Les règles de l'art

L’art a?t?il besoin de règles ?

 

                        L’histoire de la musique au XXème siècle est exemplaire des problèmes que pose la définition du concept d’art. L’invention du dodécaphonisme a signifié l’affranchisse­ment intégral et définitif à l’égard des règles de l’écriture tonale : les douze sons distants de leurs voisins d’un demi-ton dans l’oc­tave devenaient équivalents, et les degrés des anciens modes1 se trouvaient dès lors annulés. La musique dodécaphonique n’est pas pour autant devenue anarchique, ni anomique : « l’école de Vienne » – Schönberg, Berg, Webern – a au contraire introduit, au début du XXème siècle, le principe formel très contraignant de la série2. Et si la musique dite aujourd’hui « contemporaine » s’est affranchie à son tour des règles sérielles elles-mêmes, il n’en est pas moins évident qu’elle a donné naissance à de nouvelles écoles, et que jamais peut-être les artistes, tels Olivier Messiaen ou Pierre Boulez, n’ont été aussi prolixes dans l’exposition des principes directeurs de leur composition. L’art aurait-il donc à ce point besoin de règles qu’il n’en montre jamais autant la nécessité que lorsqu’il essaie de s’en affranchir ?

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                        Cette interrogation nous renvoie à la définition antique et médiévale de l’art, qu’elle met en question. Le Moyen Âge a hérité des Grecs une notion de l’art que Thomas d'Aquin énonce : recta ratio factibi­lium – « la droite règle des choses à produire »3. Cette formule répond exactement à la place qu’Aristote donnait à l’art dans sa classification des vertus, au livre VI de l’Éthique à Nicomaque4. L’art y est défini comme une vertu intellectuelle, c’est-à-dire comme une compétence acquise par l’intelligence pour diriger la production (poïè­sis) d’une œuvre concrète distincte de son producteur, soit pour fabriquer un produit à partir de matériaux donnés. Comme la prudence dans l’ordre de l’action (praxis), l’art relève de l’intelligence parce qu’il consiste essentiellement dans la connaissance de certains principes régulateurs d’une activité humaine.

                        Au premier livre de la Métaphysique5, Aristote indique l’origine historique de sa définition : la transformation de certaines activités qui, de savoir-faire simplement empiriques, sont devenues de véritables techniques, mot qui renvoie au grec téchnè, que le latin traduit par ars. Ainsi en fut-il de la médecine, lorsque Hippocrate commença d’en codifier les règles de diagnostic et de traitement. Un empirisme est une pratique routinière qui se contente de la constatation répétée que telle manière de faire a réussi. Mais l’homme de l’art se distingue de l’empirique en ce qu’il connaît les raisons de son efficacité : il dispose d’une règle qui lui dit non seulement ce qu’il faut faire, mais pourquoi il faut le faire – par exemple qu’il ne faut pas donner à boire brusquement une grande quantité d’eau à un déshydraté, parce que son organisme n’est pas en état d’en supporter le choc.

                        Ainsi « l’art naît lorsque de nombreuses informations empiriques naît un unique jugement universel sur les cas semblables »6. Telle est la définition de la règle : il s’agit d’une vérité à la fois universelle et nécessaire, c’est-à-dire d’une proposition qui, par son universalité, énonce la nécessité du lien entre son prédicat et son sujet, mais dans un ordre pratique et non pas théorique. Tel que le pense Aristote, à la lumière du développement historique des pratiques humaines, l’art est la première forme du savoir qui dépasse l’expérience – le fait – en direction d’une connaissance explicative du pourquoi des choses. L’art consiste essentiellement dans cette connaissance, et peut se définir : une production, ou une capacité productrice, consciente de ses règles. Faute d’une telle connaissance, une production réussie ne pourrait l’être que par « chance »7.

 

                        La définition aristotélicienne n’est pas sans rapport avec la critique que faisait Platon des arts de son temps. Celui-ci fut le premier à thématiser l’opposition entre la compétence de l’homme de l’art – que nous appelons artisan, ou technicien –, et l’incompétence de celui que nous dénommons artiste, lequel n’est aux yeux de Platon qu’un faiseur, usurpateur d’un titre et d’un crédit auxquels il n’a pas droit. Ce que Platon reproche à l’artiste, c’est précisément que sa production n’obéit à aucune règle qu’il soit capable de formuler : elle est plutôt à mettre au compte d’une inspiration, que l’Ion assimile à un « enthousiasme »8, et le Phèdre à un « délire »9, c’est-à-dire à une possession démonique. Loin de tirer de là une apologie romantique du génie créateur, Platon jugeait au contraire que l’art ainsi conçu et pratiqué se dévalue en tant que pratique irrationnelle, incapable de rendre compte de la validité de ses œuvres.

                        La République10 donne de cette critique une justification plus profonde que le thème assez galvaudé de l’inspiration. Si l’artiste produit sans règles, c’est qu’il lui manque ce qui fonde la compétence de l’artisan : celui-ci est en effet un expert qui tire les règles de son art de la connaissance spécialisée qu’il possède de la nature de son produit, connaissance qui fait tout à fait défaut à l’artiste. Si l’on craint de citer l’exemple par trop ressassé des trois lits, que Platon expose au dixième livre de la République11, on pourra dire qu’un peintre hyperréaliste n’a pas besoin de s’y entendre en mécanique, ni en carrosserie, pour vous donner l’illusion d’être devant une Rolls?Royce. Les peintres contemporains de Platon avaient des visées illusionnistes qui n’étaient pas loin de celles de l’hyperréalisme : aussi leur activité, tout comme celle des poètes dramaturges, lui apparaissait?elle comme une pratique essentiellement mimétique, entendons par là une mise en scène de choses ou d’êtres fictifs et non réels. Or, comme, de fait, l’imitation poétique ou picturale s’étend à tous les sujets, il est exclu que l’artiste puisse avoir de chacun d’eux la connaissance experte qui lui permettrait de justifier la présentation qu’il en donne : il doit se contenter d’en reproduire des apparences, pour donner l’illusion de leur réalité.

                        Sans doute Platon voulait-il montrer par là à quoi se réduit l’art, s’il n’est pas en mesure de se donner des règles rationnellement formulables, et justifiables : à une culture de l’ap­pa­rence plaisante, qui pourrait n’être qu’une apparence d’art, plutôt qu’un art véritable, et cela à un double titre. Car non seulement l’artiste ne produit que des fictions, et non pas des objets d’utilité vérifiable, tels que les produits artisanaux : on ne se couche pas sur un lit peint en trompe-l’œil. Mais en outre, le critère de la réussite artistique est le plaisir que procure l’œuvre, et que sert à exprimer le terme de beauté. Or rien n’est plus subjectif, relatif et variable que le plaisir, et l’approbation d’un public, loin d’être une preuve de beauté, pourrait n’être qu’une opinion ignorante, erronée et trompeuse, à son sujet, tant qu’elle ne trouve pas à se justifier par des critères qui permettraient le discernement entre les vraies beautés, et les beautés simplement apparentes12.

 

                        On comprend dès lors de quelles règles, selon Platon, l’art a besoin. Pour se prémunir contre les prestiges de l’apparence, il faut d’abord connaître la vérité et s’y conformer : à cette seule condition l’artiste cessera d’être un illusionniste. Ainsi le plaisir du récit épique ne saurait justifier les affabulations mythologiques sur le divin, qu’une brève réflexion suffit à réfuter : par exemple qu’un dieu veuille pousser les hommes au « parjure » ou au « crime »13, ou encore « consente à se transformer »14. Mais encore, la Cité ne reconnaîtra pas la dignité d’artiste à cet imitateur universel  qu’est le poète tragique15, lequel porte l’illusion à son comble en faisant oublier qui est l’inventeur de la fiction qu’il met en scène : les personnages ont l’air d’être présents en chair et en os, et de parler en leur propre nom. Que n’aurait trouvé à dire Platon au sujet du cinéma, et de son utilisation à des fins de manipulation politique ! Un art véritable ne peut être qu’un art du vrai, car on ne saurait trouver aucune justification rationnelle à une tromperie intentionnelle et, qui plus est, subtile.

                        Aussi bien les règles dont l’art a besoin sont-elles d’abord des règles morales. Car l’art fait partie des activités volontaires, et si les techniques utilitaires ont pour évidente raison d’être leur utilité même, les Beaux-Arts ont aussi une efficacité pratique, par les effets qu’ils produisent dans l’âme de ceux qui contemplent et apprécient leurs œuvres16. Longtemps avant Nietzsche17, Platon demande qu’une œuvre d’art soit jugée d’après l’effet moral qu’elle produit. La puissance propre de l’artiste est de faire aimer ce qu’il présente : sa règle suprême doit donc être de faire aimer ce qui est vraiment aimable, c’est-à-dire le bien, de l’individu comme de la Cité, et non pas le mal, qui est détestable. L’art se doit d’être moralement édifiant parce qu’il n’y a pas d’art moralement neutre : un artiste qui prétendrait à une telle neutralité ne ferait qu’engendrer chez son public cette perversion majeure qu’est l’indifférence morale. La seule différence entre Platon et Nietzsche, sur ce point, est que le premier pense ne pas parler pour ne rien dire, dans la mesure où il existe pour lui un bien véritable, et véritablement connaissable, alors qu’il n’y en a pour le second que des illusions, auxquelles c’est la fonction de l’art de nous faire croire.

                        Platon a jugé que, faute de règles, l’art ne produirait que des beautés fortuites, ou sombrerait dans le n’importe quoi, et peut-être se serait-il senti confirmé par ce que donnent à voir certains musées de ce que l’on appelle aujourd’hui « l’art contemporain ». Il a manifestement cherché comment ce qui se vérifie clairement dans l’ordre technique pouvait se vérifier aussi dans l’ordre artistique : cherchant les règles de la production du beau, il n’a pu en trouver d’autres que celles du vrai et du bien, en-dehors desquelles les artifices de l’art (les rythmes, les timbres, les couleurs, les volumes, etc.) ne peuvent produire que des beautés factices, et des plaisirs trompeurs : « dépouillées de leur coloris artistique, on sait bien quelle figure font les œuvres des poètes ramenées à leur signification propre »18. Réduire les règles de l’art poétique aux règles formelles de la métrique ou de la rime, c’est confondre le poète et le versificateur – ce qu’Empédocle était lui aussi, aux dires d’Aristote19.  Mais dès lors, le départ entre la véritable poésie et ses contrefaçons ne peut se faire que d’après le bien-fondé et la qualité morale de ce qu’elle énonce.

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                        Le cas d’Empédocle montre toutefois à lui seul que, d’une part, il ne suffit pas d’avoir l’intention de chercher la vérité pour la posséder, et que d’autre part, à supposer qu’on la possède, et même si c’était faiblement le cas d’Empédocle, il ne suffit pas de la mettre en vers pour être un grand poète : aussi Aristote préfère-t-il l’appeler « physicien », et Homère « po­ète », les deux « n’ayant en commun que le mètre »20. Ailleurs pourtant, Aristote cite une belle parole d’Empédocle qui dit que « la mer est la sueur de la terre »21, et souligne qu’il « satisfait là aux exigences de la poésie (car la métaphore est poétique), sinon à celles de la science naturelle »22. Si la réelle qualité poétique de l’analogie inventée par Empédocle est indépendante de son absence de valeur scientifique, on ne peut guère définir l’art poétique comme une versification au service de la vérité. Et si l’on peut reprocher à Homère des invraisemblances théologiques, qui finissent par affaiblir l’impact de son texte, reste à définir la manière proprement poétique de servir la vérité, quand on ne se contente pas de son énoncé prosaïque. Platon peut bien dire, en connaisseur, que les formules des poètes, réduites en prose, ne pèsent pas lourd : c’est faire la preuve que la vérité du contenu ne fait pas la bonne poésie, puisque cette vérité pourrait se satisfaire, et peut-être mieux, d’une autre manière de dire.

                        On peut sans doute en dire autant de l’exigence d’édification morale. Comme l’écrira Hegel, « l’édification » engendre facilement la « fadeur », si l’on n’y introduit « la douleur » et le « travail du négatif »23, c'est-à-dire, sous toutes ses formes, l’affrontement du mal. Sans doute parce que la vertu n’a pas besoin d’embellisse­ment, la seule représentation de personnages et d’actions vertueux manque d’intérêt poétique. Platon le reconnaît lui-même : « le caractère sage et tranquille, toujours égal à lui-même, n’est ni facile à mettre en scène, ni, une fois mis en scène, facile à comprendre »24 ; et il est clair que toute son œuvre de tragédien repenti n’a cessé de mettre en scène, littérairement autant que philosophiquement, ce tragique déni de justice que fut la condamnation de Socrate. Or l’effi­cacité morale de cette mise en scène résulte évidemment du contraste entre la présentation de Socrate et celle de ses injustes adversaires. La représentation artistique du bien ne paraît donc pas exclure, mais plutôt  imposer celle de son contraire.

                        Ainsi la critique platonicienne des Beaux-Arts ne semble pas résoudre le problème qu’elle pose. Car ce qui se prétend un art du beau doit sans doute être en possession des règles pour le produire : comme le redira Kant, dans un « produit de l’art » on doit « trouver une entière exactitude dans la conformité à des règles, d’après lesquelles seulement il peut être ce qu’il doit être »25. Platon soulignait toutefois, dès l’Hippias majeur26, que rien n’est plus sujet à contestation entre individus et collectivités que la définition de la beauté et de ses formes, autant d’ailleurs dans le domaine des mœurs et des institutions que dans celui des œuvres d’art. Et pour ce qui est des critères intellectuels et moraux qu’il propose pour sortir de cette impasse relativiste, ils répondent sans doute à certaines exigences de l’esprit, mais ils ne paraissent pas pouvoir assurer qu’une œuvre qui les respecte sera belle pour autant. En témoignent beaucoup de productions de l’art engagé, lors même qu’il n’est pas idéologiquement asservi : les bonnes causes ne suffisent pas à faire les belles œuvres.

 

                        Reste alors à considérer ce qu’Aristote, en matière de poésie, nomme les « assaisonnements »27 de l’art poétique, dans lesquels Platon voyait les éléments de la léxis28c'est-à-dire de la manière de dire plutôt que de la chose signifiée : pour l’essentiel, « l’harmonie et le rythme »29, soit ce par quoi la poésie est, peut-être « avant toute chose », « de la musique »30. Dans un autre domaine, Aristote remarque qu’il y a une erreur anatomique, mais pas forcément une faute contre l’art pictural, à représenter une « biche » avec des « cornes »31 : c’était là, implicitement, poser le principe – qui commande toute la réhabilitation aristotélicienne de la poésie dramatique – que les règles dont l’art a besoin concernent moins le contenu représenté que la représentation elle-même, soit ce que nous appelons la forme, en entendant en fait par là les éléments matériels qui donnent à l’œuvre d’être perceptible.

                        Les Beaux-Arts ont en effet chacun sa matière propre : couleur pour la peinture, volume pour la sculpture, son pour la musique, etc. De ce point de vue, il paraît évident que l’art a besoin de règles, car les matériaux qu’il utilise ne peuvent être travaillés et utilisés de la même façon. Le sculpteur ne peut traiter identiquement le bronze, la terre, ou le marbre, ni le peintre l’huile et l’aquarelle. La réussite d’une œuvre quelconque suppose que son auteur ait commencé par apprendre de telles règles de traitement : les retouches et surcharges dont profite la peinture à l’huile sont interdites à qui peint a fresco. Il est à cet égard évident non seulement que l’art ne peut se passer de règles, mais que celles-ci ne sont pas sans rapport avec ces autres principes de régularité que nous appelons les lois de la nature. Tel est sans doute le vrai sens de la formule aristotélicienne selon laquelle « l’art imite la nature »32, alors même qu’il lui fait produire ce qu’elle ne produit pas d’elle-même : loin d’entendre par là, comme Platon, une simple reproduction des apparences naturelles, Aristote reconnaît, entre l’art et la nature, une identité en profondeur de leurs processus producteurs. C’est ainsi qu’une œuvre d’architecture – un édifice – ne peut exister qu’à se conformer aux lois de la pesanteur et de l’équilibre, et que la connaissance de telles règles paraît en ce sens nécessaire à l’art.

                        Mais cette évidence triviale en appelle une autre. À s’y tenir, on croirait en effet qu’il suffit de connaître le solfège et les principes d’une certaine harmonie pour composer de la belle musique. Or l’histoire et l’expérience de la production artistique sont là pour attester le contraire. L’apprentissage théorique des règles de production, et l’entraînement à les appliquer, procurent une maîtrise, mais celle-ci ne constitue qu’une « habileté »33. Les œuvres simplement habiles relèvent, en art, de l’académisme ou du maniérisme, soit d’une obéissance servile ou de la volonté de faire montre de son savoir-faire. On ne peut peindre de clair-obscur sans avoir appris à le faire, mais il ne suffit pas de l’avoir appris pour être Georges de La Tour, ou Rembrandt van Rijn. Et certes, il y a des degrés dans la réussite, de grands et de petits maîtres, les œuvres des seconds n’étant pas forcément dépourvues de beauté. Mais les musées et les bibliothèques regorgent aussi d’œuvres tout juste scolaires, impuissantes à susciter la moindre émotion esthétique. Si donc l’art a besoin de règles, sa réussite apparaît néanmoins toujours au-delà de leur application.

 

                        À la simple habileté, Kant oppose par suite le « génie »34. Les règles s’appren­nent, mais ce qui assure la réussite de l’art ne s’apprend pas. La beauté inouïe des productions géniales – celles que nous appelons des chefs d’œuvre, en détournant l’expression de son sens originel35 – est ce qui en elles ne se laisse pas réduire aux règles dont l’acquisition a servi à les préparer : elle relève moins d’une acquisition que d’une spontanéité, qui est considérée assez logiquement comme un don naturel, et dont l’acte, parce qu’il est autre chose qu’une exécution reproductrice, est dénommé : création, terme qui dénote évidemment la capacité d’inven­tion novatrice que manifeste l’œuvre géniale. Si donc il est vrai que  « tout artiste commence par le pastiche »36, plus essentielle à l’art que l’acquisition des règles apparaît la capacité de s’en affranchir. Et si l’art s’apprend par l’imitation scolaire des œuvres géniales, reste qu’on ne s’assimile vraiment au génie que lorsque l’on se révèle en être un soi-même, c’est-à-dire lorsque, « sans l’imiter »37, l’on crée autrement que lui, s’appropriant ainsi sa qualité essentielle : l’originalité38.

                        C’est donc l’apprentissage de l’art qui semble avoir besoin de règles plus que l’art lui-même, si celui-ci peut avoir des règles pour tout, à l’exception de sa fin principale : la beauté, et, plus encore, une beauté qui ne soit pas la simple reproduction de beautés antérieures, une beauté inédite – telle celle de « l’Impair »39 que Verlaine préféra au classique balancement de l’alexandrin. Le génie qui la crée est, selon Kant, « le talent de produire ce pour quoi ne se peut donner aucune règle »40 : à la différence d’un Newton, qui est capable d’expliquer méthodiquement le bienfondé de ses théories physiques, ou même d’un ingénieur capable de montrer comment elles s’appliquent en mécanique, « aucun Homère, aucun Wieland ne peut montrer comment se découvrent et s’assemblent dans sa tête ses idées riches de fantaisie et pourtant en même temps pleines de pensées, car il n’en sait rien lui-même, et ne peut donc l’enseigner à d’autres »41. Le génie est créateur en tant qu’il est capable d’inventer et de réaliser l’indéductible, et cette capacité oppose l’art à la technique d’autant plus clairement que celle-ci est devenue, à l’ère industrielle, l’application des généralités théoriques de la science.

                        Kant paraît pourtant se contredire lorsqu’il définit plus précisément le génie comme une « disposition innée (ingenium) par laquelle la nature donne ses règles à l’art »42. Ce que l’art ne peut transmettre par l’apprentissage, il faut bien que ce soit la nature qui le donne. Or il est certain que la nature est un principe de régularité en même temps que d’invention innovante, notamment dans la production des espèces naturelles. C'est pourquoi Kant en fait la source de règles qui apparaissent nécessaires à l’œuvre géniale elle-même, avant de l’être à l’apprentissage d’école. Sans elles en effet, l’œuvre « ne pourrait être attribuée à aucun art : ce serait un simple produit du hasard »43. Mais cette hypothèse entrerait en contradiction avec le caractère intentionnel de l’œuvre : si la production de l’œuvre belle ne peut être opérée, comme dans la technique, par la déduction des moyens à partir de la fin, elle n’en doit pas moins comporter cette « conformité à une fin »44 sans laquelle elle serait fortuite. D’un autre côté, si l’on admet, comme Kant, qu’il n’y a pas de « concept »45 qui permette d’expliquer pourquoi une œuvre est belle, et par conséquent doit plaire, on ne voit pas comment le jugement esthétique, chez l’artiste comme chez son public, pourrait échapper au subjectivisme. Nous sommes ramenés à l’aporie platonicienne.

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                        Sans doute faut-il ici reconsidérer les rapports entre la beauté et la régularité, entendue comme conformité à un principe directeur. Lorsque Plotin, dans la Cinquième Ennéade46, entreprend de penser la beauté sensible, il compare un bloc de marbre informe et la statue que le sculpteur en tire, conférant au premier une beauté qu’il n’avait pas : celle-ci résulte de toute évidence de la mise en forme d’un matériau brut suivant une idée préconçue par le statuaire. Plotin peut ainsi expliquer la beauté, en termes à la fois platoniciens et aristotéliciens, par l’introduction de l’idée dans la matière, et le plaisir esthétique par la perception de cette présence, accessible conjointement aux sens et à l’intelligence. La laideur peut en sens contraire s’expliquer par l’absence de forme, lorsque celle-ci est ressentie comme une privation pénible : non pas l’état informe du bloc de marbre, qui peut avoir sa propre beauté naturelle de minéral, mais plutôt celui d’une œuvre mutilée, telles les statues de saints des porches de nos cathédrales, décapitées par la fureur sacrilège des révolutionnaires.

                        Si la beauté résulte de la forme, on comprend les termes que Thomas d’Aquin empruntait au stoïcisme pour en rendre compte : integritas, claritas, ordo (ou : debita proportio)47. Qu’est-ce en effet qu’une forme ? Ce terme traduit le mot grec eïdos, par lequel Aristote entendait moins une configuration extérieure – qu’il dénommait morphè – qu’un principe interne d’unité organisée. La beauté d’une œuvre est affectée ou manquée si l’une de ses parties est enlevée ou déplacée : ainsi détruit-on une progression harmonique en supprimant un accord intermédiaire. Et lorsque rien ne manque et que rien n’est en trop, la convenance des éléments entre eux au sein du tout confère à celui-ci cette « clarté », ou cet « éclat (splendor) », qui ne tiennent pas tellement à la vivacité des teintes ou à l’intensité des sons, mais plutôt, comme dans la métaphysique cartésienne48, à l’évidence avec laquelle l’idée perçue s’impose à l’esprit, fût?ce dans une présentation purement sensible, et non pas au moyen d’une exposition conceptuelle.

                        Dire que la beauté résulte d'une nécessité interne qui commande l'agencement des éléments dans l'œuvre équivaut évidemment à dire que la production artistique de la beauté obéit à des règles, une règle n’étant rien d’autre que l’expression d’une telle nécessité. C’est pourquoi la beauté peut assurément être « libre (vaga) », selon la formule de Kant, au sens où elle n’est pas « dépendante (adhaerens) » d’une signification, c’est-à-dire d’un sujet identifiable49 : c’est le plus souvent le cas en musique, et dans les arts dits décoratifs, et aussi dans cette recherche systématique de la beauté libre qu’aura été l’art abstrait. Mais les toiles cubistes de Braque, autant que les graphismes de Mondrian obéissent à des règles propres, autres que celles de la figuration ou de la perspective, ce qui explique le mot célèbre et paradoxal de Braque : « Je ne crée pas. J’obéis ».

 

                        Il faut alors reconsidérer aussi l’indéductibilité de l’œuvre d’art. Les exemples précédents montrent en quoi consiste l’innovation géniale : il s’agit de l’invention d’un style, c’est-à-dire d’un ensemble de principes structurels capables d’assurer la cohérence et la cohésion d’éléments sensibles à l’intérieur d’une œuvre. Chaque style a ses règles propres qui sont comme la signature de son inventeur. Ces règles sont en général mutuellement exclusives, et le mélange des styles (au service d’une inspiration baroque, ou d’une intention parodique) obéit lui-même à des règles subtiles – sauf à tomber dans le plus évident mauvais goût, comme cette musique de supermarché qui fait accompagner la Cinquième Symphonie de Beethoven par une batterie « techno », ou les moustaches ajoutées à la Joconde dans un but de provocation, ou le recours à une harmonisation tonale pour accompagner à l’orgue le chant grégorien.

                        La stylisation des formes correspond sans doute à une définition de la beauté comme idéalisation de l’apparence, que l’on trouve chez Plotin50, et déjà chez Aristote51 lorsqu’il théorisait les exigences respectives de la grandeur tragique et de la dérision comique. Or s’il est vrai que l’incompatibilité des contraires interdit à l’art leur simple mélange, la cohérence de chaque style et le type de beauté qui lui est propre n’interdisent évidemment pas l’invention et la production dans un autre style : l’histoire et la diversité des arts sont là pour l’attester. On ne peut faire rire ou causer d’émotion tragique qu’à certaines conditions, mutuellement exclusives : la tragédie exclut le ridicule. Le génie de l’artiste consiste à trouver les moyens nécessaires, c’est-à-dire les plus efficaces, pour produire l’un ou l’autre effet. Mais l’efficacité de certaines règles – comme les trois unités classiques – n’empêche pas que l’on puisse réussir avec d’autres règles. Et il s’agit bien de règles, car le dialogue dramatique ne pourra être le même, ni quant au ton, ni quant au contenu, suivant que les actes d’une pièce tiennent fictivement en une journée, ou qu’ils sont censés se dérouler à des années d’intervalle. Récuser la validité des règles de l’art sous prétexte qu’elles seraient un carcan imposé à la créativité revient à s’en faire contradictoirement la même idée simpliste que l’académisme myope que l’on prétend contester.

                        Le propre du génie est donc seulement d’obéir à des règles stylistiques qu’il a trouvées lui-même, et que d’autres hériteront de lui, ou peut-être même seulement de découvrir des possibilités inédites et inouïes offertes par certains systèmes de règles : il n’est que de comparer les lignes de basse des quatuors de Mozart et J. Haydn pour voir comment ils exploitent différemment les mêmes règles de l’harmonie tonale. Il y a là déjà un élément d’indéductibilité, car chaque style rend seulement possibles, et non pas nécessaires, les œuvres qu’il permet de produire. Mais en outre, chaque œuvre apparaît indéductible en ce qu’elle est unique, et voulue pour cette unicité même, fût-ce à travers ses reproductions photographiques ou phonographiques. Il n’est d’œuvre, ou du moins de chef d’œuvre, qui ne soit une trouvaille, et la beauté n’apparaît chaque fois que dans la singularité de l’œuvre. C’est ce qui faisait dire à Kant qu’il n’y a ni concept ni règles du beau, parce que le concept et la règle sont des universels, tandis que la beauté est toujours singulière52. Mais on dirait avec autant de raison qu’il n’y a pas de concepts ni de lois biologiques, parce que les vivants sont toujours des individus. En fait les règles définissent des éléments formels de la beauté qui donnent à celle-ci un contenu déterminé, et lui évitent de rester une idée creuse et ineffable. Et lorsque l’analyse critique montre après-coup comment telles règles opèrent dans une œuvre, elle explique bien ce qui lui permet d’être belle, sans jamais montrer comment elle pouvait en être déduite.

 

                        Tout art a donc besoin de règles propres à assurer la consistance de ses œuvres, et il faut récuser la fausse antinomie des règles et de la créativité. Si la liberté d’exploration est essentielle à l’invention artistique, on ne peut confondre les tâtonnements exploratoires et l’art proprement dit, non plus qu’on ne peut confondre la recherche scientifique et la science effective. Car n’importe qui peut chercher, mais seul le « trouveur (trovatore, troubadour) » est un artiste. La création artistique est toujours aussi – sans contradiction –obéissance à des règles, qui sont d’abord celles de la beauté elle-même, plutôt que les règles logiques de la vérité, ou les règles morales du bien.

                        La question se pose toutefois de savoir si l’art peut se contenter de telles règles, c’est-à-dire n’obéir qu’à des règles proprement esthétiques en toute indifférence à l’égard des autres. Si en effet la beauté est la fin essentielle de l’art, elle n’est pas son privilège exclusif : il y a en effet des beautés naturelles, et l’art est ici spécifié moins par la beauté des ses œuvres que par le caractère intentionnel de ses productions. C’est pourquoi l’art peut bien, dans ses fictions, faire abstraction de l’exigence théorique de vérité afin de susciter de « beaux rêves pour gens éveillés » – encore qu’une exigence de vraisemblance puisse s’imposer, par exemple dans le drame54. Mais en tant même que pratique intentionnelle, l’art relève de l’éthique, et ne peut faire bon marché des ses exigences. Il semble qu’ici le principe de la critique platonicienne, nonobstant ses dérives rigoristes voire totalitaires, ait quelque pertinence.

                        C’est ainsi que nous n’hésitons plus à demander la censure des œuvres dans lesquelles on peut déceler une inspiration raciste55, ou une apologie de la pédophilie et du tourisme sexuel. Goethe fut profondément affligé par la vague de suicides déclenchée par son Werther. Et la corrélation établie plus récemment entre certains spectacles de violence criminelle – qui peuvent avoir le beau raffinement de L’Orange mécanique – et certains développements de la criminalité a incité à la défiance. Que dire par ailleurs de l’érotisme cinématographique, lorsqu’il se défend de relever de la pornographie ? Le problème qu’il pose ne tient pas tellement à l’exhibition de la nudité : depuis la statuaire grecque, l’art, et même l’art sacré56 s’en sont montrés capables sous des formes qui n’ont rien d’impudique, et seule une pudibonderie plutôt suspecte pouvait exiger qu’on recouvrît les sexes de la Chapelle Sixtine. Mais la présentation à l’écran des ébats amoureux de personnages en chair et en os suscite assez inévitablement le désir d’une consommation autre que ce « plaisir désintéressé »57 qui, selon Kant, est l’effet propre de la contemplation esthétique. Il y a ici une logique – ou, si l’on préfère : une physique – du voyeurisme, à laquelle le cinéma ne peut échapper, et dont l’exploitation à des fins évidemment commerciales pose un problème aussi bien esthétique que moral : le désir pulsionnel suscité par l’érotisme détourne de la beauté de l’œuvre plutôt qu’il n’y contribue58. Tous ces exemples paraissent bien attester que, comme le pensait Platon, on ne peut dissocier les exigences esthétiques de l’art et les règles de la moralité, même si l’art a mieux à faire qu’une mimèsis édifiante.

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                        On peut donc bien admettre que l’art a besoin de règles pour exister comme tel et accomplir sa vocation propre. Si la seule connaissance de telles règles ne suffit pas pour être un grand artiste, l’histoire de l’art témoigne qu’elle permet de produire des œuvres qui peuvent être belles sans être originales. Elle témoigne aussi que les règles ne sont pas un obstacle à l’invention créatrice : elles en sont plutôt tout à la fois la condition et le produit, dans la profusion des styles. La créativité artistique n’est ni anomie, ni même autonomie, parce que l’art a besoin de règles non seulement internes (eu égard à la beauté), mais aussi externes (eu égard au bien). Prétendre dissocier les deux est l’illusion caractéristique de ce « serpent qui se mord la queue » qu’est selon Nietzsche un art qui se veut seulement « pour l’art »59. On peut lui préférer un art pour l’homme.

 

1 Soient les innombrables modes des musiques dites modales, tels ceux de la musique grecque, dont parle Platon dans la République, du chant grégorien, ou de la musique indienne, ou encore les deux modes, majeur et mineur, de la musique tonale.

2 Une série est composée des douze sons de l’octave, dans un ordre, fixé par le compositeur, qui demeure constant d’un bout à l’autre de l’œuvre, de sorte qu’on ne revienne jamais à une certaine note sans avoir entendu toutes les autres, l’effet de répétition étant masqué par la variation des rythmes, ou la disposition des notes en accords. Schönberg soulignait lui-même la parenté entre son principe et « le principe de la variation, base de tout développement de musique classique » (Maurice Le Roux, Introduction à la musique contemporaine, Paris 1947, p.56).

3 Thomas d’Aquin, Somme de Théologie, Ia-IIae, q. 57, a. 4.

4 Ch.4.

5 Ch. 1.

6 Loc. cit. 981a 5-7.

7 Loc. cit. 981a 5.

8 535c 2.

9 245a 1.

10 Livres III et X.

11 596a?598a.

12 Voir : Platon, Lois,  II, 658e-659c.

13 Id., République, II, 379e.

14 Ibid., 381c.

15 Voir : Op. cit.,  III, 398a-b.

16 Voir : ibid., 401d 5?402a 1.

17 Voir : Crépuscule des Idoles, Flâneries inactuelles, § 24.

18 Platon, République, X, 601b.

19 Voir : Poétique, 1, 1447b 17-20.

20 Ibid.

21 Empédocle, fgt B 8 DK.

22 Aristote, Météorologiques, B 3, 357a 24?28.

23 Hegel, Phénoménologie de l’Esprit, Préface, II, éd. Meiner, p. 20.

24 Platon, République,  X, 604e.

25 Kant, Critique de la Faculté de juger, § 45.

26 294d.

27 Aristote, Poétique, 6, 1449b 28.

28 Platon, République,  III, 392c 6.

29 Ibid., 397b.

30 Verlaine, Jadis et naguère, Art poétique (1874/1884).

31 Aristote, Poétique, 25, 1460b 31.

32 Id., Physique, II, 8, 199a 16.

33 Kant, Critique de la Faculté de juger, § 46.

34 Ibid.

35 Elle servait à désigner l’ultime production qui permettait à un apprenti de passer maître, soit le commencement (en latin : caput, qui donne en français chef, comme dans couvre-chef) d’une œuvre, rendu possible par l’acquisi­tion de la maîtrise, plutôt qu’une réussite insigne, fruit de la maturité.

36 A. Malraux, Les Voix du Silence, p. 310.

37 Kant, op. cit., § 32.

38 Op. cit., § 46.

39 Verlaine, loc. cit.

40 Ibid.

41 Op. cit., § 47.

42 Op. cit., § 46.

43 Op. cit., § 47.

44 Op. cit., § 15.

45 Op. cit., § 9.

46 VIII, 1. Voir aussi Première Ennéade, VI, 1-2.

47 Voir :  Thomas d’Aquin, Somme de Théologie, Ia, q. 39, a. 8 ; IIa-IIae, q. 180, a. 2, ad 3m.

48 Voir : Descartes, Principes de la Philosophie, I, 45.

49 Kant, Critique de la Faculté de juger, § 16.

50 Cinquième Ennéade, VIII, 1,  32-40.

51 Poétique, 2.

52 Voir : Kant, Critique de la Faculté de juger, § 8.

53 Platon, Sophiste, 266c 10..

54 Voir : Aristote, Poétique, 15, 24, 25. Ce fut, avec les célèbres trois unités, l’une des règles majeures de notre théâtre classique.

55 Tintin au Congo en a fait les frais, bien que ce soit l’album de la série le plus apprécié en Afrique.

56 Témoin la représentation d’Ève chez les primitifs flamands ou les peintres de la Renaissance.

57 Kant, Critique de la Faculté de juger, § 2.

58 On s’en convaincra en comparant par exemple la scène érotique du film Le Nom de la Rose, et le passage correspondant du roman d’Umberto Eco, qui tire un parti littérairement assez réussi de références au Cantique des Cantiques (Shir hashirim), le grand texte amoureux de l’Ancien Testament. De même, l’admirable fresque épique qu’est le film Il était une fois dans l’ouest de Sergio Leone n’aurait rien gagné, mais aurait au contraire beaucoup perdu de sa beauté, si la scène d’alcôve entre Henri Fonda et Claudia Cardinale avait donné lieu aux ébats qu’un cinéma démagogiquement aguicheur a pris l’habitude de mettre en scène.

59 Nietzsche; Le Crépuscule des Idoles, Flâneries inactuelles, § 24.