Droit du plus fort ?

Rousseau – Du contrat social, I, 3.

 

            La force, comme simple pouvoir de fait, paraît ne pas pouvoir se confondre avec le droit : aussi bien distingue-t-on un usage légal et un usage illégal de la force. Le marxisme a toutefois répandu l’idée, déjà formulée par Rousseau dans son deuxième Discours, que le droit, et l’État fondé sur lui, ne seraient en fait que l’instrument de la domination des forts sur les faibles, en l’occurrence des riches sur les pauvres. Aussi le marxisme dénonce-t-il le caractère idéologique du droit, dans la mesure où il n’est que la présentation déguisée et trompeuse qui fait d’un simple pouvoir de fait un devoir-être moral. La force du droit ne serait dans cette perspective que le droit du plus fort. Le chapitre 3 du premier livre du Contrat social soulève pourtant à ce sujet une difficulté essentielle. Si l’on admet en effet avec le Discours que le passage de la simple prise de possession à la propriété a fait « d’une adroite usurpation (…) un droit irrévocable », cela signifie que la possession comme pouvoir de fait s’est transformée en droit de propriété. L’interprétation courante consiste à réduire le second au premier, ce qui revient à mettre entre parenthèses la transformation. Or s’il y a une transformation, c’est qu’il y a une différence entre ses termes. Si donc la force a dû se transformer en droit, c’est qu’elle ne saurait ni être identifiée au droit, ni non plus, quand bien même elle serait l’origine historique des inégalités sociales perpétuées par le droit, être considérée comme le fondement de ce dernier. C’est ce que Rousseau s’emploie à montrer en dénonçant : l’incompatibilité des deux notions, puis les contradictions qui, par suite, résultent de leur association, et enfin une interprétation fallacieuse d’un passage du Nouveau Testament, qu’on ne peut bien comprendre qu’en les distinguant.

 

 

 

            « Le plus fort n’est jamais assez fort pour être toujours le maître, s’il ne transforme sa force en droit et l’obéissance en devoir. De là le droit du plus fort ; droit pris ironiquement en apparence, et réellement établi en principe. Mais ne nous expliquera-t-on jamais ce mot ? La force est une puissance physique ; je ne vois point quelle moralité peut résulter de ses effets. Céder à la force est un acte de nécessité, non de volonté ; c’est tout au plus un acte de prudence. En quel sens pourra-ce être un devoir ?

            Supposons un moment ce prétendu droit. Je dis qu’il n’en résulte qu’un galimatias inexplicable. Car sitôt que c’est la force qui fait le droit, l’effet change avec la cause ; toute force qui surmonte la première succède à son droit. Sitôt qu’on peut désobéir impunément, on le peut légitimement, et puisque le plus fort a toujours raison, il ne s’agit que de faire en sorte qu’on soit le plus fort. Or qu’est-ce qu’un droit qui périt quand la force cesse ? S’il faut obéir par force, on n’a pas besoin d’obéir par devoir, et si l’on n’est plus forcé d’obéir, on n’y est plus obligé. On voit donc que ce mot de droit n’ajoute rien à la force ; il ne signifie ici rien du tout.

            Obéissez aux puissances. Si cela veut dire, cédez à la force, le précepte est bon mais superflu, je réponds qu’il ne sera jamais violé. Toute puissance vient de Dieu, je l’avoue ; mais toute maladie en vient aussi. Est-ce à dire qu’il soit défendu d’appeler le médecin ? Qu’un brigand me surprenne au coin d’un bois : non seulement il faut par force donner la bourse, mais, quand je pourrais la soustraire, suis-je en conscience obligé de la donner ? Car enfin le pistolet qu’il tient est aussi une puissance.

            Convenons donc que force ne fait pas droit, et qu’on n’est obligé d’obéir qu’aux puissances légitimes. (…) »

 

 

            On croirait lire Pascal en abordant ce chapitre du Contrat social : « Ne pouvant faire qu’il soit force d’obéir à la justice, on a fait qu’il soit juste d’obéir à la force. Ne pouvant fortifier la justice, on a justifié la force, afin que le juste et le fort fussent ensemble et que la paix fût, qui est le souverain bien » (Pensées B 299). Dominer par la force sans avoir le droit pour soi, c’est être en fait en situation de guerre avec ceux qu’on domine, et donc risquer d’être à son tour dominé par le même moyen. À ce titre, le droit paraît être pour la domination une garantie bien plus sûre que la seule possession de la force, parce qu’il transforme la soumission en acceptation. La première phrase du chapitre de Rousseau suggère donc que la force a quelque chose de paradoxal, puisqu’elle est d’autant plus forte, et donc d’autant plus elle-même, qu’elle est moins elle-même, s’il est vrai qu’elle doit s’abolir, en s’imposant non plus comme force, mais comme droit. Ce paradoxe indique combien la notion de force est ambiguë, mais aussi qu’il est impossible de concevoir le droit simplement comme une force plus forte que la force : transformer « sa force en droit et l’obéissance en devoir », c’est en fait passer d’un mode de domination à un autre, qualitativement différent.

            Sans doute l’histoire abonde-t-elle en exemples d’une telle transformation. C’est là qu’il faut chercher l’origine de l’expression : « le droit du plus fort ». Elle semble signifier d’abord que seul celui qui dispose de la plus grande force a jamais pu avoir aussi le droit, ou, en d’autres termes, comme l’insinuait le Discours, qu’il faut que la société ait été instituée par les riches, parce qu’ « il est raisonnable de croire qu’une chose a été inventée par ceux à qui elle est utile ». C’est en ce sens qu’on peut comprendre en quoi ce droit est « réellement établi en principe » : l’origine historique  réelle de l’état de droit est à chercher dans la domination du plus puissant. Ainsi, lorsqu’on emploie l’expression susdite « ironiquement », on se donne l’air de dire, on dit « en apparence » qu’on désigne par là non pas le véritable droit, mais son usurpation, alors que, dans l’histoire réelle, le droit protège effectivement les intérêts des groupes dominants. On peut penser aussi que Rousseau vise implicitement ici la doctrine de Hobbes, selon qui c’est sa puissance de coercition qui vaut au plus fort de recevoir l’allégeance de tous les autres, et d’instituer par là-même l’état de droit : la force est alors véritablement le principe du droit, en ce qu’elle en est l’origine, et que, comme le souligne Spinoza, « le droit du souverain a pour limite sa puissance » (Traité théologico-politique, ch.XX).

            Il ne s’ensuit pas pour autant, selon Rousseau, que l’expression soit autre chose qu’un « mot », par quoi il faut entendre une émission de voix dépourvue de véritable signification. S’il est vrai que le droit est au service du plus fort, cela ne veut pas dire que le plus fort ait pour lui le droit en vertu de sa force même. Rousseau s’emploie à le montrer en opposant deux séries de termes : « puissance physique (…) nécessité (…) prudence » d’une part, « moralité (…) volonté (…) devoir » de l’autre. On peut interpréter cette opposition en général en disant que le droit est une règle qui se propose à l’acceptation d’une volonté libre. Il a par suite une signification morale qui l’oppose au simple fait de subir la contrainte d’une force naturelle, car celle-ci, par définition, exclut tout choix : ce n’est pas en vertu d’un choix qu’un corps tombe sous l’effet de la pesanteur.

            Il faut comprendre de la même façon l’opposition, moins claire au premier abord, de la « né­cessité » et de la « volonté ». On pourrait penser en effet que la loi morale comporte une nécessité, en tant qu’elle prescrit un « devoir », soit quelque chose qui doit être et, plus précisément, qu’il faut faire. Or le nécessaire se définit en général comme ce qui ne peut pas ne pas être, ou ce dont le contraire est impossible : il est en ce sens nécessaire qu’un corps pesant tombe conformément à la loi physique de la pesanteur. La loi morale, quant à elle, est nécessaire en ce sens qu’elle ne peut être autre qu’elle n’est, mais non pas en ce sens qu’elle est nécessairement accomplie : Tu ne tueras pas signifie que le meurtre ne saurait être un acte bon pour l’homme, et non pas que personne ne commettra de meurtre. C’est donc l’essentielle contingence de l’action, et non pas sa nécessité, qui donne son sens à la loi morale : le fait qu’une « volonté » consente librement à une loi qui exige un bien nécessaire, mais n’est pas contraignante à la manière d’une loi physique, définit précisément la « moralité » de l’action volontaire.

            La symétrie entre nos deux séries de termes est en fait incomplète, car la « prudence » s’oppose bien au devoir, mais comme une nuance apportée à la notion de « nécessité ». Rousseau semble avoir en vue une objection possible : on peut toujours refuser de « céder à la force » – c’est ce que firent par exemple les chrétiens martyrs sous la persécution romaine, ou les prisonniers des régimes tyranniques que la torture n’a pu faire parler. Ces hommes ont agi par foi en leur idéal, et non pas par « prudence ». Ce dernier terme paraît désigner ici non pas, comme chez Aristote, la vertu qui rend capable en toute circonstance de choisir le bon moyen au bon moment, mais plutôt l’inclination à prendre le parti le moins dangereux – c’est le sens moderne du terme. Il y a donc une part de choix dans la prudence, mais ce n’est pas à proprement parler, pour Rousseau, un choix moral, parce que celui qui subit la contrainte d’une force n’est pas vraiment libre de choisir le parti à prendre. La proposition de Rousseau annonce la thèse kantienne qui exclura la prudence, principe d’une action intéressée, de la moralité, qui consiste, selon Kant, à agir indépendamment de tout intérêt. Rousseau dénonce en fait implicitement l’ambiguïté de la notion de force : la menace d’une arme, dont il sera question plus loin, n’est pas une force exactement dans le même sens que la pesanteur.

            Ce qui est clair en revanche, c’est la manière dont Rousseau conçoit ici le droit : il s’agit d’une règle qui réclame le libre consentement de celui qui s’y trouve soumis. Si tel est le droit, il est impossible de l’identifier à une domination par la force, et si cette dernière est devenue pouvoir de droit, c’est qu’elle n’est plus ce qu’elle était à l’origine, quand bien même ceux qui dominent n’auraient pas changé. En fait, le Discours avait déjà tenté de montrer que les riches opéraient cette transformation en persuadant les pauvres qu’ils avaient intérêt à s’unir plutôt que de se battre, et à se soumettre à des lois communes. Certes, la persuasion est à certains égards une force, qu’elle recoure à la rigueur contraignante du raisonnement logique, ou aux artifices séduisants de la rhétorique. Mais le Contrat social paraît sur ce point dépasser le Discours. Ce dernier voyait dans la notion d’intérêt la raison d’être du droit. Or elle paraît insuffisante à en rendre compte, si le droit est défini comme un « pouvoir moral », ainsi que le voulait Leibniz : ce qui est fait par intérêt se distingue peu d’un « acte de prudence » ; en tout cas n’est-ce pas, selon Rousseau, « un devoir ». Entre la force et le droit, il y a donc désormais un abîme.

 

            Les contradictions qui résultent de leur association devraient dès lors être faciles à repérer. Rousseau conduit dans le deuxième alinéa un raisonnement par l’absurde, en supposant vraie la proposition qu’il veut réfuter, à savoir « que c’est la force qui fait le droit ». Cet alinéa se présente donc comme la confirmation dialectique, a contrario, de la démarche analytique du premier.

            Le « galimatias inexplicable » annoncé par Rousseau n’apparaît pourtant pas d’emblée. Les premières propositions qu’il énonce pour le rendre évident s’enchaînent plutôt d’une manière quasiment tautologique : qu’une force victorieuse d’une autre « succède » à celle-ci dans l’exercice de son droit de domination n’est qu’une conséquence logique, formellement rigoureuse, de la fondation du droit sur la force. Aucune contradiction n’apparaît ici, et c’est un pur constat que « l’effet » – le droit de dominer – « change avec la cause » – la force de s’imposer. Comme Rousseau l’écrivait plus haut, « tant qu’un peuple est contraint d’obéir et qu’il obéit, il fait bien ; sitôt qu’il peut secouer le joug, et qu’il le secoue, il fait encore mieux : car, recouvrant sa liberté par le même droit qui la lui a ravie, ou il est fondé à la reprendre, ou on ne l’était point à la lui ôter » (Contrat social, livre I, ch.1). L’insurrection contre un pouvoir violent ne saurait être jugée plus illégitime que ce dernier. Il n’y a ici rien de contradictoire, seulement le fait que le plus fort n’exerce son droit qu’aussi longtemps qu’il est le plus fort, puisque précisément il n’y a pas d’autre droit pour chacun que d’exercer sa force.

            On en dira autant de la phrase suivante, laquelle identifie la légitimité et l’impunité. « Désobéir impunément », c’est réussir, par ruse ou n’importe quel autre moyen, à se soustraire à la sanction dont on est menacé. La fondation du droit sur la force implique logiquement qu’on ait le droit de faire tout ce qu’on est capable de faire, tout ce qu’on réussit à faire sans subir de poursuites. Parce qu’elle donne cette capacité de fait, la force est la seule « raison » envisageable qui confère une légitimité à l’action qu’elle permet. On peut entendre ici l’écho d’une célèbre fable de La Fontaine, dans laquelle « la raison du plus fort » est invoquée pour donner une apparence de légitimité à ce dernier : tout se passe comme s’il s’imposait parce qu’il détient « la meilleure » des raisons, alors qu’en réalité celle-ci n’est « la meilleure » que parce que le plus fort a seul la capacité de s’imposer physiquement. Il faut d’ailleurs noter que Rousseau simplifie les perspectives : car le loup de la fable se dépense beaucoup en argumentations, avant de prouver qu’il a raison en mangeant l’agneau. Mais Rousseau suggère qu’il n’avait pas besoin des premières : celui dont tout le droit consiste à exercer sa force n’a pas besoin d’énoncer des raisons pour avoir raison.

            C’est sans doute ici qu’apparaît le premier indice d’une difficulté, et ce d’une manière plutôt implicite. Force est en effet de constater que, dans la pratique sociale effective, juridiquement encadrée, il s’agit en général de « faire en sorte » d’ « avoir raison », alors même que l’on n’est pas le plus fort : c’est ce que l’on fait dans un procès. En tant qu’elle réduit le droit à la force, l’expression « droit du plus fort » paraît n’avoir aucun rapport avec ce qui reçoit ce nom dans la société civile, où le droit ne « périt » nullement « quand la force cesse ». Le droit est bien plutôt ce qui, dans la société réelle, garantit la liberté, la sécurité, la propriété de chaque individu, quels que soient son état personnel de force ou de faiblesse, et la puissance dont ses voisins pourraient faire usage pour y porter atteinte. Rousseau récuse implicitement ici la notion spinoziste du droit naturel, défini comme la puissance que l’individu reçoit de la nature pour satisfaire son appétit, lequel est lui-même une force naturelle. Un tel droit ne peut être violé, puisqu’il est conforme à la nature que la plus grande force l’emporte sur la plus faible. Dans la conception de Spinoza, avoir droit à se nourrir signifie tout aussi bien : avoir droit à être empêché de se nourrir par un autre plus puissant, ce qui est d’une part équivoque, et d’autre part en contradiction avec la notion habituelle du droit. Il est clair que l’expression avoir droit a un tout autre sens dans la société civile, et le soi-disant droit naturel tel que Spinoza le conçoit devrait plutôt être considéré comme une absence de droit.

            C’est ce que tend à montrer la fin de l’alinéa. S’il était possible de réduire le droit à la force, ou de le fonder sur elle, il n’y aurait pas à parler du droit, mais seulement de la force, car la force suffit à assurer sa propre domination, aussi longtemps qu’elle est la plus forte. Ici encore Rousseau se réfère implicitement à la pratique sociale, ce qui ne va pas sans affaiblir quelque peu l’efficacité proprement dialectique de son propos. Celui qui se soumet de plein gré aux lois n’obéit pas « par force ». On force seulement celui, se montrant incapable « d’obéir par devoir », enfreint les lois : il est « forcé d’obéir » justement parce qu’il n’obéit pas « par devoir ». Rousseau en conclut donc que là où la force intervient, le devoir est absent. On ne saurait en effet confondre la contrainte et l’obligation : les lois obligatoires ne sont pas par elles-mêmes contraignantes. Or parler d’un droit du plus fort revient à faire comme s’il y avait une obligation de lui obéir, alors que la force ne fait que contraindre.

            La pointe finale du deuxième alinéa est claire : l’expression discutée réduit le terme de droit à l’insignifiance, mais c’est cela qui la rend suspecte, car elle laisse entendre plus que ce que sa logique implicite n’autorise. Il est absurde de dire que la force fait le droit, parce que la force et ne donne n’est rien d’autre que la force. Ou bien par conséquent le droit du plus fort n’est rien d’autre que sa force, et dans ce cas ce droit n’a pas de sens propre. Ou bien ce droit est celui qui appartient au plus fort, mais pas en vertu de sa seule force : il est donc autre chose que la force. Autrement dit : le plus fort ne peut se voir reconnaître un droit que si le droit est irréductible à la force.

 

            Rousseau se fait alors une objection à laquelle sans doute seul un auteur chrétien pouvait être sensible. Dans sa lette aux chrétiens de Rome (ch.13, v.1), Paul de Tarse leur ordonnait d’ « obéir aux puissances ». Ce précepte peut assurément paraître ambigu dans la mesure où le terme puissances est aussi équivoque que celui de force. Comme l’écrit Rousseau plus loin, « un pistolet » aussi « est une puissance ». S. Paul parlait des pouvoirs publics, et demandait à ses ouailles d’obéir aux autorités politiques. Rousseau entend montrer qu’on ne peut se servir de s. Paul pour justifier la domination de n’importe quelle puissance, notamment de ces pouvoirs qui ne s’exercent que par la contrainte et la menace, au premier chef la tyrannie : tout pouvoir n’est pas une autorité.

            Le premier argument en ce sens consiste simplement à faire remarquer que s. Paul donne un « précepte », c’est-à-dire un commandement, à des gens qui se demandaient s’ils devaient ou non se soumettre à l’empire païen. Si « puissances » est synonyme de « force », le commandement « est bon » parce qu’il a l’avantage de ne pas demander l’impossible. Mais en fait, il n’a pas alors de sens en tant même que commandement, puisque sa c’est transgression qui est impossible : autant vouloir ordonner aux corps pesants de tomber. En fait, comme Rousseau le donne à comprendre, il n’est pas vrai qu’on obéisse à la force : on lui cède, comme une digue sous la pression des eaux en crue.

            Rousseau approfondit ensuite son interprétation en reprenant à son compte la justification théologique que s. Paul donnait de son précepte : « Toute puissance vient de Dieu ». Ce propos inscrit le pouvoir politique dans le cadre d’une ontologie créationniste : Dieu étant le créateur de l’univers, nul ne peut posséder quoi que ce soit sans qu’il en soit la source, au moins en permettant que cela existe. Il est par suite possible de rapporter à cette origine aussi bien l’action de forces naturelles, par exemple la toxicité d’agents pathogènes, que l’effet terrifiant d’une arme menaçante. Or, de ce qu’une maladie est nocive par nature, conformément à la volonté divine, on conclut qu’il faut la soigner autant qu’il est possible, et non pas l’inverse : pourquoi, sinon, Jésus aurait-il guéri miraculeusement tant de malades ? La puissance naturelle de la maladie ne se traduit pas par une interdiction « d’appeler le médecin », mais bien plutôt par le commandement opposé. C’est que l’art du médecin aussi est voulu par Dieu. D’une manière générale, la liberté de l’homme est elle-même créée par Dieu, et Dieu ne peut donc vouloir l’empêcher de s’en servir, par exemple en acquérant un art médical, qui est lui aussi une puissance susceptible de faire obstacle aux agents toxiques.

            Il est par suite clair que les préceptes comme celui de s. Paul, et la « conscience » morale dont ils énoncent les exigences, n’ont de sens et de fonction que là où il est question d’agir sans être sous l’empire d’une force irrésistible. La possibilité de résister à une force, ou de s’y « soustraire », indique assez sa limite à cet égard, et ne peut être ni plus ni moins légitime qu’elle : c’est pourquoi la menace, quand elle produit son effet, n’entraîne pas, mais au contraire supprime l’obligation. Si donc le précepte de s. Paul est un vrai précepte, et non pas une phrase insensée, il faut admettre qu’il demande de « n’obéir qu’aux puissances légitimes », ce qui en est l’interprétation chrétienne traditionnelle : seule la légitimité peut motiver une obéissance résultant de la conscience d’une obligation. Aussi Rousseau entreprend-il dans le Contrat social d’en déterminer les conditions, lesquelles se ramènent en fin de compte à une seule : on ne peut reconnaître comme légitime que l’obéissance à une loi que l’on s’est donnée à soi-même, c’est-à-dire, en l’occurrence, qu’un peuple s’est donnée à lui-même. Aux puissances illégitimes, on se soumet sans doute, mais par force et non pas par obligation. C’est ce qui faisait dire à Thomas d’Aquin que les « lois iniques » ne sont pas des lois, mais des « contraintes », qui « n’obligent pas ».

 

 

 

            Cette distinction entre l’obligation et la contrainte pourrait suffire à résumer le propos de Rousseau, et le situe évidemment dans une très ancienne tradition de philosophie morale, dont les principes ont été posés dès le 3ème livre de l’Éthique à Nicomaque d’Aristote.

            On peut toutefois se demander si la logique même du texte, dans son acharnement dialectique contre l’expression qu’il vise, ne rend pas en fin de compte problématique la notion qu’il entend justifier. Car l’expression « puissances légitimes » réunit manifestement les deux éléments que Rousseau s'est attaché à dissocier. Il est clair en effet que les instances politiques auxquelles on obéit ne sont ce qu’elles sont que par la détention d’un pouvoir de contrainte, dont elles ne manquent pas de faire usage : la Justice et la police ont précisément pour but de faire en sorte qu’il soit indifférent qu’un citoyen soit ou ne soit pas guidé par la conscience de son devoir, qu’il agisse, comme l’écrit Spinoza, « de son plein gré ou par crainte du dernier supplice » (Traité théologico-politique, ch.XX). Ainsi la « moralité » que Rousseau juge essentielle à l’obéissance civile paraît à jamais douteuse, puisque celle-ci pourra toujours être mise au compte de la « prudence », soit du désir de ne pas être l’objet de poursuites judiciaires et de sanctions pénales. Si l’on pousse à sa limite la logique du premier alinéa du texte, on se demandera si un pouvoir public peut jamais avoir cette légitimité par laquelle il mérite qu’on lui obéisse, s’il est vrai qu’il ne peut se passer de recourir aussi à la force, faute de quoi le droit, qui n’est qu’un pouvoir moral, en tant que tel dépourvu de force, risque de rester lettre morte.

            À quoi l’on peut répondre que Rousseau veut précisément établir la distinction entre le pseudo-concept d’un droit fondé sur la force, et le concept véritable d’une force fondée sur le droit, ce qui suppose évidemment qu’on puisse trouver au droit un fondement indépendant de tout rapport de force, comme c’est le cas dans l’école dite « du droit naturel », qui a développé en contexte chrétien une conception éthique de l’état de droit, dont les racines se trouvent dans la morale aristotélicienne.

            Il semble bien que le texte de Rousseau ne soit intelligible que dans la perspective de cette conception, mais c’est aussi ce qui le rend à certains égards ambigu. Car son deuxième alinéa se donne l’allure d’une dialectique qui vise à réfuter la réduction du droit à la force, telle que l’exposent, chez Platon, les porte-parole de la sophistique que sont Thrasymaque et Calliclès. Ces théories d’un droit du plus fort, éventuellement revendiqué en référence à la nature, reviennent à affirmer qu’il n’y a de pouvoir légitime, au sens où l’entendent Platon et Rousseau, ni en théorie ni en pratique, mais seulement des pouvoirs qui ne sont que ce qu’ils sont, à savoir des puissances contraignantes. Cette théorie serait évidemment contradictoire si elle admettait la même définition du droit que Rousseau (ce à quoi Socrate, chez Platon, cherche à acculer ses interlocuteurs). Or elle consiste bien plutôt à récuser une telle définition, et à faire voir sous le droit la réalité de ce à quoi il prétend s’opposer. Il est clair que le droit du plus fort, tel que l’entendent les Sophistes, ne « périt » pas « quand la force cesse » : il ne fait que changer de mains, et c’est toujours le plus fort qui domine.

            Si donc Rousseau peut faire apparaître une contradiction, c’est en introduisant subrepticement dans la théorie qu’il critique une conception qu’elle rejette : celle d’un droit qui ne saurait être perdu par celui qui le détient, au gré de la variation aléatoire des rapports de force, parce que ce droit tient au fait que son détenteur est une personne, et non pas au fait qu’elle est plus forte qu’une autre. Le propos de Rousseau ne relève pas de la sociologie politique : c’est un propos de moraliste, qui aboutit seulement à montrer que l’idée d’un droit du plus fort est incompatible avec une conception personnaliste du droit.

 

 

 

            D’un autre côté, quoi qu’il en soit des ambiguïtés de son texte, on peut accorder à Rousseau que le droit du plus fort n’est pas celui dont s’est doté la société civile, sans quoi les Sophistes n’auraient pu s’en prendre au nom de la nature à l’égalitarisme artificiel de la loi. La réalité pratique de l’état de droit – celle à laquelle renvoie l’expression : puissance légitime – est un mixte dont ne rendent compte adéquatement ni la notion en fin de compte simpliste d’un droit du plus fort, ni la conception abstraitement éthique sur laquelle Rousseau se fonde implicitement.

            L’intérêt du texte est ainsi de faire apparaître l’inévitable ambiguïté du droit, mais tout aussi bien celle de sa dénonciation en tant que couverture idéologique d’un système de domination et d’exploitation. Rousseau nous avertit de deux choses. D’abord, une domination qui a besoin de se justifier n’est plus une simple domination par la force, même si elle n’est que mieux assurée par là. Ensuite, si un régime juridique produit une illusion idéologique, ce ne peut être qu’en faisant passer pour juste ce qui n’est qu’un rapport de forces, pour nécessaire en droit ce qui n’est qu’un état de fait. Mais c’est là rendre les armes à Rousseau, puisqu’on admet alors que la notion du droit s’oppose à celle du pouvoir de fait de la force, entendue comme puissance de contraindre, et c’est là tout ce que Rousseau voulait établir. Sans cette notion, la duperie idéologique ne serait pas possible, et personne ne se tromperait là où tout le monde est censé être dupe.

            Ou alors l’on déclare que c’est la notion même du juste et de l’injuste qui est idéologique – autrement dit : qu’il n’y a pas de justice –, et c’est souvent en ce sens qu’on utilise l’expression droit du plus fort. Mais on s’ôte par là même tout moyen de dénoncer l’injustice d’un état de fait, ou plutôt on condamne cette dénonciation à être elle-même idéologique. Rousseau montrait en revanche dans le droit un dépassement théorique et pratique du point de vue de la seule force. Sans doute ne reflète-t-il pas la société telle qu’elle est, mais il constitue la seule référence qui donne un sens à l’espoir de rendre les rapports sociaux – d’où la force n’est pas absente – plus justes et plus conformes à la nature morale de l’homme.

 

Michel Nodé-Langlois

 

Voir : Rousseau, Discours sur l’origine et les fondements de l’inégalité parmi les hommes, 2ème partie, § 35.

Ibid., § 33.

Ibid., § 35.

Voir : Spinoza, Traité théologico-politique, ch.XVI.

Voir : Paul, Épître aux Romains, 13, 1. Voir aussi : 1ère épître de Pierre, 2,  13-15.

« Ou gar estin exousia eï mè hupo théou » (Paul, loc. cit.).

Thomas d'Aquin, Somme de Théologie, Ia?IIae, q.96, a.4.