Que sait la science ?

Réflexion sur le sujet.

 

     La formulation de la question peut paraître contestable. Car, en toute rigueur, ce n’est pas la science qui sait, mais celui qui la possède. La science est une disposition acquise de celui qui sait, le savant (sophos), qui est le véritable sujet du savoir. La science est la vertu intellectuelle qui fait le savant en tant que tel.

     Cette remarque, outre son label aristotélicien, a l’avantage d’écarter d’emblée une difficulté. Si l’on entend par science l’ensemble des disciplines scientifiques, la réponse à la question consiste dans la sommation des connaissances acquises par ces disciplines, telles qu’elles peuvent être consignées dans des traités ou une encyclopédie : seules les sciences peuvent dire ce qu’elles savent et en répondre, la science désignant alors ce qui est effectivement su dans chaque domaine. Vouloir répondre à la question condamnerait alors au ridicule d’Hippias, qui se flattait de tout savoir (sophistès veut dire d’abord sophos, c'est-à-dire : savant), y compris fabriquer sa ceinture et ses sandales.

     Or aujourd’hui, à supposer que la constitution d’une telle encyclopédie soit possible, elle ne répondrait pas à la question, car ce qu’elle contiendrait serait bien un ensemble de signes, mais ne pourrait être su : à supposer qu’un fou en apprenne par cœur le contenu – comme certains le font avec le dictionnaire en vue de gagner au jeu « des chiffres et des lettres » –, il le saurait sans pourtant en avoir la science. André Warusfel sait sans doute plus de mathématiques que le khâgneux moyen : il n’empêche que nous sommes à l’époque où il n’existe plus de mathématicien qui sache les mathématiques.

     La question porte donc bien sur l’objet de la science (quidnam scit scientia ?), mais non pas, pour parler à la manière des scolastiques, son objet matériel, c'est-à-dire les diverses réalités connues par les sciences, ou l’ensemble des propositions qui énoncent leurs propriétés ; plutôt : son objet formel, c'est-à-dire le type d’objet qui spécifie la science par rapport aux autres dispositions de l’intellect, ou le type de rapport que la science instaure entre l’intellect et les réalités qu’il appréhende – bref : le scibile plutôt que le scitum. Pour André Warusfel, non pas : en quoi consistent les parties des mathématiques qu’il ignore ? Mais : qu’est-ce pour lui qu’avoir la science des mathématiques qu’il sait ?

 

     Cette approche, à vrai dire, n’est pas neutre, alors même qu’elle paraît relever du simple bon sens. Elle suppose en effet qu’une science réelle puisse consister en un savoir partiel, ce que tous les philosophes n’ont pas accepté, et qui en a conduit certains à critiquer les sciences prétendues au nom de l’idée d’une science qui ne serait vraie que comme savoir total (Platon, Descartes, Hegel). Cette critique peut conduire à l’entreprise d’une systématisation totale du savoir, projet qui culmine sans doute dans l’Encyclopédie hégélienne, et qui produit inévitablement l’apparence étrange qu’aucun développement ultérieur du savoir ne doit pouvoir se produire – sans parler des déconvenues éventuelles du philosophe : beaucoup des conceptions scientifiques invoquées par Hegel dans sa philosophie de la nature étaient réfutées ou en passe de l’être lorsqu’il rédigeait son ouvrage.

     Si un tel projet échoue, la critique conduira facilement à un scepticisme à l’égard des sciences, du fait de leur caractère partiel et de leur inachèvement. Pascal s’en est fait l’écho, dans une formule, comme toujours, provocante : « je tiens impossible de connaître les parties sans connaître le tout ; non plus que de connaître le tout sans connaître particulièrement les parties » (Pensées, B 72). Un cercle de plus ! dont on se consolera en observant l’assurance avec laquelle Pascal l’oppose à l’orgueil d’une science humaine qui se voudrait autosuffisante : tenir pour impossible, c’est prétendre savoir quelque chose avec certitude. Et de celle-ci la suite du texte pascalien esquisse – sommairement – une justification rationnelle : la partie et le tout étant des relatifs, chacun ne peut que faire signe en direction de l’autre. L’ignorance à laquelle Pascal accule la science humaine ne l’empêche donc pas de savoir au moins cela.

     Que la science ne sache rien apparaît comme une contradiction dans les termes, réfutée par l’étymologie, tout comme la provocation socratique : « je sais que je ne sais rien ». Ou alors on veut dire qu’il n’y a pas de science. Mais cela, il est certain qu’on ne peut le savoir, comme on dit, de science sûre. La vérité ne se confond certes pas avec la science, s’il est vrai que même une opinion peut être vraie. Mais de même que l’existence de la vérité est indéniable (veritatem esse est per se notum, écrit Thomas d’Aquin), puisque sa négation se réfute elle-même, il est impossible de prouver qu’il n’y a pas de preuve possible, et cela est certain. On ne saurait déloger la vérité de tous ses retranchements. La question serait plutôt de savoir où il convient de la chercher, et où elle s’offre de la manière la plus sûre.

 

     Sur ce point, la réflexion peut donner à penser qu’elle n’est pas là où elle est censée être.

 

**            Notre époque vit encore de la glorification de la science qui est l’héritage des trois derniers siècles et la fierté de la modernité. C’est à vrai dire à l’Antiquité que l’on doit d’avoir pour la première fois distingué et opposé la science et l’opinion, ou croyance. Le propre de la modernité est plutôt d’avoir réduit l’extension du concept de science, l’appliquant exclusivement aux mathématiques, aux sciences de la nature conçues comme une application des mathématiques à l’expérience, enfin aux sciences humaines, conçues sur le modèle des sciences de la nature (objectivation, par la mesure et les « modélisations », des comportements individuels et collectifs). Bref, n’est objet de science que ce qui est susceptible d’une démonstration formelle à l’intérieur d’une théorie axiomatisée, ou d’une vérification expérimentale.

     Si la glorification de la science n’est plus l’affaire des sages, mais fait désormais partie de la conscience commune, cela est dû assurément à l’efficacité technique sans cesse grandissante que les sciences ont rendue possible. À écouter toutefois les sages d’aujourd’hui, on se demande si le savoir que peut offrir la science dépasse la conscience qu’elle a et donne de son propre succès (pragmatisme et opérationnalisme épistémologique). Il suffit de citer ici la fameuse boutade de Russell au sujet des mathématiques – « science dans laquelle on ne sait pas de quoi l’on parle, ni si ce que l’on dit est vrai » –, ou la thèse désormais admise selon laquelle la science explicative n’est faite que de théories destinées à être dépassées par d’autres. C'est pourquoi les scientifiques ne sont plus appelés des savants, mais des chercheurs (en grec : skeptikoï). Et Bachelard leur donnait pour devise : « Demain, je saurai ! », tel le coiffeur qui avait peint sur sa vitrine : « Demain, on rase gratis ». On peut toujours attendre…

     On prendra du moins comme un fait la mise en question de la validité théorique de la science de l’intérieur même de celle-ci, et l’on cherchera à comprendre les raisons de cette contestation, à partir d’une réflexion sur les méthodes grâce auxquelles la science cherche à produire ce savoir qu’on la dit incapable d’atteindre.   

**

     

      On voit toutefois se dessiner plusieurs incohérences qu’il s’agit sans doute d’éviter.

 

     La première consisterait à faire profession de scepticisme pour la raison qu’on saurait la science incapable d’atteindre la vérité qu’elle était censée viser. La vérité – et la science, si l’on entend par là une connaissance assurée de sa propre vérité – devraient alors seulement être situées ailleurs que là où on les cherche habituellement : non pas dans les disciplines réputées être des sciences selon ce qui n’est en fait qu’une opinion à ce sujet, mais dans le discours qui se montre capable de discerner l’écart entre leur prétention et leur effectivité, soit dans le discours qui dit la vérité sur la capacité de ce qu’on appelle les sciences à dire la vérité. Ici il suffit de pousser à peine la réflexion pour se dire que s’il est possible de savoir ce qu’il en est en vérité des sciences telles qu’elles se présentent – c’est l’objet même de l’épistémologie –, on ne voit pas pourquoi il serait impossible de connaître la vérité sur autre chose.

     La deuxième consisterait à présenter comme une vérité définitive la thèse selon laquelle la science ne donne à connaître que des « vérités » provisoires, destinées à être supplantées par d’autres. Le relativisme historiciste est à cet égard tout aussi autoréfutant que les autres formes du relativisme. Sa version affaiblie est l’idée que la science progresserait asymptotiquement vers une vérité totale, à laquelle elle ne cesserait de tendre. L’incohérence est ici moins grande dans la mesure où l’on admet qu’il n’y a progression qu’à partir de vérités déjà effectivement connues. Néanmoins, l’analogie géométrique qui donne à la thèse son apparente clarté devrait la faire rejeter : car la définition par exemple d’une courbe, mettons une hyperbole, asymptote à une droite (un axe de coordonnées), suppose la connaissance non seulement de la fonction qui détermine la courbe, mais aussi de la droite par rapport à laquelle cette courbe peut être déclarée asymptote. Comment juger que la connaissance tend interminablement vers une vérité idéalement totale si l’on est censé ignorer celle-ci ?

     Enfin la démarcation qu’admet l’épistémologie contemporaine entre ce qui est de la science et ce qui n’en est pas pose un problème. Car la thèse qui dit qu’il n’y a de science possible qu’en mathématiques, et dans les sciences de la nature ou de l’homme, est une affirmation qui ne relève d’aucune de ces sciences. Il y aurait donc une troisième incohérence à la considérer comme une vérité scientifique. Dès lors de deux choses l’une : ou on la considère comme un postulat, un dogme aisément éliminable ; ou l’on veut y voir une vérité certaine, et il faut alors admettre qu’une telle vérité est possible en-dehors des sciences auxquelles on prétend la limiter. Dans les deux cas la thèse se supprime elle-même, bien qu’elle continue d’être admise comme un principe intangible, tant dans certaines écoles philosophiques que dans l’opinion désormais répandue.

 

Esquisse d’un plan.

 

     La réflexion qui précède donne assez d’éléments pour une problématique : l’introduction peut être conçue, par exemple, à partir de ce que j’ai mis entre ** .

 

     Deux questions se posent : où aller ? Et : comment y aller ?

 

     Le sujet demande manifestement de réfléchir sur les moyens autant que sur les limites de la connaissance scientifique. On peut y voir une invite à discuter le scientisme, c'est-à-dire en l’occurrence la restriction épistémologique plus haut évoquée, qu’ont imposée le positivisme et le néo-positivisme, qui sont des développements doctrinaux de la philosophie critique. C’est Kant en effet qui a donné un rang fondamental en philosophie à la question des limites du pouvoir humain de connaissance : la question que puis-je savoir ? est pour lui la première forme que prend, sur le plan théorique, la question qu'est-ce que l’homme ? Il y a répondu en restreignant la science au phénomène, c'est-à-dire en lui donnant pour objet non pas ce qui est, mais ce qui apparaît à l’homme en fonction des a priori constitutifs de sa subjectivité transcendantale.

     Les restrictions kantienne et positiviste résultent de la critique d’une antique ambition de la philosophie : celle de donner à la science un fondement absolu. Ce projet est l’acte de naissance, dans le platonisme, de ce qui devait s’appeler par la suite métaphysique. Il va de pair avec une définition purement déductiviste de la science, et avec l’exigence corrélative de s’affranchir de toute référence à un donné empirique, irrémédiablement sensible et, comme tel, contingent, aléatoire, factuel, conjectural. Platon est en ce sens le père du rationalisme philosophique, et c’est à son idée de la science que revient Descartes dans les Règles, puis dans les Méditations. Cette conception est une absolutisation du modèle mathématique : la science ne sait que ce qu’elle peut déduire à partir d’une certitude première, et on ne peut rien savoir véritablement en-dehors de cela.

     Si l’on entreprend de justifier une réponse positiviste à la question, il faut en passer par une critique de ce rationalisme. L’exposition de la critique kantienne de la métaphysique risque d’être ou trop longue et hors sujet (ce n’est pas le lieu ici d’examiner les antinomies), ou trop sommaire et dogmatique (« Kant a montré que… »). Il est en revanche plus simple de montrer comment l’entreprise cartésienne de fonder la certitude des sciences sur la garantie métaphysique qu’est la véracité divine comporte une inévitable circularité mise en évidence par Arnauld : car Dieu n’est rejoint que par des preuves qui reposent sur des principes dont sa véracité est censée garantir l’évidence. 

     Deux voies s’offrent alors : soit la renonciation à toute fondation métaphysique de la science, et même à toute métaphysique, les propositions métaphysiques étant réputées « vides de sens », c'est-à-dire impossibles à référer à aucune donnée empirique ; soit la renonciation non pas à la raison, mais au rationalisme, s’il est vrai qu’une connaissance métaphysique s’avère nécessaire sans pour autant être condamnée au second, autrement dit : nécessaire pour rendre compte de la capacité des autres sciences à connaître une vérité, sans avoir la prétention de transformer la science en un système totalement déductif et définitif du savoir.

     Dès lors en effet qu’on prend conscience que la restriction épistémologique du savoir postule un type de connaissance dont elle est incapable de rendre compte, on comprend que la scientificité des sciences rend non pas impossible, mais nécessaire la vérité de ce qu’on appelle aujourd’hui une métascience, retrouvant ainsi la première étape de ce qu’a été l’invention aristotélicienne de la métaphysique, à travers la position de la « question de l’être », ignorée des autres sciences, et la recherche d’une science première qui pourrait donner son contenu à la nécessaire science de l’être en tant qu’être.

 

     Le parcours précédent, même sensé et fondé, peut paraître trop complexe par rapport aux limites d’une dissertation : il faudrait commencer par justifier le rationalisme métaphysique à partir d’une première critique des savoirs empiriques et mathématiques ; puis faire la critique du rationalisme ; puis faire la critique de cette critique pour surmonter l’impasse théorique à laquelle elle conduit. Par ailleurs le sujet demande manifestement de faire place à des éléments de réflexion proprement épistémologiques sur les méthodes et les procédures de preuve scientifiques.

      Je juge donc préférable de réfléchir à partir de celles-ci pour ramener mon propos à une dialectique plus simple. Si le moment critique doit consister à mettre en évidence les apories auxquelles conduit la logique des démarches scientifiques, la partie analytique doit prendre pour objet leur présentation. Le point de départ topique sera l’idée reçue de la science, qui appartient autant à l’opinion qu’à notre héritage philosophique.

 

     On peut donc démarrer ainsi (j’indique des éléments, sans ordonner le détail, ni intention limitative) :

 

1ère partie : l’objet de la science.

 

A. Première définition de la science en général : Aristote.

     Le savoir, par opposition à l’opinion, est une connaissance certaine d’elle-même. Cette certitude peut être immédiate, soit ad intra (cogito) ou ad extra (sensation). Par-delà le savoir empirique, la science est la certitude médiate que donne la connaissance du pourquoi et de la cause, soit la connaissance de la nécessité d’un fait ou d’une conclusion, dont le moyen est l’universel, car dans un syllogisme, le moyen terme doit être pris au moins une fois universellement pour donner le pourquoi de la conclusion.

 

B. La « mathesis » (le démontrable).

      Les mathématiques ont inspiré la logique aristotélicienne, qui a inspiré la géométrie euclidienne. Selon Eudème, Pythagore en a fait une science en substituant la déduction aux figures. Moyens logiques : la définition et la démonstration, à partir de « notions communes » évidentes - termes premiers indéfinissables (par exemple : l’un), ou axiomes indémontrables (le tout est plus grand que la partie).  Selon Bourbaki, « les démonstrations d’Euclide sont encore des démonstrations pour nous ».

 

C. Les sciences « positives » (le vérifiable).

     C’est la mathématisation de l’expérience qui les aurait fait entrer « dans la voie sûre d’une science », non seulement par la mesure et le calcul, mais par l’invention de la méthode expérimentale : conception théorique des hypothèses et déduction des montages expérimentaux destinés à les tester (Pascal et le « poids de l’air ». L’expérience n’est plus source d’une induction aléatoire, mais devient élément d’une déduction découlant d’une analyse théorique rigoureuse.

 

2ème partie : les apories épistémologiques.

 

A. Que peut savoir une science expérimentale ?

     La relation d’incertitude de Heisenberg assigne une limite physique à la connaissance expérimentale. Mais celle-ci comporte aussi une limite logique connue d’Aristote et de Pascal et remise à l’honneur par le falsificationnisme de Popper. Une expérience peut servir à réfuter une théorie – s’il n’y a pas moyen de les rendre compatibles –, mais pas à la vérifier (contre Carnap). La science positive connaîtrait plus certainement le faux que le vrai. Elle reste hypothético-déductive.

 

B. Que démontrent les mathématiques ?

     Elles ne sont pas moins hypothético-déductives, si leurs principes manquent à la fois d’évidence et de démonstration. Invention des géométries non-euclidiennes. Notion de vérité formelle. Conventionnalisme axiomatique, jusque dans la formalisation de la logique.

 

     Ici plusieurs voies s’offrent pour continuer.

 

     La difficulté générale est assurément l’équivoque de la notion de vérité scientifique : que veut dire vrai au juste, dans ce qu’on appelle les sciences, et que veut dire savoir le vrai ? D’un côté : adéquation à des données empiriques – jamais assurée puisque l’expérience ne peut valider les théories déductives sans lesquelles elle resterait une empirie à valeur uniquement personnelle. D’un autre côté : conformité d’un discours à ses propres règles – d’ailleurs incapable de suffire à définir la vérité en général puisque le formalisme se heurte à l’indécidable (Gödel contre Hilbert).

     Il n’est pas absolument nécessaire de s’engager dans cette dernière controverse, très technique. On peut remarquer d’une manière plus générale que l’état actuel des sciences ainsi que l’épistémologie contemporaine reconduisent, si on ne se voile pas la face, à la critique platonicienne des mathématiques, prolongée par les argumentations impitoyables des Sceptiques (tropes du regressus, du diallèle et de l’hypothèse). Sextus Empiricus récusait la définition platonico-aristotélico-stoïcienne de la science au profit d’un phénoménisme empiriste et pragmatiste.

     Le scepticisme présente l’avantage de pousser la contestation de la science à sa limite, et de ramener ainsi la réflexion à la question fondamentale de la connaissance des principes : les sciences ont besoin d’une connaissance qui les dépasse, mais qui soit aussi certaine qu’elles, puisque ni la démonstration, ni la vérification expérimentale ne peuvent rendre compte des principes qu’elles présupposent. D’autre part, le scepticisme offre une possibilité de retournement puisque : ou bien il nie la possibilité de la science, d’une manière autoréfutante ; ou bien il se présente, sans contradiction, comme l’aveu d’un état personnel de doute, mais se reconnaît du même coup sans portée théorique ; ou bien, ce qui revient au même, il adopte l’irréfutabilité du silence.

 

     On peut donc proposer la séquence suivante :

 

C. Scepticisme ?

     Platon. Les Sceptiques. La science comme « interprétation » (Nietzsche). L’« anarchisme épistémologique » de Feyerabend : « tout est bon », parce qu’aucune science n’est capable de rendre compte de la validité exclusive de ses propres méthodes.

 

3ème partie : peut-on savoir ce qu’est la science ? (pour savoir ce que sait la science, ou savoir que la science ne sait pas, il faut un savoir sur la science au moins aussi sûr que celui de la science).

 

A. La question des principes.

     Il n’est pas vrai qu’il n’y ait pas de principes, puisqu'il y a des propositions indéniables, tel le principe de contradiction. Dès lors les sciences, ne peuvent se passer de la vérification dialectique de leurs principes communs (les axiomes d’Aristote). Et si ces principes sont acquis sans pouvoir être démontrés, restent qu’ils soient le résultat d’inductions fondamentales, car il est contradictoire d’affirmer qu’il est impossible de rien connaître d’universel à partir de l’expérience pour la raison – à la fois empirique et universelle – que l’expérience est toujours singulière.

 

     Ici encore, plusieurs possibilités. La thèse précédente (pas de science – connaissance médiate – des vérités prouvées, sans intelligence – connaissance immédiate, au sens logique – des principes de preuve) pourrait entraîner le débat sur la question de l’intuition intellectuelle, donc l’examen des arguments de Kant sur ce sujet. On peut aussi juger cette intuition suffisamment attestée par la vérification dialectique des principes, et revenir plus étroitement à la question initiale en reconsidérant l’objet de la science (B) et ses limites (C).

 

B.            Qu’il y ait des axiomes, au sens aristotélicien, ne suffit pas pour répondre à la question : à s’en tenir là, on réduirait la science à des vérités sans doute indéniables, mais tellement universelles qu’elles ne font rien connaître de déterminé sur quoi que ce soit. De même qu’il faut deux prémisses pour faire un syllogisme, on ne peut rien déduire du principe de contradiction, si ce n’est en l’appliquant à autre chose (par exemple : s’il est vrai que la supposition d’espaces indivisibles implique contradiction, alors elle est fausse). C'est pourquoi, à côté des axiomes communs, chaque science a besoin de principes propres, qui sont eux aussi l’objet d’une intelligence non-médiate, à commencer par les concepts fondamentaux qui lui représentent ses objets spécifiques (par exemple : le nombre et la grandeur, ou la notion d’ensemble, pour les mathématiques ; les espèces du mouvement pour la physique ; les propriétés vitales pour la biologie ; les notions de sensation, d’affect, d’image, de noème, pour la psychologie, etc.). Aucune science, remarque Aristote, ne démontre ni l’existence ni l’essence du genre dont elle traite : certaines les appréhendent par induction (degré physique d’abstraction), d’autres « par abstraction (ex aphaïrè­séôs) », ce terme signifiant ici non pas l’abstraction conceptuelle au sens général – scolastique –, mais le deuxième degré d’abstraction, caractéristique des mathématiques. Par suite la nécessité des conclusions de chaque science sera à la mesure de celle de ses principes : qu’il n’y ait pas que de l’absolument nécessaire ne signifie pas qu’il n’y a pas de nécessité du tout (voir : Aristote, Physique, II, 9).

 

C.            On pourrait trouver là une transition au dernier point : faut-il admettre comme Aristote un troisième degré d’abstraction, par-delà celui des deux familles de sciences dont nous admettons encore l’existence ? L’histoire des mathématiques contemporaines incline fortement vers la réponse affirmative du fait qu’elles ont réactualisé – notamment dans la théorie des ensembles – quelques apories majeures qu’Aristote affrontait pour la première fois dans sa Métaphysique, et du fait de leur caractère nettement ontologique. Il ne me paraît pas nécessaire ici d’entrer dans l’examen et la justification de thèses métaphysiques particulières : il suffit de montrer qu’il serait contradictoire d’en récuser la possibilité au nom de ce qui rend possible les autres sciences (voir la fin de la Réflexion et le début de l’Esquisse ci-dessus). Aucun phénomène ne saurait venir vérifier la restriction de la science au phénoménal : cette restriction ne peut donc être considérée comme une vérité sue, mais seulement comme un dogme arbitraire. De même toute proposition qui prétendrait arguer du caractère hypothético-déductif des sciences pour affirmer le caractère à tout jamais hypothétique de leurs résultats se présenterait comme une vérité catégorique  sur ce qu’il est convenu d’appeler « sciences », de sorte que c’est manifestement au-delà (en grec : méta-) d’elles qu’il faut chercher et trouver une vérité plus certaine que celle dont elles sont capables. On ne saurait sans incohérence nier la possibilité d’une telle vérité et prétendre par là-même savoir la vérité sur la science. C'est pourquoi l’épistémologie contemporaine apparaît souvent incapable de rendre compte de sa propre vérité, ou du moins de celle à laquelle elle prétend.

 

     Je me contenterais d’une telle justification de la nécessité d’une métascience (voir E. Morin, La Méthode), c'est-à-dire de la possibilité d’une science métaphysique, ce qui revient à mettre en question non pas la science, mais le scientisme – tel qu’on l’entend aujourd’hui – au nom de la science elle-même. Une telle approche de la métaphysique a par ailleurs pour corollaire la renonciation au projet qui a été celui non pas de la métaphysique, mais du rationalisme, d’une fondation absolue et d’une systématisation intégrale de toutes les vérités scientifiquement connaissables.

 

Conclusion : la science a toujours affaire à l’être, et celui qui voudrait le nier tout en prétendant énoncer par là ce qu’est la science serait bien inconséquent. Il est tout aussi inconséquent de déclarer impossible la connaissance de vérités nécessaires. Mais d’une part, ni l’être ni la nécessité ne sont des termes univoques. D’autre part, la raison ne saurait prétendre tirer d’elle-même et d’elle seule les vérités nécessaires auxquelles elle accède : elle n’y accède qu’à partir de ce qui lui est donné. Et ce donné est de deux sortes : il s’agit soit des données empiriques, toujours particulières, mais dont l’accumulation a contribué aussi au progrès des sciences, et qui sont de fait à l’origine des constructions formelles les plus abstraites ; soit des principes premiers dont l’intelligence finit par prendre conscience qu’elle en a une connaissance chronologiquement acquise, mais logiquement immédiate, et dont l’application aux réalités qu’elle rencontre ou conçoit lui permet d’en expliciter l’intelligibilité essentielle.

 

Michel Nodé-Langlois