L'émergence : incidences épistémologiques

      La notion d’émergence et l’ensemble des faits qu’elle traduit donnent de quoi récuser le réductionnisme élémentariste et matérialiste : celui-ci se caractérise en effet par une ignorance du rôle propre de la cause formelle, remis en évidence par la science contemporaine, laquelle a mis fin à l’éclipse que lui avait imposée la révolution galiléo-cartésienne.

     En revanche, il n’est pas sûr que cette récusation du réductionnisme équivaille à une réfutation du monisme épistémologique, dont Descartes avait réactivé l’idée, initialement promue par Platon à la fin du Livre VI de sa République.

     L’exemple de l’eau atteste en effet que les qualités émergentes d’un liquide formé à partir de deux gaz relèvent pourtant d’une même science que ceux-ci : la chimie. Qu’une réalité soit formellement émergente par rapport à ses constituants matériels n’implique donc pas que celle-là et ceux-ci doivent faire l’objet de sciences différentes. On peut donc se demander si l’ensemble des réalités que l’émergence rend irréductibles à leurs composants ne peuvent pas être les objets d’une science unique.

 

     Cela revient à envisager la possibilité d’un physicalisme non matérialiste, dans lequel la Physique existerait comme science unique des réalités naturelles, sans qu’il soit possible de réduire celles-ci, c’est-à-dire de les déduire des propriétés de leurs éléments, puisqu’aussi bien cette irréductibilité apparaît déjà à l’intérieur de la science qui a ces derniers pour objets.

     La question revient alors à se demander s’il existe des formes d’émergence qui ne consistent pas seulement dans l’irréductibilité de la forme aux propriétés des matières qu’elle organise, mais dans l’apparition d’un degré de complexité radicalement innovant, par rapport aux degrés antérieurs, quant aux propriétés qu’il fait émerger, alors même que les êtres naturels sont tous composés des mêmes éléments matériels fondamentaux, et qu’il n’y a pas à invoquer autre chose que la forme de leur organisation pour rendre compte des propriétés nouvelles auxquelles ils donnent lieu.

     C’est ainsi que les organismes vivants sont distingués – depuis Aristote – par des propriétés caractéristiques inconnues dans la sphère de l’inerte : génération, croissance, reproduction. Non seulement le vivant subsiste, comme l’inerte, en tant que matière structurée par un principe formel, mais encore maintient-il, voire développe-t-il cette forme moyennant le renouvellement permanent de sa matière – ce qui atteste plus encore que pour l’inerte son irréductibilité à celle-ci. Le caractère causalement actif de la forme se manifeste donc dans le vivant comme principe de l’unité dynamique d’un devenir, quand il assure dans l’inerte l’unité statique d’une fixité. Aussi opposons-nous couramment et spontanément la vie à l’inertie, que nous associons à la mort, même si nous savons que l’inerte comporte lui-même une mobilité interne invisible à nos yeux : il y a des formes de mouvement dont le vivant et lui seul est le sujet, l’inerte jamais. C’est pourquoi la biologie, science des mouvements propres aux êtres vivants, peut se distinguer de la physique et de la chimie, qui ont pour objet les mouvements et les propriétés les plus élémentaires, et donc aussi les plus universels, des corps naturels.

     Une diversité analogue se présente lorsque l’on passe de l’ordre du vivant à celui du pensant. La pensée est en effet une relation à soi et au reste qui n’est pas sans rapport avec la vie, mais qui ajoute à celle-ci la dimension représentative et intentionnelle de la relation, à savoir la capacité d’identification consciente par le sujet de lui-même et de ses objets. Cette activité d’identification est l’essentiel de ce que nous appelons la connaissance. Elle comporte une dimension de réflexivité absente de la simple réactivité qui caractérise un élément chimique, ou de la mise en œuvre des réactivités de cet ordre par une forme organisatrice seulement végétale.

     C’est pourquoi, si l’on donne au concept d’âme une extension aussi grande qu’Aristote, on admettra que la psychologie a la même extension que la biologie, car l’âme est pour lui soit végétative, soit animale, soit rationnelle. Mais si l’on donne au terme psychologie son sens moderne, on lui fera désigner la science des activités de représentation, et du comportement de l’être vivant en tant qu’il dépend des facultés cognitives de sensation, d’imagination et de mémoire. C’est ainsi que l’éthologie animale de l’école de Konrad Lorenz s’inscrit dans la postérité non seulement des traités zoologiques d’Aristote, mais aussi de son traité De l’âme. Ce dernier écrivait – à propos du dieu – que « l’activité de pensée est vie », mais elle constitue, chez le vivant naturel, une forme de vie radicalement autre que l’activité simplement végétative, et pouvant dès lors faire l’objet d’une science particulière, distincte de la biologie générale, comme celle-ci se distingue de la physique générale.

     Encore est-il possible, au sein de la psychologie ainsi définie, de noter la différence qui s’intro­duit dans les activités cognitives avec l’apparition de la fonction intellectuelle, laquelle s’exerce dans les actes de conception, de jugement, et de raisonnement. Aristote insistait, comme son maître Platon, et la plupart des philosophes ultérieurs, sur l’irréductibilité manifeste des actes intellectuels à ceux des facultés sensibles exercées au moyen d’organes corporels. Cette différence n’a pas été effacée par les sciences d’aujourd’hui, puisque notre psychologie fait une place spécifique à ce type d’activité qu’elle dénomme le symbolisme, laquelle ne consiste pas seulement à utiliser des signes – ce que certaines bêtes font couramment –, mais à en instituer. Qu’il y ait là un type d’activité irréductible non seulement aux processus matériels, mais aussi aux formes végétative et sensitive de l’activité vitale, on s’en assurera en considérant l’usage de ce type de symbolisme que constituent nos langues, lequel atteste que nous sommes capables d’associer des signifiés identiques à des signifiants multiples différents, tous aussi conventionnels – ou « arbitraires » – les uns que les autres : l’acte intellectuel intentionnel d’appréhension d’un même signifié conceptuel apparaît ainsi manifestement irréductible à l’appréhen­sion sensorielle des divers signifiants auxquels il se trouve associé, sans que rien ne rende cette association nécessaire. C’est pourquoi il y a lieu de reconnaître une spécificité, en sus de la psychologie cognitive générale, à une noologie, dont l’objet propre consiste dans les actes faisant appel aux symbolismes institués relevant de l’intellect.