Profondeur

La profondeur

 

            Selon un propos attribué à Démocrite (Fragment B 117 DK), « la vérité est dans la profondeur (én buthôi gar hè alèthéïa) ». Le terme grec buthos sert à désigner toute sorte de fond, par exemple celui de la mer. L’image semble avoir signifié pour Démocrite que nos sensations sont dénuées de toute valeur quant à la connaissance des choses, parce qu’elles s’en tiennent à la surface de celles-ci : « Convention (nomôi) que le chaud, convention que le froid » (ibid.), « convention que la couleur, convention que le doux, convention que l’amer, en vérité les atomes et le vide (étèi d’atoma kaï kénon) » (B 125 DK). Aux impressions sensibles superficielles, Démocrite oppose la vérité non sensible de son atomisme : les choses ne sont au fond que des combinaisons d’atomes dans le vide infini.

            On pourrait voir dans le mot de Démocrite l’expression de l’exigence philosophique essentielle : ne pas s’en tenir aux apparences, ne pas en rester à la superficialité de l’opi­nion. Mais il suggère lui-même une autre interprétation : « En vérité, nous ne savons rien (étèi oudén idmén) » (B 117 DK). Le terme buthos peut en effet signifier l’abîme, au sens d’une profondeur telle qu’on ne peut en atteindre le fond ­- l’un des sens de l’infini relevé par Aristote au Livre III de la Physique. D’après Cicéron (Premiers Académiques, II, 10, 32) « c’est la nature qu’il faut accuser, car elle cache, selon Démocrite, la vérité à une profondeur inaccessible (naturam accusa, quae in profundo veritatem, ut ait Democritus, penitus abstruerit ».

            Sous ce deuxième aspect, l’exigence philosophique de profondeur apparaît comme une forme d’obscurantisme : le donné immédiat est dénigré comme pure apparence au nom d’un au-delà en fait inconnaissable. C'est pourquoi Nietzsche jettera le soupçon sur cette identification de la vérité et de la profondeur, et voudra réhabiliter le monde apparent comme étant le monde réel, contre toute forme d’« arrière-monde ».

            On peut donc se demander si la notion de profondeur exprime correctement l’exi­gence philosophique de vérité, et plus précisément si cette exigence implique la dévaluation de l’apparence sensible immédiate.

           

 

I. Explication de la métaphore

 

A. Définition spatiale

  • Partons du sens concret de la notion. On parle d’une eau profonde, ou de la profondeur de champ d’un appareil photographique. On dit aussi d’un tableau qu’il a de la profondeur. Le terme désigne alors un rapport entre trois éléments situés dans l’espace : un observateur, une surface, et un fond. C’est ce qui fait dire à Aristote que « l’antérieur et le postérieur sont d’abord (...) dans la grandeur » (Physique, IV, 11, 219a 15) : ils sont ce qui est respectivement devant ou en arrière par rapport à une position donnée, tels l’avant-scène et le fond de scène par rapport au public. La profondeur est l’au-delà réel ou apparent d’un premier plan, jusqu’à un fond supposé éloigné.
  • On voit que déjà dans le domaine concret, l’usage du terme est métaphorique. Au sens strict, la profondeur est la même dimension que la hauteur, distincte de la longueur et de la largeur : le latin utilise le même adjectif altus pour désigner les deux. Le premier transfert de sens est dans le passage de la verticale à l’horizontale. Le latin dit ducere in altum pour dire aller au large : la haute mer est l’endroit où elle est plus profonde, mais elle est aussi éloignée du rivage, tout comme les profondeurs d’une forêt sont loin de sa lisière. S’ajoute à cela un deuxième transfert, qui est le passage du réel à l’imaginaire : l’illusion perspective donne de la profondeur à ce qui n’est qu’une surface peinte. Enfin, la notion des employée sans rapport à l’espace : on parlera par exemple d’une voix profonde ou d’un regard profond.
  • Tous ces transferts relèvent de ce qu’Aristote appelle une métaphore « par analogie (kata to analogon) » (Poétique, 21, 1457b 9). « La métaphore est le transfert » à quelque chose « du nom d’autre chose (onomatos allotriou épiphora) » (b6). Ce transfert suppose un certain rapport entre la chose dont on emprunte le nom et celle à laquelle on l’appli­que, lequel peut être « de genre à espèce, d’espèce à genre, d’espèce à espèce, ou par analogie » (b7-9). Ce dernier terme désigne une identité de rapport, « dans le cas où le second se rapporte au premier comme le quatrième au troisième » (b16), tel le rapport de la coupe de Dionysos et du bouclier d’Arès aux divinités qu’ils symbolisent. Il faut donc se demander à quelle sorte de rapport correspond l’usage philosophique du terme de profondeur.

 

B. Signification anthropologique : la notion d’intériorité

  • Dans son Essai sur les données immédiates de la conscience, Bergson oppose le « moi intérieur », ou « profond », et le « moi superficiel » (p.93), c'est-à-dire d’une part le moi tel qu’il peut s’apparaître à lui-même par ce travail d’intériorisation que Bergson dénomme intuition, et d’autre part ce qui peut être connu de la personne par un regard extérieur, ou par la personne lorsqu'elle s’en tient à la surface d’elle-même. Il faut distinguer la personne et son personnage. Ce dernier est l’apparence socialisée du moi, adaptée « aux exigences de la vie sociale en général et du langage en particulier » (p.96) : cette apparence de soi à soi-même et aux autres est conditionné par tout ce que lui impose de l’extérieur l’organisation et les habitudes de la vie collective - les mœurs et les rôles techniques ou sociaux -, ainsi que leur traduction dans les représentations à la fois communes et segmentées du langage conceptuel. À ce moi dépersonnalisé et segmenté pour les besoins pratiques, Bergson oppose le moi profond, dont l’unité continue - la durée - est dispersée dans nos états de conscience habituels : unité dont les moments ne sont pas dissociables, parce que réellement non dissociés, et qu’il s’agit de retrouver moyennant un effort de retour en soi-même – tel celui de Proust dans la Recherche, où le langage est travaillé de l’intérieur pour permettre de « ressaisir » ce qu’il ne peut pas dire.
  • On peut rapprocher Bergson de Freud, qui reprend à son compte le nom de « psycholo­gie des profondeurs » pour désigner la psychanalyse (Métapsychologie, p.77). Certes, ils divergent quant à leur méthode, et au jugement qu’ils portent sur les pouvoirs de l’in­trospection. Mais pour Freud aussi, la conscience n’est que la surface du psychisme individuel, dénommé « ça » : « le moi superficiel » est « une partie du ça ayant subi des modifications sous l’influence directe du monde extérieur » (Essais de psychanalyse, pp.192-193), et opaque à elle-même tant que sa dépendance à l’égard de son fond inconscient n’est pas saisie. La conscience s’illusionne sur elle-même, et l’inconscient se manifeste en elle d’une manière qui la trompe, par exemple à travers le symbolisme du rêve, qui a pour la psychanalyse une signification exemplaire (Métapsychologie, p.185). C'est pourquoi Freud veut qu’on distingue le « contenu manifeste » des états de conscience, et les « idées latentes », qui s’y manifestent, soit « ce qui est caché et que nous voulons rendre accessible par l’analyse » (Introduction à la psychanalyse, p.134). Il faut alors admettre que la personnalité réelle va bien au-delà de la conscience de soi : il y a une vérité de la personne qui est enfouie en elle-même, et qu’elle commence par ignorer.
  • Bergson et Freud peuvent être inscrits dans une tradition philosophique qui prône un effort d’intériorisation, une conversion vers l’intériorité, qui consiste à aller au fond de soi, et pour cela se détourner des apparences extérieures et des états de conscience habituels et superficiels, soit de l’illusion que la conscience se connaît d’emblée suffisamment. On retrouve ici l’exigence augustinienne : « Noli foras ire, in te ipsum redi. In interiore homine habitat veritas » (De la vraie religion, XXXIX, 72). Pour s. Augustin et pour Bergson, sinon pour Freud, l’aboutissement de la quête sera Dieu, « intimior intimo meo » (Confessions, III, 6), c'est-à-dire présent à moi bien que je n’en aie pas conscience : il y a pour eux un inconscient métaphysique et spirituel, et non pas seulement affectif et pulsionnel. Ici encore, l’exigence est de dépasser la surface du moi. Quant à ce qu’on trouvera au bout de l’aventure, on ne peut pas le dire sans s’y lancer.

 

C. Signification gnoséologique : l’apparence et la vérité

  • La conversion augustinienne est inspirée par le platonisme, dont elle constitue une interprétation. Platon n’a pour sa part jamais identifié formellement le « lieu intelligible » des idées et l’intellect humain ou divin. D’autre part, il invite à sortir des profondeurs de la « caverne » pour s’élever vers le soleil des esprits, c'est-à-dire le bien en soi. Mais ici les métaphores opposées se confondent, et l’élévation exprime exactement la même chose que la profondeur, lorsque celle-ci n’a pas le sens péjoratif d’un tréfonds qui serait un bas-fond de l’âme. Il s’agit bien de dépasser les apparences illusoires pour atteindre la vérité qui les explique, pour autant qu’elles n’en sont que l’ombre ou le reflet – de savoir ce qu’est réellement la chose que l’on croyait réelle parce qu'on prenait son apparence pour sa réalité même.
  • La philosophie consiste dès lors principalement dans l’exigence d’aller, comme on dit, au fond des choses, à l’encontre de toute culture des apparences. C'est pourquoi Platon récuse l’illusionnisme qu’il pense voir à l’œuvre dans la poésie dramatique et les arts plastiques, qui se contentent d’une imitation de la surface des choses ou des hommes, ainsi que dans la rhétorique, qui persuade sans connaître, au moyen d’une « flatterie » (Gorgias, 463b).
  • La profondeur se définit alors comme la capacité de dépasser l’immédiat pour en rechercher et en exhiber le fondement, c'est-à-dire le principe qui l’explique. En termes aristotéliciens, il s’agit de passer de ce qui est « antérieur pour nous » à ce qui est « antérieur par nature » (Seconds Analytiques, I, 2, 71b 33), ou « absolument » (I, 3, 72b 28), selon une antériorité logique et non plus chronologique. Cette recherche, que les sciences physiques ou mathématiques pratiquent tout autant que la philosophie, s’appelle, depuis Pappus d’A­lexan­drie : analyse. Ici encore, les métaphores opposées se rencontrent, puisque la profondeur consiste à remonter aussi haut que possible (ana) vers les principes fondamentaux qui permettent d’attester la vérité de ce qu’on peut en déduire. Par extension, un penseur profond sera celui qui énonce des jugements dont la vérité n’est pas évidente immédiatement - le profond s’oppose au banal -, mais qui éclairent un grand nombre de choses : selon Vauvenargues, « quiconque a l’esprit véritablement profond doit avoir la force de fixer sa pensée fugitive, de la retenir sous ses yeux pour en considérer le fond, et de ramener à un point une longue chaîne d’idées » (De l’esprit humain, VIII). C’est ainsi qu’un moraliste profond ramène un grand nombre d’expériences à l’unité d’une formule bien frappée, par exemple en soupçonnant que « nos vertus ne sont le plus souvent que des vices déguisés » (La Rochefoucauld, épigraphe aux Maximes).

 

 

II. Apories

 

A. Le fond et la surface

  • Leurs rapports sont équivoques. D’un côté, l’exigence de profondeur se présente comme une aversion à l’égard des apparences empiriques : il faut dépasser celles-ci parce qu'elles sont trompeuses et masquent la vérité. C’est l’origine du doute méthodique cartésien. De ce point de vue, la profondeur est revendiquée et recherchée contre les apparences. Mais cela signifie aussi que les apparences sont le point de départ de la recherche en profondeur : c’est la sensation qui révèle à Descartes que les sens l’ont quelquefois trompé, car il faut voir que la tour est carrée pour s’apercevoir qu’on se trompait en la jugeant ronde. L’apparence reconnue comme telle, pour autant seulement qu’elle se dénonce elle-même, est ce à partir de quoi l’approfondissement est rendu possible, et nécessaire.
  • Si la profondeur consiste à rattacher l’immédiat apparent au principe qui l’explique, il faut faire un retour à l’apparent pour montrer que le principe l’explique effectivement : telle est l’essence de la méthode expérimentale, qui consiste à inventer des hypothèses de manière à en déduire des phénomènes constatables. Du point de vue de l’objectivité scientifique, on considère comme décisif ce retour à la constatation empirique : un principe dont la liaison à l’expérience resterait indéterminée n’est pas considéré comme une véritable explication. C'est pourquoi, selon le scientisme, les thèses métaphysiques doivent être rejetées comme absconses, plutôt que considérées comme des explications profondes : les hypothèses proprement scientifiques doivent être au moins réfutables par l’expérience (ce que Popper désigne par le verbe anglais falsify), sinon vérifiables par elle.
  • Or l’explication de l’apparence, même si elle a pour origine l’insuffisance de celle-ci à s’imposer comme telle, montre qu’elle est autre chose qu’une illusion inconsistante, et ce n’est qu’à ce titre qu’elle peut être un principe de connaissance : la théorie permet de dire pourquoi la règle plongée dans un liquide paraît coudée et non pas droite. Ce qui n’apparaissait que comme la source d’une erreur contingente acquiert une nécessité fondée en raison : la nécessité intelligible qui explique l’apparence s’avère inhérente à celle-ci, même dans ce qu’elle a d’éventuellement trompeur. Aller « au fond des choses », c’est ainsi montrer comment ce fond est immanent à leur surface.

 

B. Le phénomène et la chose

  • Kant a fait la théorie d’une explication scientifique qui se refuserait par principe à sortir des apparences. En tant qu’exigence d’explication, la profondeur relève de l’entendement comme faculté non sensible : c’est lui qui pose le principe de causalité, lequel, dans son universalité, dépasse toute expérience effective, bien qu’il soit la condition de toute expérience possible, en entendant celle-ci au sens d’une expérimentation scientifique. Or ce principe ne peut être source de connaissance objective que si on l’applique à des données observables : l’explica­tion des phénomènes doit rester à l’intérieur de la sphère des phénomènes, et non pas être cherchée au-delà d’eux. Principe d'immanence – à l'origine du positivisme philosophique.
  • D’un autre côté, si le phénomène (Erscheinung) n’est pas une pure apparence (Schein), c’est, selon Kant, qu’il est l’effet dans notre conscience d’une chose qui existe indépendamment d’elle, une chose qui est en soi, et pas seulement pour nous, « sans quoi on tomberait dans cette absurdité que quelque chose apparaît sans qu’il y ait rien qui apparaisse » (Critique de la Raison pure, Préface B) : le phénomène doit avoir un fondement (Grund) hors de nous. Mais si l’en soi désigne ce que sont les choses indépendamment de notre connaissance, la chose en soi doit être jugée inconnaissable. Kant maintient donc l’opposition du fond et de la surface : l’explication phénoménale est doublée d’une profondeur nouménale qui ne peut relever de la connaissance, mais seulement de la pensée.
  • Comme l’ont tôt remarqué les lecteurs de Kant (Jacobi, Reinhold, Fichte, Hegel), il est contradictoire d’affir­mer d’une part que la chose en soi est inconnaissable, et d’autre part qu’elle existe nécessairement à titre de « cause non sensible (nichtsinnliche Ursache) » du phénomène (op.cit., Analytique transcendantale), moyennant un usage du principe de causalité qui transcende l’expérience. L’opposition du fond et de la surface, dans sa version kantienne, n’est pas tenable. L’en soi ne peut pas être seulement l’au-delà inconnaissable du phénomène, car, ainsi conçue, la chose en soi est réduite à néant : par définition, elle n’est rien pour nous, et, pour autant, « il n’y a rien de plus facile à savoir » (Hegel, Encyclopédie, § 415 R) que ce qu’est la chose en soi prise en son sens kantien : rien.

 

C. Mise en question de la profondeur

  • La profondeur suppose le fond, et la revendication de la profondeur suscite donc la question de savoir s’il y a un fond des choses, qu’il faudrait distinguer de leur surface, voire opposer à celle-ci. Si l'on renonce à la chose en soi kantienne, cela peut revenir à se demander s’il y a une limite à laquelle leur explication pourrait et devrait s’arrêter. On peut certes concevoir que ce fond soit tel qu’il soit difficile de l’atteindre, comme le fond de la mer, quand celle-ci est très profonde. Mais, pour être plus profonde qu’une autre dont nous pouvons atteindre le fond, une telle mer n’en a pas moins un fond, et celui-ci n’est que relativement, et non pas absolument, inaccessible. S’il n’y a pas un tel fond, la profondeur n’est que le nom d’une quête sans objet.
  • C'est pourquoi Aristote affirme : anankè stênaï, ou histhasthaÏ - « il faut s’arrêter » -, ou plutôt même : « se tenir en place » (Physique, VII, 1, 242b 34). Comme Kant le redira, il n’est pas possible d’aller à l’infini dans les causes explicatives, car cette infinité annulerait la possibilité même de l’explication. Le Grund, le fondement recherché, ne serait alors, comme dit Heidegger, qu’un Abgrund, un « abîme » : le fond se déroberait toujours. C'est pourquoi il faut poser une cause première au principe de toute causalité : selon Kant, l’expli­cation du conditionné renvoie d’elle-même à l’inconditionné, et la position de ce dernier est une condition de l’explicabilité scientifique des choses. Sans cause première, la profondeur s’annule dans un infini qui n’est qu’un faux (Descartes), ou un mauvais (Hegel) infini.
  • Mais si l’on pose une cause première comme limite nécessaire de l’explication de l’être, cette cause est nécessairement incausée, et il n’est plus possible de dire ni pourquoi elle existe - car elle ne peut avoir son explication hors d’elle-même -, ni pourquoi elle cause. Ainsi la condition ultime de toute explication possible se dérobe nécessairement à l’explication : il n’y a pas absence d’explication au sens où l’explication serait renvoyée à l’infini, mais il y en a une au sens où toute explication est renvoyée en dernière instance à un inexplicable. Le fond des choses paraît donc ici encore se dérober : les « profon­deurs du divin » sont elles aussi un abîme insondable sinon pour l’être divin, du moins pour nous. Elles ne relèvent plus de l’explication, mais de la révélation. La profondeur n’est plus alors le caractère de la rigueur explicative du discours rationnel, mais celui du discours inspiré du prophète ou de l’oracle.

 

 

III. Profondeur et mystère

 

A. Le mystère, horizon de la science

  • L’exigence de profondeur, ou, comme on dit, d’approfondissement, n’est pas dépourvue elle-même de fondement. Elle s’oppose à la pure et simple acceptation de ce qui est de fait - la constatation -, d’après le principe que tout fait appelle une explication, à laquelle il n’y a pas lieu de renoncer tant qu’on ne voit pas une bonne raison de le faire. Ce qui fonde cette attitude intellectuelle, c’est que, de fait, une telle explication - c'est-à-dire l’intelligence d’un rapport de cause à effet - paraît possible, voire nécessaire à une pratique sensée : par exemple, si l’on n’allaite pas un nouveau-né, il meurt. Il n’est pas vrai que rien ne soit explicable : le lien explicatif - le rapport causal - est lui-même parfois un donné, un fait d’expé­rience. Selon Aristote, celui qui s’en tient aux apparences est comme l’enfant qui regarde des « automates, sans en avoir encore considéré la cause » (Métaphysique, I, 2, 983a 14), ou des marionnettes, sans savoir qu’on les manipule.
  • D’un autre côté, la logique impose d’admettre que toute explication renvoie à un inexplicable, faute duquel l'explication ne pourrait être achevée, ni par conséquent effective. Toujours selon Aristote, prétendre tout expliquer, ou tout démontrer, c’est se condamner à ne rien expliquer ni démontrer « non plus » (op.cit., IV, 4, 1006a 9). Expliquer par l’inexplicable semble contradictoire, mais cela peut signifier seulement que l’explica­tion est toujours relative, parce qu'elle renvoie à un absolu dont elle ne peut rendre compte. Selon Einstein, « ce qui est incompréhensible, c’est que le monde soit compréhensible » (Comment je vois le monde) : le grand mystère, c’est qu’il y ait de l’explicable, car on ne peut en rendre compte - l’expliquer - qu’en le référant à une source de toute explicabilité - « Dieu » pour Einstein -, sans laquelle il n’y aurait ni choses explicables, ni explicabilité des choses, et qui ne peut être que soustraite à l’explication.
  • La profondeur philosophique, qui est tout aussi bien celle de la science en général, peut alors être définie comme la conscience de ce qu’Edgar Morin appelle le mystère des choses : « Nous avons besoin d’un principe de connaissance qui non seulement respecte, mais révèle le mystère des choses » (La méthode, t.I, p.22). Ce terme ne signifie aucunement que les choses seraient inintelligibles : elles ne se présentent pas comme un chaos absurde d’apparences illusoires ; elles ont un ordre intrinsèque qu’il nous est donné de déchiffrer. Mais nous découvrons par là même que nous ne sommes pas le principe de cet ordre, car, souvent, l’ordre des choses s’avère autre que nous ne le supposions : il renvoie par suite à un fondement qui nous échappe, et en ce sens, les choses nous sont, non pas inintelligibles, mais incompréhensibles. C'est pourquoi l’explication des choses ne fait pas totalement disparaître l’étonnement qui est à son origine, contrairement à ce que dit Aristote (Métaphysique, I, 2, 983a 11-21). Car l’étonnement devant la manière d’être des choses conduit à s’étonner en définitive de leur être même, et « la merveille des merveilles » est en définitive, comme dit Heidegger, « que l’étant soit » (Questions I, Qu’est-ce que la métaphysique ?) : paradoxalement, le plus profond est à certains égards le plus banal - point de départ et point de retour de la philosophie.

 

B. Profondeur et apparence

  • La profondeur consiste assurément à reconnaître aux choses une épaisseur, soit à reconnaître que leur réalité - leur être - est irréductible à leur apparaître. Mais cela ne peut signifier une dévaluation de l’appa­rence extérieure : si la chose en soi est nécessaire pour expliquer le phénomène, elle est connue comme telle et par lui, alors même que le phénomène n’est pas toute la chose, ou que ce qui est ne se réduit pas à ce qui apparaît. Sauf à se réduire à néant, il faut admettre que le fond des choses se manifeste dans leur surface alors même que, d’une certaine manière, il s’y dérobe. Il y a ici comme une dialectique de la surface, ou de la superficialité : une surface parfaitement transparente s’annule elle-même comme surface ; il lui faut une consistance propre, et elle ne révèle donc le fond qu’en le masquant. C’est peut-être ce qui fait dire à Nietzsche que « tout ce qui est profond aime le masque » (Par-delà Bien et Mal, § 40).
  • Le fond ne peut donc être défini simplement en opposition avec la surface : il est ce qui la sup-porte, son Grund, son hupokeïménon. On peut admettre qu’une personne est irréductible à son apparence, et que, par exemple, ses actes ne sont pas toujours conformes à ses intentions. Mais on ne peut séparer l’intériorité et l’extériorité : la personne étant le principe de ses actes, ceux-ci la révèlent, y compris lorsqu'ils sont « manqués ». Une personne peut plus ou moins assumer sa fonction, et elle l’exercera différemment selon le cas. Son désir profond, c’est sans doute d’avoir une apparence dans laquelle elle puisse se reconnaître et être reconnue telle qu’elle veut être. Cette unification du fond et de la surface en un tout cohérent est ce qu’on appelle la personnalité.
  • Il n’y a donc pas à dévaluer l’extériorité au nom d’une exigence d’intériorisation. Car celle-ci a pour médiations nécessaires les moyens mêmes de l’extériorisation, soit du rapport avec l’extérieur, non seulement naturel, mais surtout social : la conscience de soi ne peut devenir effective sans la communication avec autrui et les signes qui la permettent, c'est-à-dire la culture commune et l’ensemble des codes symboliques qui la constituent : l’enfant sauvage est sans doute plus que tout autre condamné à vivre à la surface de lui-même. Ainsi les profondeurs de l’esprit ne sont accessibles à celui-ci que pour autant qu’il s’extériorise.

 

C. Vraie et fausse profondeur

  • Si l’on ne peut dévaluer l’apparence au nom de l’intériorité, on ne peut non plus dévaluer la culture de l’apparence au nom de l’exigence philosophique de profondeur. Platon a condamné, sinon l’art en général, du moins certaines de ses formes, mais il a été un grand artiste. La philosophie peut se reconnaître une proximité avec la poésie, par exemple lorsqu’Aristote juge celle-ci « plus philosophique et plus sérieuse que l’Histoire » (Poétique, 9), en ce qu’elle dépasse la collation et le récit des faits pour s’élever jusqu’au sens. À côté de la profondeur philosophique, il y a une profondeur proprement poétique, qui est d’une autre nature, ou du moins recourt à d’autres moyens : « Il pourrait paraître étonnant que les pensées profondes soient dans les écrits des poètes plutôt que dans ceux des philosophes. La raison en est que les poètes ont écrit par enthousiasme et puissance d’imagination : il y a en nous des germes de science, comme en un silex, que les philosophes extraient par raisonnement, tandis que les poètes à coups d’imagination les en arrachent et les font mieux briller » (Descartes, Pensées privées). Alors que la philosophie explore analytiquement le mystère des choses, la poésie en donne le sentiment immédiat par un usage inhabituel des mots, lequel ouvre un abî(y)me de sens sous le jeu des images, comme dans le vers (trop) souvent cité d’Éluard : « La terre est bleue comme une orange », ou celui d’Apollinaire : « Et l’unique cordeau des trompettes marines ». La profondeur philosophique est approfondissement, c'est-à-dire explicitation toujours recommencée. La profondeur poétique est retrait du sens, jeu sur le non-dit, l’impli­cite.
  • Une simple apparence de sens ne suffit certes pas à faire une profondeur réelle. Selon Platon, il suffit de mettre certaines poésies en prose pour s’apercevoir de ce qu’elles valent : « dépouillées de leur coloris artistique, et citées pour le sens qu’elles renferment, tu sais, je pense, quelle figure font les œuvres des poètes » (République, X, 601b). De même, il n’est pas impossible de mettre en doute la profondeur d’un moraliste en renversant ses formules, comme Rebout et Müller l’ont fait avec les Maximes de La Rochefoucauld, pour attester que la version travestie fait autant d’effet que la version originelle. Le faux brillant est un procédé classique de la rhétorique. Platon le savait, et c'est pourquoi il en associait la critique à celle qu’il faisait des risques de la poésie mimétique, forme, à ses yeux, d’illusionnisme artistique. On ajoutera d’ailleurs que la philosophie, notamment au XXe siècle, n’a pas toujours résisté à la tentation de l’obscurantisme stylistique, qui rend des auteurs tels que Heidegger, Levinas, ou Badiou, entre pas mal d’autres, souvent indigestes, voire illisibles – l’effort demandé pour décrypter leurs syntagmes paraissant assez vite être selon toute vraisemblance, quoiqu’à des degrés divers, inversement proportionnel au profit intellectuel qu’on peut attendre de leur lecture. La moquerie de Rebout et Müller à l’égard de la poésie mallarméenne va dans le même sens, mais là, au moins, on s’amuse.
  • D’un autre côté, la profondeur poétique est si peu étrangère à la philosophie que celle-ci est remplie de métaphores, l’un des procédés favoris de la poésie. Le terme de profondeur en est un bel exemple, mais aussi : penser, c'est-à-dire (en bas-latin) peser ; analyser, c'est-à-dire décomposer ; abstraire, c'est-à-dire tirer de... ; discourir, c'est-à-dire parcourir. Le pouvoir de la métaphore est de faire apparaître à la conscience intellectuelle ce qui n’apparaîtrait pas sans l’analogie sensible. C’est en ce sens aussi que, selon Aristote, on ne peut pas penser – conceptuellement – « sans image » (De l’âme, III, 8). Dans ses Météorologiques (B 3, 357a 24), il cite le propos d’Empédocle qui dit que « la mer est la sueur de la terre » : il y a là à ses yeux une belle métaphore poétique, qu’on aurait tort, selon lui, de prendre pour une explication scientifique. Mais cette analogie audacieuse entre la planète et l’organisme – qui ne serait même pas belle si elle n’était porteuse d’un certain sens, en forme d’énigme – peut aussi servir de provocation à la recherche de l’explication qu’elle ne fournit pas, si l’on a conscience de la différence irréductible entre les réalités que la métaphore assimile. À elle seule, la métaphore témoigne ainsi de ce que la profondeur est l’essence même de l’esprit, et que celle-ci se révèle non pas contre l’apparence, mais grâce à elle.

 

Conclusion

            On peut donc bien dire que la profondeur consiste essentiellement à ne pas s’en tenir aux apparences, y compris à l’apparence de profondeur. Mais elle n’est pas pour autant une dévaluation de l’apparence. Seule la réalité de la surface atteste celle du fond : c’est parce qu’elle est réelle, et appréhendée comme telle, que l’apparence renvoie à un fond qui tout à la fois se manifeste et se dérobe en elle. Approfondir le sens de la notion de profondeur conduit donc paradoxalement à réhabiliter la surface des choses - et des personnes

 

1 Il n’est pas difficile de retrouver dans les Maximes ou dans leur Supplément les propositions que Rebout et Müller citent dans À la manière de… Certains de leurs énoncés restent pourtant introuvables chez La Rochefoucauld, et pourraient bien être l’invention des malicieux pasticheurs. L’ensemble est quoi qu’il en soit une spirituelle manière de se moquer de la prétention à faire de l’esprit, dont se flatte le moraliste, et à laquelle le lecteur, preuve en est faite, pourrait se soustraire par une opération somme toute assez simple, au lieu de gober le faux brillant qui cherche à lui arracher son admiration.