Les arts mineurs

La notion d’art mineur 1

 

     Le livre d’Étienne Gilson Matières et formes a pour sous-titre : « Poïétique particulière des arts majeurs ». La table des matières en donne la liste : architecture, statuaire (ou sculpture), peinture, musique, danse, poésie, théâtre. La dénomination du cinéma comme « Septième art » – et, depuis, celle de la photographie comme le huitième, ainsi que, de plus en plus, de la bande dessinée comme le neuvième – signifie évidemment l’intention de leur reconnaître la dignité d’art majeur – à condition d’englober la poésie et le théâtre dans un même art littéraire. Cette dénomination renvoie à celle, corrélative, de certains arts comme mineurs, ainsi qu’on le dit, par exemple, de l’ameublement, du costume, de l’orfèvrerie, de la céramique, de la tapisserie, ou de la mosaïque, entre autres2. Ces dénominations expriment évidemment une hiérarchisation des arts, qui correspond à une différence de prestige social – du moins dans ce qu’il est convenu d’appeler la « bonne société » cultivée, ou dans le « monde de l’art » –, et aussi, dans une certaine mesure, à une différence de rétribution liée à ce prestige. On peut toutefois se demander sur quoi est fondée cette hiérarchisation, par exemple : en quoi les mosaïques de Ravenne seraient-elles mineures par rapport aux fresques de Giotto ? La question est de savoir si la distinction entre majeur et mineur est seulement extrinsèque, ou si elle est fondée sur un critère intrinsèque qui tient à la nature des arts qu’elle sert à dénommer.

 

 

I. Signification historique de la distinction

            Cette hiérarchisation est historiquement récente. C’est une nouveauté propre à la « modernité », dont on peut comprendre la signification :

 

A. Par rapport à la conception grecque de l’art

a. L’Éthique à Nicomaque définit la technè comme une vertu intellectuelle : connaissance des règles de production (ce qui est à faire et pourquoi). L’habileté manuelle (le comment) n’est qu’un complément de l’ordre du savoir-faire empirique. L’art est avant tout un savoir.

b. Ce que nous appelons le grand art a pu paraître étranger à l’art ainsi défini, comme le montre la critique platonicienne des Beaux-Arts et de la poésie, dénoncés comme exploitation des apparences illusoires, ignorante de la véritable nature des choses qu’ils imitent. La production des belles apparences n’est qu’une contrefaçon de l’art véritable.

c. Dans la République, Platon hiérarchise les arts en fonction de leur plus ou moins grande proximité à l’idée. Le fabricant de lits est supérieur au peintre : il imite de plus près la démiurgie divine. Comme exemple de technè, Aristote cite plus volontiers l’art du maçon que celui du peintre. Tout à l’opposé, la distinction moderne considère ce dernier comme majeur, et les autres comme mineurs.

 

B. Par rapport à la division médiévale des arts

a. Distinction entre les arts serviles et les arts libéraux, inspirée à la fois par la notion grecque de technè, et la division sociale entre hommes libres et esclaves. Selon Thomas d’Aquin, les arts de la première catégorie sont ceux « qui sont adonnés aux opérations exercées par le corps ». Il ne s’agit pas de mépris, mais de subordination : « ils sont en quelque sorte serviles dans la mesure où le corps obéit comme un serviteur à l’âme, et que l’homme est libre par l’âme ». Les seconds ont à voir avec des opérations propres à l’âme : grammaire, rhétorique, dialectique (ou logique) – qui composent le trivium, dans les études universitaires – ; arithmétique, géométrie, astronomie, et musique – qui composent le quadrivium.

b. Cette classification n’est étrange que si l’on oublie ses principes. Pour les médiévaux, les arts ont en commun d’être une connaissance de certaines règles opératoires, ce qui est le cas de la part opératoire de certaines sciences spéculatives : la construction des figures en géométrie, des modèles astronomiques, des syllogismes, tout comme des discours oratoires ou des accords musicaux, relève d’un art plutôt que d’une science à proprement parler.

c. Les arts majeurs de la classification moderne seraient à mettre au nombre des arts serviles, mais l’architecture, qui utilise la géométrie, devrait figurer, au même titre que la musique – qui utilise l’arithmétique –, parmi les arts libéraux. La littérature devrait être considérée comme libérale, sauf le théâtre, qui met en scène des corps « en action » (Aristote).

 

C. Art et artisanat

a. L’opposition entre arts majeurs et arts mineurs est liée à la transformation du travail producteur qui a engendré la société industrielle. C’est alors qu’apparaît le sens moderne du terme art pour désigner préférentiellement les Beaux-Arts, expression qui remonte au plus au XVIIème siècle, et qui désigne les arts du beau par opposition aux formes techniques de la production, à vocation d’efficacité utilitaire. La technique moderne accomplit la technè grecque en tant qu’elle est affaire de règles, désormais fondées sur les connaissances scientifiques. Cette régularité permet la reproduction standardisée, et aussi la mécanisation. L’art apparaît en revanche viser de plus en plus une satisfaction purement esthétique : d’où la recherche non seulement du style (la technique peut en avoir), mais de l’originalité stylistique.

b. Il y a une forme de production qui apparaît dès lors comme hybride : l’artisanat, survivance des modes de production antique et médiéval. Comme la technique, l’artisanat est utilitaire. Comme l’art, il recherche la beauté et l’expression personnelle – le tour de main contre l’automatisme, comme dans la haute-couture ou le vêtement sur mesure, par opposition à la production en série du prêt-à-porter. Les arts dits mineurs sont des artisanats, qui peuvent être considérés comme des arts décoratifs, puisqu’ils visent l’embellissement d’objets utiles – qu’il s’agisse d’instruments manipulables (meubles, vaisselle…), ou d’édifices habitables (tapis, tapisseries, mosaïques…) – ou de personnes (vêtements, bijoux…).

c. On peut interpréter l’opposition entre majeur et mineur comme une manière d’exprimer la distinction moderne – consacrée par le romantisme – entre l’artiste et l’artisan. Ceux que nous appelons des artistes se considéraient au Moyen Âge comme des artisans, tout comme, par la suite, Bach ou Mozart. La distinction connote le prestige socioculturel revendiqué par l’artiste, et la dévaluation de l’artisan, à la fois du point de vue esthétique et du point de vue technique. De même que l’adulte majeur l’est pour autant qu’il a dépassé, laissé derrière lui sa conscience infantile, les arts mineurs seraient ceux qui en sont restés à des formes de production que le « grand art » aurait dépassées, en prenant conscience de lui-même comme ayant pour unique fin de produire de la beauté. La distinction paraît donc exprimer la prétention des artistes à ne pas être de simples artisans, et la question est de savoir sur quoi est fondée cette prétention, soit de se demander :

 

 

II. En quoi consiste l’infériorité – du point de vue de l’art – des arts mineurs ?

 

A. Y a-t-il moins d’art dans l’art mineur ?

a. Si l’on considère l’aspect technique de la production, il n’y a sûrement pas moins de règles opératoires ou de contraintes techniques dans les arts mineurs. C’est dans les arts majeurs qu’on a cherché à s’affranchir de toute règle et, à la limite, de remplacer l’art par l’automatisme (l’écriture automatique des surréalistes), ou l’aléatoire (improvisations collectives du free jazz). La seule connaissance des règles ne suffit pas plus dans les arts mineurs que dans les arts majeurs : les règles sont ici et là à la fois nécessaires et insuffisantes, si ne s’y ajoute le tour de main nécessaire à leur application, lequel est affaire de pratique et d’expérience. L’art mineur cherche souvent à tirer parti des contraintes utilitaires (poterie), plutôt qu’à s’en affranchir, mais c’est aussi le cas de l’architecture.

b. Si l’on considère ce qui dans l’art n’est pas réductible aux règles, l’inventivité – ou « créativité » – de l’artiste, les arts mineurs ne permettent pas moins que les autres la fantaisie et l’expression de soi, comme l’attestent l’enluminure (voir les Très riches heures du duc de Berry), ou le mobilier baroque. Dire que l’art mineur est plus anonyme et moins original que le majeur, ce serait oublier que beaucoup d’œuvres majeures sont anonymes et ont été produites par des gens qui ne cherchaient pas l’originalité, depuis les peintures rupestres préhistoriques jusqu’aux sculptures de nos cathédrales. Inversement, Stradivarius a laissé un nom inoubliable.

c. D’une manière générale, on ne peut dire qu’il y a moins d’art dans tel art que dans tel autre du fait même qu’ils ne produisent pas le même type d’œuvres : les règles et canons de la statuaire ne servent ni au peintre ni au luthier. L’art n’est rien d’autre que la capacité acquise de réussir une œuvre. C’est seulement dans une œuvre manquée qu’on peut dire qu’il y a moins d’art : il y a des violons qui sonnent mal, et la IXème Symphonie de Beethoven est plus réussie en mesure et sans fausses notes… La réussite ou l’échec existent dans tous les arts, et il serait absurde de juger qu’un art peut être dit mineur du fait de son inaptitude à produire une œuvre majeure, car l’inverse ne serait pas moins vrai.

 

B. Les fins des arts mineurs sont-elles inférieures à celles des arts majeurs ?

a. Si l’on considère la fin de l’art en tant que tel, la réponse est déjà donnée, puisque la fin de l’art, c’est l’œuvre. Or la perfection d’une œuvre ne peut être jugée que par rapport à l’art qui la produit, et non pas par rapport aux œuvres des autres arts.

b. On peut aussi considérer les fins de l’artiste, en tant qu’homme et non plus en tant qu’artiste, par exemple : développer son intelligence, sa sensibilité, faire passer ses idées, gagner sa vie… Ces fins relèvent de l’éthique, et on peut les hiérarchiser de ce point de vue, pour autant qu’on discerne les formes les meilleures du perfectionnement de la nature humaine et de l’accomplissement de la personnalité. Mais, du fait même que ces fins sont extérieures à l’art, leur hiérarchisation ne peut servir à hiérarchiser les arts : elles existent pour tout artiste, quelle que soit la manière dont il les poursuit (un artiste peut être plus ou moins honnête, plus ou moins cupide, plus ou moins modeste, plus ou moins accueillant, etc.). Les arts majeurs sont aussi des gagne-pain.

c. On peut enfin considérer la fin de l’œuvre elle-même. Ne faut-il pas définir l’art majeur par le fait que son œuvre est voulue pour elle-même, pour sa beauté, alors que l’œuvre d’un art mineur serait toujours subordonnée à une fin autre qu’elle-même ? Les œuvres de l’art mineur seraient essentiellement utilitaires au sens large, fût-ce de cette forme d’utilité qu’est l’ornementation. L’opposition entre arts majeurs et mineurs apparaît en même temps que l’esthétique de « l’art pour l’art » (Victor Cousin). Or cette conception rend plutôt paradoxale la distinction : car l’architecture est essentiellement utilitaire, et se fait à l’occasion décorative (colonnes de Buren) ; ses œuvres ont des fins hors d’elles-mêmes (arcs de triomphe, temples, églises…). D’une manière générale, l’utilité n’est pas exclusive de la beauté, que ce soit dans le majeur (architecture) ou dans le mineur (le jardin potager de La Quintinie à Versailles, placé pour être vu). Et l’art majeur peut avoir une fonction décorative (fontaines dans les villes ou dans les parcs).

 

C. Y a-t-il moins de beauté dans les arts mineurs ?

a. La beauté des arts mineurs serait-elle inférieure du fait de son insignifiance ? La supériorité du majeur tiendrait au contenu qu’il est capable d’exprimer (comme dans les mythes épiques, ou les tragédies), ou à l’intensité des émotions qu’il est capable de susciter (opéra, cinéma…). Le grand art devrait alors être défini comme un art essentiellement expressif, et atteindrait une beauté supérieure par la signification humaine, voire plus qu’humaine, de ses œuvres.

b. Cette supériorité est contestable d’un point de vue esthétique. La beauté expressive est, en termes kantiens, « dépendante (pulchritudo adhaerens) », c’est-à-dire subordonnée à une idée. Au contraire, la beauté insignifiante des arts décoratifs est « libre (pulchritudo vaga) »3, et, comme telle, « pure » (non mêlée d’aucun élément de signification externe). À cet égard, c’est la beauté propre aux arts décoratifs qui est la moins subordonnée, et c’est donc dans leurs œuvres que la beauté paraît être le plus visée pour elle-même, ou, comme dit Kant, pour le seul « plaisir désintéressé » de la contemplation.

c. Quoi qu’il en soit de la préférence pour l’une ou l’autre beauté, elle ne peut servir à distinguer les arts majeurs et les arts mineurs dès lors que certains arts majeurs – la peinture et la sculpture dites « abstraites » – ont adopté l’esthétique de la beauté libre, qui fut d’abord celle des arts décoratifs. Inversement, on peut dire qu’une bonne partie de la « grande musique » est abstraite en ce sens qu’elle n’exprime aucun contenu définissable indépendamment d’elle. Quant à la tapisserie, elle peut être expressive ou abstraite.

 

 

 

III. Recherche d’une nouvelle définition

            Faute de critères pour fonder l’acception classique de la distinction, on peut se demander s’il faut l’éliminer, ou lui trouver une signification autre que celle d’une hiérarchisation des arts.

 

A. La subordination des arts

a. L’opposition entre majeur et mineur est de nature comparative : elle sert à qualifier des arts les uns par rapport aux autres et ne peut donc avoir de sens que si un tel rapport existe, et si l’on peut considérer les arts en fonction de ce rapport, et non en considérant séparément leur fin, leurs moyens, et leur beauté propres.

b.  Un tel rapport existe lorsqu’un art se trouve subordonné à un autre art, c’est-à-dire que le premier n’atteint sa fin qu’à travers la fin du second, ou que la fin du premier est un élément partiel de la fin du second. Un tel rapport est clair dans la subordination des arts décoratifs (moulures, rinceaux, grecques, etc.) à l’architecture, l’art architectonique par excellence. On pourrait alors appeler mineur un art essentiellement subordonné, un art qui a sa fin en un autre art.

c. Problème : les arts dits majeurs sont tour à tour subordonnants et subordonnés. L’architecture est dans ce deuxième cas lorsqu’elle construit un musée, un théâtre ou opéra. Inversement, un art décoratif n’est pas nécessairement subordonné à un autre art (vêtement, joaillerie…), si ce n’est – métaphoriquement – à « l’art de vivre ». Le rapport de subordination ne permet donc guère de caractériser un art comme mineur ou majeur, puisque n’importe quel art peut toujours passer de la subordination à l’indépendance : la sculpture et la peinture ont sans doute d’abord été des éléments subordonnés de l’architecture avant de s’en détacher, ce qui fut l’œuvre, selon Hegel, de la sculpture grecque et de la peinture chrétienne. Par ailleurs, des bijoux fabriqués pour l’ornement d’une personne peuvent être exposés isolément comme objets de contemplation.

 

B. Les genres mineurs

a. Une œuvre d’art peut n’avoir de sens que par rapport à une autre sans en être un élément partiel et sans que l’art qui la produit soit subordonné. C’est le cas des œuvres à but pédagogique : les Inventions de Jean-Sébastien Bach sont destinées à former des musiciens qui joueront et composeront des œuvres plus grandes ; aussi comportent-elles autant d’art que les grandes Toccatas, mais leur limitation s’explique par leur vocation propre.

b. Il en va de même pour toutes les œuvres qui comportent en elles-mêmes un rapport à une autre de telle sorte que ce rapport soit essentiel à leur effet esthétique propre. C’est le cas des pastiches, ainsi que de toutes les œuvres à caractère parodique, telle l’opérette par rapport à l’opéra (lequel n’est pas nécessairement sérieux). Un tel rapport existe entre le tragique mythe antique d’Orphée et Orphée aux enfers d’Offenbach, mais aussi entre la Plaisanterie musicale de Mozart et les œuvres qu’elle ridiculise, ou encore entre la caricature par rapport au portrait qu’elle refuse d’être (faire reconnaître par la dissemblance, plutôt que par la ressemblance), ou des Fables de La Fontaine par rapport aux épopées homériques qu’elles parodient. Toutes ces œuvres valent par leur rapport négatif à celles auxquelles elles font penser.

c. Cette relation définit plutôt des genres mineurs que des arts mineurs : l’opposition du majeur et du mineur passe à l’intérieur des arts plutôt qu’elle ne les oppose, et notamment à l’intérieur des arts dits majeurs. Ici encore, elle ne constitue pas une hiérarchisation des arts. Un genre mineur est essentiellement dépendant, mais pas au sens où il aurait pour fonction de contribuer à la perfection du genre majeur auquel il se réfère. C’est même plutôt l’inverse puisque c’est le majeur qui contribue à la réussite du mineur, qui vit de son rapport oblique au premier (art de l’allusion, du clin d’œil).

 

C. L’art du mineur

a. Les genres mineurs imposent des contraintes stylistiques : la parodie ne peut s’étendre autant que ce qu’elle parodie ; trop long, le pastiche lasse ; la fable ne peut égaler l’épopée (telle la grenouille qui veut se faire aussi grosse que le bœuf). Le genre mineur impose le raccourci, la suggestion, le sous-entendu… Il relève d’un art de « l’esprit », au sens français du terme. Entendu en ce sens, le mineur, dans son opposition au majeur, retrouve son sens quantitatif originel : c’est le refus d’une certaine grandeur. Celle-ci peut certes s’entendre en un sens qualitatif (les idéaux humains, la grandeur des « grands hommes »…), mais son refus donne lieu à des œuvres de dimensions réduites.

b. Ce refus peut aussi faire l’objet d’un choix esthétique, quand l’art du raccourci est voulu pour lui-même, sans dépendance à l’égard d’un autre art. La nouvelle est mineure en ce sens par rapport au roman, mais elle a sa consistance propre, indépendamment de lui. Il en va de même de la miniature en peinture, de même que du sonnet ou du dizain en poésie. Anton Webern avait une prédilection pour les petites formes : l’une de ses Bagatelles pour quatuor à cordes tient en quatorze mesures, qui sont un concentré étonnamment puissant de musique dodécaphonique.

c. Le mineur en ce sens est un art de la concision, et la difficulté que celle-ci comporte peut le faire considérer comme du grand art – un art du mineur plutôt qu’un art mineur, et surtout pas un moindre art, un art inférieur. Le raccourci impose des contraintes techniques, et prive des facilités que comporte la grande étendue, la possibilité de repousser à loisir les limites (c’est le cas des chefs d’œuvre de la chanson de « variétés », ou du jazz), alors même qu’il faut plus de souffle pour accomplir une œuvre plus grande (les opéras wagnériens). Il en va de même d’une dissertation en comparaison de la Critique de la Raison pure… La portée de ce que produit un tel art peut en fait égaler celle d’une grande œuvre : comme on dit, « quatre mots bien frappés valent mieux qu’un long discours », et un aphorisme – tels ceux de Pascal – peut en dire plus qu’une épopée.

 

 

Conclusion

     Hergé dit un jour : « J’ai longtemps considéré la bande dessinée comme une farce, une amusette, en tout cas comme un art mineur. Mais il n’y a pas d’art mineur ! »4 On peut dire seulement qu’il y a des œuvres subordonnées ou relatives à d’autres, ou encore un art du mineur qui est essentiellement le refus esthétique de certaines formes de grandeur. Il n’y a donc pas de critère clair pour distinguer ce qui serait du grand art de ce qui ne serait qu’un simple artisanat, et l’on peut donner raison à Alain qui enjoignait les artistes de ne pas oublier que « tout artiste est d’abord et avant tout un artisan », comme beaucoup des plus grands maîtres l’ont pensé. Cela revient à dire que l’artisanat n’est pas une forme inférieure de l’art, mais plutôt un genre au sein duquel les Beaux-arts constituent une espèce parmi d’autres.

 

 

1 Cette leçon doit beaucoup à un travail fort instructif de Jean Cachia sur le même thème. J’ai cherché à prolonger sa réflexion.

2 On pourrait y ajouter les arts que l’on a appelés « primitifs », jusqu’à leur réhabilitation comme « arts premiers », ainsi qu’il est écrit au fronton du musée du quai Branly, à Paris. Picasso et Braque ne s’étaient pas trompés quant à la beauté stylisée des masques et des poteaux sculptés africains, qui ont tant inspiré leur cubisme sans qu’ils réussissent toujours à en égaler la perfection plastique.

3 Au sens d’une libre divagation : il s’agit d’une beauté « errante », au contraire d’une beauté liée à l’expression d’une signification.

4 Numa Sadoul, Tintin et moi, entretiens avec Hergé (Casterman), cité dans le Hors-série du journal Le Monde de décembre 2009. Les aventures de Tintin sont un exemple remarquable d’une petite forme destinée au divertissement des grands enfants qui refusent de vieillir jusqu’à « 77 ans », forme qui se fait le vecteur des plus grands idéaux (la justice, l’honnêteté, l’amitié, le service, etc., bref : les valeurs « scoutes » dont Hergé avait hérité et qu’il n’avait pas reniées), ainsi que de certains éléments de critique sociopolitique inspirés par ces valeurs (Tintin en Amérique, Le lotus bleu, Tintin au pays de l’or noir, L’affaire Tournesol, Coke en stock, Tintin et les picaros), et tout autant d’une sensibilité visionnaire à l’aventure humaine (les deux épisodes lunaires), voire à la quête spirituelle et à la recherche d’un rapport pacifié avec la nature (Tintin au Tibet). Ce dernier album est sans doute le plus grand par sa beauté picturale et son degré d’élévation morale, tandis que le suivant (Les bijoux de la Castafiore) est, dans la série, le chef d’œuvre d’une esthétique du mineur, s’imposant quasiment l’unité de lieu du théâtre classique, et réussissant à présenter une aventure captivante dans laquelle il ne se passe rien.