Le mythe

Qu'est-ce qu’un mythe ?

 

            Platon (République, II, 377a) : « il y a deux catégories de discours, les vrais et les mensongers ». Parmi ce derniers il range les fables des poètes théologiens, Homère et Hésiode. Il oppose mûthos et logos, le discours mythique, affaire d’affabulation, et le discours logique, affaire de raisonnement.

Platon se distingue pourtant de son prosaïque maître Socrate par l’invention d’un grand nombre de très beaux mythes qui ont marqué la philosophie plus encore que la littérature : Prométhée et Épiméthée (Protagoras), Er le Pamphylien (République, X), l’anneau de Gygès (République, II), entre autres.

            Cette coexistence des deux types de discours chez celui qui fut l’inventeur de l’écriture philosophique invite à se demander si l’on peut maintenir l’opposition qu’il établit entre eux, et ne voir dans le mythe que l’autre à l’encontre duquel le discours rationnel devrait se prémunir.

 

 

I. Aspects du mythe

 

     Il n’est pas d’emblée évident que l’on puisse définir une essence commune à tout ce qu’on appelle mythe.

 

A. Polysémie du terme

  • En son sens ancien, mûthos désigne toute espèce de discours, y compris celui de l’orateur (chez Hésiode), ou la simple conversation (chez Sophocle encore), voire la discussion philosophique (dans l’Épinomis du pseudo-Platon). Après Homère, le terme tend à se spécialiser pour désigner le discours du conteur, soit de celui qui raconte : le mythe appartient au genre du récit, discours qui expose le déroulement chronologique d’actions de certains personnages dans certains lieux.
  • Il y a une variété notable des récits auxquels le terme est appliqué : récits « mythologiques » à caractère en général religieux (mythes sacrés) ; récits allégoriques tels que le mythe de la Caverne en République, VII, ou les paraboles évangéliques ; récits de l’histoire de certains personnages, parfois d’origine historique : mythes de Tristan ou de Don Juan (le terme a fini par être utilisé pour désigner une personnalité remarquable dont on dit que "c’est un mythe", ou "une légende").
  • Par dérivation, on appelle mythe une conception qui se donne les dehors de l’objectivité théorique alors qu’on peut y voir une fiction réfutable : le mythe de la race aryenne, ou le mythe du Progrès, ou de la Révolution.

 

     Question : peut-on réduire cette polysémie ?

 

B. Un récit exemplaire

  • La dernière acception est équivoque : elle est révélatrice de la péjoration du sens du terme, soit de l’identification du mythique au fabuleux et du fabuleux au faux. Mais le sens originel du terme - le mythe comme récit - est ici exténué, sinon perdu. Ainsi parle-t-on du "mythe américain" (d'une civilisation sans passé lointain quipuisse être raconté), comme on parle du "roman national" français.
  • Le récit mythique n’est pas seulement une relation narrative d’événements, comme un journal. Il appartient au genre du symbole, soit d’une représentation figurée dont la signification et la portée se donnent comme universelles. Par exemple, chez Platon, le mythe d’Er vise à concilier la liberté et la nécessité par la représentation du choix de la destinée. Le mythe est un récit exemplaire, non pas au sens où l’exemple est un cas particulier illustrant une idée générale, mais comme figuration d’une telle idée destinée à la faire comprendre.
  • L’exemplarité du mythe s'avère elle-même diverse : 1/ exemplarité allégorique : la Caverne, par exemple, est une représentation analogique dans laquelle chaque élément de la figuration correspond à un moment logique de la quête du vrai ; 2/ exemplarité mimétique : celle du roman ou du drame, mises en scène de types représentatifs d’un aspect de la condition humaine ; 3/ exemplarité explicative : celle des récits mythologiques proprement dits (cf. la cosmogonie babylonienne). C’est la forme originaire du mythe, et sans doute, à travers lui, de toute la littérature (en Grèce, passage du mythe dans l’épopée et dans la tragédie).

 

C. Un récit fondateur

  • Sous sa forme originaire, le mythe est un récit des origines : il dit comment l’état présent des choses est déterminé par ce qui s’est passé avant que ces choses ne commencent - comment l’histoire humaine est commandée par une pré-histoire qui met en scène des êtres surhumains (dieux et héros). Le temps du mythe est un temps primordial, représenté comme antérieur au temps historique, soit au temps ordinaire du cours des choses humaines.
  • La pensée moderne a parfois recouru au mythe, notamment en philosophie politique : la description mythique de l’état de nature sert à indiquer la raison d’être du passage à l’état civil, et varie en fonction de l’intention des auteurs (la description irénique de Rousseau vise à fonder une conception démocratique de l’État, en prenant le contre-pied de la description polémique de Hobbes, qui visait à fonder l’absolutisme). Le mythe philosophique retrouve alors la fonction idéologique qu’il avait parfois chez Platon (mythe des races à la fin du livre III de la République), et qu’exerçaient déjà les récits mythologiques.
  • Cette fonction explique qu’il puisse y avoir des mythes futuristes, ou, comme on dit, eschatologiques : descriptions mythiques de l’avenir, qui rapprochent le mythe de l’utopie, au sens que ce terme a pris dans la pensée politique moderne. Marx par exemple, tout en s’en défendant et en réprouvant, au nom de la science de l’histoire, la prétention à imaginer le futur, a nourri le socialisme utopique en imaginant la société communiste à venir comme celle dans laquelle la surabondance des biens permettrait à chacun de se livrer librement et quotidiennement aux activités de son choix, sans que les nécessités du travail producteur continuent d’entraver la satisfaction des désirs, comme ce fut toujours le cas dans le passé.

 

 

II. Mythe et rationalité

 

A. Affabulation et explication

  • En tant que récit fondateur, le mythe comporte une prétention explicative dans la mesure où il fait voir dans l’état présent des choses une conséquence d’événements primordiaux : le mythe de Prométhée et d’Épiméthée explique pourquoi la vertu morale et la justice ne relèvent pas d’une compétence spécialisée, mais d’un don que Zeus a fait « à tous indistinctement », pour remédier à l’oubli initial d’Épiméthée.
  • Cette prétention explicative entre en contradiction avec l’aspect fabuleux du mythe, récit fictif comportant toujours une part de merveilleux. La critique platonicienne du mûthos est contemporaine du premier développement des théories scientifiques, issu selon Aristote des premières avancées de l’intelligence technologique. L’efficacité technique de l’art et l’effica­cité théorique de la science reposent sur une appréhension rationnelle de la réalité : la science doit recourir à l’idée, c'est-à-dire au concept, source de raisonnement rigoureux, et non pas à des fictions qui flattent l’imagination. Or, si on ne saurait fonder une véritable science sur de simples suppositions (République, VII, 533), encore moins fondera-t-on une explication valable sur des fictions, soit sur de l’invérifiable.
  • Platon fut, après Xénophane (6ème siècle av. JC), l’un des premiers praticiens de la démythologisation (terme popularisé par l’exégète protestant Rudolf Bultmann au XXème siècle) dans le domaine religieux : il dénonce dans l’anthropomor­phisme mythologique une forme d’impiété, à laquelle il oppose une théologie rationnelle. Il ne faut pas vouloir imaginer ce qui est seulement pensable, à savoir le divin, et le mythe se montre au plus haut point fallacieux lorsqu'il lui prête des caractères incompatibles avec sa nature, telle la jalousie. Aristote pense de même que les mythes religieux ont corrompu par leurs affabulations le contenu rationnel qu’ils recèlent, en vue d’obtenir l’obéissance des masses (Métaphysique, XII, 8) 

 

B. Science et mythe

     Il n’est pas sûr que la science puisse évacuer le mythe, ni qu’on puisse simplement les opposer.

  • La science explicative s’apparente au mythe par la méthode à laquelle elle recourt pour vérifier ses théories : elle invente des hypothèses pour « sauver les phénomènes », comme Platon le dit au sujet du mythe cosmogonique qu’il expose dans le Timée. Certes les hypothèses scientifiques, à la différence des mythes, ont un lien logique avec les conséquences phénoménales qu’on en déduit, mais celles-ci ne peuvent servir à vérifier les hypothèses, seulement à les réfuter.
  • Quand l’explication scientifique cherche à remonter aux origines, elle imagine et raconte des histoires, des scénarios : la vie des hommes préhistoriques, le poisson devenant reptile terrestre selon la théorie évolutionniste darwinienne, « les cinq premières minutes de l’univers » (titre d’un livre de Steven Weinberg). Notre cosmologie est redevenue une cosmogonie, dans laquelle l’existence de l’univers fait l’objet d’un récit, et non plus seulement d’une théorie qui le supposerait éternellement semblable à ce qu’il a toujours été.
  • Certains mythes présentent sous une forme imagée des apories auxquelles la raison scientifique ne peut éviter de se confronter. Dans sa 3ème antinomie, Kant montre que le principe moderne du déterminisme renvoie l’explication scientifique des phénomènes à l’infini, à moins d’admettre une cause première incausée. Selon un mythe hindou, la Terre repose sur un éléphant qui repose lui-même sur une tortue, qui ne repose sur rien.

 

C. Mythe et raison

  • On peut envisager que le mythe contienne un noyau rationnel et qu’il revienne à la raison de le dégager de sa représentation figurée, comme Aristote le dit lorsqu'il oppose sa propre théologie philosophique aux affabulations mythologiques (loc. cit.). Cela revient à distinguer dans le mythe, comme on le peut avec n’importe quel symbole, la forme et le contenu : la tâche de la philosophe serait de séparer le contenu rationnel du mythe des formes poétiques de sa présentation, soit de passer de la représentation au concept, comme dit Hegel dans sa philosophie de la religion.
  • On peut voir par exemple dans la doctrine kantienne de la liberté une transposition purement conceptuelle du mythe d’Er : il s’agit dans les deux cas de faire comprendre comment la conduite d’un homme, sa vie, peut et doit être considérée à la fois comme l’effet de sa liberté responsable, et comme un déroulement nécessaire pris dans la nécessité universelle de la nature ou du destin.
  • Or ici, le mythe peut apparaître plus rationnel que la théorie dans la mesure où il évite une antinomie que Kant déclare être insurmontable. Dans le mythe platonicien, il y a un choix originel de l’âme qui l’engage dans une destinée qu’elle a assumée une fois pour toutes - elle ne peut pas, comme on dit, reprendre ses dés -, tandis que dans la théorie kantienne, la liberté « nouménale » de l’homme est censée produire à tout moment son « caractère empirique », qui selon Kant est toujours déterminé nécessairement suivant les lois de la nature, donc non-libre.

 

     Il n’est donc pas sûr que la rationalisation du mythe apporte toujours un gain de rationalité.

 

 

III. Le mythe irremplaçable

 

A. Être et devenir

  • Le recours au mythe dans le platonisme paraît contradictoire, mais il est en fait logique, et s’explique par l’idée que Platon se faisait de la science, inspirée de Parménide : la science, à l’encontre de l’opinion, porte sur l’être, c’est-à-dire sur les structures ontologiques stables que sont les idées. Platon doutait par suite qu’il puisse y avoir une science de ce qui change, et lorsque Aristote voudra en faire reconnaître la possibilité, il maintiendra qu’il n’y a de science que de l’universel et du nécessaire.
  • On comprend alors la manière dont Platon présente sa cosmogonie dans le Timée. L’existence du démiurge divin ne relève pas de l’affabulation mythique, mais d’une inférence rationnelle déjà exposée dans le Phédon. En revanche, la formation du cosmos, parce qu’il s’agit d’un devenir, ne peut relever pour Platon que d’une conjecture « à peine croyable », qui prend la forme d’un récit.
  • Il en va de même du mythe d’Er. Les affirmations que « le dieu est innocent » (République, X) et que le mal est contingent – car un mal nécessaire serait un bien – relèvent de l’inférence rationnelle. En conséquence, l’origine – ce qui n’est pas dire l’explication – du mal doit être cherchée dans un événement qui à la fois soit contingent et ne soit pas le fait de la divinité. Il y a ici une logique du mythe, qui indique en même temps la raison du recours au mythe : que l’origine soit événementielle, c’est-à-dire irréductible à la nécessité d’une loi explicative générale.

 

     Cette notion d’événement nous reconduit sur le terrain de l’histoire.

 

B. Mythe et historicité

  • On peut penser que le caractère fabuleux du mythe l’oppose à l’histoire autant qu’à la science : au contraire de la fantaisie mythique, l’histoire veut être une enquête sérieuse qui n’imagine pas des événements fictifs ou supposés, mais fait apparaître des relations intelligibles entre des événements relatés par des témoins. L’histoire a un fondement documentaire, qui est l’ensemble des traces du passé, alors que le mythe parle plutôt d’un passé sans trace.
  • On ne peut pourtant opposer simplement le mythe à l’histoire, car le mythe comporte, à la différence de la science théorisée, la conscience du caractère fondateur de l’événement, c’est-à-dire de ce qui constitue l’historique comme tel. Tel est le sens du mythe rousseauiste de l’état de nature : ne pas dissoudre l’historicité des institutions humaines dans une nécessité naturelle, et pour cela mettre à leur origine des événements contingents – en l’occurrence des réponses humaines à certaines transformations du milieu naturel (Discours sur l’inégalité, 1ère partie).
  • La fonction du mythe n’est pas de dire quels événements sont à l’origine de ceux que l’histoire peut connaître – le comble de la naïveté est sans doute de prêter aux mythographes une naïveté qu’ils n’avaient sans doute pas –, c’est de dire qu’il y a eu de tels événements, et – dans le cas du mythe philosophique – quels ils ont pu être.

 

C. Mythe et sens

  • A vouloir opposer simplement la pensée mythique et la pensée scientifique, on buterait, remarque G. Canguilhem, sur l’aporie d’une humanité qui serait subitement devenue intelligente tandis qu’elle était jusque-là tout le contraire. Que le mythe ne satisfasse qu’imparfaitement des exigences d’explication qu’il porte en lui-même permet aussi d’y voir le point de départ de leur accomplissement ultérieur : en termes hégéliens, la « phénoménologie de l’esprit » doit montrer comment la conscience préscientifique a rendu la science à la fois possible et nécessaire, et comment celle-ci s’ignore elle-même si elle ne comprend pas son rapport essentiel à ce qui lui a permis d’« entrer en scène ».
  • On ne rend pas suffisamment justice au mythe en n’y voyant que l’expression d’une pensée préscientifique. Platon le définit dans le Phèdre comme « un beau rêve pour gens éveillés ». De même que le rêve a un rôle biologique indispensable, l’imagination aussi a ses droits : « On ne pense jamais sans images », écrit Aristote (De l’âme, III, 7). C’est pourquoi, loin de seulement péjorer le mythe, il l’associe à l’émerveillement philosophique : « celui qui s’interroge et s’étonne pense qu’il ignore, et c’est pourquoi l’amateur de mythes (philomuthos) est en quelque manière philosophe (philosophos), car le mythe est composé de merveilles » (Métaphysique, I, 2).
  • Il écrit aussi que « la poésie est plus sérieuse et plus philosophique que l’histoire » (Poétique, I, 9), car elle dépasse la seule collation des faits pour atteindre l’expression d’un sens par la mise en scène de personnages typiques. Le mythe apporte ce que l’histoire et la science ne suffisent pas, ou plus, à procurer : un sens, soit une intelligibilité, à partir de l’origine, de ce qui n’est pas réductible à une nécessité rationnelle, formulable abstraitement. C’est pourquoi Platon écrit, dans les dernières lignes de sa République : « Il peut nous sauver nous-mêmes si nous y ajoutons foi ». C’est l’aspect religieux du mythe, en tant qu’il peut faire l’objet d’une croyance qui va jusqu’à la conviction, et que la religion dit le sens de l’existence présente en fonction de son origine et, corrélativement, de sa destination. L’histoire contemporaine des religions confirme sur ce point la parole des premiers philosophes.

 

Conclusion 

     On peut voir dans le mythe une forme crépusculaire (matinale) de la pensée, toujours exposée à la critique rationnelle, mais irremplaçable dans l’écart entre l’affirmation rationnelle de la réalité des origines et l’impossibilité de les connaître suffisamment par le raisonnement scientifique ou l’enquête historique.