Méthodologie des exercices philosophiques

     La méthode ici présentée relève d'une conception dialectique de l'exercice philosophique, acquise à l'école de Michel Gourinat.

     Certains candidats aux concours de recrutement ont pu entendre dire au sujet de leur copie (je cite l'un d'entre eux) que "cela n’était pas une dissertation de philosophie, car elle ne respectait pas les critères formels et l’esprit attendus au concours. En effet, il ne nous est pas demandé de réfuter un auteur ou l’une de ses thèses (car il faut « rester humble » devant eux), ni de prétendre avoir tranché réellement le problème soulevé dans l’introduction (il ne faut pas prétendre détenir la vérité). Notre travail n’a pas vocation à étudier la réalité, mais à étudier les différentes significations que peut revêtir une notion. Notre dissertation doit donc faire varier les différentes significations que l’on peut donner à la notion qui nous est proposée en sujet, et ce sont ces variations qui constituent le mouvement, la forme (les différentes parties) de notre dissertation. Le but étant alors d’être le plus original possible".

     Le souci de la vérité est néanmoins la forme d'humilité qui définit originellement la philosophie en tant que telle. Y renoncer au profit d'une herméneutique brillante est le propre de sa contrefaçon sophistique. Ce serait mal se mettre à l'école des philosophes, et peu les honorer, que de les statufier et ne pas s'atteler au meilleur de ce qu'ils ont voulu être. Sauf à supposer qu'un jury de philosophie veuille couronner des candidats au motif qu'ils renoncent à être philosophes - hypothèse qui paraîtra "hyperbolique et ridicule", comme Descartes le disait de ses doutes -, il resterait, dans un cas aussi improbable, à se dire que la pratique d'une dialectique ordonnée à la vérité (soit à la présentation comme vraie, au risque de se tromper, de la conclusion à laquelle on parvient au terme d'une argumentation aussi rigoureuse que possible) est sans doute parfaitement capable de répondre à la requête susdite, voire de produire une originalité dont le souci paraît au demeurant plus mondain que philosophique.

     Chercher la vérité sans en faire profession plus que nécessaire, moyennant l'exploration des concepts et de leurs implications, ne citer les auteurs - plutôt que les viser - qu'autant qu'ils nourrissent la pensée (une signature n'étant jamais un argument en philosophie), ce pourrait être une bonne manière, comme ce fut le cas chez tous les vrais philosophes depuis Socrate, de retourner l'art sophistique au profit de la philosophie.

 

I. La dissertation

 

     C’est un genre littéraire qui, comme tous les autres, a ses règles propres, qui le différencient, par exemple, de l’essai ou de la question de cours.

    Elle se définit comme l’examen d’un problème philosophique, qu’elle doit par conséquent poser (introduction), discuter (argumentation), et résoudre (conclusion).

     Elle relève d’une part de la rhétorique (art de discourir de façon à persuader), d’autre part de la dialectique (art de discuter en examinant des arguments opposés).

 

L'introduction

a. Fonction de l’introduction.

     Elle pose le problème, c’est-à-dire l’introduit en montrant pourquoi la question posée ou suggérée par le sujet est de nature problématique (voir b.).

     Elle ne pose qu’un seul problème, pour unifier le propos (les questions connexes seront soulevées en cours d’argumentation).

 

b. Nature du problème.

     Aristote : il y a problème lorsqu’il y a désaccord entre les sages, ou dans l’opinion, ou entre les deux. Un problème résulte donc du conflit entre des thèses.

     Le problème se distingue donc d’une simple question en ce qu’il est l’interrogation sur une contradiction : il questionne sur une alternative qui invite à envisager des réponses contradictoires.

 

c. Passage du sujet au problème.

  1. Si le sujet ne comporte qu’un seul terme, interroger sur sa définition pour autant qu’elle comporte un problème. Par exemple : peut-on définir l’homme comme un animal rationnel, alors que les hommes commettent fréquemment des actes déraisonnables ?

  2. Si le sujet comporte deux termes, montrer en quoi ils semblent à la fois s’impliquer et s’exclure. Par exemple, sur le sujet « Liberté et raison » : si la raison est ce qui détermine l’action en lui donnant des motifs, faut-il dire qu’on est d’autant plus libre qu’on a moins de raisons d’agir ?

  3. Si le sujet a déjà la forme d’une question, la transformer en problème. Par exemple, sur le sujet « Y a-t-il une nature humaine ? » : peut-on nier la nature humaine sans rendre énigmatique l’apparte­nance de l’homme à la nature ?

 

     Il peut paraître dommageable d’annoncer en fin d’introduction le plan de l’argumenta­tion (sauf à anticiper celle-ci, le plan ne pourra être que formel, et aura le désavantage rhétorique de faire connaître à l’avance ce vers quoi on veut entraîner le lecteur). Le jury des ENS a parfois exprimé dans ses rapports le souhait que les candidats s’en fassent une règle, mais semble y avoir renoncé.

 

L'argumentation

a. Fonction de l’argumentation.

     Elle examine exclusivement le problème posé dans l’introduction et ne doit recourir qu’à des éléments qui s’y rapportent, sans poser des questions annexes qui n’importent pas pour répondre au sujet.

     Si la résolution du problème présuppose la réponse à d’autres questions, il faut le montrer et rattacher leur examen au problème posé. Par exemple : l’interrogation sur l’existence d’une nature humaine conduit à se demander comment la nature doit être conçue pour qu’une liberté puisse y trouver sa place.

     Il faut examiner les positions contradictoires sur la question posée, et toujours apporter une justification logique aux propositions que l’on énonce (même si c’est pour monter ensuite l’insuffisance des raisons avancées).

 

b. Sources de l’argumentation.

  1. Principalement : le sens des termes du sujet, et de tous ceux qui sont nécessaires pour énoncer des thèses à son propos, autrement dit : leur définition. Ces termes sont souvent équivoques, et il faut tirer au clair la pluralité de leurs sens. Il est bon aussi d’éclairer le sens des termes en les comparant aux termes apparentés ou opposés, et en formulant explicitement leurs rapports. La définition des termes permet de mettre en évidence leurs implications logiques et par là-même d’en tirer les éléments de justification des thèses que l’on examine.

  2. Secondairement : les auteurs, philosophes ou autres. On s’en passe difficilement quand il s’agit de comprendre le sens d’un problème philosophique et de l’examiner philosophiquement. Pourtant, la qualité d’une dissertation ne dépend pas avant tout de l’abondance des références livresques qu’elle mobilise : celles-ci ne sont bonnes que si elles sont au service d’une démarche qui doit être soucieuse avant tout d’élucider les concepts et d’articuler logiquement les propositions.

  3. Les exemples, qui n’ont pas une fonction proprement démonstrative, mais seulement illustrative. Il faut absolument éviter d’argumenter en passant en revue une série de cas particuliers.

 

c. Le plan.

     Le plan tripartite répond à l’esprit dialectique de l’argumentation philosophique, fondé sur le principe aristotélicien selon lequel le seul moyen de vérifier un principe (objet propre de la connaissance philosophique) est d’examiner sa négation pour la réfuter. L’usage philosophique de la dialectique revient à chercher dans la réfutation une forme de preuve, ce qui impose de ne pas en rester à la négativité de la réfutation, mais de s’appuyer sur elle pour construire une réponse positive au problème.

     Les indications qui suivent ne sont pas à considérer comme une grille qu’il faudrait toujours remplir mécaniquement, mais comme un ensemble d’orientations correspondant respectivement aux trois parties, soit ce qu’il faut viser dans chacune d’elles, la mise en ordre des idées devant se faire de la manière qui paraîtra la plus claire à la rédaction.

 

     1. Première partie : exposé et développement de la thèse, suggérée par le sujet, que l’on veut critiquer :

1/ Sens de la thèse.

2/ Justifications de la thèse.

3/ Conséquences ou présupposés de la thèse (ce qu’elle implique, en aval ou en amont).

     2. Deuxième partie : critique dialectique de la thèse :

1/ Contradiction dans la thèse ou dans ses implications.

2/ Critique des présupposés injustifiés de la thèse.

3/ Éventuellement, formulation d’une antithèse.

     3. Troisième partie : réinterprétation de la thèse.

1/ Limitation de sa validité : est-elle absolument fausse, ou seulement si on l’interprète comme précédemment ?

2/ Nouvelle définition des termes pour donner à la thèse un sens acceptable – ou justifier la nouvelle thèse.

3/ Conséquences de cette nouvelle interprétation.

 

La conclusion

     Elle énonce la solution trouvée au problème posé dans l’introduction, sans poser de nouvelles questions sous prétexte d’élargir la perspective ou d’appeler une réflexion ultérieure. Si de telles questions étaient appelées par le sujet, il fallait les poser avant et les traiter : il vaut donc mieux ne pas rendre encore plus évident qu’on les a omises. Et si elles ne l’étaient pas, c’est qu’elles sont hors sujet.

     La réponse ultime est celle qui apparaît justifiée en fin d’argumentation, celle à laquelle on a trouvé suffisamment de raisons pour pouvoir l’affirmer : c’est en cela que consiste la loyauté philosophique. Et c’est pourquoi l’on peut bien terminer sur une aporie si l’on n’a pas trouver les moyens d’y échapper.

     La conclusion n’a pas à reprendre l’ensemble de l’argumentation, mais plutôt à en reformuler l’essentiel pour faire apparaître comment la position finale est l’aboutissement de l’examen dialectique du problème.

 

 

II. Le commentaire de texte.

 

     Cet exercice diffère de la dissertation, mais peut être envisagé dans le même esprit.

    La compréhension philosophique d’un texte philosophique doit en effet consister d’abord à se demander à quel problème ce texte répond, en vue d’examiner comment il y répond.

 

     Par suite, l’introduction doit :

  1. Situer le texte si le contexte proche ou large (l’œuvre de l’auteur, voire le courant philosophique auquel ce dernier appartient) est connu. Sinon, l’introduction du texte, comme celle de la dissertation, revient à :

  2. Poser le problème dans la perspective duquel on va expliquer le texte, c’est-à-dire indiquer le sens philosophique du texte en montrant quel est sa visée essentielle. Pour cela : chercher en lisant le texte ce qui peut apparaître comme sa thèse centrale, et formuler comme problème la question à laquelle cette thèse répond.

  3. Exposer le plan du texte, en fonction duquel on structurera l’explication.

 

     L’exercice du commentaire est plus facile que la dissertation en ce que le matériau philosophique est fourni par le texte, et qu’on n’est pas supposé reprendre à sa charge le problème qu’il traite. Sa difficulté propre est l’obligation, si l’on veut produire un résultat philosophique sérieux, de connaître l’auteur à qui le texte est emprunté : sinon, on est exposé à tous les contresens.

     Expliquer un texte revient toujours à rendre explicite ce qui est en lui implicite, seul moyen de faire autre chose que de simplement le répéter (ce qu’on appelle, un peu faussement : la paraphrase). Les moyens et les visées de cette opération sont :

  1. La définition des concepts qu’il mobilise. Pour cela, distinguer les termes qui ont une importance philosophique, et ceux qui ne sont là qu’à titre d’exemples concrets ne nécessitant ni analyse ni définition. Suivant les cas, les définitions sont à emprunter au vocabulaire philosophique traditionnel, ou à l’auteur du texte s’il donne à certains mots un sens qui lui est propre (par exemple le terme « essence » chez Leibniz).

  2. L’explication du sens des propositions qui sont formulées à l’aide de ces concepts.

  3. La mise en évidence de l’articulation logique entre ces propositions : qu’est-ce qui joue le rôle de prémisse, voire de principe ? Qu’est-ce qui en est la conséquence ?

 

     Compte tenu des rapports rédigés par les jurys de concours, et en dépit d’une tradition antérieure, il n’y a pas à consacrer une partie du commentaire à l’examen critique du texte, dans l’esprit de la réfutation dialectique. En revanche, il est particulièrement intéressant de faire apparaître, au cours de l’explication, les points qui font difficulté, c’est-à-dire ceux qui sont d’interprétation difficile parce qu’obscurs ou équivoques, et ceux qu’on pourrait soupçonner d’entraî­ner une contradiction, ou d’être en opposition avec d’autres thèses de l’auteur.

     La conclusion du commentaire doit viser à apprécier la manière dont le texte a répondu au problème énoncé dans l’introduction. Ici il peut être bon d’élargir la perspective et d’apprécier la portée philosophique du texte à l’intérieur de l’œuvre de son auteur d’une part, mais aussi en rapport avec l’histoire antérieure de la philosophie, voire avec son histoire ultérieure.