Le mouvement

PEUT-ON PENSER LE MOUVEMENT ?

 

            Un chorégraphe s’esclafferait sans aucun doute à la lecture de pareille question mais il ne s’agit pas ici seulement de savoir si l’on peut dire ou écrire de belles choses sur les déplacements d’un corps de ballet, quoique cette possibilité ne laisse pas d’être instructive.

            Depuis Aristote, l’être en mouvement – l’ens mobile des Scolastiques, en grec : tò kinètón – désigne l’objet général de la Physique. Avec la science moderne, le mouvement est devenu l’objet d’une science particulière, la mécanique, qui formule mathématiquement les lois du mouvement.

            Ces efforts pour conceptualiser le mouvement ont provoqué une objection, traditionnelle et réactivée par Bergson : la représentation conceptuelle du mouvement passerait à côté de sa réalité du fait même qu’elle le ramène à des lois invariantes, c’est-à-dire à de l’immobile. Le mouvement, phénomène aisément constatable, apparaît alors comme ce qui est irréductible à une pensée qui n’est chez elle que dans le monde des essences immuables.

            Ce jugement est néanmoins étonnant, puisque le mouvement n’est pas étranger à la pensée elle-même, non seulement en tant qu’elle consiste en un flux de représentations, mais aussi en tant qu’elle raisonne, autrement dit en tant qu’elle est une pensée non seulement conceptuelle, mais discursive.

            On peut donc s’interroger sur les raisons qu’il y a de te tenir le mouvement pour impensable.

 

 

I. LE MOUVEMENT IMPENSABLE ?

 

A. Les arguments de Zénon.

                       Ce sont eux qui ont conduit Bergson à juger que la métaphysique conceptualiste et la science qui en est issue ont ignoré la réalité du mouvement.

 

a. La dichotomie et l’Achille.

            L’espace étant divisible à l’infini, le déplacement paraît comporter la contradiction d’avoir à occuper dans un temps fini une infinité de positions successives :

« Le premier argument est qu’il n’y a pas de mouvement parce que le mobile doit atteindre le milieu avant d’atteindre le but (...). Quant au deuxième, appelé Achille, le voici : le plus lent ne sera jamais atteint par le plus rapide, car il faut d’abord que celui qui poursuit soit parvenu au point d’où est parti le fuyard, de sorte que le plus lent aura toujours nécessairement quelque avance. C’est le même argument que la dichotomie, seule différence : ce n’est pas en deux qu’on divise la grandeur excédentaire »1.

 

b. La flèche.

            Il ne peut pas y avoir de mouvement dans l’instant, car celui-ci ne comporte pas d’avant ni d’après. Il faut donc considérer qu’à chaque instant de son parcours, le mobile est – contradictoirement – immobile :

« Troisième argument (...) : la flèche tirée est en repos »2. Car « si tout est toujours en repos ou en mouvement et qu’elle est en repos quand elle demeure dans un espace égal, que d’autre part le mobile est toujours dans l’instant, la flèche tirée est immobile »3.

 

c. Le stade.

« Le quatrième concerne des masses égales se mouvant dans le stade en sens contraire le long de masses égales, les unes à partir des extrémités du stade, les autres du milieu, à la même vitesse : dans ce cas, pense-t-on, la moitié est égale en temps à son double »4.

            Alexandre d’Aphrodise a proposé une illustration de l’argument : la contradiction apparaît dans le fait que le premier C passe dans le même temps devant deux A et quatre B, c’est-à-dire occupe dans le même temps à la fois deux et quatre positions.

                                                            

            I                                              A      A      A      A

                                                                              B      B      B      B

                                             C     C     C      C

                                                           

            II                                            A      A       A      A

                                                             B      B       B      B                     

                                                              C      C       C      C

 

 

B. Signification et portée des arguments selon les fondateurs de la métaphysique.

 

a. Caractère sophistique des arguments.

            Ils ne conduisent à une contradiction entre la pensée et le fait que parce qu’ils reposent sur une supposition elle-même contradictoire : que l’espace comme le temps soient composés d’unités – points et instants – réellement distinctes, alors qu’il est impossible que des indivisibles s’additionnent pour composer une grandeur.

« Le raisonnement de Zénon suppose à tort que les infinis ne peuvent être parcourus ou touchés en un temps fini. Car c’est en deux sens que la longueur et le temps sont dits infinis, comme en général tout continu, soit par division, soit aux extrémités. Il n’est certes pas possible de toucher dans un temps fini les infinis en quantité, mais pour les infinis en division, c’est possible ; et le temps lui-même est infini en ce sens »5.

La flèche « résulte de la supposition que le temps est composé d’instants ; si l’on n’accorde pas cela, le raisonnement ne tient pas »6. Or « c’est faux car le temps n’est pas composé d’indivisibles, pas plus qu’aucune autre grandeur »7.

Dans le stade, « le paralogisme consiste en ce que l’on pense que la grandeur égale se meut à la même vitesse le long de ce qui est en mouvement et le long de ce qui est en repos. Mais c’est faux »8.

            Aristote ne formule rien de moins ici qu’un principe relativiste. On lui doit aussi la démonstration, reprise par Pascal9, de l’impossibilité de composer une grandeur divisible avec des éléments indivisibles :

« Si (...) sont continues les choses dont les extrémités ne font qu’un, contiguës celles dont les extrémités sont ensemble, et consécutives celles entre lesquelles il n’y a pas d’intermédiaire du même genre, il est impossible qu’un continu soit fait d’indivisibles, par exemple une ligne de points, si la ligne est continue et le point indivisible. Car les extrémités des points ne sont pas une puisqu’il n’y a pas dans l’indivisible d’extrémité qui soit distincte d’une autre partie ; et elles ne sont pas ensemble puisqu’il n’y a pas d’extrémité de ce qui est sans partie : autre en effet est l’extrémité et ce dont elle est extrémité. Il faudrait en outre que les points dont serait fait le continu soient ou bien en continuité ou bien en contact les uns avec les autres ; et le même raisonnement vaut pour tous les indivisibles. Or ils ne pourraient être en continuité pour la raison qu’on a dite ; quant au contact, il ne peut être que de tout à tout, ou de partie à partie, ou de partie à tout ; mais comme l’indivisible est sans partie, le contact est nécessairement pour lui de tout à tout ; et un contact de tout à tout ne fera pas un continu puisque le continu comporte des parties autres les unes que les autres, et se divise en parties qui se distinguent à la manière des choses séparées localement »10.

           

b. Portée philosophique des sophismes.

            On peut y voir non pas une disqualification de la raison, moyennant une absurde prétention à récuser logiquement l’évidence du mouvement, mais une réfutation du discontinuisme ontologique professé par l’école pythagoricienne, soit la thèse selon laquelle les grandeurs seraient composées de points, et le corollaire qui pose que « les nombres » sont « les principes de tous les êtres »11. Cette thèse avait été ébranlée, à l’intérieur même de l’école, par la démonstration de l’incommensurabilité de la diagonale du carré à son côté. Aristote retourne donc le pythagorisme contre lui-même : la contradiction disparaît en même temps que les sophismes si l’on admet avec lui la continuité, tout à la fois, de l’espace, du temps et du mouvement (attestée notamment par le stade), c’est-à-dire leur divisibilité à l’infini, et la distinction seulement potentielle, et non pas actuelle, des limites que l’on peut toujours y assigner (points et instants).

« S’il en va ainsi du temps, il sera anéanti ou pourra l’être : car l’instant insécable est comme le point de la ligne. Et la même chose s’ensuit chez ceux qui composent le ciel de nombres : car il y en a qui constituent la nature de nombres, comme certains des pythagoriciens ; et s’il est visible que les corps naturels comportent pesanteur et légèreté, en revanche il n’est pas possible que des monades12 assemblées fassent des corps ni aient un poids »13.

 

c. Parménide contre Pythagore.

            D’après Platon, Zénon voulait montrer que le mouvement était beaucoup plus compatible avec le continuisme qu’impliquait le monisme ontologique de Parménide qu’avec le discontinuisme pythagoricien :

Socrate : « Que veux-tu dire, Zénon ? Que si les êtres sont multiples, alors ils sont nécessairement à la fois semblables et dissemblables, mais cela est impossible car il n’est pas possible que les dissemblables soient semblables et les semblables dissemblables ? (...) Ce que veulent tes arguments, n’est-ce pas polémiquer, à l’encontre de tout ce qu’on dit, pour montrer que le multiple n’est pas ? » (127e, 1-4 et 8-10). Zénon : « Mes écrits sont en vérité un secours au propos de Parménide contre ceux qui s’efforcent de le ridiculiser en disant que si l’un est, il encourt logiquement de nombreuses conséquences risibles qui lui sont contraires. Mon livre réfute donc ceux qui affirment le multiple, et répond trait pour trait et au-delà, cherchant à montrer que leur supposition qu’il existe du multiple encourt des implications encore plus risibles, si l’on est capable de les suivre jusqu’au bout »14.

            Reste néanmoins que le monisme parménidien, fondé sur une affirmation absolue de l’identité de l’être à lui-même, réduit inévitablement le mouvement au statut d’apparence, source d’opinion fausse et non pas de pensée vraie. Car le changement implique l’altération, c’est-à-dire la différence. Or, différer, c’est ne pas être ce dont on diffère, et selon Parménide, il est impensable qu’il puisse y avoir du non-être au sein de l’être15 :

« L’être est , mais le non-être n’est pas »16.

« Ainsi ce ne sera que nom, tout ce que les mortels ont établi, convaincus que c’était vrai : naître et périr, être et ne pas être, quitter et reprendre son teint radieux »17.

 

 

C. L’interprétation bergsonienne.

 

a. L’échec de la métaphysique.

            La controverse précédente atteste aux yeux de Bergson que l’ontologie, qu’elle soit moniste ou pluraliste, ne pense la réalité que comme unité fixe, que celle-ci soit une ou multiple.

« La métaphysique est née (...) des arguments de Zénon d’Élée relatifs au changement et au mouvement. C’est Zénon qui, en attirant l’attention sur l’absurdité de ce qu’il appelait mouvement et changement, amena les philosophes – Platon tout le premier – à chercher la réalité cohérente et vraie dans ce qui ne change pas »18.

            C’est pourquoi Bergson ne retient pas la résolution logique des paradoxes de Zénon. Cette solution reste en effet conceptuelle, et ne peut par suite rendre compte de la continuité qu’elle prétend fonder. Le concept est par nature identitaire, comme l’être parménidien, et discontinuiste comme le pythagorisme : il résulte en effet d’un découpage artificiel et pragmatique de la réalité, qui ramène le divers à l’identique et le mouvant à la permanence des « essences ». Le concept de continuité ayant à cet égard les mêmes caractères que le concept opposé, il apparaît que c’est une fausse route que de prétendre accéder par des moyens logiques – ceux des sciences et de la métaphysique qui s’inspire d’elles – à une véritable connaissance de la réalité du mouvement.

           

« Le morcelage du changement en états nous met à même d’agir sur les choses, et il est pratiquement utile de s’intéresser aux états plutôt qu’au changement lui-même. Mais ce qui favorise ici l’action serait mortel à la spéculation. Représentez-vous un changement comme réellement composé d’états : du même coup vous faites surgir des problèmes métaphysiques insolubles. Ils ne portent que sur des apparences. Vous avez fermé les yeux à la réalité vraie »19.

« Notre intelligence est le prolongement de nos sens. Avant de spéculer, il faut vivre, et la vie exige que nous tirions parti de la matière, soit avec nos organes, qui sont des outils naturels, soit avec les outils proprement dits, qui sont des organes artificiels. Bien avant qu’il y eût une philosophie et une science, le rôle de l’intelligence était déjà de fabriquer des instruments, et de guider l’action de notre corps sur les corps environnants. La science a poussé le travail de l’intelligence beaucoup plus loin, mais elle n’en a pas changé la direction. Elle vise, avant tout, à nous rendre maîtres de la matière. Même quand elle spécule, elle se préoccupe encore d’agir, la valeur des théories scientifiques se mesurant toujours à la solidité de la prise qu’elles nous donnent sur la réalité »20.

 

b. L’intuition contre le concept.

                       Que faire d’autre alors que la métaphysique ? La thèse de Bergson n’est pas que le mouvement n’est pas pensable, au sens où la pensée lui serait irrémédiablement étrangère, mais qu’il ne peut être appréhendé dans sa réalité que par une pensée, dite « intuitive », qu’il faut chercher au-delà des constructions de la pensée conceptuelle, et tout aussi bien au-delà de la perception sensible, liée aux conditions de l’existence matérielle, et par suite oublieuse elle aussi de la mouvance intime des choses. Il s’agit d’un travail de pensée qui doit faire éprouver, par-delà les discontinuités apparentes, sensibles ou intellectuelles, la continuité en profondeur, intuitionnable plutôt que conceptualisable, de l’essence du réel autant que du moi pensant.

« Si nous pouvions établir que ce qui a été considéré comme du mouvement et du changement par Zénon d’abord, puis par les métaphysiciens en général, n’est ni changement ni mouvement, qu’ils ont retenu du changement ce qui ne change pas et du mouvement ce qui ne se meut pas, qu’ils ont pris pour une perception immédiate et complète du mouvement et du changement une cristallisation de cette perception, une solidification en vue de la pratique ; - et si nous pouvions montrer, d’autre part, que ce qui a été pris par Kant pour le temps lui-même est un temps qui ne coule ni ne change ni ne dure ; - alors, pour se soustraire à des contradictions comme celles que Zénon a signalées et pour dégager notre connaissance journalière de la relativité dont Kant la croyait frappée, il n’y aurait pas à sortir du temps (nous en sommes déjà sortis !), il n’y aurait pas à se dégager du changement (nous ne nous en sommes que trop dégagés !), il faudrait, au contraire, ressaisir le changement et la durée dans leur mobilité originelle »21.

« Penser intuitivement est penser en durée. L’intelligence part ordinairement de l’immobile, et reconstruit tant bien que mal le mouvement avec des immobilités juxtaposées. L’intuition part du mouvement, le pose ou plutôt l’aperçoit comme la réalité même, et ne voit dans l’immobilité qu’un moment abstrait, instantané pris par notre esprit sur une mobilité. L’intelligence se donne ordinairement des choses, entendant par là du stable, et fait du changement un accident qui s’y surajouterait. Pour l’intuition l’essentiel est le changement : quant à la chose, telle que l’intelligence l’entend, c’est une coupe pratiquée au milieu du devenir et érigée par notre esprit en substitut de l’ensemble »22.

 

c. La durée.

            Ce que révèle l’intuition, et que manquaient Zénon autant que Pythagore, c’est une « continuité indivisible de changement », qui apparaît comme le véritable fond commun des choses. Une fois mises hors-jeu les pseudo-fixités, les « choses » et leurs « états », il n’y a plus à appréhender le mouvement de tel mobile, selon une représentation que la physique à héritée de l’aristotélisme, mais bien le mouvement comme tel, qui « est la réalité même », et qui « n’est rien », s’il « n’est pas tout ». Pour la pensée intuitive, attentive au changement comme tel, « il n’y a pas, sous le changement, de choses qui changent ». Il y a une permanence non du mobile, mais de sa mouvance, et c’est cela que veut dire durer. Si la segmentation du mouvement conduit à la contradiction, il faut lui opposer que « la durée réelle est ce que l’on toujours appelé le temps, mais le temps perçu comme indivisible ».

« C’est justement cette continuité indivisible de changement qui constitue la durée vraie. (...) La durée réelle est ce que l’on a toujours appelé le temps, mais le temps perçu comme indivisible. Que le temps implique la succession, je n’en disconviens pas. Mais que la succession se présente d’abord à notre conscience comme la distinction d’un « avant » et d’un « après » juxtaposés, c’est ce que je ne saurais accorder. Quand nous écoutons une mélodie, nous avons la plus pure impression de succession que nous puissions avoir, - une impression aussi éloignée que possible de celle de la simultanéité - , et pourtant c’est la continuité même de la mélodie et l’impossibilité de la décomposer qui font sur nous cette impression. Si nous la découpons en notes distinctes, en autant d’ « avant » et d’ « après » qu’il nous plaît, c’est que nous y mêlons des images spatiales et que nous imprégnons la succession de simultanéité : dans l’espace, et dans l’espace seulement, il y a distinction nette de parties extérieures les unes aux autres. Je reconnais d’ailleurs que c’est dans le temps spatialisé que nous nous plaçons d’ordinaire. .Nous n’avons aucun intérêt à écouter le bourdonnement ininterrompu de la vie profonde. Et pourtant la durée réelle est là. C’est grâce à elle que prennent place dans un seul et même temps les changements plus ou moins longs auxquels nous assistons en nous et dans le monde extérieur »23.

« À vrai dire, il n’y a jamais d’immobilité véritable, si nous entendons par là une absence de mouvement. Le mouvement est la réalité même, et ce que nous appelons immobilité est un certain état de choses analogue à ce qui se produit quand deux trains marchent à la même vitesse, dans le même sens, sur deux voies parallèles : chacun des deux trains est alors immobile pour les voyageurs assis dans l’autre. Mais une situation de ce genre, qui est en somme exceptionnelle, nous semble être la situation régulière et normale, parce que c’est elle qui nous permet d’agir sur les choses et qui permet aussi aux choses d’agir sur nous : les voyageurs des deux trains ne peuvent se tendre la main par la portière et causer ensemble que s’ils sont « immobiles », c’est-à-dire s’ils marchent dans le même sens avec la même vitesse. L’‘‘immobilité’’ étant ce dont notre action a besoin, nous l’érigeons en réalité, nous en faisons un absolu, et nous voyons dans le mouvement quelque chose qui s’y surajoute »24.

« Si le mouvement n’est pas tout, il n’est rien ; et si nous avons d’abord posé que l’immobilité peut être une réalité, le mouvement glissera entre nos doigts quand nous croirons le tenir. J’ai parlé du mouvement ; mais j’en dirais autant de n’importe quel changement. Tout changement est un changement indivisible »25.

« Il y a des changements, mais il n’y a pas, sous le changement, de choses qui changent : le changement n’a pas besoin d’un support. Il y a des mouvements, mais il n’y a pas d’objet inerte, invariable, qui se meuve : le mouvement n’implique pas un mobile26.

            Au rebours de la fascination métaphysique pour l’immobile, Bergson veut donner à penser que le mouvement est la réalité même. C’est dans son expérience intuitive que s’accomplit la coïncidence de la pensée et des choses qui a toujours défini la vérité en quête de laquelle la philosophie s’est mise dès son origine, mais qu’elle a manqué en croyant pouvoir s’accomplir par les moyens logiques de la théorisation scientifique.

            Il n’y a pas en ce sens à déclarer le mouvement impensable, mais seulement à reconnaître que la pensée intellectuelle est incapable de l’atteindre au moyen des concepts qu’elle produit.

 

 

II. LE MOUVEMENT SEUL PENSABLE ?

 

A. Critique du bergsonisme.

 

a. Zénon dépassé ?

« Le philosophe ancien27 qui démontrait la possibilité du mouvement en marchant était dans le vrai »28.

            En approuvant Diogène, Bergson ne réfute guère Zénon, puisque les paradoxes provocants de ce dernier n’ont de sens et de portée qu’en référence à l’évidence sensible du mouvement.

            Il y a en revanche un paradoxe de la part de Bergson à prétendre s’opposer à Zénon en appliquant au mouvement le prédicat auquel Parménide recourait pour réduire la mobilité au statut d’apparence : à suivre Bergson, il faut que le mouvement soit déclaré indivisible – comme l’être parménidien – pour être identifié à l’être même, au fond commun des choses.

 

« Nous nous représenterons tout changement, tout mouvement, comme absolument indivisibles. Commençons par le mouvement. J’ai la main au point A. Je la transporte au point B, parcourant l’intervalle AB. Je dis que ce mouvement de A en B est chose simple. Mais c’est de quoi chacun de nous a la sensation immédiate. Sans doute, pendant que nous portons notre main de A en B, nous nous disons que nous pourrions l’arrêter en un point intermédiaire, mais nous n’aurions plus affaire alors au même mouvement. Il n’y aurait plus un mouvement unique de A en B ; il y aurait, par hypothèse, deux mouvements, avec un intervalle d’arrêt. Ni du dedans, par le sens musculaire, ni du dehors par la vue, nous n’aurions encore la même perception. Si nous laissons notre mouvement de A en B tel qu’il est, nous le sentons indivisé et devons le déclarer indivisible »29.

 

b. Indivis et indivisible.

              Bergson commet de toute évidence un sophisme en concluant, de ce que « nous sentons » un mouvement de A en B « indivisé », que « nous devons le déclarer indivisible », c’est-à-dire conclure de l’absence de fait de division en acte à l’impossibilité d’une division en puissance, la seule que suppose, comme il est établi depuis Aristote, la représentation scientifique du mouvement. La contrariété – logique ! – entre la division en acte et l’indivision en acte ne saurait exclure ce tiers qu’est la divisibilité, c’est-à-dire une division seulement potentielle.

            Ou alors, il faut comprendre que l’indivisibilité affirmée par Bergson signifie seulement que la division du mouvement spatio-temporel est inachevable, c’est-à-dire qu’elle ne peut aboutir à sa division effective. Selon une tradition ancestrale, on peut briser un tesson (óstrakon) à seule fin de pouvoir ultérieurement en réunir les parties (súmbolon) moyennant leur mise en contact. Or il s’agit là d’une division dans l’espace de parties qui ont chacune une étendue, et non pas d’une division de l’espace : celle-ci ne pourrait s’achever qu’en aboutissant à des parties qu’il n’y aurait plus à diviser, mais de tels indivisibles ne sauraient être réunis par contact pour composer l’étendue.

            Sur quoi il y a lieu de reconnaître deux choses. Premièrement, qu’il serait fort paradoxal de dénommer indivisibilité le fait que la division d’une grandeur reste à tout jamais possible, n’ayant d’autre limite – inatteignable – que ce qui n’aurait plus de grandeur et ne pourrait donc en composer aucune. Deuxièmement, que si l’intuition, interne autant qu’externe, donne à voir quelque chose, c’est la réalité de phases distinctes dans le mouvement autant que de parties distantes dans l’espace, tandis que c’est le raisonnement, moyennant une preuve cogente acquise depuis Pythagore, qui seul donne à connaître pour de bon une irréductibilité à l’indivisible que l’intuition paraît bien incapable de révéler.

            Considérer le mouvement comme indivisible en son entier, pour la raison qu’on échoue à le composer de parties indivisibles, c’est reporter sur le tout l’impossibilité clairement établie par Zénon, dans sa critique du pythagorisme, quant à la partie : si on la suppose composée d’indivisibles, la grandeur, comme l’ont vu Aristote et Pascal, se réduit à un point, le temps à un instant, et le mouvement à une immobilité.

            En fait, Bergson reconnaît lui-même la divisibilité potentielle du mouvement, puisqu’il fait valoir que la course d’Achille, telle que l’intuitionne la perception sensible, comporte « autant (…) de parties », ou « de pas », lesquels constituent « une série d’actes indivisibles » – tels les points de Pythagore :

« Demandons à Achille de commenter sa course : voici, sans aucun doute ce qu’il nous répondra. ‘‘Zénon veut que je me rende du point où je suis au point que la tortue a quitté, de celui-ci au point qu’elle a quitté encore, etc. ; c’est ainsi qu’il procède pour me faire courir. Mais moi, pour courir, je m’y prends autrement. Je fais un premier pas, puis un second, et ainsi de suite : finalement, après un certain nombre de pas, j’en fais un dernier par lequel j’enjambe la tortue. J’accomplis ainsi une série d’actes indivisibles. Ma course est la série de ces actes. Autant elle comprend de pas, autant vous pouvez y distinguer de parties. Mais vous n’avez pas le droit de la désarticuler selon une autre loi, ni de la supposer articulée d’une autre manière. Procéder comme le fait Zénon, c’est admettre que la course peut être décomposée arbitrairement, comme l’espace parcouru ; c’est croire que le trajet s’applique réellement contre la trajectoire ; c’est faire coïncider et par conséquent confondre ensemble mouvement et immobilité’’ »30.

            Chaque foulée d’Achille étant elle-même un mouvement dans l’espace, elle ne paraît pas moins divisible que l’ensemble de la course dont elle est censée constituer une partie indivisible – un atome.

 

c. Équivoque de l’intuition.

            L’intuition étant au-delà du concept, elle est nécessairement indicible. Le concept d’indivisibilité ne doit donc pas lui être plus applicable que son contraire. Ou sinon, il faut renoncer à juger que le concept est incapable de traduire adéquatement le réel.

            Si en revanche l’intuition « perçoit une continuité ininterrompue d’imprévisible nouveauté », une durée qui est « création », il est clair qu’elle donne à percevoir aussi bien la continuité que sa rupture :

« La pensée se représente ordinairement le nouveau comme un nouvel arrangement d’éléments préexistants ; pour elle rien ne se perd, rien ne se crée. L’intuition, attachée à une durée qui est croissance, y perçoit une continuité ininterrompue d’imprévisible nouveauté ; elle voit, elle sait que l’esprit tire de lui-même plus qu’il n’a, que la spiritualité consiste en cela même, et que la réalité, imprégnée d’esprit, est création »31.

 

 

B. Le mobilisme dialectique.

 

a. L’être et le néant.

           Il est certain que la réalité du mouvement s’est trouvée déniée par l’immobilisme ontologique de Parménide, et ce qu’il en est resté dans ladite « théorie des Idées » de Platon. Mais il n’est pas sûr qu’il faille en appeler à l’intuition pour réhabiliter cette réalité. On peut en vérité s’étonner de ce que Bergson ait jugé nécessaire d’invoquer la pratique non-conceptuelle d’une pensée intuitive à l’encontre des procédures logiques de la métaphysique : c’est en effet sur la base de telles procédures que la métaphysique hégélienne avait non pas dénié au mouvement sa réalité au nom de l’être, mais au contraire absolutisé le devenir au nom de l’inconsistance de l’être.

            Hegel faisait valoir que, dans leur abstraction, « l’être pur » et « le néant pur » reviennent au même : loin d’écarter, comme source de toutes les erreurs, la contradiction qu’il y aurait à introduire le non-être dans l’être, le principe de Parménide consacrerait au contraire cette contradiction en se donnant l’air de l’interdire.

« L’être pur est le commencement, car il est aussi bien pure pensée qu’il est l’immédiat indéterminé, simple, mais le premier commencement ne saurait être quelque chose de médiatisé et de plus déterminé. – Or cet être pur est la pure abstraction, par conséquent ce qui est absolument-négatif, c’est-à-dire, si on le prend de façon immédiate, le néant »32.

« Être, être pur - sans aucune autre détermination. Dans son immédiateté indéterminée il n’est égal qu’à lui-même, et aussi il n’est pas inégal en regard d’autre chose ; il n’a aucune diversité à l’intérieur de lui, ni vers le dehors. Quelle que soit la détermination ou quel que soit le contenu qui seraient posés comme différents en lui, ou par lesquels il serait posé comme différent d’un autre, il ne serait pas maintenu dans sa pureté. Il est l’indéterminé et vacuité pure. – Il n’y a rien à intuitionner en lui, si l’on peut parler ici d’intuitionner ; ou il est seulement cet intuitionner même, pur et vide. Aussi peu y a-t-il à penser quelque chose en lui, ou il n’est pareillement que ce penser vide. L’être, l’immédiat indéterminé, est en fait néant, et ni plus ni moins que néant. (...)

Néant, le néant pur ; il est égalité simple avec lui-même, vacuité parfaite, absence de détermination et de contenu ; état-de-non-différenciation en lui-même. - Dans la mesure où l’on peut évoquer ici l’intuitionner et le penser, alors il y a une différence entre le fait que quelque chose ou que rien soit intuitionné ou pensé. Ne rien intuitionner ou ne rien penser a donc une signification ; le néant est dans notre intuitionner ou notre penser ; ou plutôt il est l’intuitionner et le penser vides eux-mêmes ; et le même intuitionner ou penser vides que l’être pur. - Le néant est donc la même détermination, ou plutôt la même absence-de-détermination, et, partant, absolument la même chose que ce qu’est l’être pur »33.

            Il est clair que Hegel a tiré parti de la critique dirigée par Gorgias contre l’ontologie parménidienne. Et bien qu’Aristote ait vu là un sophisme34, Hegel en a fait le premier principe de sa métaphysique, autrement dénommée Logique :

« Si le non-être est, il sera, et à la fois ne sera pas, car si on le pense comme n’étant pas, il ne sera pas ; mais en tant que non-être, en revanche il sera »35.

« Que ne sont ni l’être ni le non-être peut se déduire facilement : en effet, si le non-être est ainsi que l’être, le non-être sera identique à l’être du point de vue de l’existence : si bien qu’aucun des deux ne sera. Que le non-être ne soit pas, c’est admis ; mais on a démontré que l’être est constitué comme lui, et ainsi l’être lui-même ne sera pas. Il y a plus : si l’être est identique au non-être, ils ne peuvent pas être tous les deux à la fois : car s’ils sont deux, ils ne sont pas identiques, et s’ils sont identiques, ils ne sont pas deux. Ce qui a pour conséquence que c’est le néant qui est ; car, si ni l’être ni le non-être, ni les deux à la fois ne sont, comme on ne peut rien concevoir en-dehors de cette alternative, rien n’est »36.

 

b. Absolutisation du  devenir.          

            La position de Gorgias peut être considérée comme un nihilisme ontologique, en entendant par là une dissolution de la notion d’être dans son opposée. Cette position est assumée par Hegel, mais seulement à titre de point de départ, car il surmonte en quelque manière le nihilisme sophistique en y trouvant une production logique de la « première pensée concrète » – coïncidence et union des opposés –, qui est celle du devenir. La réfutation sophistique de l’ontologie parménidienne conduit, par la voie d’une dialectique logique, à un mobilisme semblable à celui d’Héraclite, lequel professe tout autant que le bergsonisme que le mouvement est la réalité même :

« À l’inverse le néant, en tant qu’il est cet immédiat, identique à soi-même, n’est pas moins la-même-chose que ce qu’est l’être. La vérité de l’être comme du néant est donc leur unité ; cette unité est le devenir »37.

« L’être pur et le néant sont la même chose. Ce qui est la vérité, ce n’est ni l’être ni le néant, mais le fait que l’être - non point passe - mais est passé en néant et le néant en être. Pourtant la vérité, tout aussi bien, n’est pas leur état-de-non-différenciation, mais le fait qu’ils sont absolument différents, et que pourtant, tout aussi immédiatement, chacun disparaît dans son contraire. Leur vérité est donc ce mouvement du disparaître immédiat de l’un dans l’autre ; le devenir ; un mouvement où les deux sont différents, mais par le truchement d’une différence qui s’est dissoute tout aussi immédiatement »38.

« Il n’y a absolument rien qui ne soit un devenir, qui ne soit un état intermédiaire entre un être et un néant »39.

 

c. La dialectique.          

            Il résulte de ce qui précède que, comme chez Héraclite, l’absolutisation du devenir implique pour Hegel l’universalité de la contradiction : la vérité de la « pensée spéculative » consiste en effet à reconnaître que « le mouvement » – universel – « est la contradiction existante ». Il n’y aurait ainsi rien de pensable si ce n’est le mouvement, mais cette pensée suppose que le pensable n’a plus pour norme suprême le principe de contradiction, qu’Aristote avait hérité de son maître40 et copieusement théorisé41. Selon la thèse universitaire de Hegel, dont seul le sujet nous a été conservé, « la contradiction est la marque du vrai et non du faux » :

« Il n’est partout absolument rien où il ne soit possible et nécessaire de mettre en lumière la contradiction »42.

« On doit accorder aux dialecticiens antiques les contradictions qu’ils ont montrées dans le mouvement, mais il ne s’ensuit pas que, du fait de ces contradictions, le mouvement n’existe pas : il s’ensuit bien plutôt que le mouvement est la contradiction existante »43.

            Le mouvement apparaît dès lors comme cela seul qui est pensable en vérité, à la condition que la pensée se fasse non pas intuitive comme le voudra Bergson, mais dialectique, en entendant par là une pensée en mouvement qui pense la nécessité de la contradiction, laquelle fait qu’il n’y a rien d’immobile.

 

 

C. L’impasse du mobilisme.

 

a. L’abolition du devenir.          

            Dans la mesure où il invoque l’identification des contraires, le mobilisme supprime le mouvement :

« Ceux qui professent la coexistence de l’être et du non-être en arrivent à dire que tout est plutôt en repos qu’en mouvement : en effet il n’y a rien en quoi une chose puisse changer puisque tout est dans tout »44.

            Faute d’admettre la différence réelle et l’exclusion mutuelle des contraires, Héraclite est logiquement amené à affirmer – comme Parménide ! – que « tout est un » :

       « Si les contradictoires sont toutes vraies en même temps du même sujet, il est manifeste que tout sera un »45.

       « Ce qui est en nous est toujours un et le même : vie et mort, veille et sommeil, jeunesse et vieillesse ; car le changement de l’un donne l’autre, et réciproquement »46.

       « En écoutant non pas moi mais le logos, il est sage de confesser que tout est un »47.

            Si tout ne fait qu’un, c’est qu’il n’y a pas de changement réel, et pour autant, le mouvement paraît indicible : c’est ainsi que Cratyle « en venait finalement à penser qu’il ne faut rien dire, et il se contentait de remuer le doigt ; il reprochait à Héraclite d’avoir dit qu’on ne descend pas deux fois dans le même fleuve, car il estimait lui qu’on ne peut même pas le faire une fois »48.

            Nietzsche a repris à son compte cette conséquence de l’héraclitéisme :

« Tout résulte d’un devenir ; il n’y a pas plus de données éternelles que de vérités absolues »49.

« Pour pouvoir penser et conclure, il est nécessaire d’admettre l’existence de l’être ; la logique ne dispose de formules que pour ce qui demeure identique à soi-même. C’est pourquoi cette croyance serait encore sans vertu probante pour la réalité : ‘‘l’être’’ appartient à notre optique. Le ‘‘moi’’ en tant qu’‘‘être’’ non touché par le devenir et l’évolution.

Le monde fictif du sujet, de la substance, de la ‘‘raison’’, etc., est nécessaire : il y a en nous une faculté ordonnatrice, simplificatrice, falsificatrice,  faiseuse de distinctions artificielles. La ‘‘vérité’’ consiste à vouloir se rendre maître de la multiplicité des sensations, à ranger les phénomènes dans des catégories définies. Nous partons ici de la croyance à ‘‘l’en soi’’ des choses (nous admettons les phénomènes comme réels).

Le caractère du monde du devenir est d’être informulable, ‘‘faux’’, ‘‘contradictoire’’. La connaissance et le devenir s’excluent. La connaissance doit donc être autre chose : il faut que préexiste la volonté de rendre le monde connaissable, il faut qu’une sorte de devenir crée lui-même l’illusion de l’être »50.

« Imprimer au devenir le caractère de l’être - c’est la forme supérieure de la volonté de puissance.

Double falsification, l’une venant des sens, l’autre de l’esprit, destinées à produire un monde de l’être, du permanent, de l’équivalent, etc.

Dire que tout revient, c’est rapprocher au maximum le monde du devenir et celui de l’être : cime de la contemplation.

La condamnation du devenir, le mécontentement à son sujet, proviennent des valeurs attribuées à l’être, une fois que l’on a commencé par inventer ce monde de l’être »51.

            L’indicibilité du devenir – affirmée non sans prolixité ! – tient en fait à ce que son absolutisation engendre d’elle-même sa propre contradiction. Lorsqu’il écrit que « tout résulte d’un devenir » et qu’« il n’y a pas plus de vérités éternelles que de vérités absolues », Nietzsche énonce une proposition qui, si elle est vraie, l’est absolument et pour toujours. De même le fameux « Panta rheî – Tout s’écoule » d’Héraclite fait surgir de lui-même la permanence immobile de sa propre vérité supposée, qu’il prétend exclure.

            On comprend que Nietzsche, comme Cratyle, Diogène et Bergson, se soit réfugié dans l’indicible : « Le caractère du monde du devenir est d’être informulable ». On est en vérité ici face à une alternative : ou l’on se tait ; ou l’on reconnaît la contradiction comme la marque d’une position intenable. Il y a tout lieu de penser que ce n’est pas le monde mobile qui est, comme dit Nietzsche, après un certain platonisme auquel il est censé s’opposer, « contradictoire » et « faux », mais bien plutôt le mobilisme qu’il a fait sien, prisonnier qu’il est resté de l’interprétation moniste et identitaire de l’être héritée de Parménide, selon laquelle être ne pourrait signifier que demeurer identique et ne pas devenir.

 

b. Réviser l’ontologie ?

            La question qui se pose ici est de savoir comment l’on peut affirmer le mouvement sans le supprimer par cette affirmation même. La réponse à cette question suppose en fait une révision de l’ontologie acquise dès l’Antiquité, bien que Nietzsche soit passé à côté : Aristote a récusé la conception univociste de l’être professée par les Éléates, en même temps que son renversement nihiliste (Gorgias) et son pseudo-dépassement mobiliste (Héraclite), pour pouvoir penser le mouvement en articulant mobilité et immobilité, et donner par là une solution vraiment dialectique à l’opposition des deux monismes, pour lesquels il ne peut y avoir que de l’immobile, ou seulement du mobile :

« Quant à la question de savoir si l’être est un et immobile, son examen ne relève pas de la physique : de même en effet que le géomètre est sans argument contre celui qui récuse ses principes, ce qui relèverait d’une autre science ou d’une science commune à toutes, ainsi en va-t-il au sujet des principes physiques : car il n’y a plus de principe si l’un existe seul , et l’un ainsi entendu. Le principe est en effet principe d’une ou de plusieurs choses. (...) Prenons pour fondement que les êtres naturels, en partie ou en totalité, sont mus : c’est manifeste par induction. Et aussi qu’il ne convient pas de tout réfuter mais seulement les démonstrations qui concluent faussement à partir des principes (...). Mais comme il leur arrive, alors même qu’ils ne traitent pas de la nature, d’énoncer des difficultés d’ordre physique, sans doute vaut-il la peine d’en faire brièvement l’examen dialectique, car il intéresse la philosophie »52.

« L’attribut se dit d’un sujet. Par suite ce à quoi l’être est attribué ne sera pas : car cela est autre que l’être et sera donc quelque chose qui n’est pas. L’être même n’appartiendra donc à rien d’autre. Car l’essence d’une telle chose ne sera pas de l’être, à moins que l’être ait plusieurs significations, de sorte que chaque chose soit un certain être. Mais on a pris pour principe que l’être a une signification unique. Si donc l’être même n’est l’attribut de rien d’autre que soi, pourquoi signifie-t-il l’être plutôt que le non-être ? Supposons en effet que l’être même soit identique au blanc, l’essence de celui-ci n’est pas l’être même : car il n’est pas possible de lui attribuer l’être : en effet, ce qui n’est pas l’être même n’est en rien être. Mais alors le blanc n’est pas de l’être, et non pas comme un certain non-être, mais absolument. Dès lors l’être même est non-être : car on disait qu’en vérité c’était le blanc, mais celui-ci est apparu signifier un non-être ; par suite, même si le blanc signifie l’être même, alors l’être a plusieurs sens »53.

« Certains paralogismes tiennent à ce qu’une chose peut se dire au sens absolu ou en un certain sens qui n’est pas le principal, lorsque l’on comprend quelque chose qui est dite en un sens particulier comme si elle avait son sens absolu, par exemple : si le non-être est objet d’opinion, le non-être est : car ce n’est pas la même chose d’être quelque chose et d’être absolument parlant ; ou encore : l’être n’est pas, pour autant qu’il n’est pas quelqu’un des êtres, par exemple un homme : car ce n’est pas la même chose de ne pas être telle chose et de ne pas être absolument parlant. L’apparence vient de la proximité des expressions et du peu de différence entre être et être telle chose, ne pas être et ne pas être telle chose »54.

« Est-il donc possible que le non-être soit ? Mais il est quelque chose puisqu’il est non-être. Pareillement l’être ne sera pas, car il ne sera pas quelqu’un des êtres. (...) Bien plutôt, être quelque chose et être ne reviennent pas au même (car le non-être, même s’il est quelque chose, n’est pas pour autant absolument parlant) »55.

       « L’être se dit en plusieurs sens, mais en rapport à quelque chose d’un qui est une certaine nature et non pas de façon équivoque : de la même façon que tout ce qui est sain se rapporte à la santé, dans un cas par le fait de la protéger, dans un autre par le fait de la produire, ou encore d’être un signe de santé, ou d’en être le siège ; ou que le médical se rapporte à la médecine (on est ainsi appelé dans un cas par le fait de posséder l’art médical, dans un autre pour être bien doué à son égard, ou parce qu’il s’agit de l’oeuvre de la médecine (...)), ainsi l’être s’entend-il en plusieurs sens mais toujours en rapport avec un unique principe : car certaines choses sont appelées êtres en tant que substances, d’autres comme affections des substances, d’autres comme acheminement vers la substance, ou corruptions, ou privations, ou qualités, ou causes motrices, ou génératrices de substance, ou de ce qui est dit relativement à  la substance, ou comme négations de quelqu’une de ces choses ou de la substance ; c’est pourquoi même du non-être nous disons qu’il est non-être »56.

 

c. Bilan provisoire.

            Quel est l’enjeu philosophique de la question ?

            Il y va avant tout du rapport de la pensée et du sensible, de l’aptitude de celle-là à énoncer quelque chose d’intelligible, soit, à la fois, d’universel et de cohérent, sur celui-ci, bref à énoncer une vérité intelligible sur ce qui se donne de toute façon et à tout moment comme le plus évident des phénomènes observables.

            Cette question pourrait paraître purement théorique, mais elle a d’emblée des implications morales, soulignées dès la pensée antique, et réactivées par la pensée moderne.

            L’impossibilité supposée de penser le mouvement de façon cohérente est la source d’une dévaluation idéaliste, tout à la fois, de l’apparence et de l’existence sensible, précisément pour la raison que la mobilité du sensible interdit d’y voir l’objet possible d’une connaissance sûre. Cette dévaluation est effective dans l’éléatisme, et se retrouve, étendue du plan théorique au plan moral, dans certains aspects du platonisme (théorie des idées et dualisme anthropologique) : le devenir est jugé à l’aune de l’être, et récusé au nom de l’identité, soit du concept même de l’être, soit de ce qui est supposé être vraiment dans la mesure où cela demeure identique à soi, telles les idées du premier platonisme.

            Cette déconsidération logique et ontologique du sensible conduisait, sur le plan théorique, à une épistémologie idéaliste et aprioriste, et, sur le plan moral, à une éthique spiritualiste de la désincarnation, que l’on retrouve dans les courants de pensée par ailleurs rivaux que furent le néoplatonisme et la gnose : dévaluation des choses changeantes au nom de l’immutabilité éternelle du divin ou des modèles idéaux.

            À l’inverse, Nietzsche a vu dans cet idéalisme et ce spiritualisme volontiers ascétiques une calomnie contre l’existence sensible, et il n’a vu d’autre moyen d’y échapper, ou, comme il dit, d’« innocenter le devenir » et de « sauver le monde », qu’en absolutisant ceux-ci, revenant ainsi à des positions présocratiques, celles de l’école héraclitéenne contre laquelle polémiquait Parménide, voire à la représentation mythique de l’éternel retour du même.

             Il faut d’ailleurs noter que si Parménide et Platon se plaçaient avant tout au point de vue théorique de la vérité, Nietzsche se place au contraire au point de vue pratique de la volonté, celle-là ne pouvant jamais être à ses yeux qu’une expression de celle-ci, sous la forme de valeurs également arbitraires.

            En revanche, à la même époque, c’est d’un point de vue proprement théorique, et même en un sens pour retrouver le sens originel de la théôria, que Bergson, d’une part, en appelle à l’intuition pour remédier à ce qui lui apparaît comme une insuffisance irrémédiable de la pensée conceptuelle, et, d’autre part, se prévaut de cette intuition pour affirmer que le mouvement, inaccessible au concept, est la réalité même.

            La controverse découle d’une part de la prise de conscience d’une corrélation inamissible entre les notions de vérité et d’être - être dans le vrai, c’est dire ce qui est tel qu’il est -, et d’autre part d’une compréhension de la notion d’être qui la rend exclusive et non pas inclusive de celle du devenir : de ce qui devient, on ne peut pas dire qu’il est, car on ne pourrait le dire sans dire à la fois qu’il est (ce qu’il est) et qu’il n’est pas (ce qu’il n’est plus ou pas encore). Le divorce est alors consommé entre la pensée qui se réclame de la vérité, la pensée de l’être, et la pseudo-pensée qu’est l’opinion, laquelle s’en tient aux apparences.

            On pourrait croire ce divorce insurmontable si la logique même dont se réclame la pensée de l’être - celle de la non-contradiction - ne se retournait contre sa première interprétation. Celle-ci peut être caractérisée comme identitaire : ne peut être dit être que ce qui demeure dans l’identité à soi. Or, dans la mesure où cette identité peut être reconnue tout aussi bien au non-être lui-même, il apparaît que, du point de vue de l’identité, l’être et le non-être reviennent au même, et ne sont ni plus ni moins l’un que l’autre. Gorgias tirait de là l’élimina­tion nihiliste des notions conjointes d’être et de vérité.

            L’originalité de Hegel a été de voir dans ce nihilisme le moyen de fonder métaphysiquement une absolutisation du devenir, soit de fonder une métaphysique du devenir plutôt que de l’être, ou, si l’on veut, une ontologie dans laquelle le devenir est la seule forme « concrète » de l’être, l’absolu n’étant qu’en devenant lui-même à partir de lui-même.

            Hegel justifie sa démarche en invoquant la nécessité de commencer par le plus immédiat, soit par la pensée qui ne présuppose rien d’autre, ce qu’est à ses yeux la notion d’être lorsqu'elle est considérée pour elle-même, sans aucune autre détermination qui la qualifie : c’est cet immédiat indéterminé qui se révèle être en vérité identique au rien.

            Or, si l’on en croit Aristote, un tel point de départ n’est pas en fait dépourvu de présupposition. Dire, comme Hegel, que l’être qui n’est ni ceci ni cela - l’être pris absolument - n’est rien, c’est en fait présupposer que être signifie seulement et toujours être ceci ou cela. C’est cette présupposition qui conduisait à dire que le non-être est puisqu’il est non-être. Aristote voyait là un paralogisme, qui s’effondre, tout autant que sa reprise hégélienne, si l’on refuse de confondre être - absolument parlant -, et être tel, et par suite de passer de n’être rien de tel à n’être pas.

            C’est donc non seulement le caractère identitaire de l’ontologie parménidienne, mais aussi son caractère univociste qui explique son impasse et sa réduction à la contradiction. Inversement, la solution de celle-ci proposée par Aristote impose tout à la fois une distinction et une corrélation de divers sens de l’être, l’être-tel apparaissant comme une détermination particulière du fait d’être, ou, en d’autres termes comme une modalité particulière de l’existence, de telle sorte que celle-ci ne se réduise pas à l’identité.

            La distinction des sens de l’être et leur ordination mutuelle - sa plurivocité ordonnée que, depuis Thomas d'Aquin, on appelle son analogie - est apparue à Aristote comme la condition pour que être veuille dire quelque chose, c'est-à-dire puisse être attribué et puisse servir à attribuer tout le reste. L’argutie de Gorgias montrait en effet que l’ontologie à la fois univociste et identitaire de Parménide avait pour conséquence fâcheuse que l’être ne pourrait être attribué non seulement à rien d’autre, mais même pas à lui-même.

            Inversement, toute attribution suppose en dernière instance que l’être soit attribuable également, quoiqu’en des sens différents, à ce qui existe comme sujet d’attribution - ce qu’Aristote appelle ousía au sens premier du terme -, et à ce qui n’existe que comme attribut ou prédicat caractérisant un tel sujet - l’ousía  en son sens second (l’essence) et les accidents (sumbébèka). Dès lors, l’être pris absolument n’est pas vide de sens, ni comme tel réductible à son opposé, dès lors qu’il sert à exprimer l’existence d’un sujet réel, abstraction faite de ses autres déterminations, soit le prédicat primordial sans lequel les autres ne pourraient avoir aucune sorte de réalité.

            Reste alors à voir comment cette révision de l’ontologie sert de support à une théorie du mouvement qui ne se contente pas de le constater, mais le pense conceptuellement sans contradiction, et le reconnaisse par là même comme un véritable mode d’être.

 

 

 

III. LE MOUVEMENT COMME MODE D’ÊTRE.

            Il s’agit de montrer que le mouvement est à la fois intuitionnable, pensable et formulable.

           

A. Nécessité d’un sujet du mouvement.

 

a. Les conditions du mouvement.

            En Physique, I, 5 (181b 21 ss), Aristote loue ses prédécesseurs d’avoir reconnu une évidence et d’en avoir fait un principe : tout mouvement s’effectue entre des termes que l’on peut appeler des contraires puisqu’ils sont chacun une négation de l’autre - A est B, puis n’est plus B. Chaque contraire est une certaine manière d’être, soit un état différencié. Celui-ci peut être défini comme la possession ou comme la privation (stérèsis) d’une forme, au sens aristotélicien du terme : l’eïdos est le principe constitutif qui différencie un être ou une manière d’être des autres. Par exemple, je peux être endormi, puis éveillé ; blanc, puis rouge ; ou être ignorant, puis devenir savant.

            De là découle une première conséquence : « N’importe quoi ne provient (ginétaï) pas de n’importe quoi, sinon par accident » (188a 33). C’est la formulation aristotélicienne de ce qu’il est convenu d’appeler le principe du déterminisme. Elle revient à dire que tout changement s’effectue à l’intérieur d’un genre. Soit l’exemple d’un savant qui rougit : le changement va de sa couleur antérieure à la rougeur, et c’est par accident que l’on peut dire que le savant devient rouge, car la nouvelle couleur ne change rien à sa science. Aristote en induit que le changement par soi s’effectue entre des termes homogènes : blanc et rouge, ignorant et savant, etc. C’est par accident, et non par soi, que celui qui est savant se trouve être aussi blanc, puis cesse de l’être.

            Il faut dire en outre que le changement ne peut consister en ce qu’un contraire devient l’autre, comme si le blanc devenait rouge. Si le blanc pouvait être rouge (et il le faudrait pour qu’il puisse le devenir), il n’y aurait pas de changement de l’un à l’autre : comme on l’a vu, l’identification des contraires supprime en fait le devenir. C'est pourquoi Aristote conclut : « Il y a nécessairement un sujet (hupokeïménon) qui change du contraire au contraire, puisque ce ne sont pas les contraires eux-mêmes qui se transforment l’un dans l’autre »57.

            Ainsi, c’est l’identité du sujet qui permet de penser le changement par soi, et la coexistence accidentelle de plusieurs changements de genres divers. S’il n’y a pas un même sujet, les contraires sont des réalités différentes sans qu’il y ait passage de l’un à l’autre. Et si les contraires pouvaient être sujets l’un de l’autre, il n’y aurait pas non plus de changement. Il faut donc distinguer les trois termes, et admettre que le changement est toujours relatif à l’identité du mobile. Et du même coup, la structure prédicative apparaît comme une forme linguistique adéquate à l’expression d’un tel phénomène.

 

b. Le problème du sujet.

            On peut se demander si la notion aristotélicienne de sujet ne reproduit pas la contradiction qu’elle vise à éviter : le sujet apparaît en effet à la fois comme ce qui change et ce qui ne change pas. N’est-ce pas une autre manière d’identi­fier les contraires ?

            Aristote ne soulève pas cette question, mais il y répond implicitement lorsqu'il formule le principe de contradiction : « Il est impossible que le même appartienne et n’appartienne pas au même à la fois (háma) et du même point de vue (katà tò autó) »58. C’est la dernière précision qui importe, et Aristote demande qu’on y ajoute toutes celles qui s’avéreraient nécessaires pour parer aux « difficultés logiques », celles que les Sophistes ne manquaient pas de soulever pour embarrasser leurs interlocuteurs.

            On dira donc que ce n’est pas « du même point de vue » que le sujet du changement change et ne change pas : il demeure le même comme sujet et devient différent du point de vue de ses prédicats. Par exemple, c’est le même individu qui se trouve sur la ligne de départ et, qui, comme Zénon le savait bien, gagne la course en franchissant le premier la ligne d’arrivée.

            Il apparaît dès lors qu’on ne peut pas rendre compte de la mobilité de l’être mobile sans l’envisager à divers points de vue : il est l’être qui ne peut faire l’objet d’une visée simple et unique, mais impose au contraire la diversification des manières de le considérer, parce qu'il est essentiellement non-simple. On voit ici toute l’importance de la réflexion ontologique et logique sur la notion d’être : ce qui permet d’énoncer le mouvement, c’est qu’il y a un sens absolu de l’être qui exprime le sujet en tant que tel, c'est-à-dire en tant qu’il est présupposé à ses divers prédicats, et comme tel irréductible à leur ensemble. Plus exactement : l’être existentiel du sujet est irréductible à l’ensemble de ses autres prédicats (essentiels ou accidentels).

            Ne pas l’admettre impliquerait qu’il revient au même de dire que telle chose existe et qu’elle n’existe pas, sous prétexte que, au sens absolu, l’être ne dit rien de ce qu’est la chose, selon le sophisme dénoncé par Aristote au chapitre 25 des Réfutations sophistiques : « L’être n’est rien puisqu’il n’est pas quelque chose »59.

 

c. Les espèces du changement.

            La notion du sujet pose un autre problème.

            Elle semble se confondre avec celle de substance (ousía ), et plus exactement avec le premier sens qu’Aristote donne à ce terme, en l’identifiant précisément au sujet individuel, caractérisé comme « ce qui n’est ni dit d’un sujet ni dans un sujet »60, c'est-à-dire comme ce qui existe en soi et aucunement comme prédicable d’autre chose, soit à titre essentiel, soit à titre accidentel.

            Prise en son sens premier, la substance apparaît comme le sujet, d’une part, de l’essence qui la spécifie, et d’autre part des accidents qui la modifient. En tant que substance de telle espèce, elle est le sujet de divers changements que l’on peut appeler accidentels, au sens où il concernent des accidents de la substance : changement de quantité - accroissement (aúxèsis) ou diminution (phtísis) -, de qualité - altération (alloïôsis) -, ou de lieu (transport ou déplacement : phorá). La substance n’est pas changée en tant que telle par ses modifications accidentelles : c’est le même qui veille et qui dort, successivement.

            Les changements accidentels apparaissent ainsi relatifs à l’existence de la substance, qu’ils présupposent. Mais l’analyse paraît du même coup incomplète dans la mesure où les substances qui sont les sujets des changements accidentels paraissent être elles-mêmes sujettes à un changement qui les concerne en tant que substances dans la mesure où elles en résultent, ou au contraire s’en trouvent détruites. Aristote sait en effet que les substances naturelles viennent à l’être par génération (génésis) et sont sujettes à la corruption (phtorá).

            La question est alors de savoir comment s’applique au changement substantiel le schéma général qui distingue le sujet du mouvement et ses termes, les contraires. Il est clair que, si la substance peut être le sujet des changements accidentels, elle ne peut être le sujet du changement substantiel, dont elle est le terme.

            Le changement s’effectuant entre des contraires, la génération d’une substance doit s’effectuer à partir d’une non-substance, dont la transformation aboutisse à l’existence de la substance. Or le processus naturel de génération montre qu’une substance, soit un individu distinct, vient à être par la transformation - communication d’une nouvelle forme - à une matière préexistante, laquelle est fournie par les substances qui existent déjà et qui sont par là même détruites en tant que substances distinctes. Les scolastiques ont résumé le processus dans l’adage : generatio unius corruptio alterius.

            Aristote en induit que le sujet du changement substantiel, ne pouvant être la substance elle-même, doit être identifié à la matière (hulè) à partir de laquelle la substance est engendrée, par communication de la forme substantielle, qui la constitue en tant qu’individu distinct, et qui maintient l’identité du sujet dans les changements accidentels.

            Il faut donc dire que le substrat général de l’ensemble des changements naturels est la matière, en tant qu’elle est apte à recevoir une diversité de formes, substantielles ou accidentelles. Car le changement substantiel est présupposé à tous les autres, et c’est par sa matière que la substance naturelle est sujette aux changements accidentels.

            Aristote est allé singulièrement loin dans cette analyse, puisqu’elle l’a conduit à reconnaître que la matière n’est pas une réalité séparable, et qu’elle n’existe que comme ce qui peut entrer dans la constitution des substances, servant par là-même de sujet à l’ensemble des changements. C'est pourquoi il conçoit l’idée d’une « matière première (prôtè húlè) » comme d’un indéterminé en puissance de toutes les formes. Et il réinterprète sur cette base la théorie des quatre éléments d’Empédocle, comme des formes primordiales de la matière première, transmuables les unes dans les autres. Il est remarquable que notre physique, après un retour épisodique aux atomes de l’ancien matérialisme, soit revenue, avec la notion contemporaine d’énergie, et la reconnaissance du processus de génération des particules élémentaires, à un point de vue qui est en fait identique à celui d’Aristote.

 

 

B. La puissance et l’acte.

 

a. Nécessité de cette distinction.

            Elle résulte de l’analyse du mouvement en fonction du principe de contradiction. C’est lui en effet qui impose la distinction du sujet et des contraires, parce qu'il exclut tout à la fois l’attribution d’un contraire à l’autre, et la présence simultanée des contraires dans le même sujet : A ne peut pas à la fois exister et ne pas exister, être blanc et ne pas l’être, etc.

            D’un autre côté, le phénomène du mouvement implique qu’un même sujet puisse avoir des prédicats opposés, puisqu’il passe de l’un à l’autre, et se trouve donc être le sujet qu’il est en étant l’un ou l’autre – l’un et l’autre tour à tour. Si le sujet excluait par essence l’un des contraires, il ne pourrait l’acquérir. Si donc A est ignorant et devient savant, c’est : 1/ qu’il ne peut être les deux à la fois ; 2/ qu’il n’est nécessairement ni l’un ni l’autre, puisqu’il se révèle pouvoir être l’un tout autant que l’autre. Si en effet il était nécessairement l’un ou l’autre, il ne pourrait en changer : s’il change, c’est qu’il peut perdre une qualité, une manière d’être, sans pour autant cesser d’exister en tant que sujet. Aucun des contraires, termes du mouvement, ne détruit l’identité du sujet, qu’ils présupposent.

            Le changement suppose donc que des contraires soient également possibles pour un même sujet : changer, c’est passer de ce qu’on est et qu’on peut ne pas être - définition du contingent - à ce qu’on n’est pas, mais qu’on peut être - définition du possible. Ainsi peut-on dire que les prédicats opposés sont également attribuables à l’être mobile, mais seulement au sens où il est en puissance de l’un et de l’autre, où il les possède potentiellement, virtuellement, et non pas au sens où il les posséderait ensemble effectivement, auquel cas il n’y aurait pas de changement de l’un à l’autre.

            Cette double potentialité de l’être mobile se vérifie dans le moment même du changement : si A est B, puis non-B, entre les deux termes il n’est ni B ni non-B (et non pas à la fois B et non-B) : gris entre le blanc et le noir, demi-savant entre l’ignorance et la science, sur le seuil entre dedans et dehors. Le sujet qui change vérifie que le premier terme n’était qu’un état possible pour lui, et que le deuxième est tout autant seulement possible tant qu’il n’est pas réalisé effectivement.

            En Métaphysique IV, 5-6, Aristote explique la position de ceux qui, tels Héraclite et Protagoras, ont prétendu pouvoir nier le principe de contradiction, en disant qu’ils n’ont pris en considération que l’être en puissance, et n’ont pas tenu compte de la distinction entre la potentialité et l’effectivité.

 

b. L’indétermination.

            L’analyse du mouvement conduit donc à reconnaître une contingence essentielle dans la structure ontologique de l’être mobile : celui-ci est l’être qui ne peut être à la fois tout ce qu’il peut être.

            C'est pourquoi Aristote parle d’être en puissance, expression qui signifie avant tout que la potentialité est une dimension de la réalité, et que la distinction entre puissance et acte est un aspect majeur de la plurivocité ordonnée de la notion d’être.

            En Métaphysique IX, 3, Aristote défend cette notion contre les Mégariques, qui refusaient la notion même du possible, et professaient qu’il n’y a rien de possible en dehors de ce qui est effectivement. Aristote n’a pas de peine à montrer que ces penseurs « en arrivent à supprimer le mouvement et le devenir » du fait que leur négation du possible revient logiquement à considérer l’actuel comme nécessaire : s’il n’y a rien de possible en dehors de ce qui est, ce qui n’est pas encore n’est pas possible, et doit pour autant être jugé impossible. Or si cela se réalise, c’est que ce n’était pas impossible, donc que c’était possible.

            Ainsi Aristote reprend-il en un sens à son compte le principe parménidien et platonicien : « Ce qui est est ». Mais c’est en le comprenant à partir de la distinction des sens de l’être, et non pas comme réduction de l’être à l’identité. Pour autant, ce principe ne saurait exclure que ce qui est puisse être autre qu’il n’est.

            Cela revient à reconnaître que l’être, au lieu d’être absolument déterminé en tant que purement identique à soi-même, comporte au contraire, comme une dimension réelle, une certaine indétermination : l’être mobile est « indéterminé (aoristón) » en ce sens qu’il comporte en lui-même la possibilité des contraires, ce qui ne l’exclut pas de l’être, mais constitue son mode d’être propre. L’être mobile est celui pour qui tout achèvement (entéléchéïa) comporte la possibilité du contraire, c'est-à-dire de la corruption au sens large : de la santé par la maladie, de la science par l’oubli, de la vie par la mort, etc.

            On retrouve ici l’enjeu éthique de la spéculation ontologique et physique : la physique d’Aristote, supportée par sa révision de l’ontologie, comporte la condition de possibilité de sa conception éthique de la responsabilité humaine, soit de la possibilité d’une modification volontaire de l’état des choses, qui suppose que celles-ci comportent une part de contingence, donc d’indétermination.

 

c. Le mouvement comme acte.

            Étant donnée la distinction de la puissance et de l’acte, le mouvement peut être défini comme le passage de la première au second, soit comme l’actualisa­tion d’une potentialité : le terme d’un devenir, c’est la possession effective d’une forme que le sujet possédait en puissance.

            En Métaphysique XI, 9 (1066a 20), Aristote tire de là une première conséquence : « Le mouvement paraît bien être un certain acte ». Car ce qui se meut est encore en puissance par rapport au terme de son mouvement, mais pas au même sens que ce qui n’a pas encore commencé à se mouvoir. Ainsi y a-t-il deux manières d’être en puissance du savoir : apprendre, ou se contenter d’ignorer. Il y a plus dans le mouvement que dans la pure potentialité qui est sa condition initiale. Mais il y a moins dans le mouvement que dans l’effectivité du terme auquel il tend, moins dans le processus d’acquisition de la science que dans la science effectivement possédée. C'est pourquoi Aristote complète sa formule en écrivant que le mouvement est « un acte incomplet (atélès) » (21), parce que le sujet en mouvement est encore en état de privation par rapport à la forme dans laquelle son mouvement trouvera son achèvement.

            On comprend alors la célèbre définition du mouvement que les penseurs classiques, Pascal par exemple, ont volontiers décriée : « Le mouvement est l’acte de ce qui est en puissance en tant que tel »61, soit l’acte par lequel un sujet manifeste une potentialité qui lui est propre, mais de telle sorte qu’il demeure, dans cet acte, en puissance du terme ultime de son mouvement. Pour illustrer sa proposition, Aristote donne l’exemple de la construction : celle-ci est l’acte du « constructible (oïkodomètón) » en tant que tel, en ce sens que c’est au cours de la construction et par elle que le constructible existe comme tel, dans ce qui le distingue du construit : la maison est constructible d’abord au sens où rien ne rend impossible sa construction - et de ce point de vue, elle l’est seulement en puissance -, mais elle est constructible en acte, et non plus seulement en puissance, pendant qu’on la construit, ni avant ni après, car son achèvement met fin au mouvement62. Il y a en fait une double potentialité : par rapport au terme du mouvement, et par rapport au mouvement lui-même, et c'est pourquoi le mouvement peut être considéré comme un certain acte, ce qui est la manière proprement aristotélicienne d’affirmer sa réalité.

            Aristote tire de là une deuxième conséquence : en tant que passage de la puissance à l’acte, tout mouvement requiert l’existence d’un moteur, soit d’un être en acte capable de causer activement l’actualisation de la puissance, car seul ce qui existe en acte peut exercer une causalité. Pour que la maison soit construite, il faut que l’architecte lui préexiste et qu’il en ait conçu la forme, comme dit Marx, « dans sa tête »63, afin de la communiquer aux matériaux. De même les couleurs et la toile, sans le peintre, ne font pas le tableau. Tout mouvement est une certaine transformation de son sujet, et comme un sujet ne saurait se donner à lui-même une forme qu’il ne possède qu’en puissance, il faut qu’elle lui soit communiquée par une cause qui possède en acte cette manière d’être : c’est ainsi que le feu chauffe en communiquant sa qualité naturelle aux corps qui peuvent la recevoir ; ou encore que le piston meut la bielle pour autant qu’il se déplace lui-même sous la pression d’un gaz. Aristote complète donc sa définition du mouvement en disant qu’il est l’acte du moteur dans le mobile, soit l’actualisation d’une puissance inhérente au mobile sous l’influence causale du moteur.

            Cette deuxième conséquence en implique elle-même une autre : si 1/ ce qui est mû l’est en tant qu’il est en puissance ; si 2/tout mouvement présuppose la préexistence de son moteur ; et si 3/rien ne peut être moteur sinon en tant qu’il est en acte, alors il faut poser au principe de tous les mouvements un acte pur, c'est-à-dire un être exempt de toute forme de potentialité, capable par là même de mouvoir tout le reste, sans avoir besoin d’être mû par autre chose. C'est pourquoi, au livre VIII de sa Physique, comme au livre XII de la Métaphysique, Aristote conclut que la réalité reconnue au mouvement implique l’existence à son principe d’un « premier moteur immobile », qui est la définition aristotélicienne de l’être divin. Cette inférence constitue l’aboutissement de la pensée du mouvement, et la transition de la physique à la « philosophie première », autrement appelée métaphysique, qu’ Aristote identifie en fin de compte à la théologie philosophique.

 

 

C. Mouvement et intelligibilité.

 

a. Une notion impure.

            Le fait que le mouvement soit un « acte incomplet » explique selon Aristote qu’il soit « difficile à concevoir (khalépòn autèn lábeïn tí estin) »64. Il oblige en effet à récuser les dichotomies simplistes, y compris un usage simpliste de la distinction entre l’acte et la puissance : en un sens, ces deux termes sont des opposés, mais le mouvement se présente comme un mixte, un mélange des deux - ni pure puissance, ni acte pur.

            L’impureté d’une telle notion du mouvement peut expliquer les critiques souvent acerbes dont elle a fait l’objet chez les penseurs de l’époque classique, les cartésiens notamment, mais aussi Pascal, qui sur ce point est tout à fait cartésien, et cite pour la brocarder la définition scolastique du mouvement qui était pour Descartes le type même de l’obscurité inutile : « Motus nec simpliciter actus nec mera potentia est, sed actus entis in potentia »65. La définition aristotélicienne du mouvement paraît à ces auteurs contradictoire.

            Cela explique qu’ils se soient détournés de l’effort d’Aristote pour penser le mouvement dans toute sa généralité et sous toutes ses formes, et se soient consacrés à l’étude du seul mouvement dont il est aisé de donner une transcription mathématique appuyée sur des mesures : le mouvement local. En postulant que tout changement naturel peut se réduire au déplacement dans l’espace de particules matérielles, ils ont fondé à la fois la mécanique scientifique et le mécanicisme philosophique, selon qui tout dans le monde corporel doit pouvoir s’expliquer « par figures et mouvements ».

            Ce mécanicisme classique apparaît avant tout comme une conception réductrice du mouvement. Indépendamment du fait que la physique ne s’y est pas tenue et a fini par rendre intenables ses postulations fondamentales, les reproches des cartésiens paraissent insuffisants d’un point de vue philosophique parce qu'ils ne tiennent pas compte des véritables raisons de la conception d’Aristote : sa définition du mouvement se présente comme la solution dialectique de l’op­position entre les monismes rivaux qui annulent le mouvement parce qu'ils éliminent, l’un, l’être en puissance (Parménide), l’autre l’être en acte (Héraclite). La visée d’Aristote n’était pas avant tout d’élaborer une mécanique théorique susceptible d’applications techniques, bien que par ailleurs il soit aussi l’auteur d’un traité de Mécanique.  Il s’agissait bien plutôt pour lui d’expliquer en quoi le mouvement est, et, pour autant, ce qu’il est. Bref, il traite de ce que la mécanique physique présuppose pour pouvoir se présenter comme science, sans se préoccuper elle-même d’en rendre compte, ni d’ailleurs le pouvoir.

 

b. L’immobile est-il plus pensable que le mobile ?

            La notion aristotélicienne du mouvement paraît non seulement impure, mais aussi essentiellement négative : dire qu’il n’est ni pure puissance, ni acte pur, c’est professer une sorte d’ontologie négative du mouvement. L’idée d’une pure puissance est celle d’une indétermination absolue, et c’est dans une telle idée qu’il faut voir l’équivalent d’un rien. En revanche la notion d’un acte pur est celle d’une détermination absolue, celle d’un être en qui ne présente aucune forme de potentialité interne, soit d’un être nécessaire, qui ne peut ni ne pas être ni être autre qu’il n’est. L’être mobile se définit de manière seulement négative comme n’étant pas un acte pur.

            On pourrait voir là de nouveau un relatif échec de l’ontologie à penser le mouvement : seul l’acte pur apparaît véritablement intelligible, puisqu’il est seul à être absolument non-contradictoire, n’étant aucunement en puissance des contraires. Autrement dit : seul l’éternel, le divin, serait pensable. Il faudrait dire alors que la seule science véritable est la théologie, et que le sensible reste objet d’opinion plutôt que de science, comme le pensaient Parménide et Platon, parce qu'il « comporte beaucoup de la nature de l’indéterminé »66. La conception d’Aristote vérifierait ainsi à sa manière le jugement de Nietzsche et de Bergson sur le caractère informulable du devenir. On aurait fait un tour pour rien, et on ne serait guère avancé.

            Aristote n’a pourtant jamais enseigné que la théologie fût la seule science véritable : il pensait plutôt qu’elle ne pouvait être atteinte qu’à partir d’une science préalable des êtres naturels. En fait, c’est la notion d’acte pur qui est une notion négative, celle d’une actualité que n’affecte aucune indétermination, parce qu'elle n’est pas l’actualisation de quelque chose qui n’existait d’abord que virtuellement. Aristote n’admet pas que rien n’existe en acte en dehors de l’acte pur : s’il parvient à cette notion, c’est à partir d’une notion de l’être en acte qui est tirée de l’expérience, dans laquelle il se présente comme opposé à l’être en puissance.

            S’il n’y avait que de l’indéterminé, rien ne serait pensable : il n’y aurait pas de déterminations concevables, mais pas de mouvement non plus. Or il y a dans le monde en devenir de véritables actualités, fussent-elles provisoires, et c’est elles qui rendent le devenir pensable : un homme qui se déplace existe en acte, est un homme en acte, et il se trouve en acte tantôt ici tantôt là. Et aussi, comme on l’a vu, son mouvement même est un acte par opposition au repos en un lieu. Est acte en ce sens particulier tout mode d’être déterminé, c'est-à-dire différencié d’autres modes d’être, et comme tel représentable par un concept distinct.

 

c. Immobilité des concepts et mobilité des choses.

            On voit ce que peut signifier penser le mouvement : cela revient à le concevoir en fonction des déterminations formelles qu’il comporte, que ce soit, comme l’a fait Aristote, en discernant ses formes générales (ses espèces), ou en formulant ces autres déterminations formelles que nous appelons ses lois, telles le principe d’inertie de notre physique, ou la loi de la chute des corps.

            Ce faisant, on ne réduit pas le mouvant à l’immobile. Tout au plus fait-on apparaître qu’il n’y a pas de mouvement qui ne comporte certaines formes de permanence, et qu’en ce sens il est faux que tout se meuve. Mais il n’y a pas plus de contradiction à penser le mouvement à l’aide de concepts immobiles que de penser les êtres singuliers à l’aide de concepts universels. Comme le remarque s. Thomas commentant Aristote, « abstrahentium non est mendacium »67, parce que l’intellect n’attribue pas aux êtres qu’il conçoit les caractères qui n’appartiennent qu’à ses concepts, c'est-à-dire à sa manière propre de connaître les êtres. Quand je dis : « Socrate est homme », je ne dis pas : Socrate est un universel. S’il fallait voir là une contradiction, je ne pourrais même pas dire : Socrate est un être singulier. Selon s. Thomas, la connaissance consiste à viser la chose en distinguant consciemment le mode d’être réel de la chose, et le mode d’être intentionnel qu’elle reçoit en tant qu’elle est présente à l’intellect.

            C’est ainsi que la science du mouvement pense le mouvement. Par exemple, les concepts de vitesse et d’accélération ne sont ni mouvants, ni plus ou moins rapides : ce sont des quiddités. Mais c’est parce qu'ils ont une signification déterminée, rigoureusement fixée par les définitions de la mécanique, qu’ils permettent de calculer et de prévoir certains mouvements, alors même qu’il convient de reconnaître à ce qui se meut une fluence qui n’appartient pas aux concepts qui servent à l’exprimer.

 

 

CONCLUSION

            Penser le mouvement, c’est faire une place au devenir au sein même de l’être ; c’est renoncer à penser que ce qui est vraiment - ce qui existe - ne saurait en tant que tel changer, et que le changement de ce qui a l’air de changer est dépourvu de réalité. La pensée du mouvement peut se prévaloir d’une part de l’évidence sensible de la transformation des choses et de la conscience, avec la durée temporelle qu’elle implique ; d’autre part de la double contradiction qu’il y a soit à figer l’être dans une identité indicible, soit à absolutiser le devenir. Car l’existence du mobile suppose celle de l’immobile, mais celle-ci ne saurait supprimer la première, qui permet de rejoindre l’autre. Que l’éternel soit n’implique ni qu’il doive exister autre chose, ni qu’il ne puisse rien exister d’autre.

            C’est pourquoi la pensée du mouvement revient à reconnaître la présence de l’indétermination au sein de l’être, comme la caractéristique d’un certain type d’être : l’être mobile. Cette indétermination n’est pas celle du hasard, car il y aurait contradiction à identifier le naturel et le fortuit, et le hasard n’est jamais qu’un accident second qui présuppose les causalités naturelles. L’indétermina­tion dont il s’agit est celle du possible en tant que tel, la potentialité qui permet la venue à l’être - l’actualisation - d’effets d’abord inexistants. L’être mobile comporte de l’indétermination en ce qu’il ne peut pas être à la fois tout ce qu’il peut être, ou plutôt devenir. Son être et ses manières d’être sont simplement possibles, ce qui est aussi dire : contingentes.

            Certes, cette indétermination n’est pensable que relativement aux déterminations  qui constituent les termes du mouvement (les contraires d’Aristote) : la potentialité n’est pensable comme telle qu’en référence à l’effectivité. Seules ces déterminations peuvent être l’objet d’une représentation conceptuelle distincte. Mais relativiser le mouvement n’est pas l’annuler, c’est plutôt exprimer sa relativité essentielle, et la relativité des déterminations entre lesquelles il s’effectue. C’est ainsi que le mouvement de la pensée permet la pensée du mouvement.

 

 

1 Aristote, Physique, VI, 9, 239b 11-20.

2 Ibid., 30.

3 Ibid., 5-7.

4 Ibid., 33-36.

5 Op. cit., VI, 2, 233a 21-28.

6 Ibid., 9, 239b 31-33.

7 Ibid., 8-9.

8 Ibid., 240a 1-4.

9 « Il est faux qu’en divisant un espace on puisse arriver à une partie indivisible, c’est-à-dire qui n’ait aucune étendue. Car qu’y a-t-il de plus absurde que de prétendre qu’en divisant toujours un espace on arrive enfin à une division telle qu’en la divisant en deux chacune des moitiés reste indivisible et sans aucune étendue ? Car je voudrais demander à ceux qui ont cette idée s’ils conçoivent nettement que deux indivisibles se touchent : si c’est partout, ils ne sont qu’une même chose, et partant les deux ensemble sont indivisibles ; et si ce n’est pas partout, ce n’est donc qu’en une partie : donc ils ont des parties, donc ils ne sont pas indivisibles » (Pascal, De l’esprit géométrique).

10 Aristote, Physique, VI, 1, 231a 21-26 et 231a 29 - 231b 6.

11 Id., Métaphysique, I, 5, 985b 6.

12 Terme repris par Leibniz, qui désigne une unité indivisible.

13 Aristote, Du Ciel, III, 1, 300a 12-19.

14 Platon, Parménide, 128c 5 - d 6.

15 Voir le Sophiste de Platon.

16 Parménide, De la Nature, DK fgt 6, v. 2.

17 Ibid., fgt 8, v. 38-41.

18 Bergson, La Pensée et le Mouvant, La Perception du Changement, p.156.

19 Ibid., p. 163.

20 Ibid., p. 34-35.

21 Ibid., p. 156-157.

22 Ibid., p. 30.

23 Ibid., p. 166-167.

24 Ibid., p. 159-160.

25 Ibid., p. 161-162.

26 Ibid., p. 163.

27 Diogène le Cynique.

28 Bergson, loc. cit., p. 160.

29 Ibid., p. 158.

30 Ibid., p. 160-161.

31 Ibid., p. 30-31.

32 Hegel, Encyclopédie des sciences philosophiques en abrégé, §§ 86-87.

33 Id., Science de la logique, Livre I, Section 1.

34 Voir Aristote, Réfutations sophistiques, 5.

35 Gorgias, Du Non-être, ou de la Nature, DK fgt B III, 67.

36 Ibid., 75-76.

37 Hegel, Encyclopédie, § 88.

38 Id., Logique, ibid.

39 Ibid., Remarque 4.

40 Voir Platon, République, IV, 436b 8-436c 1.

41 Voir Aristote, Métaphysique, IV, 3-8 et XI, 5-6.

42 Id., Encyclopédie, § 89, Remarque.

43 Id., Logique, l. II, 1ère section, ch. 2, C, Remarque 3.

44 Aristote, Métaphysique, IV, 5, 1010a 35-1010b 1.

45 Ibid, 4, 1007b 18-20.

46 Héraclite, De la Nature, DK fgt 88.

47 Ibid., fgt 50.

48 Aristote, Métaphysique, IV, 5, 1010a 12-15.

49 Nietzsche, Humain, trop humain, t. I, § 2.

50 Id., Fragments posthumes.

51 Ibid.

52 Aristote, Physique, I, 2, 184b 25-185a 5 ; 185a 13-16 et 17-20.

53 Ibid., 3, 186a34 - 186b 12.

54 Id., Réfutations sophistiques, 5, 166b 37 - 167a 6.

55 Ibid., 25, 180a 32-34 et 36-38.

56 Id., Métaphysique, IV, 2, 1003a 33-1003b 10.

57 Aristote, Métaphysique, XII, 1, 1069b 6.

58 Id., Métaphysique, IV, 3, 1005b 19.

59 C’est ce qui fera écrire à Kant que l’existence n’est pas un « prédicat réel », c'est-à-dire un prédicat exprimant la qualité essentielle ou accidentelle d’une chose, mais la chose elle-même avec tous ses prédicats.

60 Aristote, Catégories, 5, 2a 12-13.

61 Id., Physique, III, 2, 202a 7.

62 Comme l’écrira Marx, « le travail s’éteint dans son produit » (Le capital, L. I, 3e section, ch. VII, I, § 7).

63 Ibid., § 2.

64 Aristote, Métaphysique, XI, 9, 1066a 22.

65 Pascal, De l’esprit géométrique.

66 Aristote, Métaphysique, IV, 5, 1010a 3.

67 « Ceux qui pratiquent l’abstraction [i.e. les mathématiciens] ne disent pas faux » (Thomas d’Aquin, Somme de théologie, 1ère partie, q. 7, a. 3, 1). Thomas se réfère à Aristote, Physique, II, 2, 193b 35.