Le sens commun

 

     « Chaque sens, résidant dans l’organe sensoriel en tant qu’organe sensoriel, a donc la sensation du sensible qui en relève (toû hupokeïménou aïsthètoû), et il discerne (krineï) les différences de ce sensible, tels le blanc et le noir pour la vue, le doux et l’amer pour le goût. Et il en va de même pour les autres sens. Mais puisque nous discernons le blanc et le doux, ainsi que chacun des sensibles par rapport à chacun des autres, il y a aussi quelque chose par quoi nous sentons qu’ils diffèrent. Or il faut que ce soit par un sens, car il s’agit de sensibles. Et cela atteste que la chair n’est pas l’organe sensoriel ultime, car il faudrait que l’instance de discernement (to krinon) discerne par contact avec le sensible. Et il n’est pas non plus possible que ce soit par des sens séparés que l’on discerne la différence du doux et du blanc, mais il faut que les deux apparaissent à un seul et même sens. Car de la manière susdite, même si c’était moi qui sentais telle chose, et toi telle autre, il serait manifeste qu’elles différeraient l’une de l’autre. Il faut donc que ce soit ce qui est un qui se prononce (légeïn) sur la différence : car le doux est autre chose que le blanc. C’est donc le même sens qui se prononce. Par conséquent, c’est pour autant qu’il se prononce qu’à la fois il pense (noeï) et perçoit (aïsthanétaï) » (Aristote, De l'âme, III, 2, 426b 8 – 22).

 

 

Le traité De l'âme d’Aristote est sans doute la première étude philosophique systématique de la perception sensible, dans le prolongement des recherches platoniciennes attestées par le Théétète ou le Timée. On peut même dire que l’œuvre d’Aristote comporte la première théorie de la perception en tant que celle-ci se distingue de la simple sensation. Après avoir en effet consacré la plus grande partie de son deuxième livre à l’étude détaillée de chacun des cinq sens externes - vue, ouïe, odorat, goût, et toucher -, Aristote en vient à introduire, au début du troisième livre, une notion originale et inédite, celle d’un sens commun, irréductible aux sens externes, et pourtant inhérent à leur exercice.

Cette notion est complexe et peut bien paraître problématique. En tant qu’il vient s’ajouter aux cinq sens, le sens commun semble être une sorte de sixième sens, mais Aristote nie expressément, au chapitre 1, qu’il y en ait plus de cinq, et cela parce que, à la différence des autres sens, le sens commun n’a pas d’objet déterminé, ni non plus d’organe propre : on peut donc se demander s’il ne lui manque pas tout ce qui a servi à caractériser chacun des sens comme mode naturel d’appréhension d’un certain sensible.

Aristote juge pourtant nécessaire la notion d’un sens commun pour rendre compte de trois aspects de notre rapport sensible au monde. Il lui attribue en effet trois fonctions qui sont : premièrement, la perception des sensibles communs, soit l’appréhension de tout ce qui, dans le sensible, ne relève pas en propre de l’un des sens externes ; deuxièmement, la réflexivité par laquelle, en sentant, nous sentons que nous sentons, soit la conscience sensible ; et enfin le discernement par lequel nous pouvons appréhender ensemble les divers sensibles sans les confondre, et les rapporter les uns aux autres.

C’est à cette dernière fonction qu’est consacré notre passage. Sa thèse générale est que, s’il n’existait pas de sens commun, il serait impossible de percevoir les différences entre les divers sensibles. Les premières lignes du texte (1-4) font état de l’existence de fait de cette perception. Puis, dans un deuxième temps (lignes 4 à 8), Aristote établit que cette perception relève nécessairement d’une faculté sensible, avant de montrer qu’il faut attribuer à celle-ci une unité qui l’oppose à la diversité des sens externes.

 

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La première phrase est comme un résumé synthétique de toute la théorie des sens externes. Ceux-ci ont en effet été analysés au livre II comme des modes d’appréhension sélective de certains types d’objets, mutuellement irréductibles : la couleur pour la vue, le son pour l’ouïe, l’odeur pour l’odorat, la saveur pour le goût, et, pour le toucher, un ensemble assez indéterminé et disparate de qualités, telles que la dureté, la rugosité, ainsi que leurs opposés, mais aussi la chaleur et le froid, la sécheresse et l’humidité. Il s’agit assurément d’un inventaire empirique, mais c’est là une nécessité, car rien d’autre que la sensation ne peut nous apprendre ce que c’est que sentir, et ce qui peut être senti : ici comme en toute science naturelle, l’expérience a pour Aristote valeur de principe, et la distinction des cinq types de qualités sensibles est avant tout une donnée de fait - ce qui n’empêche nullement qu’on puisse en tirer inductivement des vérités universelles qui nous rendent l’acte de sentir intelligible.

Parmi celles-ci se trouve la proposition majeure qui rend compte, entre autres choses, du caractère sélectif de la sensation. Aristote a en effet rappelé, un peu plus haut dans le même chapitre, que « l’acte du sensible et celui de la sensation sont un seul et même acte, bien que leur essence ne soit pas la même » (425b 26). Comme acte de sentir, la sensation est bien l’acte de ce qui sent, et non pas de ce qui est senti. Mais il faut dire aussi que le sensible n’est sensible en acte que lorsqu'il est senti : autrement, il n’est sensible qu’en puissance, soit apte à être senti, et à donner telle sensation et non pas telle autre. La thèse d’Aristote est bien que la qualité sensible n’existe effectivement comme telle que dans et par l’acte de sensation, c'est-à-dire par l’acte qu’elle produit dans la faculté sensible par le moyen de l’organe propre de celle-ci. Il faut donc voir dans la sensation l’acte commun du sens et du sensible. Or il se trouve que chaque type de qualité sensible est propre à faire passer à l’acte, soit par contact, soit par la médiation d’un milieu approprié, un certain sens à l’exclusion des autres, de telle sorte que le son soit l’acte commun du sonore et de l’ouïe, tandis que la couleur est celui du visible et de la vue, et qu’un aveugle ne puisse pas voir avec ses oreilles, non plus qu’un sourd entendre avec ses yeux.

Cette analyse à base empirique du phénomène de la sensation conduit à la notion du sensible propre, à savoir la qualité sensible que l’un des cinq sens externes peut appréhender à l’exclusion de toute autre. L’expression ici utilisée - toû hupokeïménou aïsthètoû - renvoie manifestement à ce type de sensible qu’Aristote appelait antérieurement idion (en grec : propre) : elle signifie littéralement le sensible qui est à la disposition de chaque sens, ou qui est comme préposé à son activation. Au chapitre 1, Aristote a fait valoir que ce type de qualités sensibles, appropriées à un certain sens, se distingue par là-même d’autres qualités que nos sens nous révèlent sans qu’elles soient l’objet propre d’aucun, et que pour autant Aristote dénomme « sensibles communs (koïna aïsthèta) », tels « le mouvement, le repos, la figure, la grandeur, le nombre, l’unité » (425a 15). De ces qualités, Aristote dit que nos sens nous les font sentir « par accident » (a 14), parce qu'elles ne correspondent essentiellement et exclusivement à aucun d’entre eux, mais qu’elles viennent s’ajouter - c’est le sens premier du terme accident, en grec : sumbébèkos - à leur objet propre : de fait, l’ouïe aussi bien que la vue nous donne une perception du mouvement et du nombre, ou encore de la distance.

Cette distinction, elle aussi attestée d’une manière avant tout empirique, est la première raison invoquée par Aristote pour affirmer l’existence d’un sens commun. Comme il l’explique à la fin du chapitre 1, il faut admettre que chaque sensible commun est « quelque chose d’autre » (425b 10) que le sensible propre à tel ou tel sens, puisqu’il peut être senti au moyen d’un autre. Il faut donc dire que « des sensibles communs nous avons une sensation commune (aïsthèsin koïnèn), et pas par accident » (425a 27), soit une faculté d’appréhension qui ait avec les sensibles communs le même rapport essentiel, et non pas accidentel, que chaque sens a avec son sensible propre. Le raisonnement est simple : puisqu’il y a des sensibles que nous appréhendons grâce à nos sens, mais avec la conscience qu’ils ne sont l’objet propre d’aucun d’eux, ils doivent relever d’une sensibilité distincte des sens externes.

Cette distinction implique toutefois une différence notoire : « il est impossible qu’il y ait un organe sensoriel (aïsthètèrion) propre aux sensibles communs » (a 13), comme il y en a pour chaque sensible propre : s’il existait un tel organe, il serait impossible que les communs soient appréhendés par plusieurs sens. C'est pourquoi le début de notre texte rappelle que chacun des cinq sens « réside », ou, comme on dit, a son siège « dans l’organe sensoriel » : yeux, oreilles, nez, bouche, et, pour le toucher, la chair. Aristote précise, d’une manière qui lui est habituelle : « en tant qu’organe sensoriel », sans doute parce qu'il sait que les organes en question ont d’autres fonctions, par exemple, pour la bouche, de sécréter la salive qui est nécessaire à la digestion.

Ce n’est toutefois pas ce strict attachement du sens à son organe qui importe à la présente argumentation. Le point important est bien plutôt que chaque sens « discerne les différences » de son sensible propre, telles les différentes couleurs, les diverses saveurs, ou les multiples qualités qu’appréhende le toucher.

Aristote utilise ici le verbe krineïn, auquel il recourt par ailleurs pour désigner l’acte intellectuel de jugement, soit l’acte qui consiste pour l’intellect à envisager le sens d’une proposition et à la poser comme vraie. Le jugement, comme le concept qu’il présuppose et le raisonnement qu’il permet, relève du seul intellect. Mais l’usage du même verbe pour désigner une opération intellectuelle et un acte du sens témoigne de ce qu’Aristote aperçoit quelque chose de commun aux deux. On ne saurait dire que le sens juge, en entendant par là l’énonciation d’une proposition. Mais l’acte intellectuel de jugement est, parmi les actes de l’intellect, celui dans lequel s’opère la discrimination du vrai et du faux. C’est une fonction du même type qui est ici attribuée au sens, à savoir celle d’un discernement des différences : le rouge n’est pas le bleu ; le dur n’est pas le mou, et ce sont nos sens qui nous le font savoir. Ils comportent donc bien une forme de jugement implicite. Et c’est en discernant les couleurs que nous pouvons tout simplement voir, car c’est ce discernement qui nous donne à distinguer et à identifier les choses visibles.

Cette évidence empirique recèle en fait une nichée de problèmes qu’Aristote abordera dans les pages qui suivent notre texte. Car discerner, en regardant un oiseau, le rouge de son plastron et le vert de ses ailes, ou discerner le noir de l’encre et le blanc du papier sur lequel on a écrit, c’est pour la vue accueillir effectivement en elle - par cet acte commun qu’est la sensation - des formes qui sont mutuellement autres jusqu’à pouvoir être contraires, tels « le doux et l’amer », que la gastronomie chinoise se plaît à faire goûter ensemble. Aristote avouera que cela peut paraître impossible à qui, comme lui, professe le principe de contradiction comme vérité suprême de l’être et de la pensée, à moins de donner au sens le statut d’une « limite (péras) » (427a 13) qui, tel le point en géométrie, peut être à la fois une et double selon qu’on la considère en elle-même, ou relativement à ce qu’elle délimite et, par là même, distingue. Le sens aurait alors, à l’égard des sensibles qu’il discerne, un rapport analogue à celui qu’entretient une limite à l’égard de ce qu’elle délimite : il serait comme la limite commune aux diverses qualités qui constituent son objet propre, permettant par là même leur discrimination, sans que cela entraîne la contradiction qu’il y aurait à ce qu’une même chose ou une même partie de chose ait à la fois des qualités contraires - ce que la sensation ne montre jamais -, ou qu’il faille attribuer celles-ci au sens lui-même. Car, même si la sensation est l’acte commun du sens et du sensible, la qualité perçue est celle du sensible et non pas celle du sens : c’est le perroquet qui est rouge et vert et non pas l’œil, ni la vue. Et, comme l’écrit Rodier dans son commentaire (p.382), « il n’y a pas d’impossibilité à ce que [le sens] juge, en même temps, que ce qui est blanc est blanc et que ce qui est noir est noir », en entendant le jugement au sens qu’on a dit.

Quoi qu’il en soit de la difficulté à trouver les concepts pertinents pour la penser adéquatement, la fonction discriminante du sens s’impose donc comme un fait, et elle atteste que, dans l’opération de chacun des cinq sens, il y a toujours quelque chose qui est connu en plus des sensibles propres, à savoir leur altérité mutuelle : l’objet propre de la vue n’est pas tant la couleur - qui n’est qu’une abstraction - que les différences de coloration. C’est en discernant des sensibles que chaque sens donne à sentir ce qui relève de lui. Et sans doute est-il essentiel de rappeler ici que la sensation n’est pas un acte que le sens accomplirait pour lui-même comme s’il existait à l’état séparé. C’est un acte qu’accomplit, grâce au sens, l’instance qui le possède, à savoir l’âme sensitive ou animale, laquelle est en outre rationnelle chez l’homme. Il faut donc rattacher les fonctions sensibles à l’âme, qui est, d’après la définition qu’Aristote a élaborée au début de la deuxième partie de son traité, le principe à la fois unifiant et structurant de l’organisme.

 

Le texte accomplit un pas de plus en faisant valoir que le discernement ne s’exerce pas seulement sur les qualités différentes relevant d’un même sensible propre : il y a aussi un acte de discernement qui donne conscience de la différence entre les divers sensibles propres. Le blanc n’est pas le doux : nous le savons, et cette fois, ni la vue ni le goût ne peuvent nous le faire savoir - la différence entre la couleur et la saveur ne peut être ni vue, ni goûtée -, alors que ces sens nous permettent de discriminer entre elles, respectivement, les couleurs ou les saveurs. C'est pourquoi Aristote généralise en disant que « nous discernons (...) chacun des sensibles par rapport à chacun des autres », en entendant par là les sensibles propres à chaque sens : ce rapport est un objet de connaissance qui vient lui aussi s’ajouter à la perception des sensibles propres, mais autrement que les différences perceptibles au sein de ces derniers.

Cette assertion entraîne la question implicite de savoir à quoi nous devons ce nouveau discernement. Il était plus facile de rendre compte de l’appréhension des sensibles propres en analysant, expérience à l’appui, le fonctionnement des organes sensoriels. Ce moyen fait défaut pour expliquer la conscience de la différence entre les sensibles propres, mais il ne serait pas logique, après avoir compris comment chaque sens rend possible l’appréhension et le discernement de certains sensibles, de ne pas se dire que « quelque chose » doit rendre possible l’appréhension de leur différence, en entendant par là la différence qui fait par exemple qu’une couleur est autre chose qu’une saveur. La sensation en général, comme n’importe quelle autre opération, suppose une certaine puissance (dunamis), ou faculté, dont l’absence chez un être rend l’opération en question impossible : voir est aussi impossible à une pierre qu’à un aveugle. On se demande donc en quoi consiste la puissance qui permet de connaître le rapport d’altérité qui existe entre les divers types de sensibles propres.

Une telle puissance ne peut que transcender les cinq sens externes, puisqu’elle révèle ce qu’ils sont incapables de connaître. Or ici, Aristote n’insiste pas tant d’abord sur cette transcendance que sur le caractère nécessairement sensible de la puissance en question. Le discernement dont il s’agit porte en effet sur « des sensibles », et il s’effectue indépendamment de toute opération intellectuelle à leur sujet, soit antérieurement à toute formation d’un concept tel que celui de couleur ou de mouvement, et à toute énonciation d’un quelconque jugement. On sent qu’un son n’est pas une odeur, et c’est d’abord ainsi qu’on le sait, avant que l’intellect philosophe ne le dise, et ne cherche à en rendre compte.

Telle est la troisième des raisons générales qu’Aristote invoque à l’appui de la thèse qui affirme l’existence d’un sens commun, après la reconnaissance des sensibles communs (ch.1), et celle du sentiment de sentir qui accompagne toutes les sensations et en même temps les intègre dans l’unité d’une perception globale (début du ch.2). Cette troisième raison pourrait impliquer qu’il n’y a lieu de reconnaître un sens commun que là où il y a une pluralité de sens externes. Aristote admet en effet que certains animaux n’ont pas d’autre sens que le toucher. Mais si ces êtres appréhendent par le moyen du seul toucher l’un des sensibles communs, telles la distance ou la direction, la logique voudrait qu’on leur reconnaisse la capacité d’exercer au moins l’une des fonctions qu’Aristote attribue au sens commun.

L’affirmation de la transcendance de ce dernier par rapport aux sens externes prend dans le texte la forme d’un jugement particulier sur le rôle qu’il convient de reconnaître à « la chair (sarx) ». Aristote dénie à celle-ci le statut d’un « organe sensoriel ultime (eschaton) ». Il faut entendre ce dernier terme au sens où l’organe ainsi qualifié serait celui vers lequel convergeraient les informations reçues par les autres organes sensoriels, et qui serait en quelque sorte leur réceptacle à la fois dernier et commun. Au chapitre 11 du livre II, Aristote a identifié l’organe du toucher à la chair. Ici, il s’en prend manifestement à une thèse qui prête à celle-ci le rôle du sens commun, et en fait donc l’organe de ce dernier.

Comme le souligne le commentaire de Rodier (p.384), c’est une thèse qui pourrait se prévaloir « des idées d’Aristote » lui-même : « De tous les sens, le toucher est, en effet, celui qui a le plus d’analogie avec le sens commun. Moins spécial que les autres sens particuliers, il est plutôt une collection de sens divers qu’un sens unique. De plus, c’est le seul que possèdent tous les animaux, et on peut l’appeler, à juste titre, la sensibilité primitive (prôtè aïsthèsis) », expression utilisée par Aristote dans plusieurs passages cités par Rodier. Ce dernier ajoute : « Tout comme la sensibilité non spécifiée est la condition de toute sensibilité spéciale, le toucher est la condition qui rend possible les autres sens, mais il peut exister sans eux (...). L’analogie va si loin que la partie commune de tous les organes des sens spéciaux, l’organe central, siège du sens commun, est aussi celui du toucher » : c’est ce qu’enseigne Aristote dans son traité Des parties d’animaux (II, 10, 656a 27), en situant l’organe du toucher « près du cœur », auquel il prête le rôle de centre de la sensibilité que nous reconnaissons au cerveau.

Notre texte ne remet pas en question ce qui a été établi précédemment au sujet du toucher, mais il s’en prend très précisément à la thèse qui fait de la chair l’organe du sens commun, à l’aide d’un unique argument réfutatif, qui se rapporte à la fonction discriminante déjà mentionnée dans les lignes précédentes. Si le sens commun avait pour organe la chair, il ne pourrait discerner les sensibles que par le moyen d’un « contact », comme c’est en effet le cas du toucher - ainsi que du goût : « le sapide est une sorte de tangible » (livre II, ch.10, début). Il serait alors impossible au sens commun d’appréhender la différence entre les qualités tangibles et celles qui ne produisent aucun effet résultant d’un contact avec la chair : les sons que nous entendons, les couleurs que nous voyons, et les odeurs que nous sentons n’impres­sionnent aucunement notre peau, qui nous procure nos sensations tactiles. Il faut donc en conclure que, même si la chair est celui de nos organes qui a dans notre organisme la plus grande proximité avec le cœur, ce n’est pas à elle que l’on peut attribuer la discrimination des sensibles propres les uns par rapport aux autres.

Bien que le texte n’en parle pas explicitement, on peut trouver ici la raison pour laquelle Aristote ne reconnaît pas d’organe au sens commun, alors même qu’il voit dans le cœur une sorte de sensorium central. Cette assignation d’un centre de la sensibilité est rendue nécessaire précisément par le fait que la perception n’est pas une collection de sensations éparses, mais l’unité d’un ensemble de sensations qui sont, en permanence, à la fois reçues et discernées les unes des autres : ainsi, lorsque l’on écoute un orchestre, on perçoit les différents timbres que l’on attribue aux multiples instruments que l’on voit, et l’on peut même, si l’on a étudié l’harmonie, discerner les notes qui entrent dans la composition des accords. La perception sensible ne va donc pas sans une fonction de centralisation, ou, si l’on veut, de synthèse, c'est-à-dire, au sens grec du terme, de composition des sensations. Mais il s’ensuit que la faculté psychique qui assure cette synthèse ne peut pas avoir un organe qui fonctionnerait de la même façon que les organes sensoriels périphériques, car elle serait alors, comme eux, spécialisée à un type unique de sensible, alors qu’elle se montre au contraire capable de les appréhender tous par-delà la spécialisation des sens.

 

Le dernier moment du texte peut être compris comme un développement de ce dernier point. Il vise en effet à montrer, d’une manière ici encore à la fois logique et empirique, que la différence entre les sensibles ne pourrait être sentie s’ils étaient appréhendés séparément.

Cela ne met évidemment pas en cause le rôle spécifique de chaque sens externe, et son incapacité naturelle d’appréhender l’objet des autres sens. L’argument prend au contraire appui sur ce fait pour en inférer la nécessité d’admettre que la sensibilité s’étend au-delà des fonctions spécialisées des cinq sens, comme si ceux-ci n’étaient que des spécifications d’une même sensibilité générale, cette « sensibilité non spécifiée » dont parle Rodier.

Il faut que « le doux et le blanc (...) apparaissent à un seul et même sens » pour qu’ils puissent être appréhendés en tant même que différents. Notons bien qu’Aristote parle ici d’un unique sens, et non pas d’un unique organe : le sens commun comporte le paradoxe d’être une fonction sensible dépourvue d’organe, à moins qu’on n’envisage que c’est le corps tout entier qui exerce cette fonction, moyennant les opérations spécialisées de ses sens externes, et en n’oubliant pas que c’est avant tout à l’âme qu’il faut rapporter tout ce qui concerne le corps pris dans son ensemble comme totalité unifiée, puisque c’est elle, selon la définition du livre II, qui est le principe de cette unification, par son activité organisatrice, du tout qu’est le corps. Comme le redira Leibniz avec insistance, cette fonction psychique essentielle qu’est la perception est toujours une paradoxale diversité dans l’unité, ce qui, pour lui comme pour Aristote, et quoi qu’il en soit des divergences de leurs ontologies respectives, implique l’immatérialité de son principe. Aristote enseigne en effet que « la sensation est la réception (to dektikon) des formes sensibles sans la matière, comme la cire reçoit l’empreinte du sceau sans le fer ni l’or » (livre II, ch.12, 424a 19) : voir ou toucher une pierre n’est pas être pétrifié, et cette immatérialité de la réception des formes sensibles vaut a fortiori pour les appréhensions du sens commun, et, ultérieurement, pour celle des formes intelligibles par l’intellect, lorsqu'il pense ses concepts (cf. livre III, ch.4 à 8).

L’unité du sens commun est attestée par un argument a contrario, qui, lui aussi, croise la logique et l’expérience : s’il suffisait, pour que soit perçue la différence de deux sensibles, qu’ils soient appréhendés par deux sens distincts, alors cette différence devrait être perçue lorsqu’untel sent tel sensible, mettons : le doux, et un autre tel autre, mettons : le bleu. Dans ce cas-là, il est on ne peut plus clair que l’on a affaire à deux sensations aussi « séparées » que le sont ceux qui les éprouvent - rappelons que l’existence séparée (chôris) est pour Aristote le propre d’une substance, soit de ce qui subsiste, c'est-à-dire existe à part des autres êtres. Pourrait-on en inférer que la différence de ce qui est ainsi senti séparément est « manifeste (dêlon) », c'est-à-dire sentie par le fait même ? Cette conséquence résulte logiquement de l’hypothèse envisagée, mais nous savons par expérience qu’elle est absurde et fausse, parce que nul n’est en mesure de discerner les sensations d’un autre, ce discernement fût-il l’objet d’un désir intense, comme Lacan le dit de la jouissance sexuelle. Notons au passage que l’expérience, telle qu’Aristote la mobilise ici, se montre capable de nous faire connaître certaines impossibilités, autrement dit, certaines vérités nécessaires.

Les dernières lignes du texte énoncent à nouveau sa thèse générale, mais en opérant un rapprochement assez remarquable entre la fonction de discernement reconnue au sens commun, et la fonction judicative qui ne peut être attribuée proprement qu’à l’intellect. Dans une formule très concise, Aristote recourt au verbe légeïn (en grec : dire) pour désigner l’acte de discrimination opéré par le sens commun : « Il faut que ce soit ce qui est un qui se prononce (légeïn) sur la différence : car le doux est autre chose que le blanc ». Cette dernière proposition est évidemment ce que l’intellect, et lui seul, est capable d’énoncer, et l’acte par lequel le sens commun est dit se prononcer n’est certainement pas une telle énonciation. En revanche, le signifié de la proposition, soit la différence réelle du doux et du blanc, est quelque chose que l’intellect ignorerait si le sens commun ne la lui révélait pas : on retrouve ici l’idée d’un jugement implicite du sens, qui n’est pas un acte logique, mais qui est l’appréhension première d’un ordre de différenciation qui est immanent aux choses, avant d’être signifié comme tel par l’intellect - quelque chose de très proche de ce que Husserl, à l’encontre du constructivisme aprioriste imposé par l’école kantienne, a appelé « synthèse passive ». La fonction générale de discernement (krîsis) prend ainsi deux formes, sensible et intellectuelle, et la première est pour Aristote la condition de possibilité de la seconde.

La dernière phrase du texte donne clairement à entendre que cette dimension de jugement implicite qu’il faut reconnaître dans l’exercice du sens commun atteste qu’il est une forme de pensée. De même qu’il vient d’utiliser le verbe légeïn - qui connote la notion du logos, soit de l’usage discursif de l’intellect -, Aristote recourt maintenant au verbe noeïn, qui renvoie à l’activité de l’intellect (noûs) dans ce qu’elle a de plus propre : la noèse - terme lui aussi repris par Husserl -, c'est-à-dire l’intellection intuitive des essences intelligibles actualisées dans l’intellect sous la forme des concepts. Ici, c’est du sens commun qu’il est dit qu’« à la fois il pense et il perçoit » dans l’acte même par lequel il « se prononce » sur la différence des sensibles : la pensée dont il est question ici, et qui est dite inhérente à la perception, consiste à faire voir de manière sensible ce que l’intuition intellectuelle permettra à l’intellect de voir en lui-même, sous la forme intelligible du concept. Les Seconds Analytiques (II, 19) enseignent en effet comme le traité De l'Âme (III, 8) que les formes intelligibles sont contenues en puissance dans les formes sensibles, et sont connues à partir de ces dernières. L’intellect ne verrait rien - ce qui pour Aristote signifie : ne connaîtrait rien, ne saisirait aucune vérité - si les sens ne lui donnaient rien à voir, c'est-à-dire à discerner comme ordre des choses qui existent en dehors du sujet sentant et pensant.

 

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Aristote a vu et formulé clairement le problème que pose la notion qu’il jugeait nécessaire pour rendre compte de la perception sensible, lorsqu'on la considère globalement, et non pas du point de vue de l’activité chaque fois partielle des sens externes : « Puisque nous sentons que nous voyons et entendons, il faut que ce soit par la vue que nous sentons que nous voyons, ou par un autre sens. Mais alors, c’est le même qui sentira la vue et son objet, la couleur. De sorte que ou bien il y en aura deux pour le même objet, ou bien elle sera objet d’elle-même. Et en outre, si c’est un autre sens qui perçoit la vue, ou bien il y en aura à l’infini, ou bien il y en aura un qui se sentira lui-même, de sorte que c’est à lui d’emblée qu’il faut attribuer cette propriété » (III, 2, 425b 12-17).

Ce passage montre bien pourquoi Aristote se refuse à faire du sens commun un sixième sens, dont le rôle serait de sentir que les sens sentent : si un tel sixième sens était nécessaire, il en faudrait un septième pour sentir qu’il sent, et ainsi de suite à l’infini. Par ailleurs, comment ne serait-il pas contradictoire que, d’un côté, chaque sens connaisse son objet propre grâce à son organe, et qu’il y ait en outre un sixième sens capable de connaître ce même objet, mais sans disposer d’aucun organe ?

Le sens commun ne doit donc pas être considéré comme un sens distinct des autres, mais plutôt comme une commune sensibilité immanente à tous les sens, qui en sont des particularisations liées au fonctionnement de certains organes corporels. Aristote note en effet que « lorsque nous ne voyons pas, c’est par la vue que nous discernons l’obscurité de la lumière, mais pas de la même façon » (III, 2, 425b 21), c'est-à-dire autrement que lorsque nous discernons des objets visibles : seul le sens commun peut nous faire discerner la visibilité de l’invisibilité, et ce discernement mobilise la vue sans, par définition, relever d’elle seule, puisqu’on ne peut voir que le visible, et que l’obscurité ne l’est pas.

Il existe donc bien quelque chose comme une unique sensibilité commune, qui est à la fois immanente à tous les sens, et transcendante par rapport à leur capacité propre : « Par accident, les sens perçoivent les objets propres les uns des autres, non pas en tant qu’ils fonctionnent chacun pour soi, mais en tant qu’ils ne font qu’un, lorsqu'il y a sensation simultanée d’un même objet, par exemple que la bile est amère et jaune : car il ne revient à rien d’autre de dire que les deux ne font qu’un » (II, 1, 425a 30 - b 3). Et c'est pourquoi le sens commun, ajoute Aristote, « se trompe, pensant que, si c’est jaune, c’est de la bile » (b 3), alors que chaque sens particulier, lorsqu'il est en bon état, « est infaillible » (II, 6, 418a 12) sur son objet propre, qui est son acte même.

 

La théorie aristotélicienne du sens commun peut donc apparaître comme une première compréhension philosophique, dans le cadre d’une noétique réaliste dépourvue de tout apriorisme, de ce Kant appellera, pour rendre compte de la connaissance, « l’unité originairement synthétique de l’aperception » (Critique de la Raison pure, Analytique des concepts, § 17).

 

Michel Nodé-Langlois

 

Texte publié sur le site Philopsis