérité du lit, « unique par nature (mian phuseï) ».
  2. Le menuisier produit l’objet réel conformément à l’idée : le lit en bois, un vrai lit sur lequel on peut s’étendre.
  3. Le peintre (re)produit l’image de l’objet : le lit en… gouache, un faux lit, qui est aussi peu un lit que la pipe de Magritte n’est une pipe.

            La production de l’artiste apparaît ainsi « éloignée au troisième degré du roi et de la vérité » (597e 7), c’est-à-dire de Dieu et de l’idée.

            On pourrait penser que cette hiérarchisation des productions n’entraîne pas d’elle-même la dévaluation de l’art : celui-ci est dit avoir un certain rapport, indirect, à la vérité, par l’intermédiaire du produit artificiel qu’il imite. L’art est par là simplement situé par rapport aux autres productions, production imaginaire par opposition à la production dite réelle, c’est-à-dire en fait utilitaire.

            Cette caractérisation n’a en soi rien de péjoratif, et, dans le Sophiste, Platon mentionne un analogue divin de la production humaine des images. Il y a en effet des « simulacres (eïdôla) » naturels, qui sont l’œuvre d’un « artifice divin (théia technè) » (265e 3) : les rêves, ombres et reflets. D’où une nouvelle classification des productions :

  

  Production

Des réalités

Des simulacres

 

 

 

Divine

Êtres naturels

Rêves, ombres, reflets

Humaine

Objets artificiels

Images

 

            Dire que l’art est producteur d’images ne suffit dès lors pas à le dévaluer : Platon ici rapproche plutôt l’artiste de Dieu, et celui-ci est envisagé comme producteur non seulement de l’idée, mais de l’ensemble des êtres naturels et de leurs effets. Les images du rêve sont des effets de l’art divin, et les peintures sont « une sorte de rêve humain à l’usage de gens éveillés » (266c).

 

3/ Un illusionniste.

            Si la production imaginaire peut être condamnée au nom de la vérité, ce n’est pas seulement en tant qu’imitation, mais en tant qu’elle est génératrice d’illusion

            Platon trouve dans la peinture des exemples de procédés illusionnistes : la perspective, le trompe-l’œil, le clair-obscur (skiagraphia). Dans le Sophiste, il envisage le cas du peintre, ou du sculpteur, qui doit produire un ouvrage de grandes dimensions : « s’ils rendaient la proportion véritable propre à la beauté des choses, tu sais fort bien que les parties supérieures de l’ouvrage apparaîtraient plus petites qu’il ne faut et les parties inférieures, de leur côté, plus grandes, pour la raison que les premières sont vues par nous de loin, tandis que les secondes le sont de près » (235e). Ce principe a commandé la fabrication des Christ en croix de grande taille destinés à être suspendus en hauteur dans les églises. Ainsi l’artiste doit s’écarter des proportions propres de ce qu’il représente, c’est-à-dire falsifier son modèle pour donner l’impression qu’il lui est conforme : cette conformité est donc illusoire.

            Platon se réfère ici à des tendances effectives de l’art pictural de son temps. Parmi ses contemporains, on connaît Agatharcos, inventeur de la perspective, et Apollodore, inventeur du clair-obscur, ainsi que la rivalité légendaire entre Zeuxis et Parrhasios dans la peinture en trompe-l’œil.

            En République, X, 602c-d, Platon oppose les illusions optiques engendrées par la « magie (goètéïa) » des artifices picturaux, et les techniques rationnelles « de la mesure, du calcul et de la pesée » pour s’assurer des dimensions réelles et des proportions véritables des objets.

            Cette critique de l’illusion picturale peut être appliquée à la poésie. L’illusion poétique est pour Platon plus grave que l’illusion picturale parce que la matière et l’instrument de la poésie sont le langage. La peinture ne peut engendrer que des illusions optiques, qui trompent le sens de la vue. Le langage quant à lui sert à énoncer le vrai : il s’adresse à l’intelligence plutôt qu’aux sens, et il est pour nous le seul instrument pour connaître les réalités qui ne tombent pas sous le sens. L’illusion engendrée par l’art du langage consiste à faire passer le discours faux (pseudès logos) pour un discours vrai (alèthès logos).

            Cette illusion apparaît à l’évidence pour Platon dans la manière dont les poètes traitent leurs principaux objets, à savoir les dieux et les héros. En République II et III, Platon cite Homère, Hésiode, et les Tragiques. Tous représentent les dieux se faisant la guerre, se métamorphosant, causant le malheur des hommes. Quant aux héros, ils sont appelés fils des dieux, mais sont vicieux et criminels. À cette représentation mythologique du divin, Platon oppose une critique philosophique élémentaire qu’il n’est pas le premier à faire : dès le VIème siècle, Xénophane s’en était pris à l’anthropomorphisme mythologique qui attribuent à la divinité les vices des hommes. Ainsi, de même qu’on peut opposer aux illusions optiques de la peinture la connaissance fondée sur la mesure et le calcul, de même on peut opposer aux mythes la réflexion philosophique rationnelle. Selon une idée que reprendra le Timée, le dieu étant parfaitement bon, il ne peut ni vouloir nuire, ni vouloir se transformer. Du point de vue de cette conception rationnelle, les mythes sont à rejeter dans la catégorie des « discours mensongers » (376 e11).

            Les moyens de cette illusion sont évidemment les artifices poétiques : le rythme et l’harmonie, fondés sur la durée et la consonance des syllabes. Au livre X, Platon fait remarquer qu’il suffit de mettre en prose les formules poétiques pour s’apercevoir de leur peu de valeur : « dépouillées de leur coloris artistique (gumnôthénta gé tôn tès mousikès chrômatôn), et citées pour le sens qu’elles renferment (auta eph’hautôn légoména), tu sais, je pense, quelle figure font les œuvres des poètes » (601b).

            Pourquoi, dès lors, une telle culture de l’illusion ?

 

c. Arts du bien et arts du plaisir.

            Il faut expliquer l’illusion artistique non seulement par les moyens que l’artiste met en œuvre pour la produire, mais aussi par les conditions qui l’engendrent chez le destinataire des œuvres, le public. La question est : comment se fait-il que les artistes aient un tel succès qui fait croire en leur compétence, alors qu’un peu de réflexion suffit pour leur dénier celle-ci ? La réponse est pour Platon à chercher du côté des intentions auxquelles répondent les œuvres, tant chez leurs producteurs que chez leurs récepteurs.

            En République X, Platon écrit que « pour toute chose il y a trois technaï qui sont l’art de se servir (chrèsoménè), l’art de produire (poïèsousa), et l’art d’imiter (mimèsoménè) » (601d). La troisième expression pourrait paraître contradictoire d’après l’analyse précédente : elle témoigne de l’application du terme technè l’activité artistique. De cet usage, Platon est le premier à contester la légitimité, et il reste quelque chose de cette contestation dans la séparation moderne entre l’art et la technique. Mais Platon donne aussi une sorte d’explication au fait que le grec ne sépare pas encore ce qui le sera par la suite, soit des activités qui ne sont pas encore clairement distinguées, ni socialement ni conceptuellement : c’est que les trois arts se rapportent l’un à l’autre.

            Ainsi l’art de produire trouve sa fin dans l’art de se servir et reçoit de lui sa norme : « nécessairement l’usager d’une chose est le plus expert, et il informe le fabricant des qualités et des défauts de son ouvrage par rapport à l’usage qu’il en fait ». Par exemple, le flûtiste montre au facteur d’instruments à quelle place doivent se trouver les trous pour que les doigts les ferment facilement, et il revient au facteur de savoir comment percer les trous de biais pour que les notes restent justes. Aristote donnera l’exemple du navigateur qui commande un gouvernail : il a besoin qu’il ne soit ni mou ni cassant, soit à la fois souple et résistant, et il revient au charpentier de savoir que le bois de cyprès correspond à ces exigences.

            Le fabricant produit donc d’après une « foi juste (pistin orthèn) », une « opinion droite (orthè doxa) », fondée sur la « science (épistèmè) » de l’usager. Les deux premières technaï sont donc subordonnées l’une à l’autre, et à la fin qui détermine l’idée de leur objet commun. L’art de l’imitateur n’a quant à lui qu’un rapport d’apparence avec cet objet : il le produit sous une forme qui n’est d’aucun usage, et, faute de se fonder, comme l’artisan, sur la science de l’usager, « il n’a ni science ni opinion droite de la beauté (kallos) ou du défaut (ponèria) des choses qu’il imite » (602a). L’artiste ne peut pas savoir si, dans son imitation, l’objet est comme il faut, ou pas.

            Si donc l’art de l’artiste est appelé technè, c’est comme apparence de technè : cet art est un faux-semblant, ou, comme dit Socrate dans le Gorgias, à propos de la rhétorique, une contrefaçon (eïdôlon) de la technè.

            C’est donc en définitive par leur raison d’être que s’opposent la technè et l’art de l’artiste. La première est ordonnée à un bien réel et réglée par la connaissance juste des moyens de l’atteindre. Le second, comme technè seulement apparente, vise un bien qui est lui-même seulement apparent : le plaisir – car il n’est pas douteux que les œuvres plaisent, alors même qu’on ne peut savoir si elles sont comme il faut. Sous cet aspect, l’art est une flatterie (kolakéïa), et sa norme n’est pas la connaissance du bien (ce que les chose doivent être), mais seulement l’opinion à son sujet : l’artiste « ne se fera pas faute d’imiter, tout en ne sachant pas par quoi chaque chose est mauvaise (ponèron) ou bonne (chrèston) ; mais, à ce qu’il semble, c’est ce qui paraît beau à la multitude de ceux qui n’y connaissent rien qu’il imitera »(République, X, 602b). Seul le plaisir peut motiver le recours à des artifices poétiques pour dire des choses qui, sans eux, paraîtraient absurdes ou insignifiantes.

            La critique platonicienne de l’art a par suite une signification non seulement esthétique, mais aussi morale. Parce qu’il encourage la confusion du bien et du plaisir, l’art a des conséquences moralement désastreuses : il engendre en l’homme un conflit entre l’affectivité et la rationalité. C’est ainsi que la poésie imite de préférence les passions irrationnelles plutôt que la sagesse, parce qu’elles sont plus faciles et plus plaisantes à représenter (604e) – jugement inspiré à Platon par les tragédies grecques, mais confirmé tout autant par notre théâtre de boulevards ou notre roman policier.

            La poésie apparaît alors moralement corruptrice : elle « nourrit » les « passions de l’âme », « en les arrosant alors qu’il faudrait les dessécher ; elle les fait régner sur nous alors que nous devrions régner sur elles pour devenir meilleurs et plus heureux, au lieu d’être plus vicieux et plus misérables » (606d). Le théâtre est par suite réprouvé parce qu’on y applaudit ce dont on aurait honte dans la vie : « Est-il beau d’applaudir quand on voit un homme auquel on ne voudrait pas ressembler – on en rougirait même – et, au lieu d’éprouver du dégoût, de prendre plaisir à ce spectacle et de le louer ? » (605e). L’argument doit être étendu au rire provoqué par la comédie : « Si, tout en ayant toi-même honte de faire rire, tu prends un vif plaisir à la représentation d’une comédie, ou, dans le privé, à une conversation bouffonne, et que tu ne haïsses pas ces choses comme basses, ne te comportes-tu pas de même que dans les émotions pathétiques ? » (606c).

            Platon dénonce ici le fait que l’art suscite ou entretienne un goût pour ce que la raison réprouve moralement.

 

 

C. Conséquences

 

a. Condamnation de la poésie imitative.

            Elle est rejetée comme moralement ruineuse : « du poète imitateur, nous dirons qu’il introduit un mauvais gouvernement dans l’âme de chaque individu, en flattant ce qu’il y a en elle de déraisonnable, ce qui est incapable de distinguer le plus grand du plus petit, qui au contraire regarde les mêmes objets tantôt comme grands, tantôt comme petits, qui ne produit que des fantômes et se trouve à une distance infinie du vrai » (République, X, 605e).

            C’est pourquoi une bonne Cité ne doit « admettre en aucun cas la poésie imitative » parce que « toutes les œuvres de ce genre », c’est-à-dire celles des « poètes tragiques et autres imitateurs », « ruinent l’esprit de ceux qui les écoutent lorsqu’ils n’ont pas l’antidote (pharmakon), c’est-à-dire la connaissance de ce qu’elles sont réellement » (595a-b). Si l’imitation est regardée pour ce qu’elle est, c’est-à-dire avec l’œil du philosophe, elle perd sa nocivité, mais elle perd aussi son intérêt. C’est l’ignorance de sa véritable nature qui lui donne sa puissance de séduction auprès de ceux qui sont dans cette ignorance, à savoir la plupart.

            Cette condamnation est sans doute l’aspect le plus caractéristique du jugement de Platon sur l’art. Mais elle n’est que la partie émergée de l’iceberg, et Platon s’emploie lui-même à en fixer les limites.

            L’imitation n’est pas nécessairement génératrice d’illusion, comme elle l’est de fait dans les forme littéraires ou picturales que Platon dénonce. On peut bien mettre en évidence le caractère fallacieux des mythes par une réflexion rationnelle sur le divin, mais dès lors rien n’empêche que les résultats de cette réflexion ne deviennent l’objet représenté par le poète.

            La véracité ne constitue pas l’essence de la poésie puisque le vrai peut aussi bien être énoncé en prose. Mais cela ne condamne pas la poésie au mensonge, puisque, comme Platon le laisse entendre en République III (387b), les moyens propres de la poésie (rythme et harmonie) sont en eux-mêmes indifférents eu égard à ce qu’elle énonce. Or c’est justement pour cela que la véracité peut être exigée du poète, car on ne voit pas pourquoi l’énonciation du vrai serait moins poétique que celle du faux : le poète peut énoncer l’un et l’autre, et il ne convient pas que son art donne au faux une puissance de séduction qui devrait revenir au vrai.

            Platon conçoit donc l’idée d’une imitation poétique au service de la vérité. Cette idée est généralisée dans le Sophiste (236c et 266d), où l’Étranger distingue « deux espèces dans l’art de produire des simulacres : un art de la simulation et un art de l’apparence illusoire ». La production humaine des images peut donc donner lieu soit à une conformité réelle à l’objet, soit à une conformité seulement apparente.

            Cette dualité rend compte de la manière dont Platon traite les poètes et notamment Homère : il cite un certain nombre de passages philosophiquement irrecevables, tout en reconnaissant qu’il y a « beaucoup de choses à louer chez Homère » (République, II, 383a).

            Il faut donc préciser en quel sens l’imitation est condamnable, et quels imitateurs doivent être rejetés politiquement. Il s’agit en définitive de ceux qui veulent imiter n’importe quoi – comme, effectivement, Homère et les Tragiques – en toute indifférence à l’égard de la vérité et de la qualité morale de ce qu’ils représentent ; « Si un homme en apparence capable, par son habileté, de prendre toutes les formes et de tout imiter, venait dans notre ville pour s’y produire, lui et ses poèmes, nous le saluerions bien bas comme un être sacré, étonnant, agréable ; mais nous lui dirions qu’il n’y a point d’homme comme lui dans notre cité et qu’il ne peut y en avoir ; puis nous l’enverrions dans une autre ville, après avoir versé de la myrrhe sur sa tête et l’avoir couronné de bandelettes » (III, 398a) : non sans un paradoxe souligné par Proclus (Sur la République, 42, 1-10 ; I, 60), Platon chasse les imitateurs universels avec les honneurs réservés aux statues des dieux.

 

b. Moralisation de l’art.

            Il y a une contrepartie positive à la critique platonicienne : le programme d’une réforme de la pratique artistitique, en vue de subordonner l’art à des exigences théoriques et éthiques. Le principe est ici que « ni la gloire, ni la richesse, ni les dignités, ni même la poésie ne méritent que nous nous laissions porter à négliger la justice et les autres vertus » (République, X, 608b) : l’amour de la beauté ne saurait tourner au détriment de l’amour du bien. C’est pourquoi la beauté dont la poésie est capable doit inciter à se méfier d’elle. ? Selon un vers de Simonide que citera Aristote (Métaphysique, A, 2), « les poètes sont de grands menteurs ». On a ici un écho à la conversion personnelle de Platon, et de sa renonciation à la poésie tragique.

1/ Quant au contenu.

            En ce qui concerne les dieux, le poète ne devra dire que le vrai à leur sujet, et renoncer à leur attribuer des caractères qui ne peuvent leur appartenir : c’est le seul moyen de mettre la piété au service de la Cité (II, 378b-c, Baccou p.128).

            En ce qui concerne les hommes, l’art devra se donner pour but leur édification morale, par la représentation des vertus plutôt que des vices, et notamment des vertus nécessaires aux gardiens de la Cité : sagesse, tempérance, courage, justice. Si le poète est homme de bien, il n’aimera imiter que le bien, et parlera du mal de telle sorte qu’on ne le confonde pas avec le bien (III 396c-e, Baccou p.148).

2/ Quant à la forme.

            Platon distingue trois genres poétiques :

  • la poésie purement imitative, soit la tragédie et la comédie ;
  • la poésie narrative : Platon donne en exemple le « dithyrambe », genre qui, selon Aristote, fut d’abord narratif avant de devenir mimétique (Problèmes, XIX, 15, 918b 19) ;
  • la poésie mixte, qui comprend notamment l’épopée.

            Le premier genre est celui que Platon a condamné : c’est celui où l’illusion est la plus grande, puisque l’auteur disparaît complètement et que les personnages sont présentés « en action » (Aristote, Poétique, 3,  1448a 23), et non pas seulement par l’intermédiaire d’un récit qui en parle. C’est par suite la forme de poésie qui a l’impact le plus puissant sur les passions des spectateurs : Platon la condamne pour les sujets qu’elle traite, et pour son mode d’action sur l’âme.

            C’est donc à la poésie narrative – le « récit sans imitation » (République, III, 394a-b), c’est-à-dire sans mise en scène – que va sa préférence. Le récit est en effet la forme la plus objective – distanciée –, où l’illusion a le moins de part. on peut cependant introduire de l’imitation dans le récit, ce qui donne la poésie mixte : l’auteur alors se dissimule en faisant parler ses personnages. Mais une telle imitation doit être réservée à la représentation des caractères et des actions vertueux : à cette condition, elle pourra être appréciée comme un « amusement » inoffensif (396e : atimazôn tè dianoïa hoti mè païdiâs charin).

            De ces règles concernant les genres découlent les règles concernant le style. Car la volonté de tout imiter conduit à multiplier les harmonies et les rythmes. Le poète y gagne parce que la variété est agréable au grand public 397d). Mais ce style varié doit être proscrit parce qu’il ne convient pas à la seule forme de poésie acceptable (397b).

            Les rythmes et les harmonies ne sont en fait que les instruments ou la matière de la poésie. Ils ne doivent pas être jugés et choisis seulement en fonction de leur agrément, mais être subordonnés à la léxis, c’est-à-dire la manière de dire propre à chaque genre poétique, son « style » (III, 399e ss, Baccou p.152), lequel doit lui-même être apprécié d’après la qualité de l’âme qu’il exprime (400e, Baccou p.152).

            Cela revient en fait à dire que le bon poète n’est pas un versificateur, et que la valeur de la poésie ne doit pas être jugée d’après ses éléments métriques et harmoniques, mais d’après son effet sur le caractère.

 

c. Implications pédagogiques.

            En 401b, Platon étend ce jugement à l’ensemble des arts et notamment à la musique, du fait de son importance pédagogique : « l’éducation musicale est souveraine, parce que le rythme et l’harmonie ont au plus haut point le pouvoir de pénétrer dans l’âme et de la toucher fortement ».

            Tous les modes musicaux ne seront donc pas admis : on admettra le dorien (mi), violent, et le phrygien (ré), volontaire (hékousion), mais pas les modes plaintifs ou indolents (lydiens et ionien).

            [Pour ce qui est des instruments, on conservera à la ville la lyre et la cithare, pour une musique apollinienne, et à la campagne la syrinx, à l’exclusion de l’aulos et des instruments polyphoniques « qui rendent toutes les harmonies ». Ici le jugement de Platon semble devenir assez confus puisqu’on ne voit pas comment la dernière expression ne s’appliquerait pas aux instruments apolliniens.]

            Les Lois (II et VIII) dressent un programme d’éducation conforme aux principes posés dans la République. L’art a une grande valeur éducative, mais il ne peut faire bon marché des exigences morales qui sont la finalité de l’éducation (païdéïa). Celle-ci est définie comme « éclosion initiale d’un mérite moral par la formation des habitudes au moyen du plaisir et de la peine » (II, 653a). Il faut apprendre à « haïr ce qu’il faut haïr et à aimer ce qu’il faut aimer ». La République disait : deï dé pou teleutân ta mousika eïs ta toû kaloû erôtika (III, 403c 6).

            L’art remplira cette fonction s’il n’est pas jugé d’après le plaisir qu’y prend le premier venu (Lois, II, 658e, Pléiade p.681) mais d’après celui de l’homme cultivé. Aussi Platon condamne-t-il les concours d’art dramatique (659b-c, p.682).

 

 

II. Signification générale de l’interprétation platonicienne

 

A. Le beau et le bien

 

a. Platon « fils de son temps ».

            On peut voir dans sa conception de l’art un moralisme esthétique : il fait du bien moral la norme ultime du beau artistique. Il récuse l’idée selon laquelle les règles de l’art seraient de nature et n’auraient de signification que technique : ce serait réduire la poésie à la versification. La seule connaissance des moyens techniques de produire une œuvre ne suffit pas à faire de la poésie, c’est-à-dire de l’activité artistique en général, un art authentique. Il faut quelque chose de plus pour définir ce qui permet à une œuvre d’être correcte, et ce plus, Platon ne le trouve que dans l’idée de rectitude morale : la perfection d’une œuvre est une rectitude et non pas une simple correction.

            Il y a là une manière d’identifier le beau et le bien qui est en fait caractéristique de la moralité grecque, laquelle se résume dans l’expression courante kalos kagathos. Comme dans l’hébreu biblique, c’est le même mot (kalos, tov), qui désigne le bien au sens le plus fort du terme, c’est-à-dire comme ce qui est par soi-même objet tout à la fois d’amour et de contemplation, et non seulement voulu en vue d’autre chose (l’utile). Platon a hérité de son milieu familial, aristocratique, une conception selon laquelle la bonne action doit toujours être aussi une belle action, c’est-à-dire avoir un resplendissement qui manifeste extérieurement sa bonté, tel l’éclat des actions héroïques. C’est par un tel éclat que la bonne conduite peut devenir exemplaire.

            Dans le livre VI de la République (505 ss), les deux termes agathon et kalon sont constamment associés ou utilisés l’un pour l’autre. Au bout du compte, l’idée du bien –  le bien-en-soi, principe ultime de toute réalité – est identifiée à la beauté absolue : « sa beauté est au-dessus de toute expression, s’il produit la science et la vérité et s’il est encore plus beau qu’elles » (509a). Cette conception sera reprise et développée par le néoplatonisme.

 

b. Privilège de la beauté.

            Dans le Banquet, Platon fait de la beauté la médiation essentielle dans l’accession au bien suprême. Ce dernier est appelé par Diotime « le beau divin lui-même » (211e), et pour les mortels, le but ultime est de « pouvoir (le) contempler (katideïn) dans son unité essentielle (monoeïdés) ». On parvient à ce but au terme d’un parcours initiatique, dont les étapes sont :

  1. aimer un beau corps unique et produire de beaux discours à son propos ;
  2. reconnaître que la beauté de ce corps est identique à la beauté des autres, et se détacher d’une beauté seulement individuelle (la pensée intervient ici, dans ce premier passage du singulier à l’universel) ;
  3. passer de la beauté corporelle à celle de l’âme, et produire des discours capables d’édifier spirituellement, en montrant ce qui est beau dans les occupations et les lois ;
  4. prendre conscience de la beauté inhérente à la connaissance, et multiplier les connaissance ;
  5. sauter (exaïphnès – 210e) de ces beautés multiples et relatives à la contemplation du beau absolu.

            Dans le Phèdre, Platon explique cette fonction médiatrice de la beauté. Celle-ci est envisagée comme une qualité à côté d’autres, telles la sagesse et la justice. Ces qualités sont les valeurs absolues que l’âme a pu contempler avant son existence corporelle. Le passage à l’existence corporelle a rendu méconnaissables toutes ces qualités, à l’exception de la beauté.

            C’est pourquoi il est très difficile aux hommes de savoir maintenant ce que sont la justice et la sagesse : la réminiscence de ces réalités à travers leurs « images » – les exemples – n’est atteinte que par un petit nombre. Mais le privilège de la beauté est son éclat. Celui-ci a été perçu dans l’existence précorporelle, et par suite sa réminiscence est facile. Si en effet les sens ne nous donnent pas un accès direct à « la pensée (phronèsis) », c’est-à-dire à l’intelligible, la beauté en revanche est la seule parmi les idées à être accessible même aux sens, et notamment à la vue. « Seule la beauté a eu cette prérogative de pouvoir être ce qui se manifeste avec le plus d’éclat, et ce qui le plus attire l’amour » (250e).

            Ainsi le bien, pris en lui-même ou sous la forme des diverses vertus, est accessible – difficilement – à l’intelligence. Mais la beauté est une manifestation du bien qui est accessible aux sens eux-mêmes. C’est pourquoi l’initiation part de la beauté sensible pour remonter à la beauté absolue.

 

c. La beauté comme risque.

            Le privilège qui fonde la fonction morale de la beauté – son éclat – ne va pas sans contrepartie. Car le propre de la beauté est de plaire, élément qu’on retrouvera dans la pensée scolastique. Pulchra dicuntur quae visa placent, écrira Thomas d’Aquin : on déclare belles les choses qu’il suffit de voir pour qu’elles plaisent.

            Le risque est alors que l’amour du beau se corrompe en amour du plaisir, si le plaisir de la beauté est confondu avec n’importe quelle autre jouissance. Selon le Phèdre, l’amour pour la beauté corporelle se corrompt en bestialité et en perversion, s’il n’est plus vécu que comme source de plaisir, et non plus comme moyen d’accès à la beauté absolue : « Qui n’est pas de fraîche date initié, ou bien qui a été radicalement corrompu, celui-là manque de vivacité pour se porter d’ici là-bas, vers la beauté elle-même, au moment où il a le spectacle de ce à quoi, ici-bas, on en donne le nom. En conséquence, il ne porte point là-dessus, avec révérence, son regard ; mais, s’abandonnant au plaisir, son affaire, à la façon d’une bête à quatre pattes, est de saillir et d’être un reproducteur ; puis, se familiarisant avec la démesure, il n’a pas craint, et il n’en rougit pas non plus, de poursuivre un plaisir contre nature » (250e). Tel est le fondement de ce qu’on a appelé par la suite l’amour platonique, et aussi de l’amour courtois, au moins dans sa théorie – amour sans consommation charnelle, avec l’un ou l’autre sexe.

            Cette ambiguïté du beau conduit Platon à faire une distinction entre beauté réelle et beauté apparente, énoncée dans l’Hippias majeur (294a-c), et reprise dans le Sophiste (236a). Ainsi un ornement ou une parure « convenables » « donnent aux choses l’apparence d’être plus belles qu’elles ne sont ». Socrate en conclut qu’il ne faut pas confondre la beauté et la « convenance », qui n’est qu’une « tromperie en matière de beauté ». Or il en résulte qu’une chose peut être belle sans le paraître, et inversement. Cette thèse est paradoxale, mais Socrate reconnaît qu’elle est inévitable : « rien n’est à un si haut degré de dispute et de bataille, tant dans le privé entre les individus que publiquement entre les états » (294d), ce qui ne serait pas le cas si le beau véritable apparaissait comme tel.

            Cette distinction donne évidemment son sens à la critique platonicienne de la poésie. Socrate reproche aux poètes de parer des dehors de la beauté ce qui est intrinsèquement laid et détestable. Il ne peut y avoir là qu’une beauté factice, une fausse beauté qui ne passe pour belle que parce qu’elle plaît à une majorité ignorante. Platon demande qu’on sache distinguer entre ce qui est beau et ce qui plaît au grand nombre.

            Sous cet aspect, le platonisme est subversif plus qu’il ne reflète l’idéologie de son époque. Le moralisme esthétique de Platon ébranle en fait l’esthétisme moral des Grecs : les poètes, en faisant admirer leurs héros, ont enseigné à trouver belles des actions qui ne le sont pas. Si donc, il faut avoir le culte des belles actions, il faut renoncer à juger de leur beauté d’après l’enseignement des poètes.

 

B. Art et vérité

 

a. Le platonisme comme refus de l’esthétisme.

            Platon récuse ce que nous appellerions, moyennant une dérive sémantique imposée à un terme grec, une conception purement esthétique de la beauté. Une telle conception reviendrait en fait à faire du plaisir le critère du beau, mais les Lois (II, 657c ss, et 667c ss) rappellent que c’est impossible : l’appréciation varierait constamment selon les individus et les âges. Platon admet bien que la beauté est une valeur supérieure, mais elle ne peut l’être que moyennant une définition de la vraie beauté. Or celle-ci nécessite des critères rationnels pour pouvoir échapper à la subjectivité du plaisir. Mais Platon ne trouve pas d’autre critère envisageable que ceux du bien moral. En ce sens, le moralisme apparaît comme une réponse logique au problème esthétique fondamental : distinguer le beau et l’agréable.

            C’est pourquoi notamment il ne faut pas confondre la beauté poétique et l’agrément causé par les artifices rythmiques et harmoniques de la poésie. Platon met en cause ce que nous appellerions une théorie formaliste de la beauté : la beauté ne peut résider dans la seule forme, en entendant par là les modalités de l’arrangement qui réunit les éléments d’une œuvre. Une beauté seulement formelle n’est qu’apparente ; la beauté véritable consiste bien plutôt dans l’adéquation entre la forme et le contenu – ce sera encore la définition kantienne et hégélienne du beau idéal.

 

b. L’art véritable comme art du vrai.

            Cela va de soi dans l’ordre de la production technique, au sens moderne du terme : elle est fondée sur la connaissance et sanctionnée par les résultats. On récuse les techniciens incompétents.

            C’est beaucoup moins clair dans l’ordre artistique. Pourtant les arts ont eux aussi des résultats. L’œuvre produit des effets, tout comme l’outil quand on s’en sert, mais ces effets ont lieu dans l’âme de l’auditeur ou du spectateur : ils sont donc d’ordre moral. La puissance propre de l’art étant de faire aimer ce qu’il présente, il est trompeur et pervers s’il fait aimer ce qui est détestable.

            Le platonisme est en ce sens, à l’opposé de l’esthétisme et du formalisme, une théorie de l’art engagé. Platon en a lui-même donné l’exemple : il est le plus génial auteur dans le genre du dialogue philosophique, et il n’hésite pas à recourir à l’affabulation poétique chaque fois qu’il s’agit de faciliter l’accès à une vérité fondamentale difficile.

            Il a d’autre part énoncé les implications de sa théorie, en vue de donner une solution pratique à la crise culturelle de son époque. Selon République II (379a), il revient au législateur d’imposer à l’artiste les modèles et les normes de sa production, de même qu’il lui revient de fixer les programmes éducatifs en rejetant notamment la culture littéraire telle qu’elle est pratiquée (Lois II, 663 , et VII, 811). La condition présupposée est évidemment que le législateur soit philosophe.

 

c. Platon réactionnaire et totalitaire ?

            Cet aspect du platonisme est celui qui nous répugne le plus. Il nous apparaît particulièrement réactionnaire, et en tout cas intempestif : l’inféodation de l’artiste à l’État nous paraît contraire à la liberté de création, que nous considérons comme une condition de la réussite de l’art. Dans ce que Platon donnait comme un critère de la Cité juste, nous voyons un trait caractéristique de l’État totalitaire. Platon voulait mettre la vérité au pouvoir. Mais nous savons qu’il est beaucoup plus facile à un pouvoir d’imposer un dogme ou une langue de bois par la force, qu’à un homme de gagner le pouvoir en se présentant comme philosophe, ce que Platon savait et disait déjà. Il est clair par ailleurs qu’il visait tout autre chose que ce que nous connaissons sous la forme du totalitarisme : il prônait la conversion à la philosophie comme moyen d’instaurer la justice, et non pas l’écrasement du grand nombre par la force drapée dans ce faux savoir qu’est l’idéologie.

            D’un autre côté, il est rapide et facile de rejeter le platonisme du fait de sa proximité apparente avec un type d’idéologie apparu au XXe siècle. On manque alors les vraies questions que soulève Platon à propos de l’art. Celles-ci sont pour nous intempestives, et c’est pour cela qu’elles nous intéressent. Nous admettons comme allant de soi qu’un artiste ne peut recevoir de norme que de lui-même, que la beauté de son œuvre est une fin en soi, et qu’il ne faut pas le juger d’après des exigences qui lui seraient extérieures. Platon met en question cette supposée autonomie de l’art parce qu’il demande des critères objectifs de la beauté véritable, et n’en trouve pas d’autres que les idéaux éthiques. Sous des formes que nous avons sans doute des raisons de trouver excessives, il met par là en question l’idée – reçue pour nous, et toutefois récusée par plus d’un artiste – de l’indépendance ou de l’indifférence de la production artistique à l’égard non seulement du pouvoir politique, mais de toute exigence morale.

 

 

III. Prolongements de l’esthétique platonicienne

 

            Ils sont l’œuvre des deux plus grands héritiers du platonisme : Aristote (384-322), et Plotin (203-270). L’un et l’autre reprennent et exploitent des thèmes platoniciens, dans un sens critique : ils corrigent ce qui dès l’Antiquité est apparu soit comme un excès, soit comme un manque, dans le platonisme. Ainsi Aristote s’emploie-t-il à la réhabilitation de la tragédie et de la comédie. Plotin développe quant à lui une théorie de la beauté sensible que Platon n’a jamais élaborée. Tous les deux fondent leur doctrine sur une analyse renouvelée et une réinterprétation de la notion d’imitation.

 

A. La Poétique d’Aristote

 

a. Nature de la beauté poétique.

            Plus que Platon, Aristote a développé les éléments d’une théorie esthétique.

            To kalon en mégétheï kaï taxeï esti (ch.7, 1450b 37) [Lire le passage, Budé p.40 – Texte 1]. La beauté est l’effet de l’ordre dans un contenu d’une étendue limitée. Les limites ne peuvent être fixées exactement par une règle, car celle-ci risquerait d’être extérieure et inappropriée : elles doivent résulter de la nature de la chose représentée « selon la vraisemblance ou la nécessité » (1451a 6-15, p.40 – Texte 2).

            Le principe général est ici celui d’une subordination des parties au tout (ch.8, 1451a 30-35, p.41 – Texte 3). La beauté est le caractère d’une œuvre dont la composition permet de percevoir le rapport de subordination ou d’intégration des parties à  l’unité du tout. Cette unité est d’abord celle de l’histoire, qui commande la mise en œuvre des autres éléments : les caractères, la pensée, ainsi que ces « assaisonnements » que sont pour Aristote l’élocution, le spectacle et le chant. Les éléments adventices qui n’apportent rien à la signification propre de l’œuvre « ne font pas partie du tout » (35) : ils nuisent à la belle unité de l’œuvre en lui donnant une allure composite.

            D’où certaines règles concernant cette unité, à commencer par celle de l’unité d’action, qui doit être respectée dans l’épopée comme dans la tragédie, mais qui se réalise diversement dans chacun de ces deux genres.

            L’épopée doit raconter un grand nombre d’histoires (muthoï), se déroulant sur un très long temps, mais se rattachant à un même centre : par exemple la guerre de Troie. Aristote fait notamment une distinction intéressante entre le récit épique et le récit historique (ch.23, 1459a 17-29, p.66) : ce dernier ne connaît qu’une unité de temps, ayant affaire à la concomitance fortuite d’événements épars, tandis que dans l’épopée, il doit y avoir un lien organique entre les éléments du récit, de sorte qu’ils apparaissent liés de façon sensée et nécessaire. L’épopée doit être « une et entière comme un être vivant », et Aristote note que la plupart des poètes sont fautifs à cet égard, contrairement à Homère, dont il fait l’éloge à plusieurs reprises (ch.8, 1451a23-29, p.41 – Texte 4).

            La tragédie au contraire doit se limiter à une histoire unique (ch.18, 1456a 10-18, p.56 – Texte 5). Cette histoire doit être complète, c’est-à-dire avoir un commencement, un milieu (nœud) et une fin (dénouement). Elle doit en outre donner lieu à un dénouement unique – malheureux, et non pas heureux pour les bons et malheureux pour les méchants : contre le goût du public, Aristote défend la pureté du style tragique (ch.13, 1453a 23-36, p.47) – aussi dit-il qu’Euripide est tragikôtatos.

            Le resserrement de l’action dans la tragédie est la raison de la préférence avouée d’Aristote pour le genre tragique (ch.26), à l’encontre de ce qu’il présente comme une opinion répandue. Il semble qu’il ait comme son maître Platon reconnu à la tragédie une puissance plus grande qu’à l’épopée, mais il en a tiré une réhabilitation plutôt qu’une condamnation de la première, pour la raison que les deux genres ont, pour lui comme pour Platon, la même fin et le même effet – les mêmes types d’émotions –, mais la tragédie les produit plus efficacement, parce qu’elle est plus une que l’épopée

            Aristote veut notamment que le chœur concoure à l’action, « comme chez Sophocle » (ch.18, 1456a 27, p.57), et n’y introduise des intermèdes étrangers à l’histoire. Au contraire, le poète épique, du fait de la longueur de son récit, est amené à introduire de tels intermèdes en guise de pauses et de délassements ch.23, à propos d’Homère).

            Sa conception de la beauté poétique permet à Aristote de distinguer entre l’appréciation proprement esthétique d’une œuvre (le jugement de goût) et son appréciation d’un point de vue autre que celui de l’art poétique. Une œuvre peut être réussie du point de vue de l’art et fautive à un autre point de vue : la faute est alors accidentelle (ch.25, 1460b 13-20, p.70 – Texte 6).

            Aristote distingue ici des points de vue qui restaient confondus chez Platon, et il cesse de reprocher aux poètes leur incompétence dans les diverses sciences. Ainsi, pour un poète, « il y a une faute moindre à n’avoir pas su que la biche n’a pas de cornes qu’à l’avoir dépeinte en une mauvaise imitation » (1460b 31 – Texte 7). L’odalisque d’Ingres a trop de vertèbres, mais ce n’est pas une vilaine peinture. Le principe est ici de juger tout élément d’une œuvre en fonction du tout de l’œuvre et non pas en le considérant isolément (1461a 4-8, p.71 – Texte 8). 

 

b. Fonction de l’art : la katharsis.

            Ce terme intervient, associé à ceux de crainte (phobos) et de pitié (éléos), dans la célèbre définition de la tragédie (ch.6, 1449b 24-28 – Texte 9). Ces indications passagères ont suscité une longue tradition d’interprétation, parce qu’on y a vu l’attribution d’une fonction éthique à la tragédie, comme Aristote le suggère lui-même dans la Politique (VIII, 7).

            Au ch.9, Aristote rattache la beauté de la tragédie à sa capacité de susciter la crainte et la pitié : « ces passions sont émues surtout par des faits qui se produisent contre notre attente, tout en découlant les uns des autres, car ils auront alors le caractère du merveilleux plus que s’ils étaient dus au hasard ou à la fortune » (1452a). L’inattendu, c’est, par exemple, la rencontre d’Œdipe et de Laïos, et l’assassinat du second par le premier, lesquels viennent cependant s’inscrire dans la logique de l’accomplissement du destin implacable d’Œdipe annoncé par l’oracle, et réalisé à la fois malgré et par tous les efforts qui sont faits pour l’y soustraire. Ou encore l’initiative que sa piété et sa force de caractère dicte à la frêle Antigone malgré l’édit de Créon.

            Aristote voit dans les passions de crainte et de pitié les ingrédients essentiels de l’émotion esthétique, ou, comme il dit, du « plaisir propre » au spectacle tragique (ch.14) : l’affliction devant le malheur subi par le héros se mêle du sentiment que l’on pourrait en subir un semblable ou un analogue, soit un enchaînement de mésaventures virtuellement mortelles, que l’on subit contre son gré tout en y contribuant : « la pitié a pour objet l’homme qui ne mérite pas son malheur, la crainte l’homme semblable à nous » (ch.13, 1453a 5 – fin du Texte 11).

            Sa conception du plaisir tragique conduit Aristote à le distinguer d’autres émotions, telle l’horreur : « l’horrible (to tératôdes) » (ch.14, 1453b 8 – Texte 10) n’est pas tragique – les films d’horreur et le style gore ne relèvent pas de la tragédie.

            De même, le poète tragique doit éviter la mise en scène de certaines situations impropres à susciter les passions tragiques (ch.13, 1452b-1453a 4 – Texte 11).

            On peut alors définir le héros tragique comme « un homme qui, sans être éminemment vertueux et juste, tombe dans le malheur non en raison de sa méchanceté et de sa perversité, mais à la suite de l’une ou l’autre erreur qu’il a commise » (ch.13, 1453a 7 – Texte 12). La première condition est nécessaire pour que tout un chacun puisse se mettre à la place du héros ; la deuxième pour que le malheur subi n’apparaisse pas comme une pure fatalité externe, comme telle simplement absurde. La tragédie grecque a mis en scène la prise de conscience que les hommes sont des artisans de leur propre malheur, mais d’un malheur disproportionné par rapport à la conscience qu’ils peuvent avoir de leurs actes, et qui pour autant est mis au compte d’une nécessité qui les transcende : Œdipe réalise que ce sont ses propres décisions qui ont fait de lui un parricide et un inceste, et il se crève les yeux pour ne plus voir l’insoutenable, ou peut-être au contraire pour ne plus s’en laisser distraire. Créon produit le désastre de sa propre famille parce que son sens inflexible de la justice civique se heurte à la piété obstinée d’Antigone.

            En quoi consiste alors la katharsis ?

             Racine et Corneille l’ont interprétée comme une action modératrice et rectificatrice. Le premier, dans une notation en marge de l’édition de la Poétique qu’il utilisait, écrit que la tragédie, « excitant la terreur et la pitié, purge et tempère ces sortes de passions. C’est-à-dire qu’en émouvant ces passions elle leur ôte ce qu’elles ont d’excessif et de vicieux et les ramène à un état de modération conforme à la raison » (Œuvres complètes, éd. Mesnard, t.V, p.477). De même, selon Corneille, la tragédie nous permet de « purger, modérer, rectifier et même déraciner en nous la pssion qui plonge à nos yeux dans le malheur les personnes que nous plaignons » (2ème discours sur le poème dramatique. Voir aussi les préfaces de Don Sanche et d’Attila, les examens de Théodorez et de Nicomède).

            C’est assez conforme à ce que dit Aristote en Politique, VIII, 7, où il rapproche les effets de l’art dramatique de ceux de la musique : « La passion qui assaille impétueusement certaines âmes se rencontre dans toutes, mais avec une différence de moins et de plus, ainsi la pitié, la crainte et aussi l’enthousiasme. En effet, certains sont possédés par ce mouvement, mais nous voyons que quand ils ont eu recours aux mélodies qui jettent l’âme hors d’elle-même, ils sont ramenés, du fait des mélodies sacrées, à leur état normal, comme s’ils avaient pris un remède et subi une purification. C’est donc la même chose que doivent subir ceux qui sont pleins de pitié aussi bien que ceux qui sont remplis de crainte, et d’une manière générale tous ceux qui subissent une passion et tous les autres dans la mesure où chacun a sa part dans de telles passions, et pour tous il advient une certaine purification, c’est-à-dire un soulagement accompagné de plaisir » (1342a 5-15).

            Il s’agit d’une purgation de l’âme, analogue à celle du tube digestif, et de nature homéopathique : l’âme s’immunise contre les émotions, et plus précisément contre leur éventuelle violence dans la vie réelle. La fonction morale de la tragédie est selon Aristote d’apprendre à ressentir les émotions convenablement. Elle contribue donc à l’éducation morale requise par la raison, et d’une manière appropriée. Car l’énonciation des préceptes éthiques rationnels n’a par elle-même pas grand effet sur le caractère, à  la différence du spectacle tragique, qui ne consiste pas en énoncés abstraits, mais en scènes émouvantes. La tragédie opère donc un véritable travail passionnel – sans doute Aristote enseignait-il quelque chose d’analogue à propos de la comédie. Cela en fait une alliée possible et même nécessaire de l’éducation à la vertu, et Aristote juge même, à l’encontre de Platon, que l’art dramatique est à cet égard supérieur à l’épopée (ch.26).

 

c. L’imitation.

 

1/ L’art et la nature.

            La formule qui résume la conception aristotélicienne de l’art ne se trouve pas dans la Poétique, mais dans la Physique : l’art « imite (mimeïtaï) » la nature (II, 8, 199a 16). Les exemples que prend Aristote, comme la construction d’une maison, relèvent plutôt de ce que nous appelons l’activité technique. Mais la Poétique vise précisément à montrer que la mimèsis artistique relève d’une authentique technè, même sous les formes condamnées par le platonisme.

            La formule a été souvent critiquée. On y a vu le signe qu’Aristote ne comprenait pas grand chose à l’art, puisqu’il en faisait une reproduction de la nature. Hegel la cite au début de son Esthétique (trad. Jankélévitch, p.34), et s’en tient à l’interprétation courante, pour souligner qu’elle condamne l’art à n’être qu’un double inutile, dans lequel l’homme devrait trouver moins de satisfaction que dans les objets qu’il invente lui-même, notamment dans le domaine technique.

            Il est toutefois aisé de montrer que cette interprétation est à certains égards à l’opposé de ce qu’enseigne Aristote. La Physique dit en effet de façon plus précise : « D’une manière générale, l’art d’un côté (ta mén) accomplit (épitéleï) ce que la nature n’est pas capable d’opérer (apergasasthaï), d’un autre côté (ta dé) il l’imite » (ibid., 15-17). Le sens est éclairé par l’exemple de la construction d’un édifice : les matériaux employés y sont ordonnés à une certaine fin que la nature ne produit pas d’elle-même, conformément à la loi naturelle de la pesanteur – les lourds en bas et les légers en haut. Il faut donc comprendre que l’art imite la nature alors même qu’il lui fait produire ce qui ne se produit pas sans l’intervention humaine : l’homme domine la nature en se conformant à ses lois. L’art – le vrai – consiste à perfectionner la nature en utilisant les moyens qu’elle donne à des fins qu’elle ne produit pas : c’est ce qu’on fait quand on irrigue des terres incultes, en creusant un réseau hydrographique artificiel. L’art va ainsi au-delà des possibilités naturelles, mais dans la ligne de ces possibilités.

            Imiter la nature ne veut donc pas dire : la redoubler inutilement, mais réaliser certaines fins humaines comme la nature les produirait elle-même : «  si une maison était un produit naturel, elle serait produite comme elle l’est en fait par l’art ; et si les êtres naturels étaient produits (gignoïto) non seulement par la nature mais par l’art, ils le seraient de la même façon que par la nature » (ibid., 12-15). Telle que la comprend Aristote, l’imitation n’est pas une conformité de surface au niveau des apparences : elle consiste bien plutôt dans l’identité en profondeur des processus producteurs.

 

2/ L’imitation artistique.

            Aristote ne met pas en question la thèse selon laquelle la poésie est essentiellement une mimèsis, soit la présentation d’une histoire fictive comportant une signification. Dès le début de la Poétique (ch.1), il reprend l’analogie avec la peinture, et fait valoir qu’il y a aussi de l’imitation en musique (plutôt qu’à la Symphonie pastorale, il faut penser ici aux poèmes symphoniques).

            La mimèsis est en fait pour Aristote ce qui distingue la poésie du simple usage des artifices poétiques, telle la versification. Ainsi, « il n’y a rien de commun entre Homère et Empédocle que le mètre. Aussi conviendrait-il d’appeler l’un poète, et l’autre, naturaliste plutôt que poète » (1447b 17 – Texte 13). Les deux versifient, mais seul Homère imite, tandis qu’Empédocle met en vers ses théories explicatives (Aristote lui reprochera d’ailleurs dans ses Météorologiques de prendre ses belles métaphores pour des explications, par exemple : « la mer est la sueur de la terre ». L’image est un procédé proprement poétique, et elle a une puissance de signification qu’Aristote ne songe nullement à discréditer. Mais ce qui convient au poète ne convient pas au savant).

            Sur ce point, Aristote rejoint son maître, et loin de confondre la poésie avec la maîtrise des artifices métriques, il range ces derniers dans la catégorie des « assaisonnements (hèdusmata) » (ch.6, 1449b 25 ss).

            Loin de dénoncer le caractère mimétique de la poésie, Aristote justifie l’imitation poétique comme quelque chose de naturel à l’homme : car l’homme est « le plus imitateur des animaux (mimètikôtaton) » (ch.4, 1448b 7 – Texte 14). Fonder l’imitation sur la nature humaine revient de la part d’Aristote à la justifier moralement : le plaisir qu’elle donne ne vient pas avant tout d’un goût corrompu pour l’illusion.

            Cette affirmation du caractère naturel de l’imitation reçoit elle-même deux justifications intéressantes.

            D’abord, l’expérience montre que nous pouvons trouver belle la représentation d’un sujet laid, « par exemple les formes des animaux les plus vils et des cadavres » (1448b 9 – Texte 14) : c’est donc la représentation elle-même qui est la source du plaisir, et non pas son sujet.

            En outre, on peut rattacher le plaisir de l’imitation au plaisir de la connaissance, car l’image fait connaître. Mais si on ne connaît pas le modèle, l’image plaira encore par le « travail (apergasia) » qu’elle manifeste, « ou par sa couleur, ou par quelque autre cause de ce genre » (ibid., 18-19).

            L’imitation est donc pour Aristote un moyen nécessaire à la production artistique, répondant à un désir naturel de l’homme, mais le plaisir qu’elle procure ne réside pas seulement dans la perception d’une conformité entre l’image et le modèle.

            En fait, l’imitation telle qu’il la comprend ne se limite nullement à la simple copie des apparences. Au ch.2, Aristote appelle imitation non seulement la représentation conforme, mais encore la représentation en mieux ou en pire, que ce soit en poésie ou en peinture (1448a 1-9 – Texte 15). Notamment, le propre de la tragédie est d’élever les hommes représentés au-dessus de ce qu’ils sont d’ordinaire, le propre de la comédie est de les rabaisser (16-18). Au ch.25, il parle de « trois » manières d’imiter : « ou bien représenter les choses telles qu’elles furent ou sont réellement, ou bien telles qu’on les dit et qu’elles semblent, ou bien telles qu’elles devraient être » (1460b 9-11), et il cite un jugement qui, beaucoup plus tard, sera appliqué à Corneille et Racine : « Sophocle disait qu’il représentait, lui, les hommes tels qu’ils devraient être, tandis qu’Euripide les représentait tels qu’ils sont » (ibid., 33).

            L’imitation n’est donc pas copie, mais idéalisation et stylisation. C’est ainsi que Zeuxis peignait les  hommes avec une beauté que sans doute aucun homme réel ne pourrait posséder (ch.25, 1461b 11), « mais c’est mieux : car il faut que l’exemple soit supérieur ». De même les héros épiques et tragiques doivent être composés comme les bons portraits : le bon portraitiste embellit son modèle, non pas pour le flatter, mais pour parfaire son œuvre – on pourrait dire : pour que son œuvre ait précisément une beauté inédite qui n’appartenait pas au modèle lui-même. Les héros épiques et tragiques doivent être « remarquables » jusque dans leurs défauts, tel Achille (ch.15, 1454b 8 – Texte 16). Baudelaire dira que l’artiste doit produire du significatif, qui tranche sur la réalité ordinaire.

            On peut ajouter sur ce point que les personnages comiques ne sont pas moins stylisés que les tragiques : ils comportent le même type de stylisation qu’une caricature par rapport à un portrait.

           

            On comprend au bout du compte un jugement surprenant d’Aristote sur la poésie, celui qui dit qu’elle est « plus philosophique et plus sérieuse que l’histoire » (ch.9, 1451b 5 – Texte 17). La raison en est que la poésie ne se borne pas au compte rendu des faits, mais s’élève au niveau du sens, ce qu’Aristote appelle d’une part le possible – « ce qui pourrait arriver (hoïa an génoïto) », d’autre part le « général (ta katholou) » (7). Le sens – le significatif – consiste dans le lien qui rattache, « vraisemblablement ou nécessairement (kata to eïkos è to anankaïon) » (9), telle parole ou telle action à tel caractère. Or ce qui permet à la poésie de s’élever ainsi au sens , c’est précisément la stylisation qui la caractérise : elle s’abstrait du détail des faits particuliers et de leur enchevêtrement plus ou moins fortuit, objets de l’histoire, pour représenter des personnages et des actions typiques, à valeur exemplaire. Elle est ainsi la source d’une intelligibilité que l’histoire ne suffit pas à procurer, mais sous la forme d’une représentation concrète, perceptible ou imaginaire, et non pas d’une formulation abstraite, comme c’est le cas en philosophie. Ce qui fait la beauté de la tragédie et de l’épopée, c’est que les personnages et les actions qu’elles mettent en scène échappent à la contingence purement factuelle du hasard : ils acquièrent une sorte de nécessité en tant que partie d’un tout qui est une histoire, et qui constitue une œuvre. 

 

 

B. L’esthétique de Plotin

 

            Références : Ennéades, I, 6, et V, 8. (L’œuvre de Plotin consiste en six regroupements de neuf – ennéa – traités chacun).

 

a. Problématique générale.

            La question est posée en I, 6, ch.1 (1-11) : qu’est-ce que la beauté ?

            Elle n’est pas posée d’emblée, mais à partir d’un préambule qui renvoie très clairement à l’Hippias majeur et au Banquet  de Platon : toutes les étapes initiatiques mentionnées par Diotime sont reprises ici. Mais il ne s’agit plus d’un discours de révélation : il s’agit au contraire d’une problématisation opérée à partir du texte platonicien.

            Cette mise en problème est-elle même de type tout à fait platonicien : la question portant sur l’essence de la beauté (ti esti), est posée à partir de la reconnaissance de beautés multiples présentes dans divers ordres de réalités. Ce que Plotin met en problème, c’est l’existence d’une idée du beau, à partir d’une double constatation, qui est en fait porteuse d’une tension : il y a une grande diversité de choses auxquelles nous attribuons le même prédicat de la beauté, ce qui revient à les traiter comme une en même temps que comme multiples. S’il n’y a pas là de contradiction, il faut rendre compte de cette unité dans la mutltiplicité, faute de quoi le prédicat en question apparaîtra comme un vain mot, soit une pure dénomination ne renvoyant à aucune unité réelle.

            La méthode de Plotin (12-20) est elle-même directement inspirée du platonisme.

            Il reprend d’abord la thèse platonicienne selon laquelle les êtres sensibles participent des idées : dans leur multiplicité, les beaux corps ne sont pas la beauté, mais il y ont part, et se distinguent en cela de ce qui serait une beauté idéale, comme « la nature de la vertu (arétès hè phusis) ». La preuve que les corps ne sont pas la beauté qu’ils possèdent est qu’ils peuvent la perdre : le sensible est variable, alors que l’idée participée demeure identique.

            Cela permet de voir en même temps dans la beauté corporelle un bon point de départ, un « échelon (épibathra) » – terme emprunté au Banquet (211b) –, pour rechercher l’essence de la beauté : les corps se présentent de manière immédiatement reconnaissable comme un mixte de multiplicité et d’unité, de variabilité et d’identité.

            La première étape consistera donc à chercher en quoi consiste la beauté sensible, soit l’objet propre de ce que nous appelons esthétique.

 

b. Partie négative (pars destruens) : critique de la notion stoïcienne de summétria.

            Plotin présente la thèse stoïcienne comme une opinion dominante : Légétaï mén dè para pantôn

            La traduction de summétria par symétrie (20-25) ne permet de comprendre ni le sens du terme stoïcien, ni l’interprétation très conforme qu’en donne Plotin ici, en vue d’en marquer les limites. Sa critique vise en effet à montrer que la conception stoïcienne est moins fausse qu’insuffisante.

            On peut comprendre ce que serait, dans un tout, une « symétrie des parties les unes par rapport aux autres » (par exemple la façade du château de Cheverny, qui a servi à Hergé de modèle pour son château de Moulinsart). Mais on voit beaucoup moins ce que pourrait être une symétrie des parties « par rapport à l’ensemble ». La définition stoïcienne ne fait pas de la symétrie, au sens géométrique du terme, une condition de la beauté, comme si seuls les objets symétriques en ce sens pouvaient être beaux, et comme si un corps ne pouvait être beau qu’à la condition de ne rien comporter qui rompe une telle symétrie (autant dire qu’on ne pourrait être beau qu’à la condition, en se peignant, de se faire une raie au milieu…).

            La deuxième expression utilisée par Plotin oblige à revenir au sens étymologique de la summétria, qui signifie littéralement le fait d’avoir une mesure commune, une commensurabilité, autrement dit une proportion. La définition stoïcienne de la beauté la présente comme l’effet d’une proportion visible – ou audible – des parties à l’intérieur d’un tout.

            Plotin relève toutefois que la beauté, telle que les Stoïciens la comprennent, ne se limite pas à cette idée de proportion : s’y ajoute la mention des « belles teintes ». C’est très conforme à la définition stoïcienne telle que Cicéron, par exemple, la rapporte dans ses Tusculanes (IV, 31) : « la beauté » est « la forme juste du corps accompagnée d’un teint agréable ».

            Plotin prend appui sur cette indication pour critiquer la conception stoïcienne en y décelant une sorte de contradiction : s’il y a une beauté des couleurs qui permettent de distinguer les parties d’un tout, il est évidemment impossible de lui appliquer la même définition qu’à la beauté de l’ensemble des parties en tant qu’elles constituent un tout proportionné.

            Sans doute Plotin introduit-il dans son raisonnement une sorte d’axiome qu’on pourrait trouver discutable : « si l’ensemble est beau, il faut que les parties soient belles, elles aussi ; certainement, une chose belle n’est pas faite de parties laides, et tout ce qu’elle contient est beau ». On pourrait voir là une conception caractéristique de la pensée antique, par opposition à ce que l’art, ultérieurement, trouvera à faire en produisant des œuvres belles avec des sujets laids (sans aller chercher jusqu’au romantisme, on peut penser aux charognes de Rembrandt, et, antérieurement, à toutes les crucifixions). Mais on peut aussi remarquer qu’Aristote déjà caractérisait la comédie en disant qu’elle enlaidissait ses personnages pour qu’ils fassent rire.

            D’un autre côté, on peut accorder à Plotin que la notion stoïcienne de proportion ne s’applique qu’aux corps composés, et non pas à leurs parties considérées isolément, alors que, comme ils le reconnaissent implicitement, il y a aussi une beauté de ces parties, que Plotin appelle, par opposition à celle des touts composés, une beauté « simple (haplous) » : on parle bien du beau son d’un violon, qu’on peut apprécier sur une seule note, et qui rend la musique plus belle que si elle est jouée avec des instruments grinçants.

            À quoi Plotin ajoute que la notion de summétria est inapplicable aux autres types de beauté que Platon mentionnait, et que les Stoïciens admettaient à leur tour : la beauté morale des actions, ou des âmes (l’âme était pour les Stoïciens une parcelle de Zeus et possédait donc une beauté divine), ou celle qui est inhérente aux connaissances intellectuelles.

            Dans ce domaine, Plotin note que la summétria ne pourrait jamais signifier qu’un accord entre les pensées, théoriques ou pratiques, soit une cohérence entre elles. Or il faudrait alors admettre qu’il suffit qu’une pensée soit cohérente pour être, du point de vue théorique, vraie, ou, du point de vue pratique, bonne, faute de quoi elle ne saurait être une belle pensée. Il y a par exemple une cohérence entre les thèses qui dénigrent les diverses vertus morales, traitant la « tempérance (sophrôsunè) » de « sottise (èlithiotès) », et la « justice (dikaïosunè) » de « naïveté généreuse (génnaïa euèthéia) » – expression que Platon met dans la bouche de Thrasymaque au livre I de la République.

            Au total, il apparaît à Plotin que la notion de summétria ne rend compte ni de toute beauté sensible, ni de la beauté non sensible.

 

c. Partie positive (pars construens) : une esthétique du beau idéal.

 

1/ Thèse : la beauté résulte de la mise en forme d’une matière.

            Thèse récurrente à laquelle Plotin apporte en V, 8, ch.1 (6-18), une confirmation empirique empruntée à l’art de la statuaire. Il s’agit de comparer un bloc de marbre brut et une statue de marbre (le Zeus de Phidias ou le Moïse de Michel-Ange) : l’art du sculpteur a donné au marbre une beauté qu’il n’avait pas à l’origine. On se dit alors que « la pierre, en qui l’art a fait entrer la beauté d’une forme, est belle non parce qu’elle est pierre (car l’autre serait également belle), mais grâce à la forme (eïdos) que l’art y a introduite ».

            On pourrait assurément se demander si Plotin ne contredit pas ici sa critique du stoïcisme, qui devrait logiquement conduire à dire : si la statue est belle, le marbre qui est sa matière, et qui est en elle à ce titre comme une partie constituante, doit lui-même être beau. D’un autre côté, il est clair que ce n’est pas le marbre en tant que marbre qui fait la beauté propre de la statue en tant que telle : s’il y a une beauté du marbre brut, elle ne suffit pas à rendre compte de la beauté introduite dans le marbre par la sculpture. Or cette dernière résulte assurément d’une transformation du marbre brut, soit de l’introduction dans celui-ci d’une forme nouvelle, qu’il n’avait pas antérieurement.

            Plotin explique ce rôle de la forme, qu’il appelle équivalemment morphè ou eïdos, et aussi logos, par quoi on peut entendre la raison qui donne une nécessité à l’ordre des parties au sein de l’œuvre. La forme ou raison confère à l’informe – la matière – unité (I, 6, ch.2,13-24) et ordre interne (ch.3, 5-15).

            Cet aspect rattache la doctrine de Plotin à l’aristotélisme plus encore qu’au platonisme, et plus précisément à l’hylémorphisme aristotélicien. Aristote rendait compte de l’unité d’un être matériel composé par la présence en lui d’un principe formel d’organisation dont le rôle est de faire tenir en semble les parties, ou même les éléments du composé en les structurant d’une certaine manière. Ainsi les corps naturels sont tous composés des mêmes éléments matériels, mais chacun doit sa spécificité au type d’organisation qui le constitue, et qui en fait un corps et tel corps, distinct des autres, soit qui lui donne à la fois son unité et son type.

            Plotin recourt lui aussi à la notion d’ « information (morphoûsthaï) » (ch.2, 18) pour rendre compte de la beauté, et il représente celle-ci comme une pénétration et une diffraction de l’idée au sein de la matière (18-22).

            Cela permet à Plotin de reprendre à son compte la notion stoïcienne de « raison ». Les Stoïciens parlaient de raisons séminales, en entendant par là les principes d’animation des choses, principes d’origine divine, comme d’ailleurs tout ce qui est. Toutefois, les Stoïciens étaient matérialistes, tandis que Plotin interprète leur langage en un sens idéaliste.

            En outre, il trouve à sa propre thèse l’avantage qu’à la différence de la conception stoïcienne, elle s’applique aussi à la beauté des éléments simples ou isolés (I, 6, ch.2, 24-28, et ch.3, 17-19). Leur beauté est liée à leur uniformité, c’est-à-dire à l’unité de leur forme, qui est de nature formelle ou idéale. Il importe donc de distinguer l’informe et l’uniforme : il y a dans celui-ci une unité formelle dont l’informe est privé – celle qui distingue par exemple un son émis par un instrument de musique, possédant des caractères formels déterminés de hauteur, de timbre et d’intensité, et un bruit quelconque, qui ne peut être identifié de la même façon.

            On pourrait ici encore apercevoir un problème : car un élément simple uniforme paraît plus un, et paraît donc devoir être plus beau qu’un tout composé – comme si on trouvait plus de beauté en entendant un violoniste jouer des cordes à vide, qu’en entendant une symphonie. C’est à quoi tend l’exemple du feu, que manifestement Plotin emprunte aussi au stoïcisme, selon qui Zeus à son état primordial est le feu universel de qui proviennent toutes choses. On pourrait renverser l’objection en disant qu’une forme manifeste d’autant plus sa puissance et sa beauté qu’elle réussit à conférer à un tout composé, complexe, une unité tout aussi sensible que celle d’un élément simple, où la forme est pour ainsi dire à peine distincte de la matière.

            Il ne faut d’ailleurs pas chosifier ou matérialiser la notion de forme. Dire que la beauté résulte de l’infusion de la forme dans la matière, c’est dire que la beauté du corps provient d’une beauté « antérieure (pro) » à elle, à savoir la beauté qui doit être inhérente à l’idée elle-même si celle-ci est ce qui confère sa beauté au corps. Plotin illustre cette antériorité, ou priorité ontologique plus encore que chronologique, en prenant l’exemple de l’architecte. Or l’idée qui est au principe du bel édifice, ce ne peut être le plan que l’architecte en trace, car celui-ci est déjà une diffraction matérielle de l’idée. Il faut plutôt chercher l’idée en amont du plan lui-même, c’est-à-dire, semble-t-il, dans l’intention profonde qui le commande, et qui fait que, par exemple, un temple aura une structure différente de celle d’une habitation, ou de celle d’un stade, ou d’un pont, ou d’un arc de triomphe.

            Cette interprétation peut toutefois paraître peu satisfaisante dans la mesure où elle semble réduire la beauté à la fonctionnalité. Or un édifice peut être à la fois fonctionnel et laid. D’où l’importance de cette beauté que Plotin attribue de façon un peu énigmatique à l’idée elle-même, soit d’une beauté qui ait le même degré d’idéalité que la finalité qui commande fondamentalement les intentions de l’architecte, comme s’il y avait dans la beauté un surcroît de finalité qui permet à la chose produite d’être, pourrait-on dire, encore plus idéale que si elle était simplement fonctionnelle.

 

2/ Beauté sensible et beauté intelligible.

            Plotin explique le sentiment de la beauté comme perception dans le corps de la présence et de l’action informatrice de l’idée. L’âme reconnaît dans le sensible la présence de ce qui est de même nature qu’elle : l’idée (I, 6, ch.2, 1-11). Ici Plotin reprend à son compte les enseignements du Phèdre et du Banquet. La jouissance esthétique provient du sentiment de parenté que l’âme éprouve entre elle et l’idée.

            Or, s’il est vrai que c’est l’idée qui produit la beauté dans les corps, il faut dire qu’elle est plus belle que ce qui ne fait que participer d’elle, et que l’art qui conçoit l’idée possède une beauté supérieure à celle de ses œuvres (V, 8, ch.1, 18-32).

            Dès lors, la beauté corporelle extérieure ne sera, comme le voulait Platon, qu’un point de départ pour accéder à une autre beauté, intérieure et spirituelle (I, 6, ch.8, 6-12). Faisant allusion à une figure mythologique fameuse, Plotin dénonce un risque de narcissisme esthétique, qui consiste à en rester aux images sans remonter à leur principe. Pour ne pas y tomber et s’y perdre, il faut passer de la contemplation des êtres ou des œuvres à la contemplation d’une beauté « plus vraie », parce que source de la leur.

            Cette dernière contemplation ne sera plus esthétique au sens où elle ne sera plus d’ordre sensible : il s’agit d’appréhender ce que l’âme seule, et non plus les organes sensoriels, peut percevoir. Elle le sera encore au sens où elle comportera une satisfaction analogue au sentiment de la beauté sensible, mais plus grande encore : comme Platon l’enseignait, il y a une beauté de l’intelligible, et une joie « esthétique » à la contempler.

 

3/ Nature de la contemplation esthétique.

            Est-ce à dire que la contemplation esthétique se confonde avec la contemplation intellectuelle ?

            Ce qui paraît certain, c’est que l’intellect joue un rôle essentiel dans la jouissance esthétique, s’il est vrai que celle-ci peut être éprouvée même à l’égard du pur intelligible, auquel les sens n’ont pas accès, et que, d’autre part, le sentiment de la beauté sensible est liée à la perception d’une idée présente dans la chose, et non pas seulement aux diverses sensations qu’elle procure.

            Il faut cependant distinguer, dans l’activité de intellect, deux formes d’actes contemplatifs. Lorsqu’il pense en vue de produire une connaissance scientifique, l’intellect analyse et démontre, c’est-à-dire distingue des concepts et enchaîne logiquement des propositions : ces opérations sont essentiellement discursives et mettent en œuvre des médiations. La perception de la beauté est au contraire de l’ordre de l’intuition immédiate : l’âme perçoit « du premier coup (bolèi tèi protèi) » (I, 6, ch.2, 2-3) la présence de l’idée dans la matière qu’elle informe. Il s’agit d’une intuition tout à la fois sensible et intellectuelle, puisqu’elle est la saisie d’un intelligible dans une chose sensible singulière.

            Sans doute pourrait-on se demander – Plotin ne le fait pas – si toute beauté s’impose de cette manière : il semble qu’on puisse être sourd ou aveugle à certaines beautés, qu’on finit par reconnaître et aimer. Mais même dans ce cas, où la satisfaction esthétique n’est pas chronologiquement immédiate, il semble bien que, comme le suggère Plotin, elle soit immédiate au sens d’une perception globale du rapport entre les parties et le tout de l’objet considéré, naturel ou artificiel, et non pas la conclusion d’une démarche analytique et discursive. Longtemps avant Kant, Plotin donne à entendre que le jugement de goût n’est jamais l’aboutissement d’une démarche déductive.

            Ce jugement peut être confirmé par une analyse de la création artistique.

            On peut la comparer au type de production que nous appelons technique, au sens moderne du terme. Celle-ci a son point de départ dans une activité essentiellement discursive qu’Aristote appelait syllogisme technique, et qui consiste essentiellement à déduire les moyens à mettre en œuvre à partir de la représentation de la fin. Par suite la production technique consiste généralement dans un processus d’assemblage, qui élabore progressivement une unité à partir d’une multiplicité de matériaux et d’éléments partiels donnés au préalable.

            Au contraire, l’activité du technitès – on peut traduire ici par artiste –, telle que Plotin la présente, consiste à produire son œuvre « comme un tout, non comme l’agencement d’une multiplicité ramenée à l’unité, mais plutôt comme une unité qui s’analyse en multiplicité » (V, 8, ch.5, 5-7). La source du plaisir esthétique chez le contemplateur, c’est la présence dans l’intellect de l’artiste du principe idéal qui donne à l’œuvre sa belle unité, c’est-à-dire une unité véritable parce que première et antérieure à l’œuvre elle-même, et non pas l’unité irrémédiablement factice qui résulte de l’assemblage de matériaux épars. La belle œuvre est un tout dont la consistance est immédiatement perceptible parce que les parties dont elle est composée sont nées d’un même principe intérieur à la conscience de l’artiste. C’est lorsqu’un tel principe n’est pas opérant que l’œuvre est composite.

            Cette compréhension de la création artistique conduit Plotin à attribuer à l’artiste une « sagesse naturelle (sophia phusikè) » (V, 8, ch.5, 4), c’est-à-dire à reconnaître une proximité entre sa manière de produire et la façon dont la nature engendre les êtres naturels. Dans la genèse d’un organisme, ses parties ne sont pas données d’abord pour être ensuite assemblées, mais elles sont au contraire produites au sein même de l’organisme, par diversification interne, et non pas par assemblage externe.

            On peut comprendre cette « sagesse naturelle » comme la spontanéité dont fait preuve le véritable artiste, et que nous appelons précisément le naturel dans l’art, par opposition à la production que nous jugeons maniérée, parce que les procédés de l’artiste y restent trop visibles, au détriment de l’unité profonde de l’œuvre.

            Mais il faut surtout voir qu’ici Plotin donne à entendre que l’artiste imite la nature encore plus que celui que nous appelons le technicien. C’est pourquoi il crédite l’art d’une dignité que Platon lui avait refusée, du fait de son interprétation réductrice de l’imitation : « Méprise-t-on les arts parce qu’ils ne créent que des images de la nature, disons d’abord que les choses naturelles, elles aussi, sont des images de choses différentes ; et sachons bien ensuite que les arts n’imitent pas directement les objets visibles, mais remontent aux raisons d’où est issu l’objet naturel » (V, 8, ch.1, 32-40). On voit que Plotin retourne contre les condamnations platoniciennes de certaines formes d’art la conception que Platon lui-même avait de la réalité des choses sensibles naturelles en tant qu’œuvres d’une démiurgie divine produites à l’image des idées.

            L’art reçoit ici une fonction que l’on peut appeler métaphysique. Si en effet la manière artistique de produire consiste à composer l’œuvre à partir non pas de l’unité de ses éléments, mais de l’unité de son idée, on peut y voir un analogue de ce que Plotin appelle la procession des êtres, c’est-à-dire la dérivation des choses multiples à partir de l’Un qui est leur principe : l’activité artistique donne à voir comment l’un peut produire le multiple et, ce faisant, se communiquer à lui.

 

            Comment, en fin de compte, Plotin répond-il à sa question initiale ?

1/ Impossible de rendre compte de la beauté sensible sans la référer à l’unité ordonnée que l’idée confère à la matière.

2/ Impossible de reconnaître le rôle de l’idée dans la beauté sensible sans admettre une beauté non sensible de l’idée elle-même, et de l’art qui conçoit l’idée.

3/ Impossible de rendre compte de la beauté de toutes les choses belles, sensibles ou intelligibles, sans les référer à la beauté première et unique d’un principe, source de toute beauté, principe que Plotin situe au delà non seulement du sensible, mais de l’intelligible lui-même, en entendant par là les idées que nous pouvons appréhender intellectuellement dans la connaissance, ou inventer dans l’art.

            Platon avait dit dans le même sens, au sujet du bien absolu, qu’il est « au delà de l’essence (épékeïna tès ousias) » (République, VI, 509b).

 

Michel Nodé-Langlois