L'art abstrait

     « Abstrait, tout art l’est, ou il n’est pas » : ce mot de Georges Braque semble être une provocation paradoxale puisque l’expression art abstrait désigne une forme d’art récente, que Braque a pratiquée, mais à laquelle il ne s’est même pas tenu, sans pour autant renoncer à sa vocation d’artiste. D’un autre côté, la première définition philosophique de l’art, celle d’Aristote, y voit la première forme de l’abstraction intellectuelle, en tant que dépassement d’un savoir-faire empirique dans une production consciente de ses règles.

 

 

I. L’abstraction comme parti pris esthétique

 

A. L’art abstrait comme moment de l’histoire de l’art

            Il s’agit avant tout d’un abandon du réalisme pictural tel que l’avaient pratiqué le classicisme et le romantisme. On accorde en général que l’art du XXème siècle a ses racines dans la révolution impressionniste qui, sans renoncer à la figuration, estompe les contours et ne mise plus sur la précision du dessin, mais plutôt sur le jeu des teintes : a fidélité au sujet perd de son importance au profit de l’impression ressentie, sinon par le peintre, du moins par le public chez qui il réussit à susciter une certaine impression. L’abstraction picturale est à la fois un aboutissement et une confirmation de cet effort d’affranchissement à l’égard de la représentation, qui fut le premier mode d’expression chez la plupart des grands peintres qui l’ont pratiquée : Malévitch, Mondrian, Kandinsky, Stael, Klee, Picasso, Rothko... Les œuvres de Van Gogh, Cézanne, Gauguin, le fauvisme (Matisse, Derain, Vlaminck, Marquet...), et le cubisme apparaissent, dans le prolongement de l’impressionnisme, comme des intermédiaires entre la figuration traditionnelle et la peinture abstraite : les Demoiselles d’Avignon de Picasso (dont on oublie tout à fait l’origine concrète et anecdotique) sont un moment exemplaire de déconstruction des formes naturelles que Picasso peignait auparavant et de façon à la fois très personnelle et très émouvante, comme dans son Arlequin.

 

B. La notion kantienne de « beauté pure »

            Longtemps avant l’émergence de la peinture abstraite, Kant avait distingué deux formes de beauté qu’il appelait respectivement « libre (vaga) » et « dépendante (adhaerens) ». Celle-ci caractérise une œuvre esthétiquement réussie qui a un rapport manifeste avec une réalité extérieure à l’œuvre, qu’il s’agisse du portrait d’une personne réelle, ou de la représentation allégorique d’une idée, telle La liberté guidant le peuple de Delacroix. C’est cette sorte de beauté qui peut avoir une signification et une portée morales, notamment à travers la représentation de la figure humaine. Mais elle peut être aussi considérée comme impure dans la mesure où elle mêle un intérêt moral et, plus généralement, une signification intelligible indépendamment de l’œuvre, à sa réussite esthétique. Aussi Kant considère-t-il que la beauté n’est pure, et objet d’un pur jugement de goût, affranchi de tout intérêt externe, que si elle est libre, c'est-à-dire résulte de la mise en forme d’éléments dont ni l’ensemble ni le détail ne comportent une signification énonçable sous forme d’énoncés conceptuels : l la beauté pure est le caractère d’une œuvre qui ne renvoie pas à autre chose qu’elle-même. Kant souligne que ce type de beauté est cultivé par certains arts qui à son époque sont en général considérés comme mineurs, soit les arts dits décoratifs, tels l’enluminure, l’orfèvrerie, le tapis, ou l’ornementation des édifices. L’abstraction picturale peut être caractérisée comme un choix de la beauté libre, au sens kantien de l’expression, et une élévation de ce type de beauté au rang des arts dits majeurs.

 

C. L’iconoclasme

            Le refus de la figuration n’est pas une invention de la peinture contemporaine, qui ne répondrait qu’à des intentions esthétiques. Elle a eu des formes historiques qui ont été inspirées par des raisons essentiellement théologiques et qui ont conduit à la réprobation voire à la destruction de certaines productions artistiques. L’origine peut en être cherchée dans les deux premiers commandements de la Torah juive, qui exigent de réserver le culte d’adoration à la divinité, c'est-à-dire condamnent l’idolâtrie, et interdisent par suite toute figuration de la divinité sous les traits d’une créature quelconque, pratique courante dans toutes les religions que l’on appelle païennes - en hébreu, celles des goïm, des nations autres qu’Israël. Cette injonction fondamentale, spécificité de la religion juive, a par la suite induit, au sein de la chrétienté, une querelle des images, qui dura du VIIème au XVIème siècle : certains chrétiens d’Orient réprouvaient la vénération des images qui était répandue chez ceux d’Occident. L’iconoclasme chrétien se trouva en accord avec l’Islam, qui interdisait toute forme d’art figuratif parce qu’il lui paraissait comporter inévitablement le risque de l’idolâtrie : c'est pourquoi l’art musulman est essentiellement non figuratif. Il ne s’agit certes pas là d’un choix purement esthétique, mais il s’agit bien d’un choix en matière d’art, en fonction d’une conception de celui-ci qui le subordonne à une finalité qui ne se réduit pas à la satisfaction esthétique.

 

 

II. Critique de la formule

 

A. L’art peut-il s’abstraire de toute signification ?

            Le rapprochement de l’art abstrait et de l’iconoclasme pourrait conduire à renverser la proposition de Braque. L’abstraction peut bien se définir comme un affranchissement à l’égard de la représentation, mais loin d’être dépourvu de toute signification, ce refus paraît au contraire toujours expressif d’une intention, que celle-ci soit ou non d’ordre purement esthétique. La volonté de produire des œuvres qui ne renvoient à rien en dehors d’elles-mêmes ne comporte pas moins d’intentionnalité que la production des autres. En ce sens, il faudrait plutôt dire qu’aucun art n’est abstrait, si l’on veut entendre par là un détachement à l’égard de toute finalité externe. Nietzsche ne voyait qu’un « serpent qui se mord la queue » dans ce courant qui se donna le nom d’art pour l’art (en poésie : Heredia). Et en vérité, il s’agit d’une certaine manière de produire des œuvres, qui se détermine par le refus intentionnel des autres, et comporte en cela même une finalité qui ne se réduit pas à l’œuvre elle-même. Kant avait rencontré cette difficulté dans son Analytique du beau. Il lui est d’abord apparu nécessaire de comprendre la beauté comme un caractère indépendant de toute forme d’intérêt, utilitaire ou moral, et la satisfaction esthétique comme un paradoxal « plaisir désintéressé ». Mais, voyant dans l’appréhension de la beauté une expérience par laquelle l’homme prend conscience, par-delà son animalité, de son appartenance au suprasensible, et de l’union intime en lui de l’entendement, de l’imagination, et de l’affectivité, il n’a pu que lui reconnaître un intérêt moral, jusqu’à y voir « le symbole du bien moral ».

 

B. L’art abstrait peut-il exclure les autres formes d’art ?

            La portée du propos de Braque peut aussi paraître limitée par l’aspect négatif de l’abstraction artistique : celle-ci ne se comprend en effet que comme un refus. Elle est par là-même relative à ce qu’elle refuse, et dès lors de deux choses l’une. Ou bien ce refus revient à dénier la valeur artistique des productions qui ne cherchent pas l’abstraction : le mot de Braque pourrait être littéralement interprété de cette manière, mais sa carrière de peintre opposerait un démenti suffisant à cette interprétation. Ou bien l’art abstrait entreprend seulement de se rendre étranger à d’autres formes d’art, mais il ne les exclut pas de la sphère de l’art, et se présente du même coup comme un art parmi d’autres possibles : la parole de Braque apparaît alors au pire irrecevable et au mieux énigmatique. L’histoire de l’iconoclasme a vérifié aussi cette dialectique, et reste incompréhensible sans son soubassement théologique. Car d’une part il ne s’agissait pas d’un refus purement esthétique, mais d’une interdiction religieuse, ni par conséquent d’un déni de la valeur artistique d’autres formes de production. D’autre part, l’iconographie chrétienne trouvait sa justification dans le dogme de l’Incarnation, étranger au judaïsme et à l’islam : la figuration ne risquait plus d’être idolâtrique dès lors que la foi admettait que Dieu avait lui-même pris visage d’homme. Cette attitude n’entraînait aucune forme de refus symétrique de celui qui animait l’iconoclasme : elle ouvrait seulement une possibilité de création artistique refusée par certains, en la référant à une motivation spirituelle déterminée. Et n’étant pas fondée sur un refus, elle se montrait inclusive plutôt qu’exclusive : historiquement elle fut en effet la matrice de la prodigieuse efflorescence des formes de l’art occidental, dans laquelle l’art abstrait a trouvé sa place comme les autres.

 

C. Limites de l’abstraction

            On se demande en fait jusqu’à quel point un art peut se vouloir abstrait. L’intention de se détacher de tout ce qui est de l’ordre de l’identifiable se comprend aisément. Mais la volonté d’affranchissement peut prendre des formes à la fois logiques et extrêmes, qui ont conduit certains peintres à renoncer à leur art, voire leur ont coûté la vie. Même s’il se débarrasse de tout sujet, l’artiste se retrouve face à ce que son art comporte de plus concret, à savoir sa matière, avec les contraintes qu’elle lui impose, et qui se traduisent dans les règles de son utilisation : il n’est pas vrai que n’importe quel effet esthétique puisse être produit par n’importe quel moyen. Certains peintres ont vécu comme une expérience cruelle la prise de conscience qu’ils ne pouvaient peindre que sur une surface limitée, si grande qu’elle soit. L’art abstrait apparaît d’ailleurs souvent comme une tentative pour aller aux limites de l’art : tel Malévitch peignant son Carré blanc sur fond blanc, c'est-à-dire le degré zéro de la différence chromatique, et cela avec l’intention avouée de donner picturalement l’impression du rien, qui est pour lui la seule manière de représenter l’Absolu, visée de son suprématisme. La question est : que reste-t-il alors de la peinture ? Et aussi : que reste-t-il de la beauté picturale, qui semble requérir à tout jamais une harmonie de couleurs dont il ne reste presque rien dans le tableau de Malévitch. L’abstraction serait alors pour l’art une renonciation à la beauté, qui est encore pour l’art une manière de se rattacher à autre chose, puisque la beauté le précède dans la nature. La logique de l’abstraction semble alors être de renoncer à la production d’une œuvre, et peut-être est-ce de cela que veulent témoigner ces gestes provocateurs que sont les ready-made de Marcel Duchamp.

 

 

III. Réinterprétation de la formule

 

A. L’illusion réaliste

            Se présente ici la possibilité d’un nouveau renversement : car la toile du peintre, avec ses limites, constitue sans doute un élément évidemment concret de son art, mais on peut y voir aussi paradoxalement le commencement de son abstraction du fait qu’elle voue l’artiste à mettre à part la production de quelque chose qui n’existe nulle part ailleurs. On peut comparer la toile du peintre à la scène du théâtre, qui impose aussi ses limites au dramaturge, lesquelles se traduisent dans un certain nombre de conventions que le public doit accepter autant que l’artiste, alors même qu’il n’en sont pas dupes. La fiction théâtrale ramène à quelque deux ou trois heures des événements qui, même sous la règle si contraignante des trois unités classiques, pouvaient bien occuper une journée entière. Il faut de même moins que le temps d’une vie pour lire la Recherche de Proust. Et l’on peut se demander en quoi le cinéma est plus réaliste que le théâtre, alors que sur la scène on voit des êtres de chair et d’os en trois dimensions, tandis que l’écran de cinéma donne à voir une projection d’images en deux dimensions - comme en peinture -, qui ne donnent que l’illusion d’être « en 3D », comme on dit aujourd’hui. Peut-être la peinture, quand elle se veut réaliste, ne peut-elle donner en fait qu’une illusion de réalité, comme Platon trouvait à le lui reprocher. Certaines époques en ont été tellement conscientes qu’elles ont délibérément délaissé des techniques pourtant connues, telle la perspective, que d’autres époques ont considéré comme la manière naturelle de peindre, alors qu’elle relève tout bonnement de l’art du truquage : la peinture médiévale ne cherche pas l’illusion réaliste, mais donne par exemple aux personnages représentés une taille proportionnelle à leur importance sociale, historique, ou théologique.

 

B. Nature de la mimèsis artistique

            On est en fait renvoyé ici à l’antique débat sur le caractère mimétique de l’art, donc aussi sur son rapport avec la nature qui le précède. Lorsque Platon dénonçait les tendances illusionnistes de la peinture de son temps (Zeuxis, Parrhasios, inventeur de la perspective), il enseignait déjà que ce serait pour l’art une intention absurde - Hegel le redira - que de vouloir être seulement le copiste des apparences naturelles, car il n’en produirait alors qu’une doublure au mieux inutile et au pire fallacieuse. Platon enseigne ainsi déjà qu’il n’y a pas d’art véritable dans une imitation superficielle et purement reproductrice : bien plutôt l’art doit-il chercher à imiter l’idée, c'est-à-dire conformer sa production à l’essence profonde et intelligible des choses. Et si, comme Baudelaire ou Klee longtemps après Aristote, on pense l’art comme une imitation de la nature, il faut comprendre cette mimèsis autrement que comme une reproduction d’apparence : selon Aristote, il s’agit bien plutôt, pour l’art - en son sens artistique aussi bien que technique -, de produire comme ferait la nature si c’est elle qui produisait les œuvres de l’art. Il ne s’agit donc aucunement d’un simple rapport de ressemblance entre une image et ce qu’elle représente, mais bien plutôt d’une identité en profondeur des processus producteurs, comme lorsque l’on construit un édifice en se conformant aux lois de la pesanteur et de la résistance des matériaux. À cet égard, c’est doublement que l’art s’abstrait de la nature : d’une part parce que, loin de la reproduire, il lui fait produire autre chose que ce qu’elle produit d’elle-même ; et d’autre part parce que les moyens qu’il utilise à cet égard consiste d’abord dans l’ensemble des règles de production qu’il a abstraites de la connaissance empirique des réalités naturelles.

 

C. La stylisation des formes

            L’esthétique grecque, telle que Plotin l’a développée en s’inspirant de Platon et d’Aristote, permet peut-être de comprendre le véritable sens de la formule de Braque. Car elle a pensé l’art essentiellement comme une idéalisation ou une stylisation, telle l’invention de ces types que sont les personnages de la tragédie ou de la comédie, et dont le dramaturge ne met en scène que des traits caractéristiques en rapport avec l’effet qu’il en attend : quand a-t-on vu un personnage de tragédie avouer un besoin pressant et se rendre aux toilettes ? Tout art peut être dit abstrait au sens où l’est une caricature, qui fait reconnaître quelqu'un par le moyen d’une accentuation, c'est-à-dire par une dissemblance plutôt que par une conformité. Ces formes d’abstraction trouvent assurément leurs sources dans la nature (ce qui reste une évidence pour plus d’un producteur d’œuvres abstraites), mais en opèrent une transformation qui va jusqu’à « rendre visible » ce qui ne s’y laissait pas d’abord voir, comme le souligne fortement Klee après Bergson. Et d’ailleurs, comment contredire Braque en considérant des arts tels que l’architecture ou la musique qui, alors même qu’elles répondent à des finalités externes ­- qu’il s’agisse d’habitation, de divertissement, ou de culte -, ne sont en elles-mêmes aucunement représentatives de quoi que ce soit. Le mot de Braque ne fait à certains égards que rappeler une évidence depuis longtemps acquise par la réflexion philosophique sur l’art : il y a bien dans une œuvre quelque chose comme une autoréférence, indépendamment de toute profession d’art pour l’art, parce que la beauté d’une œuvre ou, si l’on veut, sa réussite, ne tient pas au rapport qu’elle aurait avec ce qui existe en dehors d’elle, mais au rapport interne de ses éléments, dont l’ordre et l’harmonie sont commandés et rendus possibles par les règles stylistiques auxquelles elle obéit. En se sens il faut dire qu’il y a en effet une sorte d’abstraction qui est inhérente même aux œuvres figuratives, parce que celles-ci doivent leur réussite aux mêmes principes et aux mêmes exigences qui permettent aux œuvres abstraites de procurer elles aussi d’immenses satisfactions.

 

Conclusion

     La formule citée ne vise sûrement pas à exclure de l’art des productions qui, aux yeux et sous les mains de Braque lui-même, en relèvent manifestement, au prétexte qu’elles ne seraient pas des œuvres abstraites au sens historiquement restreint du terme. Elle invite plutôt à voir dans cette forme d’art la révélation du secret intime de toute production artistique, soit des formes d’art qui, sans se penser comme telles, faisaient, pourrait-on dire, de l’abstraction sans le savoir - ou même en le sachant très bien, et cela alors même que l’art était pensé comme une mimèsis, dont on croit à tort qu’elle est le contraire de ce qu’on a coutume d’entendre par abstraction dans le domaine esthétique.