La science et Dieu

Textes envoyés au journal La Croix en écho à la tribune publiée le 10 janvier 2022 :

La science et dieu la croix 10 01 2022La science et dieu la croix 10 01 2022 (1.53 Mo)

La science et Dieu

La question n’est pas de savoir si « la science » peut démontrer l’existence d’un principe divin de l’Univers, mais à quelle science il revient de le faire : que certaines de nos sciences s’avèrent et s’avouent incapables de démontrer son existence autant que son inexistence ne saurait prouver que celle-ci ne puisse être réfutée d’aucune manière, celle-là étant par là-même démontrée.

Jamais, depuis Aristote, ledit principe n’a été considéré comme un agent physique, et il serait donc incongru d’attendre d’une science physique qu’elle en atteste la présence au sein des causalités matérielles. Mais comment ladite science physique pourrait-elle donner la preuve – par les moyens qui sont les siens : l’expérimentation raisonnée – qu’elle est le seul moyen de s’assurer rationnellement de l’existence de quelque chose ?

On conviendra peut-être aussi que l’existence de « ce qu’on appelle Dieu », pour parler comme Thomas d’Aquin, ne relève pas d’une démonstration formelle de type mathématique. Spinoza certes, l’un des philosophes les plus à la mode, ne voulait pas d’une autre méthode : il s’en servait pour établir – on oublie de le rappeler – que Dieu est le seul être dont l’existence soit démontrable, parce qu’elle est impliquée dans sa définition. Si toutefois, comme saint Thomas et Kant, on n’admet pas que cet « argument ontologique », hérité d’Anselme de Cantorbéry, puisse constituer une preuve d’existence, on jugera que l’existence de Dieu, pas plus qu’aucune autre, ne peut faire l’objet d’une démonstration a priori de type mathématique.

A-t-on par là prouvé que « la science » ne démontre pas plus l’existence de Dieu que son inexistence ? Il faudrait pour cela s’assurer qu’il n’y a pas d’autre science possible que les sciences naturelles, fondées sur l’expérience, et les mathématiques, qui en font totalement abstraction. Mais comme cette proposition restrictive ne relève ni des unes ni des autres, on ne peut y voir l’expression d’un savoir, à moins d’admettre que l’on peut savoir – rationnellement – quelque chose au-delà d’elles, et que par conséquent ladite proposition se réfute elle-même. C’est ce dont les néo-positivistes du Cercle de Vienne ont fini par convenir, avec toute la loyauté philosophique qu’on pouvait attendre d’eux : ils avaient prétendu établir une claire « démarcation » entre les sciences et les pseudo-sciences, au sein desquelles ils rangeaient la métaphysique, mais ils ont pris conscience que cette délimitation restrictive était logiquement intenable.

La plupart des propos sur la possibilité d’une connaissance rationnelle de la Divinité ont la faiblesse de reposer sur une idée reçue de la scientificité, qui n’est en fait qu’une opinion qu’un peu de rigueur philosophique devrait conduire à secouer : il est impossible de restreindre la science aux disciplines tenues pour telles, sans être déjà par là-même passé au-delà d’elles. Qu’on ne puisse savoir que Dieu existe ni physiquement, ni mathématiquement, n’implique pas qu’on ne puisse le savoir métaphysiquement.

Ce dernier savoir ne relève ni d’un test expérimental ni d’une déduction formalisée. Il se ramène à la conscience qu’on ne produira jamais une explication suffisante en multipliant à l’infini des causes insuffisantes – puisqu’elles-mêmes dépendantes – et qu’il est irrationnel de mettre au compte d’un hasard primordial tout ce que l’Univers comporte d’organisation, ce dont nous avons aujourd’hui une connaissance beaucoup plus fine que tous les métaphysiciens du passé.

 

En finir avec le « Grand Horloger » ?

On connaît le célèbre distique des Cabales de Voltaire : « L’univers m’embarrasse et je ne puis songer / Que cette horloge existe et n’ait point d’horloger ». L’image était dans l’air du temps : Leibniz avait présenté Dieu comme le super-ingénieur capable de créer « le meilleur des mondes possibles », et l’initiation maçonnique faisait mention du « Grand Architecte de l’Univers », comme c’est encore le cas dans plus d’une loge.

Le « mémorial » de Pascal, lu un peu vite peut-être, a quant à lui inculqué à la culture française une opposition entre le dieu « des philosophes et des savants » et le « Dieu d’Abraham, Dieu d’Isaac, Dieu de Jacob (…) Dieu de Jésus-Christ ». Que les Patriarches et le Nazaréen aient su et révélé de Dieu autre chose et plus que ce que la science humaine peut en connaître n’exclut pourtant pas de soi que celle-ci en sache quelque chose, ni que ce soit une même Divinité qui est connue ici et là.

Jésus connaissait par cœur les Écritures juives, qu’il lisait publiquement dans les synagogues. Il connaissait les reproches du livre de la Sagesse à l’endroit de « ceux qui, à partir des biens visibles, n’ont pas été capables de connaître Celui qui est, et n’ont pas connu l’artisan en considérant ses œuvres. (…) Car la grandeur et la beauté des créatures donne à voir par analogie celui qui les fait naître » (Sg 13, 1 et 5). Il avait appris là que Dieu a tout fait « avec nombre, poids et mesure » (Sg 11, 20), et il ne manquait pas d’enseigner que son Père « compte tous les cheveux de notre tête » (Lc 12, 7), comme il a « mesuré dans le creux de sa main l’eau de la mer, évalué à l’empan les dimensions du ciel, jaugé au boisseau la poussière de la terre, pesé les montagnes à la balance et les collines sur des plateaux » (Is 40, 12).

Un Créateur est certes plus qu’un artisan savant, tel ce « démiurge » que Platon mettait en scène dans son Timée : il ne fait pas qu’organiser un monde, il le fait exister, sans que rien, hormis lui-même, ne préexiste à son acte de création. Mais que le Créateur fasse exister la matière qu’il met en ordre n’empêche pas qu’il en soit aussi « l’horloger », comme l’enseigne l’Écriture. Il l’est plutôt a fortiori, et tous les indices cosmiques de son art permettent à l’intelligence humaine de remonter jusqu’à lui, ainsi que l’écrit saint Paul aux Romains : « ce qui de lui est invisible – sa puissance éternelle et sa divinité – s’offre en effet au regard de l’intellect (noouména kathorâtaï), depuis la création du monde, grâce à ses œuvres » (Rm 1, 20).

Si l’on en croit les Écritures, le « Dieu de l’Alliance » s’est bien révélé aussi comme le « fabricant » de l’Univers (T. Magnin, La Croix, Tribune du 10 janvier 2022). Et puisque l’intelligence peut comprendre en toute logique qu’un tel « Principe » (Jn 1, 1) n’avait aucun besoin de créer quoi que ce soit, elle peut non moins logiquement conclure que, s’il le fait, c’est par un amour gratuit, un amour de bienveillance que Platon lui-même, en toute ignorance de la notion biblique de création, avait reconnu et affirmé : parce qu’il « est bon », le dieu, « étant exempt de haine, a voulu que toutes choses fussent autant que possible semblables à lui » (Timée, 29e).

Comment opposerait-on aux philosophes et aux savants « l’intelligence de l’amour (…) qui inspire et attire [l’]évolution » de l’Univers (T. Magnin, ibid.) ? Aristote enseignait que l’être divin « meut » le monde « comme objet de désir (hôs érôménon) » (Métaphysique, 1072b 3). Il allait même fort loin en suggérant que si le hasard, qui est toujours second, jouait un rôle dans le devenir cosmique, celui-ci présupposerait un dieu beaucoup plus intelligent que le grand ingénieur de Leibniz : « le hasard et la fortune sont postérieurs à l’intellect et à la nature, de sorte que si pour comble le hasard était cause du ciel, il faudrait que d’abord l’intellect et la nature fussent causes de beaucoup d’autres choses, ainsi que de cet univers » (Physique, II, 6, 198a 5-13). Quelle intelligence ne faut-il pas si les « conditions aux limites » de l’Univers doivent le régler assez finement pour qu’il comporte autant de sens que de contingence, et rende possible la vie et la pensée !

Ni la foi ni la science ne perdent quoi que ce soit à la propulsion métaphysique de l’intelligence humaine. Les sciences y gagnent cette « science première » sans laquelle – Aristote l’avait vu – elles ne pourraient même pas s’assurer de leur propre scientificité. La foi y gagne d’échapper à l’autojustification fidéiste, dans laquelle un Descartes n’hésitait pas à voir un cercle vicieux : « quoiqu’il soit absolument vrai, qu’il faut croire qu’il y a un Dieu, parce qu’il est ainsi enseigné dans les Saintes Écritures, et d’autre part qu’il faut croire les Saintes Écritures, parce qu’elles viennent de Dieu, (…) on ne saurait néanmoins proposer cela aux infidèles, qui pourraient s’imaginer que l’on commettrait en ceci la faute que les logiciens nomment un Cercle » (Lettre-préface aux Méditations métaphysiques).

Ce serait renoncer à la raison que de prétendre croire les Écritures parce qu’elles sont d’origine divine, et croire qu’elles le sont seulement parce qu’elles le disent. Or, comment pourrait-on faire confiance à quelqu’un dont ne sait même pas qu’il existe ? Et comment le savoir autrement que par une raison concluante, puisque l'on n'en a aucune évidence sensible (Jn 1, 18) ? La foi dans les promesses du Dieu Créateur a pour préambule logique une science que la raison pousse au bout d’elle-même.

Michel NODÉ-LANGLOIS