Réflexions sur deux sujets

      Le sujet La science est-elle libératrice ? demande de réfléchir, autant que sur la science, sur le sens à donner à la notion de liberté, et même plus précisément à celle de libération : qu’est-ce que libérer, et qu’est-ce qu’il est possible de libérer ? Ou : qu’y a-t-il un sens à prétendre libérer, et en quoi consiste l’état de liberté qui résulte d’une supposée libération ?

     Car il y a une signification purement physique, extérieure et, somme toute, négative, de la notion de liberté : est dit se mouvoir librement ce qui ne rencontre pas d’obstacle à son mouvement. Même un électron est dit « libre » lorsqu’il n’est pas intégré à une structure atomique ou moléculaire. Un oiseau en cage ou un homme ligoté ne sont pas libres de tout mouvement, bien que, au sens physique du terme, ils respirent librement, et digèrent librement si on les nourrit.

     Ces derniers mouvements ne comportent toutefois pas cette liberté que l’on identifie avec l’exercice d’une causalité volontaire, moyennant des choix qui rendent contingents les actes qu’ils déterminent, s'il est vrai qu’un autre choix et une autre action étaient possibles.

     Cette deuxième signification de la liberté implique non seulement l’absence de contrainte – nécessité externe –, mais l’absence de nécessité interne dans la détermination du mouvement spontané.

     Le concept de libération a donc lui-même plusieurs sens.

     Son sens minimal paraît être l’élimination des contraintes, c’est-à-dire des obstacles externes au libre mouvement, telle la libération d’un prisonnier. Mais la question qui se pose alors est celle de savoir si ce qui est libéré par là est une spontanéité nécessaire, ou une spontanéité contingente.

     On reconnaît depuis Aristote qu’il n’y a de science que du nécessaire. Cela implique que, s’il existe des effets d’une spontanéité contingente, ils ne peuvent être en tant que tels objets de science. Mais la première proposition signifie que seul ce qui est nécessaire peut être objet de science, et non pas que tout le soit, ou que la science doive s’étendre à tout.

     C’est pourquoi la question posée peut être envisagée à deux niveaux.

     On tient volontiers la science pour libératrice dans la mesure où elle est émancipatrice, c’est-à-dire permet d’échapper à certaines formes de dépendance par le moyen de la connaissance qu’elle offre des causalités naturelles : ce qui ne fut pour Icare qu’un rêve mortel, parce que démesuré, est devenu une réalité technique qui n’occasionne la mort qu’accidentellement.

     Cette interprétation consiste à voir dans la technique une libre exploitation des connaissances scientifiques : celles-ci portent bien sur des nécessités naturelles, mais ces nécessités donnent en même temps à connaître des possibilités inscrites dans la nature, et non réalisées par elle. L’homme technicien peut dès lors prendre des initiatives, qui ne changent rien à l’ordre naturel, mais lui font produire des effets que celui-ci n’implique pas nécessairement, non sans courir le risque de produire aussi des effets latéraux « pervers », parce qu’indési­rables : on fait alors le contraire de ce qu’on veut en croyant faire ce qu’on veut – et il est vrai que c’est un surcroît de science qui peut permettre d’y remédier, comme aujourd’hui en ce qui concerne la sauvegarde de l’environnement.

     L’interprétation précédente – qui était celle d’Aristote – consiste donc à articuler les nécessités conditionnelles connues par la science et la contingence des événements, qu’elles n’excluent pas mais rendent possible.

     Tout autre est l’interprétation déterministe, qui consiste à fonder la possibilité même de la science sur la postulation d’une nécessité intégrale de tout ce qu’elle étudie, à savoir la nature.

     C’est le cas dans la philosophie théorique de Kant, lequel a cherché à phénoménaliser l’objet de la science pour sauvegarder une possibilité d’affirmer, en dehors d’elle et au-delà d’elle, l’existence d’une volonté libre, un libre arbitre (Willkür), principe de responsabilité et de moralité. La réponse kantienne à la question serait que la science ne peut aucunement libérer, puisqu’elle ignore la notion même de liberté : seule la morale – le « pratico-pratique » – libère. Aussi Kant fait-il paradoxalement rentrer la technique – le « technico-pratique » – dans la sphère théorique, au motif qu’elle ne peut pas être moins déterministe que la science qui la fonde.

     La conciliation kantienne d’une science déterministe et d’une morale de la liberté a pour médiation une relativisation du déterminisme scientifique qui le limite aux phénomènes, et lui interdit de s’attribuer une signification absolue.

     Spinoza au contraire donnait du déterminisme une version métaphysique, en fondant son nécessitarisme intégral sur la preuve ontologique de l’existence de Dieu, faute quoi le déterminisme devrait apparaître comme un simple postulat contestable.

     Dans cette perspective, il est hors de question de concevoir une libération par la science qui émanciperait l’homme de la nécessité naturelle, en lui donnant le pouvoir d’exercer une puissance de choix et d’action contingents. Il faut au contraire admettre que « Dieu seul est cause libre » (Éthique, I, prop. XVII, cor. II) au sens physique de la soustraction à toute contrainte, puisqu’il n’existe rien d’extérieur à Dieu. Mais il s’agit alors d’une « libre nécessité », et non pas d’une « libre volonté ». Quant à ce qui n’existe que comme « mode » de Dieu, soient tous les êtres finis, cela est toujours soumis autant à la nécessité externe qu’à la nécessité interne.

     La « liberté de l’homme » consiste alors à échapper à la caverne des illusions – et notamment de l’illusion du libre arbitre – en sachant – « connaissance du troisième genre » – que tout ce qui est est nécessaire d’une nécessité divine, c’est-à-dire absolue.

     L’Évangile de Jean avait enseigné : « Vous connaîtrez la vérité et la vérité vous rendra libres ». Il s’agissait d’une vérité offerte à un acte libre de foi, qu’aucune détermination naturelle ni aucun syllogisme ne pouvait nécessiter : la vérité en question ne relevait pas d’une science accessible à la raison humaine, mais de la révélation d’un mystère, c’est-à-dire d’un secret au sujet de l’intention divine qui s’exerce dans la création libre du monde, et de la liberté humaine au sein du monde.

     La réinterprétation spinoziste de la libération de l’homme se caractérise avant tout par l’élimination de cette notion de création, et de la notion de libre arbitre humain qu’elle fonde métaphysiquement.

     Par-delà les aspects les plus immédiats, et à certains égards superficiels, de la question, c’est à ce débat métaphysique majeur qu’elle renvoie implicitement. Et c’est à dégager ce type d’implicite que doit viser aussi le travail de la dissertation.

 

     Le sujet Un état de droit est-il le contraire d’un rapport de force ? pouvait paraître à première vue ne pas en impliquer autant. Pourtant, ici encore, le spinozisme ne manquait pas de conférer une dimension métaphysique à la question.

     Spinoza donne en effet de la doctrine de Hobbes une interprétation à la fois logique et radicale, en montrant dans l’état civil la « continuation de l’état de nature » (Lettre L à Jarig Jelles). Il serait en effet contradictoire de prétendre expliquer l’instauration du premier si ce n’est à partir de ce qui est censé constituer le second, à savoir le règne de la force. Il n’y a donc pas à attendre d’un état de droit, dans cette perspective, autre chose qu’un rapport de force, et le souverain y perd sa légitimité dans la mesure même où il perd sa puissance coercitive. L’instauration de l’état civil doit être envisagé, à l’instar de tout le reste, comme l’effet mécanique du jeu des forces dans l’état de nature, et non pas comme celui de l’usage raisonnable d’un libre arbitre qui n’existe pas.

     C’est évidemment sur ce point que porte la critique rousseauiste du « droit du plus fort », que la doctrine de Hobbes a « réellement établi en principe » (Contrat social, I, 3).

     Il s’agit pour Rousseau de faire apparaître que cette conception de l’état civil revient en vérité à vider de son sens la notion même de droit : elle prive celle-ci de sa dimension morale, laquelle fait du droit un type de relation – aux choses et à autrui – qui est essentiellement autre qu’un rapport de force, de sorte que la notion de pouvoir légitime peut être à certains égards considérée comme le contraire du simple exercice d’une force coercitive – celle par exemple qui permet de réduire en esclavage un certain nombre d’individus à la suite d’une razzia, ou d’enlever des enfants pour les vouer à la prostitution.

     Il y a lieu toutefois, tout comme pour le précédent sujet, de distinguer attentivement non pas tant la notion d’état de celle de rapport – car le droit est un certain rapport – que la notion du droit de celle de l’état de droit, c’est-à-dire de l'état qui est censément fondé sur le droit et non pas sur la force.

     Il est clair en effet que le droit n’est, comme dit Leibniz, qu’un « pouvoir moral », et qu’à ce titre il ne peut se réaliser – ne pas rester lettre morte – qu’à la condition de faire obstacle par un usage légitime de la force pour contrer ses usages illégitimes – les violences.

     Il y aurait donc lieu ici de distinguer soigneusement les concepts d’obligation, de contrainte, et de violence : l’obligation ne prend une allure contraignante que pour la volonté qui refuse de s’y soumettre, et toute contrainte n’est pas une violence, puisqu’elle peut être au contraire le moyen de s’opposer, de façon préventive ou répressive, à la violation d’un droit. Il n’y aurait sinon aucune différence entre l’enlèvement ou la séquestration d’un enfant à des fins lucratives, et l’emprisonnement du voleur ou du violeur d’enfant aux frais de la république.

     Ainsi le droit est le contraire d’un rapport de force, mais il est impossible qu’un état de droit soit exclusif de tout rapport de force.

     Cela se comprend aisément d’un point de vue judiciaire, mais trouve aussi sa traduction politique dans la conception moderne de la démocratie. À la différence du totalitarisme politique, qui cherche à effacer les conflits en réprimant le pluralisme et l’opposition, la démocratie en est plutôt une mise en œuvre institutionnelle, qui donne un statut juridique à leur expression, de manière à en permettre la solution négociée, et plus généralement à en dégager l’expression d’un intérêt général.

     Keynes, lecteur attentif de Marx, avait fort bien compris que l’action syndicale jouerait un rôle essentiel dans le développement et la sauvegarde des sociétés capitalistes libérales, et cela d’autant plus que cette action serait plus forte, mieux organisée, et dotée d’un statut juridique qui assure à la fois sa puissance revendicatrice et son indépendance idéologique par rapport aux partis politiques.

     Le mensonge totalitaire consiste à empêcher l’expression des rapports de force au sein de la collectivité par la pression écrasante d’une puissance coercitive confisquée par le parti au pouvoir. La conception démocratique de l’état de droit consiste à y voir le moyen de mettre en œuvre de façon collectivement profitable les rapports de force qui naissent de la diversité, en même temps que de la légitimité des intérêts, individuels ou partiels, que le totalitarisme  refuse de reconnaître.