Matérialisme

Qu’est-ce que le matérialisme ?

            Il est souvent revendiqué comme une condition de l’objectivité scientifique (Bachelard caractérise la science physique comme un « matérialisme rationnel »), ou comme une arme idéologique contre toute forme de spiritualisme, notamment religieux.

            D’un autre côté, les individus (femmes notamment…) voudraient bien s’affranchir des tâches « bassement matérielles ».

            Que signifie – et peut-on ? – faire de la matière un principe, voire un absolu (suffixe : -isme) ?

I. L’opposition du matérialisme et de « l’idéalisme ».

A. Le marxisme peut apparaître comme la forme accomplie du matérialisme, puisqu’il en étend le principe à tous les domaines de réalité et de science, culturels et historiques autant que physiques ou cosmologiques. Marx présente son « matérialisme historique » comme un « renversement » de la dialectique hégélienne : il voit dans les débats philosophiques, et dans l’ensemble des institutions juridiques et politiques, l’effet « super-structurel » de « l’infrastructure » que constituent les rapports sociaux engendrés par la production des biens consommables. « Le mode de production de la vie matérielle domine en général le développement de la vie sociale, politique et intellectuel. Ce n’est pas la conscience des hommes qui détermine leur existence, c’est au contraire leur existence qui détermine leur conscience » (Critique de l’économie politique, Avant-propos). L’idéalisme d’inspiration éthique ignore la véritable cause du devenir historique : la lutte des classes.

B. Le marxisme a transformé en principe universel de la « science de l’histoire » la conception bourgeoise de la vie humaine selon laquelle « l’économie est l’instance dominante », soit ce qu’on appelle le matérialisme pratique. La pensée de Marx passe certes pour être la critique la plus complète de cette conception, mais elle en est d’abord la consécration, jusque dans sa présentation de l’humanité future comme l’ère de « l’athéisme accompli », soit le moment où la surabondance de la production industrielle permettra aux hommes de devenir indifférents à toutes les questions spéculatives et existentielles que seule la limitation de leur puissance technique les amenait à se poser. Selon Marx, le matérialisme bourgeois devenu explicite dans la société moderne était la vérité implicite mais masquée de toutes celles qui l’ont précédée.

C. À la différence des économistes bourgeois antérieurs, Marx adosse son matérialisme historique à un matérialisme ontologique dont il trouve les principes dans l’atomisme de Démocrite et Épicure (sujet de sa thèse) : l’homo œconomicus de la pensée bourgeoise vit comme si le monde matériel était toute la réalité, tandis que c’est pour Marx une thèse (« un être immatériel est un monstre »). L’absolutisation du monde matériel conduit logiquement à l’atomisme, soit à l’affirmation de corps primordiaux éternels et indivisibles, à l’origine de la composition des autres : les corps visibles se présentent comme corruptibles, et ceux que le matérialisme absolutise ne peuvent s’identifier à ces corps-là, mais seulement à ceux – d’une toute autre échelle – en lesquels les premiers se décomposent. L’atomisme ne peut se passer toutefois d’un immatériel : le vide.

II. Apories du réductionnisme matérialiste.

A. Le matérialisme est nécessairement un élémentarisme parce qu’il revient à réduire la substance des êtres à ce dont ils sont faits, et à quoi aboutit leur division matérielle. Sous la forme de l’atomisme antique, le matérialisme est proche de l’idéalisme parce que les atomes qu’il postule ne peuvent être perçus ni observés, mais seulement être conçus, ainsi que les caractères et différences morphologiques (« atomes crochus ») sans lesquels ils ne pourraient s’agréger. En revanche, lorsque la science est devenue capable d’explorer expérimentalement le détail des êtres matériels, l’« atome » est devenu une structure décomposable plutôt qu’un insécable, et les particules élémentaires sont apparues comme muables et transformables les unes dans les autres. La science a donc été conduite par son « matérialisme » expérimental à éliminer la notion d’un atome – d’un indivisible – matériel, comme tel substantiel.

B. Le matérialisme implique aussi la réduction du mouvement naturel au déplacement – consacrée par l’identification cartésienne du corps à la res extensa –, et par suite celle des changements qualitatif (altérations) et substantiels (générations) à un déplacement de parties, leur spécificité apparente étant considérée comme un « épiphénomène » sans réalité véritable. Cette réduction sous-tend la physique mécaniciste développée à l’époque classique par des savants (Galilée, Descartes, Newton) qui étaient spiritualistes en même temps que physiciens de pointe. Elle s’est trouvée remise en question par l’échec de l’explication mécaniste dans le domaine élémentaire (quantique), autant que par la mutabilité des particules – dont la genèse ne peut être qu’une génération (différenciation formelle de l’énergie universelle), et non pas un déplacement.

C. Le matérialisme est logiquement un casualisme parce qu’il ne peut voir qu’un hasard dans l’apparition et la constitution de formes complexes d’existence, résultant de l’interférence d’une multitude de causalités exercées par des constituants matériels concourant à un ordre d’ensemble : longtemps avant Darwin, Empédocle considérait comme fortuite toute apparence de finalité dans la constitution et le fonctionnement d’un être organisé. Cela revient à considérer de tels phénomènes comme rationnellement et scientifiquement inexplicables, car le seul moyen d’en rendre compte serait de reconnaître une réalité et une prégnance causale (d’une autre nature que l’efficience motrice) non seulement à la matière, mais aussi à la forme, c’est-à-dire à un principe structurel d’organisation qui n’est « ni matière ni énergie » (Laborit), et qui n’est pas un élément venant s’ajouter à d’autres (différence entre le tout et l’agrégat selon Aristote).

III. Signification du matérialisme.

A. On peut y voir d’abord une exigence d’attention au monde corporel, parfois ignoré ou négligé (Dagognet : « rematérialiser »), soit le refus de dénier à celui-ci sa consistance ontologique au nom d’une ontologie moniste et immobiliste (Parménide), ou d’une conception éternitaire de la réalité idéale (Platon), ou encore de la prétention à réduire l’existant concret à une synthèse d’abstractions (Hegel). Sous cet aspect, le matérialisme relève du même esprit philosophique que le réalisme aristotélicien, motivé avant tout par les contradictions résultant du dualisme séparatiste de Platon (topos noètos et topos aïsthètos) : l’aristotélisme, autant que le matérialisme, réapproprie l’intelligible – l’universel – au sensible.

B. Le matérialisme diffère toutefois de l’aristotélisme en ce qu’il professe ce que celui-ci juge impossible : penser le corps en le réduisant à sa matière. L’approche hypothétiquement matérialiste du monde physique conduit à la reconnaissance de l’irréductibilité des phénomènes d’émergence qu’Edgar Morin met au compte de « l’organisaction », nouveau nom de la cause formelle aristotélicienne. L’hylémorphisme (définition du composé matériel comme synthèse de matière  – aujourd’hui : d’énergie – et de forme) est une alternative au matérialisme qui évite les impasses du dualisme (problème cartésien de la « communication des substances » : âme spirituelle libre et corps matériel mécaniquement déterminé), dans lesquelles le réductionnisme matérialiste trouve sa principale justification.

C. Sur le plan pratique, l’exigence commune au matérialisme et au réalisme hylémorphiste doit conduire à ne pas séparer la dignité des personnes des conditions de leur existence corporelle et matérielle : saint Vincent de Paul voulait qu’à un homme transi et affamé on offre une couverture et un bouillon plutôt qu’un sermon. On peut penser qu’un matérialisme radical encourage logiquement l’asservissement des personnes à la production collective des biens consommables (que ce soit dans un régime étatiste ou dans un régime libéral), lequel finit par les atteindre dans leur corps autant que dans leur âme. Sans doute faut-il plutôt ordonner cette production à un souverain bien spirituel que ces biens ne peuvent pas procurer. Il faut d’ailleurs noter que la revendication d’une position matérialiste se conjugue fréquemment avec un humanisme qui se présente comme une forme de « spiritualité » (Comte-Sponville).

Conclusion

                Faire de la matière un principe, c’est-à-dire lui reconnaître une réalité et un rôle propre dans la constitution et le fonctionnement des êtres naturels, ne revient pas forcément à l’absolutiser, et suppose sans doute de s’y refuser, car cela reviendrait à supposer que la matière puisse exister seule et à part, quand ce qui existe, c’est toujours – depuis l’élémentaire microphysique jusqu’aux organismes vivants les plus complexes – des corps différenciés par leur forme – organisatrice – plutôt que par la matière dont ils sont faits. Le matérialisme paraît ainsi, sur le plan théorique, comporter l’exigence interne de son propre dépassement, tout comme certains matérialistes, sur le plan pratique, ne veulent pas se contenter de l’indifférence morale à laquelle leur matérialisme théorique semble incliner.