Découverte et invention

La connaissance scientifique est-elle affaire de découverte ou d’invention ?

 

     Un sujet qu’autrefois on aurait appelé « bateau », pas très précis dans sa forme (« affaire de… »), et mobilisant une distinction plutôt convenue : il faut parfois trouver le moyen de donner un intérêt philosophique à une question qui semble n’en avoir guère, c’est-à-dire de faire apparaître qu’elle appelle une réponse qui n’est pas entendue d’avance.

     On pouvait certes mettre en question l’opposition suggérée par le sujet : il est vrai que le terme invention vient du verbe latin invenire, qui signifie : trouver. Le substantif inventio signifie par suite ce que nous appelons une découverte. À s’en tenir là, on annule le problème, en oubliant que précisément le terme français a pris un tout autre sens que le terme latin.

     Pour éliminer ce qu’il y a de vague dans le sujet, on peut commencer par reformuler la question en demandant : la science découvre-t-elle ou invente-t-elle ce qu’elle connaît ?

     Ce nouvel énoncé a l’avantage de faire mieux apparaître ce que le sujet comporte de problématique à première vue, en rapprochant les termes de connaissance et d’invention.

     Ce dernier appartient en effet au registre technique, soit pratique, et même poïétique, plutôt que théorique. Denis Papin (1647-1714) et James Watt (1738-1819) furent les inventeurs de la machine à vapeur, Vaucanson (1709-1782) celui du métier à tisser, et le concours Lépine honore chaque année des bricoleurs géniaux dont les trouvailles passent parfois à la postérité, telle cette pointe Bic qui a fait la fortune du baron qui lui a donné son nom.

     Toujours dans le registre poïétique, le terme d’invention a pris un autre sens, qui rend encore plus choquante son association à la connaissance : celui d’une fiction littéraire ou artistique, soit de ce que nous appelons aussi une affabulation. Même la conscience enfantine n’hésite pas à distinguer ce qui arrive ou est dit « pour de vrai », et ce qui est une « histoire inventée », pour le plaisir ou pour faire peur : c’est ainsi que le Père Noël et une invention de Coca-Cola, et le Père Fouettard celle d’éducateurs en mal d’autorité.

     Assurément, les fictions donnent bien à connaître quelque chose, à savoir elles-mêmes, mais on ne saurait y chercher la science de quoi que ce soit, même et peut-être surtout lorsqu’il s’agit de science-fiction. C’est pourquoi aussi, inversement, les historiens s’emploient à réfuter scientifiquement, sur la base de sources dûment critiquées, certaines thèses insoutenables, telles les thèses négationnistes qui veulent que les chambres à gaz nazies ne soient qu’une invention de la propagande sioniste.

     À ce titre, le minimum pour une science paraît bien être de renoncer à toute forme d’invention affabulatrice et mythologisante, sans quoi elle ne courrait pas plus que la rédaction d’un roman le risque de l’erreur, qui est inhérent à la recherche de la vérité, et aux tentatives pour la formuler. Ne voir dans les théories scientifiques, comme Nietzsche, qu’autant de fictions ou, comme il dit, d’interpréta­tions, c’est, il en était conscient, annuler la notion même de science, en même temps que celle de vérité, et se contraindre soi-même à considérer cette annulation comme une interprétation, aussi arbitraire que les autres, et donc philosophiquement sans conséquence.

     Il apparaît alors que c’est bien la découverte plutôt que l’invention qui peut jouer un rôle dans l’acquisition des connaissances scientifiques. Troie pouvait passer pour une invention due à l’imagination géniale d’Homère – peut-être inventé lui-même… –, recouverte qu’elle était par la végétation depuis l’invasion turque au XIVe siècleoHoH, jusqu’au moment où les fouilles de Schliemann et de Dörpfeld, à partir de 1871, ont permis la découverte progressive de neuf états successifs de la cité, construits les uns par-dessus les autres, depuis le néolithique égéen jusqu’à l’époque romaine. De même, la découverte archéologique, à Jérusalem, de la piscine de Bézatha « aux cinq portiques », citée dans l’Évangile de Jean (5, 1-3), attesta qu’il ne s’agissait pas là d’une invention à but symbolique de cet auteur, contrairement à ce que prétendait Ernest Renan.

     On pourrait toutefois objecter qu’il n’y a là que des attestations d’ordre historique, c’est-à-dire factuel. L’histoire ne manque certes pas de recourir à des méthodes, voire à des théories scientifiques pour valider ses sources documentaires, par exemple en recourant à la datation par le carbone 14. Mais elle a pour objet propre un devenir fait d’événements singuliers, résultant d’initiatives humaines et de leur entrecroisement, et pour autant irréductible à la régularité de lois universelles, au contraire des mouvements naturels.

     C’est pourquoi il est vrai, et même tautologique, que toute découverte apporte une connaissance nouvelle, mais il ne s’agit pas toujours d’une connaissance scientifique : la découverte du « Nouveau Monde », en 1492, par Christophe Colomb, a considérablement modifié le cours des affaires humaines, mais ce n’était pas une découverte scientifique. Tout ce qu’il y avait de scientifique dans l’aventure était de juger que si la Terre était sphérique, comme on le savait depuis longtemps, on devait atteindre les Indes en prenant la direction opposée à celle qu’on avait toujours prise. Quant au continent inconnu, il fut bien l’objet d’une découverte, mais son existence n’est pas plus aujourd’hui qu’alors l’objet d’une science, même s’il fait l’objet d’un savoir.

     Ce cas est pourtant instructif quant au sens de la question posée. Car ledit continent ne pouvait être découvert que dans la mesure où il existait, et où quelqu’un l’avait rejoint – ce qui fut le cas de bien d’autres avant Colomb : asiatiques, vikings… –. La notion de découverte implique la préexistence de son objet, au contraire de celle d’invention, dont l’objet n’existe que comme fruit de la pensée, puis de l’activité productrice de son auteur.

     La question posée revient alors à se demander si l’objet de la science lui préexiste, ou peut être considéré comme le résultat de son activité.

     Si la question se pose, c’est précisément parce que l’objet de science n’est jamais simplement rencontré et trouvé comme ce qui relève d’une simple constatation, même lorsque celle-ci résulte d’une recherche méthodique : ce qui était objet de science dans la découverte de Neptune n’était pas l’existence singulière de Neptune, mais bien plutôt les connaissances qui avaient permis de l’envisager comme hypothèse explicative des aberrations d’Uranus. On peut seulement voir dans l’observation de la planète, là où il était prévu de la trouver, une confirmation de la validité des lois théoriques, concernant la gravitation et les orbites planétaires, qui avaient permis de la déduire.

     Dans cet exemple, on voit que la découverte est en fait un fruit plutôt qu’une source de la connaissance scientifique. Il est clair par ailleurs que ladite découverte a été rendue possible entre autres par l’utilisation d’appareils qui furent eux-mêmes le fruit d’une invention technique. Ce fut déjà le cas de la lunette de Galilée, qui permit à celui-ci d’observer les lunes de Jupiter, puis du télescope de Newton, et, en biologie, du microscope, inventé par Zacharias Jansen en 1590.

     Il est clair que, plus une science devient expérimentale, plus elle est tributaire d’un appareillage qu’il revient à la technique de lui fournir.

     Il peut s’agir d’un heureux hasard, comme ce fut, semble-t-il, le cas de la lunette, née de la découverte (!) fortuite de l’effet de grossissement qui résulte de l’alignement sur un même axe de deux lentilles convergentes – ce qui supposait acquise, depuis l’Antiquité, la technique de polissage de celles-ci.

     Sous cet aspect, l’évolution moderne de la pratique scientifique paraît confirmer la manière dont Aristote présente la genèse historique initiale de la science : il voit en effet dans la technè la première forme de compréhension rationnelle d’une efficience, soit la source de la notion de détermination causale, ainsi que du principe de causalité : il n’y a rien qui puisse advenir à partir de rien, et n’importe quoi ne saurait, par nature, produire n’importe quoi ni en provenir. Aristote toutefois voyait dans la technique la source de l’intelligence des phénomènes naturels, mais pas encore le moyen d’y accéder par l’observation, voire de les produire artificiellement pour tester des hypothèses : malgré le rôle indispensable qu’il reconnaissait à l’expérience, la science était pour lui purement théorique, c’est-à-dire spéculative, parce qu’elle prenait pour objet ce qui n’est pas au pouvoir de l’homme.

     En même temps, il fut peut-être le premier à souligner la part d’inventivité que requiert la connaissance scientifique. Longtemps avant Hume et Kant, il savait que l’expérience à elle seule ne pouvait donner la science de rien parce qu’elle ne donne à connaître que le fait, et non le pourquoi, soit la part de nécessité qui rend le fait explicable. Il savait aussi que la connaissance du nécessaire nécessitait elle-même la possession de concepts universels, qui ne sont jamais trouvés comme tels dans le spectacle des choses, mais doivent en être abstraits par une opération de l’intellect : aussi admettait-il qu’il y a non seulement une réceptivité de l’intellect à l’égard de l’intelligible, mais une activité qui l’actualise au sein de l’intellect lui-même, sous la forme du concept. Platon ignorait une telle activité parce qu’il considérait les idées comme des choses à contempler dans leur subsistance transcendante. Une fois récusé le séparatisme platonicien, Aristote ne pouvait que reconnaître à l’intellect lui-même une spontanéité productrice des formes intelligibles qu’il pense.

     Cette activité se manifeste notamment dans l’abstraction propre aux sciences mathématiques, qui considèrent des formes inséparables de la matière comme si elles en étaient séparées – ou des accidents comme s’ils étaient des substances –, sans s’y tromper, puisqu’elles ne prêtent pas à leurs objets intelligibles le mode d’existence qu’ils n’ont que dans l’intellect.

     Il s’agit bien cependant d’une actualisation, et non pas d’une pure et simple production de l’intelligible : l’abstraction est ce qui permet de voir dans les choses ce qu’elles comportent d’universel, ou plutôt d’universalisable, soit de potentiellement intelligible, et que les sens ne perçoivent pas effectivement, mais seulement implicitement. Si l’intellect pouvait se contenter de produire l’intelligible pour connaître, il ne se tromperait jamais, et c’est bien pourquoi Kant, qui était en cela aussi réaliste qu’Aristote, jugeait qu’il ne suffit pas de penser pour connaître. La seule différence entre l’idéalisme transcendantal et un complet réalisme est que, pour le premier, la science n’a en un sens rien à découvrir, puisque toutes ses expérimentations, ou, dans le cas des mathématiques, ses « constructions de concepts », ne peuvent être que l’application d’a priori intellectuels auxquels elles ne peuvent rien changer : la spontanéité que Kant prête à l’entende­ment consiste en fait pour celui-ci à prendre conscience des concepts et des principes qu’il détient en lui-même, sans jouer à leur égard le rôle actif qu’il doit jouer dans leur application aux données empiriques.

     La conception réaliste de l’abstraction intellectuelle reconnaît en revanche un rôle actif de l’intellect dans la production de tous les concepts à partir de l’expérience sensible, y compris des concepts les plus abstraits, qui permettent la formulation des principes de science. Mais si une telle opération peut être source de connaissance, c’est seulement dans la mesure où l’intellect, loin de projeter sur les phénomènes des structures qui lui seraient propres, se laisse au contraire féconder par les choses – comme le suggère, selon Thomas d’Aquin, le sens originel du terme latin conceptus.

     Le sujet renvoie donc aux débats multiséculaires entre l’idéalisme et le réalisme d’une part, entre l’intellectualisme et l’empirisme d’autre part.

     On pourrait croire que c’est le terme de découverte qui correspond à l’attitude réaliste, puisqu’il connote l’idée d’une préexistence du vrai par rapport à sa connaissance, et une définition de celle-ci comme conformation à celui-là. Pourtant, l’idéalisme sous toutes ses formes – qu’il s’agisse du « réalisme des idées » de Platon, ou du rationalisme moderne – a été amené à considérer les idées comme les objets mêmes de la connaissance, ce qui supposait qu’elles existent par elles-mêmes, soit hors de l’entendement soit en lui, mais indépendamment de toute activité de sa part. Descartes, par exemple, pense ne pouvoir reconstruire le système de la science, à partir de la certitude de la conscience de soi, que dans la mesure où il « trouve en lui » ses idées, comme autant de « semences de vérité » déposées par Dieu dans son âme.

     Le réalisme consiste à considérer l’idée non pas comme l’objet de la connaissance – en latin : quod cognoscitur –, mais seulement comme son moyen – en latin : quo cognoscitur. Dès lors, place est faite à une possible invention des idées, et non pas seulement à leur découverte au sein de la pensée : car inventer le moyen de connaître l’objet, en le représentant à la pensée pour en énoncer quelque chose, ce n’est pas inventer ni produire l’objet, mais se donner le moyen de se conformer consciemment à lui. Aussi n’y a-t-il rien d’étonnant à ce qu'une même chose prêtent à de multiples conceptualisations – dont témoigne la diversité des langues, tout autant que la diversité des points de vue qui donnent aux sciences ce que les scolastiques dénommaient leur objet formel, soit le fait, par exemple, que les mathématiques étudient comme si elles étaient séparables des formes que la physique considère toujours à l’état non séparé.

     On peut donc soutenir sérieusement que, en dépit du paradoxe apparent, c’est un réalisme épistémologique qui peut reconnaître à l’invention une prégnance au moins aussi importante qu’à la découverte dans l’acquisition des connaissances scientifiques, sans que cela implique aucune forme de constructivisme dans la conception de l’objet de science.

     Ainsi, c’est assurément l’invention de la notion de nombre cardinal qui permit à Cantor de redéfinir mathématiquement la notion de continuité, et d’accéder au concept du nombre transfini, défini comme cardinal d’un ensemble infini d’éléments. Cantor n’en écrivit pas moins à Dedekind : « Je les vois, mais je ne peux pas y croire ». Ce qu’il voyait, c’était l’existence – au sens mathématique du terme – de nombres ignorés jusque-là, susceptibles d’exprimer les propriétés quantitatives de certains ensembles, tout comme un nombre entier sert à dénombrer un ensemble fini. Encore fallait-il pour cela opérer l’abstraction de la première notion, mais cette invention se révélait immédiatement source de découverte.

     On en dirait autant de la violence faite à l’arithmétique antérieure par l’invention du nombre imaginaire i, défini par l’équation : i2 = -1, qui permet d’attribuer une racine carrée aux nombres négatifs (√-4 = 2i), et de faire la théorie des nombres complexes.

 

     Au bout du compte, on pourrait être tenté de réhabiliter ce qu’on a éliminé au départ. Car on en est venu à penser non pas que la science invente ce qu’elle connaît, mais que l’invention joue de part en part un rôle décisif dans la découverte, lorsque celle-ci peut être considérée comme scientifique, c’est-à-dire lorsqu’elle consiste dans la formulation d’une vérité nécessaire – qu’il s’agisse d’une nécessité absolue ou simplement conditionnelle –, et non pas seulement dans la mise au jour d’une réalité antérieurement inapparente. Ce qui est connu scientifiquement n’est pas inventé, mais sa connaissance est bien affaire d’invention, parce que l’invention des moyens de connaître, soit d’accéder au vrai et de l’énoncer, est ici ce qui est à faire, tandis que la découverte porte justement sur ce qui est, et comme tel n’est pas à faire.

     Ainsi on peut bien dire que Galilée a inventé la notion d’inertie et la loi du même nom, alors même qu’il découvrait ce faisant une propriété physique majeure des corps en général, c’est-à-dire qu’il la rendait intelligible : il fallait bien l’inventer, puisqu’aucun corps dans la nature ne se meut indéfiniment en ligne droite, comme le principe le suppose idéalement. Mais ce principe se révélait capable, associé à d’autres lois telles que la gravitation – qui fait intervenir des causes autres que l’inertie –, de rendre compte du mouvement réel des corps.

 

Michel Nodé-Langlois