Une réflexion sur la production toulousaine de l'opéra de Mozart en novembre 2025, publiée sur son blog (Culture 31) par Michel Grialou.
https://blog.culture31.com/2025/12/02/quand-la-pseudo-resurrection-au-capitole-dun-don-juan-himalayen-fait-debat/
Cher Michel,
Même à 19h30, ce Don Giovanni fut pour moi, comme toujours, un régal, en dépit d’une ouverture légèrement bousculée, et d’un point final qui m’a un peu contrarié.
Celui-ci me donnait à revoir ce qui m’avait déjà contrarié, encore bien plus, lors de la précédente programmation de l’opéra au Capitole, en 2013 sauf erreur : le retour de Don Juan sur scène après son expédition en enfer par le spectre du commandeur.
Je m’étais à l’époque demandé ce que venait faire là cette pseudo-résurrection. Non pas la résurrection qui est annoncée et promise dans l’Évangile, lequel est le fond de toute l’inspiration du mythe (Mozart était comme Molière attaché à la foi chrétienne). Je voyais là bien plutôt comme une annulation de l’échéance métaphysique du drame, donnant l’impression que la perspective de l’enfer devait être considérée comme une imposture, bref : qu’il y avait tout lieu de donner raison à Don Juan et aux libertins qu’il représente, quand l’opéra et les mises en œuvre qui l’ont précédé visaient manifestement à lui donner tort.
Quoi qu’il en soit de leur conduite effective, Mozart autant que Molière croyaient en la justice divine qui, dans Tartuffe, frappe la cupidité couverte d’une dévotion feinte, comme elle frappe dans Dom Juan les mensonges d’un amour de pure convoitise. J’avais eu l’impression, en 2013, d’une invention de metteur en scène visant à tourner en dérision cette justice surhumaine, ultime recours pour beaucoup qui sont en proie à l’injustice des hommes. Avec un long et lent retour subreptice de Don Juan, depuis le fond de la scène où il avait peu auparavant disparu, la mise en scène d’alors me semblait suggérer que l’aboutissement saisissant du dramma giocoso – la confrontation avec l’Au-Delà – n’était en vérité qu’une farce.
Madame Jaoui a repris l’idée, au terme d’une mise en scène qui contrastait de la façon la plus heureuse avec les tendances manifestes à la prise de pouvoir et à l’emprise, jusqu’à l’incongruité, de beaucoup de metteurs ou metteuses en scène d’aujourd’hui. Le retour posthume, depuis la coulisse, de Don Juan, bien reconnaissable à son costume et le verre à la main, ne durait qu’un instant, alors même que le rideau déjà descendait.
L’impression était donc plus fugace, mais je n’ai pu réprimer le sentiment de dérision que m’avait fait éprouver la représentation précédente, et peut-être d’autant plus que la scène du festin fatal avait été traitée avec autant de sobriété suggestive que d’éclat, sans artifice de pacotille, mais bien ancrée dans l’époque : avec beaucoup de justesse dans le geste, c’est une troupe de femmes, probablement séduites et trompées, qui venait sinon prendre la place de la justice divine, du moins confirmer celle-ci et la soutenir humainement, en pointant des index vengeurs vers le dévoyé impénitent châtié pour l’éternité.
Ce qui pouvait encore me donner l’impression d’une dérision, c’est que Don Juan revenait comme pour festoyer, à la table où les autres protagonistes étaient venus siéger ainsi qu’à un tribunal, en vue d’y décliner la « morale de l’histoire ». Le lieto fine a été en effet amputé, sans déplorable perte, de l’interlude en partie sentimentaliste au cours duquel Dona Anna demande un sursis d’un an pour épouser Don Ottavio, Elvira fait part de son intention de se retirer semble-t-il en un couvent, Masetto et Zerlina d’aller dîner chez eux, et Leporello de se chercher un nouveau maître, qui le paie de plus de vraies faveurs.
C’est ainsi la tribune judiciaire humaine qui pouvait paraître – fugacement – tournée en dérision, comme si décidément l’on ne pouvait rien attendre de sérieux que d’une justice divine que les humains sont incapables d’exercer, et qui les dépasse.
Don Juan revenant signait ainsi l’échec d’un féminisme légitimement justicier, dont le geste exprimait avec assez d’évidence que l’obstiné dans le mal ne mérite rien d’autre que la damnation. Un échec – et sans doute aussi une souffrance de tous ceux, et d’abord de toutes celles qui perçoivent la légitimité, mieux : l’irremplaçable valeur humaine, de ce qui là échoue. Quoi de plus inhumain que de pervertir l’amour en jeu meurtrier ? Et quel plus gros mensonge que de faire acclamer « la liberté » en ne pensant qu’à la sienne ? Or, s’il est possible de croire en toute certitude que la mort n’est pas la fin de l’existence, et que la justice divine s’exerce au-delà d’elle, il reste assurément plus facile de constater que beaucoup, en deçà, n’en ont cure, et que la victoire contre un voire contre de nombreux abuseurs ne suffit pas à empêcher qu’il en ressurgisse d’autres. Quel remède imaginer à cela, outre l’indispensable exercice de la Justice humaine, sinon la propagation de ce repentir auquel Don Juan se refuse obstinément usque ad mortem, soit le renoncement volontaire, promu par l’éducation, à la violence de l’amour fallacieux ?
La pseudo-résurrection de Don Juan au tomber de rideau voulait sans doute ne signifier rien d’autre que le resurgissement lancinant du falsificateur d’amour, qui ne recule pas, quand il en a la possibilité, devant l’assouvissement violent de son désir. Le dramma giocoso n’est décidément qu’une histoire d’échecs, car tout ce qu’aura réussi Don Juan, c’est de rester obstinément fidèle à ce qu’il a décidé pour lui-même, jusque dans la mort et jusqu’en enfer, en toute indifférence au mensonge, à l’occasion meurtrier, qu’il aura semé sur son passage.
C’est en fait à Molière que l’on doit la représentation la plus saisissante – absente de l’opéra mozartien – de cet échec global de Don Juan. Non pas cet affrontement final d’un trépassé, qu’on pourrait trouver de pacotille, mais, à la scène 2 de l’acte III de la pièce, la confrontation avec un pauvre en détresse, à qui Don Juan ne réussit pas à arracher un blasphème, moyennant le louis d’or qu’il finit par lui jeter « pour l’amour de l’humanité ». C’est là en vérité que le méchant homme est confronté à la transcendance, celle d’une fidélité à plus haut que soi, et de la justice à laquelle il ne pourra échapper.
Tu vois que j’ai un peu réfléchi depuis hier soir, quand je te livrais, sommairement et sur le vif, ma première impression.
Amitié.
Michel