Jean-Luc Marion à l'Académie

Billet publié sur le forum de l’hebdomadaire France catholique le 26 janvier 2010

 

     Dans le corps de l’Église, « si un membre est à l’honneur, tous partagent sa joie » (Paul, 1Co 12, 26). La réception de Jean-Luc Marion à l’Académie française a sans doute de quoi réjouir les catholiques, habitués qu’ils sont à être, souvent avec leur consentement, « mis sous le boisseau ». Je reste pourtant perplexe devant le titre tant cité de l’une de ses œuvres, tenue pour décisive : Dieu sans l’être. Il répond assurément au vœu nietzschéen et heideggérien d’un « dieu plus divin », dans lequel beaucoup ont cherché un antidote au dogme catholique. Je constate cependant qu’au livre de l’Exode, Yahvé enjoint Moïse d’aller dire aux Israélites, qu’il entreprend de libérer : « Je suis m’a envoyé vers vous », après avoir énigmatiquement répondu à celui qui lui demandait son nom : « Je suis celui que je suis – èhyèh achèr èhyèh » (3, 14). Toutes les exégèses de cette expression difficile à traduire (1) n’effaceront pas l’évidence qu’elle atteste que la seule appellation convenable du dieu d’Israël est : l’être, seul terme à exprimer ici l’identité personnelle de Celui qui se révèle. Jésus  pensait apparemment de même puisque, ayant déclaré que le Père et lui ne faisaient qu’un, il affirme de lui-même : « Avant qu’Abraham fût, je suis » (Jean 8, 58). Faut-il donc admettre que Jésus ait été idolâtre, s’il est vrai que le fait de considérer Dieu comme le seul être à qui le nom d’être convienne absolument est la racine de l’idolâtrie ? Faut-il considérer comme idolâtrique, ainsi que Marcel Neusch le laisse entendre (La Croix du 21-01-2010), le fait de démontrer l’existence de Dieu, comme Thomas d’Aquin l’a fait à l’instar de beaucoup avant ou après lui ? J’avais plutôt compris, et constamment enseigné, que, lorsque l’on effectue une démonstration digne de ce nom, on s’incline devant la vérité, loin de la construire, comme certains se sont donné des dieux « faits de main d’homme », ceux-là mêmes auxquels en appelle Heidegger, parce qu’il ne peut selon lui y en avoir d’autre. Le magistère catholique a constamment pris à son compte cette conception de la vérité, et, pour autant, enseigné à temps et à contretemps, conformément à l’Écriture, que la raison humaine a les moyens logiques de s’assurer de l’existence de Dieu, et de savoir ce qu’il n’est pas, sinon ce qu’il est, professant ainsi une métaphysique de l’être divin qui n’a rien d’une idolâtrie, mais en est plutôt le contraire.

Michel Nodé-Langlois

 

(1) Sans doute en écho au égo eïmi de Jn 8, 58 (avec usage emphatique du pronom personnel) autant qu’à Ex 3, 14, la Vulgate traduit : ego sum qui sum, ce qui peut être rendu par : « C’est Je suis que, moi, je suis ».

 

 

Commentaire d’Yves Floucat

     Merci, cher Michel Nodé-Langlois, pour votre réflexion si juste sur M. Jean-Luc Marion. Nul ne conteste la précision, la rigueur et l’information du philosophe. Mais il considère comme nul et non avenu tout refus de ce qui lui paraît comme définitivement établi : la mort de la métaphysique de l’être. Tel est l’enseignement qu’il développe depuis la chaire de métaphysique dont il est paradoxalement titulaire à la Sorbonne et - si je ne me trompe - depuis la chaire "Étienne Gilson" dont (paradoxe plus grand encore !) il est pour l’heure titulaire à l’Institut catholique de Paris. Toute pensée de l’être étant - selon le dogme heideggérien - présumée marquée par le vice de l’ "onto-théo-logie", il faudrait penser "Dieu sans l’être". S’en tenant à une visée phénoménologique, on accéderait à une philosophie de l’amour et du don théologiquement féconde. Ce n’est pas le lieu de développer dans ce forum une argumentation philosophique contraire. On est simplement en droit de faire remarquer que l’annonce du décès de la métaphysique de l’être ne vaut que pour ceux qui lient la vérité philosophique à un moment de l’histoire de la pensée... Le jour où M. Marion aura réalisé l’impossible tour de force de montrer comment on peut avoir quelque intelligence de l’amour et du don sans une intelligence préalable de l’être qui aime et qui se donne, on pourra en tout état de cause se joindre au concert de louanges que lui vaut son entrée (par ailleurs pleinement méritée et justifiée) à l’Académie française.

     Il est un problème plus grave que soulève son œuvre tout ensemble théologique et philosophique. Elle se réclame, en effet, du catholicisme. Or, j’avoue ne pas comprendre comment on peut avancer qu’elle répond aux requêtes contemporaines de l’intelligence et de la foi (comme si le lien de l’une à l’autre pouvait être ainsi contextualisé) alors qu’elle s’inscrit en sens contraire de ce que l’Église a toujours regardé comme intangible : le lien indissoluble de l’intelligence de la foi et d’une réflexion métaphysique. Les Souverains Pontifes ont toujours fait l’éloge, à cet égard, de saint Thomas d’Aquin non seulement comme d’un exemple à suivre, mais en raison du contenu de sa doctrine. Cela a été récemment rappelé avec force par Jean-Paul II dans son encyclique Fides et ratio (il est vrai récusée sur ce point par M. Marion, si je ne me trompe dans un grand quotidien parisien et la veille même de sa promulgation). Il y est fait appel à cette "métaphysique de l’Exode" (on pourrait du reste évoquer dans la même ligne une métaphysique johannique) dont parlait si justement Étienne Gilson. Or, tant qu’il y aura des intelligences qui n’auront pas renoncé à la vocation naturellement supra-phénoménologique de l’esprit rappelée par Fides et ratio, la métaphysique de l’acte d’être définie par cette même encyclique comme celle du Docteur commun demeurera indispensable à l’intelligence de Celui qui s’est révélé - selon une interprétation constante de l’Église au-delà de la diversité des exégèses - comme l’ Être même. La philosophie de saint Thomas y est louée parce qu’ "elle est vraiment celle de l’être et non du simple apparaître" (§ 44). Puissions-nous nous en souvenir alors qu’il n’a jamais été aussi urgent pour les philosophes et théologiens catholiques de répondre au désir métaphysique des esprits. Si les intellectuels catholiques ne reprenaient pas sans tarder conscience que la crise de notre culture se nourrit essentiellement d’un désir métaphysique refoulé, ils manqueraient à leur mission.