Langues étrangères

LES LANGUES ÉTRANGÈRES

 

            L’expression « langue étrangère » comporte un qualificatif dont la connotation est d’abord géographique : l’étranger désigne tout pays situé au-delà des frontières de celui où l’on se trouve présentement. Assurément les frontières des pays ne sont pas celles des langues puisqu’une même langue peut être parlée dans des pays divers, tel le portugais au Portugal et au Brésil : une langue étrangère n’est pas seulement une langue parlée à l’étranger, mais une langue autre que celle que l’on parle dans un pays donné. Or si la définition géographique de l’étranger est simple et peu discutable, son application linguistique paraît problématique, pour une raison plus profonde que celle envisagée plus haut. Il est en effet impossible d’être à la fois dans tel pays et à l’étranger : l’existence dans un lieu, qu’Aristote met au nombre de ses Catégories, est un prédicat qui exclut l’existence simultanée dans un autre lieu. En revanche la connaissance d’une langue est, en termes aristotéliciens, une qualité qui, loin d’exclure la possession d’une autre langue, semble plutôt ce qui la rend possible : ainsi lorsque j’apprends une langue autre que ma langue maternelle, je m’approprie ce qui m’était au départ étranger et qui du même coup cesse de l’être, je fais mienne une autre manière de dire et je me rends par là-même présent cet ailleurs dans lequel je ne puis actuellement me trouver. En quoi dès lors les langues, dont la diversité est manifeste, sont-elles étrangères les unes aux autres si, à la différence des lieux, elles peuvent appartenir simultanément au même individu : le peuvent-elles sans cesser du même coup d’être étrangères, ou du moins sans montrer qu’elles ne le sont pas autant qu’on le dit ?

 

 

I. EN QUOI LES LANGUES SONT-ELLES  ÉTRANGÈRES ?

 

A. L’audible et l’(in)intelligible

               Toute langue est un système de signes, c’est-à-dire non pas une simple collection mais un ensemble dont les éléments fonctionnent les uns avec les autres et relativement à eux. La principale propriété d’un mot, par quoi il n’est pas seulement un bruit - ou un graphisme -, est d’avoir un sens, c’est-à-dire de renvoyer, de faire penser à autre chose que soi. C’est pourquoi Ferdinand de Saussure a défini le signe linguistique comme l’association d’un signifiant et d’un signifié, c’est-à-dire respectivement d’un élément perceptible pour l’ouïe ou pour la vue, mémorisé sous forme d’une image acoustique, et d’un élément non perceptible mais intelligible que Saussure nomme concept, puisqu’il s’agit d’un idée générale (celle d’arbre par exemple) et non pas d’une représentation singulière (tel arbre).

            La diversité des langues est sans doute le principal phénomène qui a conduit Saussure à réaffirmer comme un principe de la science linguistique une thèse déjà formulée par Platon (Cratyle) et Aristote (De l’Interprétation) : les signes linguistiques ne sont pas naturels mais conventionnels, puisqu’un même concept peut se trouver associé à des signifiants divers : par exemple δ?νδρον, arbor, arbre, tree, Baum, træ, etc. C’est pourquoi Saussure qualifie d’arbitraire l’association du signifiant et du signifié pour indiquer qu’il n’y a aucun lien de détermination nécessaire du premier par le second. Si un tel lien existait, une même chose aurait toujours et partout le même nom. Ce n’est pas le cas, et même s’il s’agit d’un « misérable principe », il faut reconnaître avec Platon lui-même que c’est l’usage conventionnel qui fixe les significations et qui, loin d’empêcher les langues de fonctionner, le leur permet au contraire.                   

            On a là un premier aspect, empiriquement évident, de la diversité des langues, en même temps qu’une explication de leur étrangeté (il faudrait dire : extranéité) mutuelle : les vocables d’une langue ne sont que des bruits pour celui qui ignore à quels signifiés ils sont associés, et comme cette association est conventionnelle, il faut en avoir appris le code pour pouvoir la saisir. Les sons, objets de la phonologie, - ou leur transcription graphique - ne sont pas par eux-mêmes signifiants.

 

B. La langue comme structure

            Mais la linguistique a montré en outre que l’arbitraire existe non seulement dans ce codage, mais aussi dans les choix phonologiques qui fixent les différences pertinentes permettant d’identifier les signifiants en les distinguant les uns des autres : ainsi l’anglais entendra un autre sens s’il ouït [q] au lieu de [s], quand le français croira seulement percevoir un défaut de langue. Ce fait a mis en évidence que, du point de vue phonologique déjà, la langue fonctionne comme une structure, c’est-à-dire comme un système dont les éléments n’ont de valeur que par rapport aux autres, et en outre que la structuration phonologique varie d’une langue à l’autre.

            Cette variété se vérifie encore plus profondément lorsqu’on passe de la phonologie (qui abstrait les mots de leurs contextes pour les analyser et les comparer) à la syntaxe, qui considère beaucoup plus concrètement  les règles de leur usage effectif, c’est-à-dire de leur agencement dans le discours. Certaines langues, mais pas toutes, recourent aux déclinaisons pour indiquer les fonctions syntaxiques. La place du verbe est rarement la même dans la phrase française et dans la phrase allemande. Les linguistes ont aussi étudié des langues américaines qui ne comportent pas la structure prédicative de nos langues européennes. Ceux qui s’adonnent à la traduction savent bien quelles difficultés entraine cette absence d’isomorphisme ou de congruence entre les idiomes.

            Or la traduction bute encore plus profondément sur les différences de structure sémantique. Les formes verbales sémitiques n’expriment pas notre distinction du passé, du présent, et du futur, mais seulement celle de l’accompli et de l’inaccompli. Telle langue africaine ne possède que deux mots pour désigner les couleurs, quand nous en distinguons couramment sept dans l’arc-en-ciel, pour ne pas parler des quelque cent-quatre-vingt dénominations répertoriées par le Dictionnaire Robert. Le « découpage des signifiés » n’apparaît alors pas moins arbitraire que la fixation par l’usage des signifiants et de leurs modes de combinaison syntaxique.

 

C. Parler autrement : penser autrement. Autre langue, autre monde

            La linguistique paraît ainsi mettre en échec la thèse aristotélicienne qui voulait que seuls les signifiants fussent arbitraires parce que conventionnels, tandis que les concepts signifiés seraient « les mêmes pour tous », tout comme « les choses (πρ?γματα) » dont ils sont des « ressemblances (?μοι?ματα) » (De l’Interprétation, 1). Les êtres ayant une identité, une essence propre indépendante de la pensée humaine, la possibilité d’en énoncer le vrai suppose que nos concepts leur soient conformes, et que cette conformité soit indépendante des conventions linguistiques, donc universelle. Les diverses langues ne seraient alors que des manières différentes d’énoncer la même chose, et l’identité de celle-ci assurerait la communication entre elles, ce que la science et déjà l’expérience paraissent infirmer.

            C’est pourquoi W. von Humboldt affirmait, à l’encontre de l’objectivisme ontologique et de l’optimisme logique d’Aristote, que chaque langue porte avec elle sa propre vision du monde ou, comme il dit, sa propre « métaphysique ». Si elles ne différaient que par leurs signifiants, les langues ne seraient étrangères que de façon très superficielle, et leur différence serait aisément surmontable. Mais il s’avère que chaque langue est une manière originale de représenter et dire ce qui est, témoignant du même coup que cette expression n’a sans doute pas le même sens pour tous les locuteurs. Or chacun de ceux-ci ayant acquis ce sens par l’apprentissage de sa langue maternelle, celle-ci lui aura inculqué ce qu’il pense être, et que l’étranger ne conçoit pas forcément.

            Une langue apparaît alors, par rapport aux autres, comme un autre être-au-monde, plutôt que comme une autre manière de dire le même monde. Si « l’homme habite en poète » et que « la langue est poésie en son sens essentiel » (Heidegger, Chemins qui ne mènent nulle part, L’origine de l’oeuvre d’art), il faut dire que chaque fois la langue fait être un monde autre. Car « le mot seul donne l’être à la chose » (Id. Acheminement vers la Parole), non pas en ce sens qu’il la ferait exister, mais parce que c’est seulement dans et par la parole qu’une chose est identifiée comme telle, et qualifiée. La langue n’est pas l’expression d’un sens préexistant, mais au contraire le moyen essentiel par lequel un peuple donne un sens à l’étant qui sans lui n’en a pas. Par cette donation ou création de sens, l’homme fait de la terre un monde (Id. Chemins, loc. cit.), un monde chaque fois autre, où chacun risque de voir son propre être-au -monde condamné au non-sens : « Un signe nous sommes insensé - et nous avons perdu la parole à l’étranger » (Hölderlin).

 

 

II. LE MÊME DANS L’AUTRE

 

A. Le multilinguisme

            L’existence de l’intraduisible est un fait d’expérience, éventuellement douloureux, notamment pour quiconque doit faire ses preuves ou gagner sa vie en traduisant des textes, mais aussi pour tout voyageur ou migrant qui entre dans une contrée dont l’idiome lui est inconnu. Il est aussi des mots de certaines langues qui sont sans équivalent dans d’autres : Merleau-Ponty par exemple que telle langue ne peut dire s’étendre au soleil, parce que, contrairement au français, elle réserve ce dernier terme à la désignation de l’astre.

             Pourtant, comme le remarque avec assez de bon sens Cornélius Castoriadis (Les Carrefours du Labyrinthe, ‘Le dicible et l’indicible’), qu’il y ait localement de l’intraduisible ne doit pas masquer le fait en réalité beaucoup plus massif de la possibilité de la traduction. Et si un célèbre proverbe (« Traduttore traditore ») dénonce en toute traduction une trahison du texte original du fait de sa transposition dans un autre idiome (ce que vérifie à l’évidence la traduction des poèmes), il reste vrai qu’un même locuteur peut parler, penser, voire rêver en utilisant diverses langues, que ce soit pour dire la même chose (acheter son pain à Brême ou à Madrid), ou s’en figurer de différentes (rêver aux brumes danoises dans la langue de Shakespeare, et à la poussière des Andes dans celle de García Márquez). La plupart des hommes n’apprennent qu’une langue maternelle, mais certains enfants sont éduqués dans le bilinguisme sans qu’il en résulte pour eux aucun brouillage psychique. Et quiconque a appris à parler peut ensuite acquérir plusieurs langues (une vingtaine pour Georges Dumézil ou Jean-Paul II), la limite n’étant ici imposée que par le temps à consacrer à l’apprentissage, et non pas par une incommunicabilité essentielle des idiomes.

            On peut même ajouter qu’il n’existerait rien de tel qu’une linguistique structurale s’il n’était pas possible au même linguiste de comprendre plusieurs langues pour pouvoir les comparer et mettre en évidence leurs différences de structure. C’est pourquoi l’argument tiré de la linguistique pour attester l’irrémédiable conditionnement de la pensée par la langue prouve plutôt l’unité foncière de la pensée et son indépendance essentielle par rapport à la diversité des moyens qu’elle peut se donner à volonté pour s’exprimer : c’est une même pensée qui sait que ce qui est dicible et pensable dans une langue ne l’est pas dans n’importe quelle autre. C’est pourquoi l’acquisition d’une langue n’est sûrement pas l’enfermement dans un seul mode d’énonciation possible, puisqu’elle est tout aussi bien l’ouverture potentielle à tous les autres.

 

B. La dérivation linguistique

            Cette unité de la pensée paraît pouvoir être justifiée par un fait qui montre que l’étrangeté mutuelle des langues est peut-être toute relative. La philologie comparative, d’où est issue la linguistique structurale, a en effet confirmé un  fait qui sans doute n’était pas complètement ignoré, à savoir qu’une pluralité de langues diverses peut résulter d’une diversification à partir d’une souche commune, ou langue-mère : c’est ainsi que l’indo-européen a été conçu comme origine du grec, du latin et du sanskrit, tandis que le finlandais, le hongrois et le basque étaient regroupés dans la catégorie des langues finno-ougriennes, l’hébreu, l’arabe, le copte et le syriaque dans celle des langues sémitiques. On sait que le latin a lui-même engendré le français, l’italien, l’espagnol, le portugais, le roumain. La parenté entre ces langues, et leur commune filiation sont attestées par la présence en elles de racines verbales communes, absentes dans les autres groupes : par exemple le *st commun à l’istanai  grec et au stare latin.

            Sans doute objectera-t-on ici qu’il y a précisément des familles de langues et que c’est entre elles que se laisse voir la véritable extranéité. Mais la réalité des dérivations partielles induit assez inévitablement l’hypothèse d’une dérivation totale. Celle-ci supposerait assurément qu’on identifie des racines originelles communes à la totalité des langues. Mais elle peut aussi se chercher des justifications du côté de la biologie et de la paléoanthropologie. La  biologie contemporaine donne à penser que l’hypothèse scientifique la plus probable concernant l’origine de l’humanité est que celle-ci, comme Kant l’indiquait1, soit issue d’un unique couple, voire d’un seul individu. À moins d’interdire toute communication entre les disciplines, il faut admettre que cette hypothèse a des implications linguistiques : si l’invention de signes distincts est antérieure à la dissémination des hommes en groupes, alors toutes les langues humaines doivent être considérées comme dérivées des premières formes de la parole articulée, soit d’une même langue originelle.

            Quoi qu’il en soit de ces hypothèses, on peut aussi, comme Rousseau, traiter la question de manière purement rationnelle. Si l’on reconnaît le caractère arbitraire des signes linguistiques, celui-ci apparaît à la fois comme évident et mystérieux : car le fonctionnement d’un tel signe suppose la connaissance préalable de l’association conventionnelle qui le fonde. Mais l’idée d’une convention fondatrice originelle est contradictoire, ou circulaire, car un tel « accord unanime dut être motivé et la parole paraît avoir été fort nécessaire à l’usage de la parole »2. La seule issue est alors d’admettre qu’il n’a pu apparaître de signes conventionnels arbitraires que s’il y a eu d’abord communication à l’aide de signes qui n’avaient pas besoin d’une convention préalable pour fonctionner, c’est-à-dire des signes naturels, dont Rousseau donne pour exemples le « cri de la nature », c’est-à-dire l’expression spontanée des sentiments sous forme de « cris inarticulés », ainsi que « beaucoup de gestes et quelques bruits imitatifs »3. La ressemblance est en effet un rapport de conformité qui permet à une chose de pouvoir par elle-même faire penser à une autre, donc de la symboliser. C’est pourquoi l’on n’hésite pas, à l’étranger, à se faire comprendre par des gestes imitatifs, et l’on y réussit fort bien.

 

C. La langue et l’être

            La médiation symbolique ne semble donc pas pouvoir se passer d’un rapport originel immédiat avec les choses symbolisées, préalable à la diversification des symboles. Peut-être est-ce la raison pour laquelle Aristote voulait qu’à tout « symbole4 (…) conventionnel5 » - écrit ou parlé - fût associée une représentation mentale (π?θημα τ?ς ψυχ?ς) qui ait une relation de similitude avec  les choses représentées. La difficulté est seulement qu’Aristote paraît transposer sans discussion la relation de conformité entre un signe imitatif et une chose sensible, au rapport entre le signifié d’un monème, c’est-à-dire d’un concept universel, et de ce qu’il représente, qu’il s’agisse d’une multiplicité sensible ou d’une abstraction. Rousseau le voyait bien : « quand on comprendrait comment les sons de la voix ont été pris pour les interprètes conventionnels de nos idées, il resterait toujours à savoir quels ont pu être les interprètes mêmes de cette convention pour les idées qui, n’ayant point un objet sensible, ne pouvaient s’indiquer ni par le geste ni par la voix »6.

            La seule issue, pour ne pas tomber dans le cercle précédemment dénoncé, est alors d’admettre que les dénominations abstraites - c’est-à-dire en fait toutes les dénominations dès lors qu’aux mots sont associés des concepts - proviennent à l’origine des dénominations concrètes : « les premiers substantifs n’ont pu jamais être que des noms propres »7, en tant qu’imitations singulières d’objets sensibles singuliers. Et le premier pas dans l’abstraction intellectuelle a sans doute été la prise de conscience que le nom d’une chose pouvait en symboliser une autre, prise de conscience qui, si elle rend possible des conventions ultérieures, doit elle-même être considérée comme un acte naturel ne supposant pas de convention préalable. Dès lors, l’arbitraire sémantique, qui rend les langues étrangères les unes aux autres, paraît n’avoir pu se développer qu’à partir de regroupements conceptuels dont la possibilité était offerte par les choses elles-mêmes.

            Mais la nécessité est ici régressive, et si l’on veut inverser la démarche pour montrer comment l’origine a produit la diversification, on ne peut éviter de voir cette nécessité elle-même s’inverser en contingence. Car on pourra bien montrer comment des éléments non mimétiques se sont introduits à l’usage dans les mots pour en faciliter l’articulation : par exemple le l de miluanus (nom latin du milan) s’est glissé dans ce qui était à l’origine une imitation du cri de l’oiseau (qui ressemble à un miaulement). Mais loin d’obéir à un déterminisme universel, ce genre de modifications s’est produit avec une grande variété dans des dialectes parfois très proches : c’est ainsi que le rotascisme a transformé en liquide ce qui ailleurs restait une sifflante, ou que la mer sera θάλαττα8 pour certains grecs et θάλασσα9 pour d'autres. Du point de vue phonologique, l’extranéation des langues apparaît donc inévitablement aléatoire puisque l’identité d’origine ne saurait à elle seule rendre compte d’une altérité advenue.

 

 

III. LE PARTICULIER ET L'UNIVERSEL

 

A. Le choix sémantique

            Sans doute Aristote n’a-t-il pas été assez attentif à une réalité qui pourtant, à l’analyse, n’infirme pas le réalisme objectiviste de sa théorie de la signification10. L’extranéation mutuelle des langues atteste à l’évidence une diversité dans les intentions logiques qui ont présidé à leur invention, lesquelles apparaissent elles-mêmes comme pleines de sens : comment s’étonner de ce que les Inuits ait un lexique pour désigner les différents états de la neige qui dépasse de très loin celui de la langue française ? On ne s’étonnera pas plus qu’un Vendéen qui n’aurait jamais quitté son rivage océanique sache distinguer de la pluie la neige qu’il voit rarement tomber chez lui, tout en ignorant que d’autres, praticiens des sports de montagne,  distinguent les neiges fraîche, poudreuse, verglacée, tôlée, mouillée, etc.

            Il n’est pas plus impossible à un Français d’apprendre à parler inuit qu’à un Vendéen d’apprendre à s’exprimer comme un Savoyard. Dans les deux cas, un humain disposant déjà d’une manière de parler – soit d’une langue au sens strict, ou d’un parler local –, et en usant conformément aux choix sémantiques de celle-ci, s’appropriera ceux d’une autre langue, qui lui deviendront tout aussi pensables que les signifiés de sa langue originelle. La chose serait impossible si le locuteur n’était pas capable de référer les divers modes d’expression qu’il acquiert tour à tour à une même réalité qu’il connaît indépendamment d’eux, et dont il vérifie l’indépendance à la faveur de cette référence même : comment, sinon, aurait-on conscience qu’en parlant la langue africaine chona, on ne dispose que de deux termes pour désigner les couleurs, quand le français propose un éventail de désignations qui vont de 7 à quelque 180 ?

            Cette réalité du choix sémantique, loin d’invalider le réalisme d’Aristote, en confirme plutôt une thèse majeure : il fut le premier à mettre la conceptualisation au compte d’une activité de l’intellect. Les universels conceptuels ne se rencontrant pas, à l’instar des réalités sensibles, au sein des données empiriques, il ne pouvait revenir qu’à l’intellect d’actualiser en lui-même ce qu’il y a de potentiellement intelligible dans les réalités en question, et de se doter par là-même d’un moyen d’en énoncer le vrai. L’acte d’intellection, présent de part en part en toute langue, que ce soit dans son instauration ou dans son usage, s’avère être le fruit non pas seulement d’une passivité intellectuelle à l’égard de la réalité existante (l’intellect possible des commentateurs médiévaux d’Aristote), mais d’une capacité d’actualiser l’intelligible, que lesdits commentateurs ont dénommée intellect agent.

 

B. Malédiction ou bénédiction ?

            Plutôt que comme l’effet de choix aussi sensés que contingents, le récit biblique de la « Tour de Babel » (Genèse 11) présente la diversification linguistique comme celui d’une malédiction divine : il est bien connu que l’union fait la force et que les hommes se trouvent désunis dès lors qu’ils ne peuvent se comprendre ; si donc ils deviennent linguistiquement étrangers les uns aux autres, ils perdront la puissance de faire aboutir leur orgueilleux projet d’une tour – en vérité d’une cité – qui atteindrait les cieux et les mettrait ainsi, par leurs propres forces, à égalité avec leur Créateur. Or ce brouillage de la forme de communication qui est à la base de toutes les activités humaines collectives apparaît en vérité comme un bienfait majeur de la Providence, car le mythe biblique est le premier manifeste antitotalitaire de l’histoire : ce qui est à la fois interdit et empêché ici, c’est une organisation unifiée de la collectivité humaine qui répond à un projet de divinisation des hommes par eux-mêmes11.

            Le corpus biblique offre néanmoins un pendant au récit de la Genèse dans celui de la première Pentecôte chrétienne (Actes des Apôtres 2) : des milliers de pèlerins rassemblés à Jérusalem s’émerveillent d’entendre la résurrection de Jésus prêchée dans leurs langues respectives par des hommes qui ne les ont jamais apprises – la diversité des langues est cette fois bénie plutôt que maudite. Pour miraculeux qu’il soit, l’événement ainsi relaté atteste ce qui ne cessera de se vérifier par la suite, lorsque l’évangélisation des peuples se fera moyennant l’acquisition de la langue de chacun par les missionnaires, tel Isaac Jogues (1607-1646)  apprenant l’iroquois, ou Charles de Foucauld (1858-1916) le touareg, dont il rédigea un dictionnaire : en dépit de certaines dénégations structuralistes, il y a une transcendance du signifié – un « signifié transcendantal » – par rapport à la diversité de ses expressions, laquelle permet à chaque intellect, que ce soit par culture ou par miracle, d’attester sa propre transcendance par rapport aux multiples systèmes de concepts moyennant lesquels il se montre capable d’actes de pensée à la fois intelligibles et communicables.

            Apparaît ici une remarquable convergence entre la révélation biblique et l’enseignement philosophique des fondateurs grecs de la métaphysique. C’est en effet à une « parole » – en grec : λγος – que la Genèse (1) attribue la fondation de l’univers, puis la distinction en son sein des diverses espèces d’êtres : c’est de ce « verbe » que le Prologue de l’Évangile de Jean dit qu’il était « au commencement (…) auprès de Dieu » (1, 1) et que « rien de ce qui est advenu n’est advenu sans lui » (1, 3). En tant que divine, cette parole précède toute parole humaine : elle instaure un ordre des choses qui est la racine et la source de tout ce que des intellects humains peuvent trouver à dire d’intelligible, quelle que soit la forme qu’ils donnent à ce dire. Platon (Phédon 97c) et Aristote (Métaphysique I, 3, 984b 15 s) ont de même fait gloire à Anaxagore d’avoir reconnu au principe de l’ordre cosmique un « intellect » primordial, faute duquel ce qui se présente comme un cosmos ne serait qu’un chaos inexprimable. La pensée divine est au fondement de la dicibilité des choses : les dires humains, dans leur diversité, renvoient tous à un fond d’intelligibilité indépendant de celle-ci.

 

C. Les leçons de la mésentente

            Il ne saurait y avoir de malentendu sans entente. Non seulement au sens où ce que je n’entends pas – au deux sens du verbe – est entendu par d’autres, mais au sens où je ne peux me tromper sur ce que l’autre entend – pas d’entente mutuelle – que dans la mesure où il y a de part et d’autre une entente, à savoir une intellection qui n’est telle que comme appréhension de ce qui est. Aristote avait fortement mis en lumière que le lieu logique de l’erreur est la proposition quand elle donne matière à un jugement, et qu’il ne saurait y avoir d’erreur prédicative sans qu’il y ait une vérité antéprédicative des concepts sans lesquels il ne pourrait y avoir ni proposition ni jugement : on ne se trompe en déclarant la diagonale du carré commensurable à son côté qu’en concevant adéquatement ce que c’est qu’un carré et ce que c’est qu’une diagonale.

            Il y a donc bien une universalité des concepts qui n’est pas infirmée, mais présupposée par la diversité des manières de les signifier verbalement. Toutefois, en disant que les concepts sont, tout autant que les choses, « identiques pour tous »12, c’est-à-dire indépendants de la diversité des manières de penser et de parler, Aristote omettait de préciser que l’universalité en question est potentielle plutôt qu’actuelle : la capacité que donne chaque langue d’accéder virtuellement à toutes les autres atteste que ce qui ne peut pas être signifié dans l’une peut être dit, c’est-à-dire pensé, dans une autre, par celui-là même qui a conscience de cette déficience sémantique. L’intellect agent de chaque locuteur, qui lui a permis d’opérer ses premières abstractions sous la conduite de sa langue maternelle, le rend aussi capable d’abstraire les signifiés que celle-ci ne mettait pas à sa disposition.

            La « barrière de la langue » est ainsi une réalité qui peut s’avérer cruelle lorsqu’elle condamne à l’impuissance, sinon à l’affrontement. La particularité linguistique, fait de culture, n’infirme pourtant pas, mais révèle et confirme l’universalité de la nature qu’elle présuppose : c’est bien universellement que l’humain peut être défini comme ζον λγον χον, animal parlant – sinon bavard – autant que raisonnant, alors même que le λγος humain n’existe jamais objectivement si ce n’est sous la forme d’une langue particulière. Mélanger les langues de façon anarchique ne produit que du galimatias. Mais pouvoir en parler plusieurs – comme on le voit chez des personnes matériellement déshéritées par ailleurs –, c’est pour un intellect humain accéder à une vertu intellectuelle plus élémentaire, et à ce titre plus fondamentale que ces vertus de science, de sagesse, d’art et de prudence dont Aristote fait la théorie au 6ème livre de son Éthique à Nicomaque, une capacité acquise (ξις) à mettre au compte de cette vertu d’intelligence (νος) qui est la conscience habituelle des premiers principes de la pensée et de la connaissance, lesquels sont aussi innés à l’intellect qu’inhérents à l’essence de toute chose.

 

Conclusion

            L’étranger n’est que comme particularisation de l’universel et possibilité d’attester sa réalité à travers la diversification même de son expression. Une langue est une certaine manière de dire l’être, chaque fois différente et pourtant communicable, ce qui atteste que ni l’être ni la pensée ne sont réductibles à ce que chaque langue en formule, et que celle-ci est pour toute autre une sollicitation à se penser dans la perspective d’une universalité du sens qui la dépasse, mais ne trouve à se manifester que par ses incarnations particulières. Les individus capables de parler - les animaux doués du λγος - ne naissent pas plus étrangers que leurs langues ne sont nées étrangères. On ne naît pas étranger, on le devient, et éventuellement on le reste, car ce devenir porte avec lui l’alternative de l’ouverture à la différence ou de l’enfermement dans sa particularité, de la reconnaissance ou de l’ignorance de l’universel que l’on porte en soi, principe non pas d’uniformisation, mais d’unité de reconnaissance dans la différence assumée. La multiplicité des langues est une sollicitation éthique.

 

 

1. Voir : KANT, Conjectures sur les Débuts de l’Histoire humaine, § 3, et : Sur l’Emploi des Principes

   téléologiques dans la Philosophie, 5ème note.

 2. ROUSSEAU, Discours sur l’Origine et les Fondements de l’Inégalité parmi les Hommes, 1ère partie.

 3. Ibid.

 4. ARISTOTE, De l’Interprétation, ch. 1, 16 a 4.

 5. Op. cit., ch. 4, 17 a 1 - 2.

 6. ROUSSEAU, loc. cit.

 7. Ibid.

 8. En attique.

9.  En attique ancien et en ionien.

10. Tel est sans doute le sens du titre Περ? ?ρμηνε?α?

11. Ce projet fut celui des totalitarismes athées, qui récusaient toute idée d’une autorité transcendant le pouvoir politique, et il continue d’inspirer en profondeur la promotion contemporaine d’un « Nouvel Ordre Mondial ».

12. ARISTOTE, op. cit., 1, 16a 6-7.