Les lois morales

Quel est le fondement des lois morales ?

 

     On identifie souvent les lois morales, pour les distinguer des autres, aux « lois non?écrites » dont parle Antigone. On pense en général leur conférer par là une autorité plus grande qu’à toutes les règles qui découlent manifestement de conventions humaines. Le bien?fondé de ces dernières peut être en effet l’objet d’un examen, du fait même que leur origine est identifiable. Mais il n’est pas sûr que l’on puisse mettre les lois morales au?dessus d’une telle critique en leur donnant un fondement mystérieux : même si les hommes n’en décident pas, encore faut?il indiquer où et comment on peut les lire, soit ce qui permet de les reconnaître comme telles. Sans quoi elles risquent de paraître arbitraires, et, qui pis est, de vouloir dissimuler cet arbitraire en se prétendant indiscutables.

 

I. « Fondation (Grundlegung) de la métaphysique des mœurs »

 

A. Qu'est-ce qui est à fonder ?

     Il s’agit du caractère impératif des préceptes moraux, en tant qu’ils énoncent la nécessité non pas de ce qui arrive toujours (nécessité physique), mais la nécessité de ce qui doit être voulu (nécessité morale) : la question est de savoir pourquoi on est non seulement soumis à des lois naturelles dont on ne décide pas, mais pourquoi il faut en outre qu’on soit obligé ( ¹ contraint ) à certaines choses, que les hommes doivent et se doivent, alors qu’ils peuvent physiquement faire le contraire. Or on ne saurait chercher dans ce qui se fait la règle de ce qui doit se faire : la diversité culturelle des prescriptions morales est un fait, mais elle ne nous dit rien quant à ce qui oblige en droit (en conscience), et non seulement en fait, à travers la « pression sociale » des mœurs (Bergson).

 

 

B. L’inconditionnalité des lois morales

     Un impératif moral se distingue des autres, selon Kant, en ce qu’il est catégorique. Un impératif hypothétique (technico?pratique) trouve son fondement dans la fin qu’il sert ; mais celle-ci est un principe contingent si elle est relative à la subjectivité de chacun (l’intérêt) ; ou bien elle relève d’une nécessité naturelle (le bonheur), étrangère et même contraire à la liberté à laquelle s’adresse la loi morale. Celle-ci commande absolument, c'est-à-dire indépendamment de tout intérêt personnel et de toute inclination naturelle. C'est pourquoi on ne saurait selon Kant chercher dans la nature le fondement de la moralité, mais on ne saurait non plus le chercher dans l’intérêt bien compris, qui inspire la codification des règles sociales et politiques du bien?vivre : autant de formes de l’hétéronomie.

 

 

C. L’autonomie de la volonté.

     Reste alors à fonder la loi morale sur cela même qu’elle concerne, à savoir cette volonté libre qu’elle révèle comme sa condition de possibilité. On ne peut se savoir libre, selon Kant et paradoxalement, que parce que l'on a conscience d’être obligé, et d’être, en tant que tel, autre chose qu’un phénomène naturel déterminé. Ce Faktum de la conscience morale n’est pas un fait empirique : c’est l’exigence que porte en elle la volonté – raison pratique – de ne rien vouloir qui la mette en contradiction avec elle-même (formalisme), c'est-à-dire qui l’empêche de vouloir vraiment ce qu’elle veut. D’où la « loi fondamentale » : Agis de telle sorte que ce que tu veux puisse faire l’objet d’une volonté universelle. Vaut objectivement comme loi morale une règle qui prescrit ce qu’il faut faire en interdisant ce qui ne pourrait sans contradiction être universellement voulu (exemple du mensonge). La volonté est le fondement de ses propres lois, et c’est en cela qu’elle est libre.

 

 

II. Le renversement nietzschéen des « vieilles tables »

 

A. La « tartuferie morale » de Kant

     La volonté est censée déterminer par elle-même le bien qu’elle doit vouloir, mais le paradoxe est qu’elle ne pense être libre qu’en s’assujettissant à une loi. C'est pourquoi Kant finit par dire que le respect qui fait obéir aux lois morales revient à y reconnaître des « commandements divins », car la volonté est principe de la loi, et pourtant elle n’en décide pas : tout se passe donc comme si la volonté humaine devait reconnaître dans la loi l’expression d’une volonté qui la transcende. Mais c’est là ramener la soi?disant autonomie de la volonté à un principe d’hétéronomie, que la Critique de la Raison pure avait pourtant déclaré inconnaissable : comme Voltaire, Kant a besoin de Dieu comme garant de l’ordre moral (le premier des « postulats de la raison pratique »).

 

B. « La généalogie de la morale »

     Kant en est resté à une conception de la volonté qui l’identifie à la raison : d’où sa recherche d’un fondement, c'est-à-dire d’une justification rationnelle de la loi. Mais son formalisme pourrait servir à justifier l’immoralité autant que la loi : car celui qui ne craint pas d’être trompé peut très bien admettre que n’importe qui puisse vouloir mentir. De même, on peut supprimer la contradiction de la fausse promesse en supprimant les promesses. Le principe de non?contradiction ne suffit pas à déterminer le bien : il ne peut que s’appliquer à des biens voulus par ailleurs, par exemple : vivre dans la confiance plutôt que dans la défiance, ce qui est un besoin vital plutôt qu’une raison formelle. Toute prescription morale a son origine dans un vouloir qu’elle exprime, mais qui ne la fonde pas en raison, s’il est vrai qu’un tel fondement doit être formel, et non pas « matériel ».

 

C. « La révolte des esclaves dans la morale »

     Le point de vue généalogique conduit à mettre en question l’objectivité des lois morales, car les volontés sont foncièrement diverses. La prétention à l’universalité exprime en fait le point de vue de ceux qui craignent d’être vraiment autonomes, c'est-à-dire de ne s’en rapporter qu’à eux-mêmes. Nietzsche caractérise ces volontés comme serviles, par opposition aux consciences maîtresses. Les premières ont réussi à s’imposer aux autres, sous la forme de « la morale », parce que les volontés médiocres, qui n’aiment ni l’excellence ni l’exception, sont les plus nombreuses : c’était déjà l’explication que donnait Calliclès dans le Gorgias, dénonçant le caractère conventionnel et contre nature des lois, en tant qu’elles brident toute volonté d’émancipation.

 

 

III. L’homme en révolte

 

A. Renversement du renversement

     Si l’on s’en tient au rapport de force, il faudra accorder à Platon, malgré Nietzsche, que les soi­?disant faibles sont en réalité les plus forts, parce qu'ils ont le nombre pour eux, et on ne voit pas comment définir l’excellence qui permettrait aux soi?disant forts de revendiquer leur droit à l’émancipation : à supposer que la loi morale ne fasse qu’exprimer l’intérêt et la volonté du plus grand nombre, elle paraît devoir s’imposer aussi bien du point de vue d’une logique de pure force que du point de vue de l’exigence éthique du respect mutuel (« traiter l’humanité comme fin et pas seulement comme moyen »). Ou le seul tort d’Hitler est d’avoir été vaincu, ou il faut voir dans sa défaite le triomphe aussi de la conscience morale humaniste qui inspira nombre de combattants ou de résistants. Inversement, la doctrine de la volonté de puissance n’a sûrement rien à dire quant à l’éventuel triomphe de la mondialisation, quelles que soient les iniquités qu’elle entraîne.

 

B. Réinterprétation de la révolte

     Camus invite à y voir l’insurrection de la conscience morale à l’égard de toutes les formes de violence et d’asservissement que les hommes s’infligent les uns aux autres. C’est ce qui interdit de confondre la révolte avec une simple rébellion, mais aussi ce qui lui interdit de recourir à des moyens qui contrediraient ses objectifs (comme ce fut le cas dans la plupart des révolutions). Camus retrouve par là le principe kantien (à la fois réciprocité et non?contradiction), mais non pas comme une exigence formelle de la raison, bien plutôt comme un éveil des hommes à leur propre humanité à la faveur d’une expérience historique. « Je me révolte, donc nous sommes » : il y a une co?originarité de la conscience morale personnelle et de la solidarité éthique entre les personnes. La révolte de l’esclave, ou devant la condition qui lui est faite, ne vise évidemment pas l’installation dans l’esclavage : c’est bien plutôt Nietzsche qui en a appelé à une réduction en esclavage sans scrupule de ceux qu’il appelait des « sous?hommes (Untermenschen) ».

 

C. Morale et nature

     « L’analyse de la révolte conduit au moins au soupçon qu’il y a une nature humaine, comme le pensaient les Grecs, et contrairement aux postulats de la pensée contemporaine » (L’homme révolté, p.28). Camus retrouve là tout à la fois l’origine et le fondement dont Kant ne voulait pas – du fait de ses a priori déterministes –, et Nietzsche non plus – parce qu'il ne reconnaissait de valeur qu’à l’exceptionnel et pas à ce qui est « commun ». La conscience morale est l’éveil de la personne à ce qu’elle a d’essentiellement commun avec les autres, et qu’elle possède par nature, en tant qu’elle a été engendrée comme membre de l’espèce humaine. On peut accorder à Kant qu’aucune fin ne peut justifier – c'est-à-dire faire apparaître comme nécessaire – une action volontaire  si elle n’est une fin nécessaire, qui par conséquent doit être reconnue comme la fin de tout un chacun. La communauté de nature entre les personnes apparaît alors comme le fondement non conventionnel de leurs fins communes, elles-mêmes fondement de la réciprocité éthique exigée par la loi morale.

 

Conclusion

     Il est douteux que l’on puisse fonder les lois morales sur une autonomie de la volonté. Kant n’a pu le faire qu’en scindant la volonté de la nature, en une sorte de dualisme qui rendait incompréhensible que la première puisse s’exercer au sein de la seconde, sur elle et à partir d’elle. Une volonté dérivée comme celle de l’homme ne peut sans doute être considérée comme autonome, sans qu’on doive pour cela nier sa liberté. Les lois morales n’ont de sens que comme expression d’une solidarité entre les hommes qui est rendue possible et nécessaire par leur commune nature. Leur principe est en effet que nul ne peut décider de l’humanité de l’autre, et que celle-ci doit être reconnue comme un fait de nature qui donne à chacun, sauf obstacle accidentel, la possibilité d’exercer sa liberté, et de le faire d’une manière qui le permette aussi aux autres, au lieu de les asservir.