IVG et démocratie

Démocratie et IVG : quelle liberté, quelle égalité, quelle fraternité voulons-nous ?

Lettre ouverte au Président Emmanuel Macron

 

 

Agis de telle sorte que tu traites l’humanité aussi bien dans ta personne

que dans la personne de tout autre toujours en même temps comme une fin,

et jamais simplement comme un moyen (Emmanuel KANT,

Fondation de la Métaphysique des Mœurs, 2ème section)

 

 

En 1974, proposant au vote des députés la loi qui devait porter son nom, Simone Veil déclarait que l’avortement n’est pas un droit, mais un drame.

Drame personnel assurément, qu’on ne saurait ignorer ni oublier, et qui constituait pour madame Veil la principale motivation du projet législatif qu’elle avait, quoiqu’à contrecœur, accepté de porter.

Drame collectif à l’époque, qui conduisait la ministre à présenter sa loi comme une mesure de santé publique : pour parer aux effets désastreux de la multiplication d’actes clandestins dangereux, en l’absence de toute surveillance médicale, la solution proposée était une dérogation au droit à la vie, dont le préambule de la loi affirmait d’emblée que celle-ci ne le remettait pas en cause.

Drame devenu planétaire, puisque l’Organisation Mondiale de la Santé fait état dans ses publications du nombre annuel de 73 millions d’avortements provoqués[1], ce qui porte ce processus d’élimination, quoi qu’il en soit de la différence des motivations et des contextes, déjà très au-delà de ce qu’a produit au cours de l’histoire l’ensemble des guerres, des persécutions, des génocides, et des répressions exercées par les régimes dictatoriaux ou totalitaires.

 

De la dépénalisation à la légalisation

Tout aussi frappant qu’un tel chiffre est le silence qui l’entoure en général aujourd’hui.

Le caractère dramatique de l’acte, que madame Veil invoquait pour justifier sa loi, est largement effacé au profit d’une revendication de ce qu’elle rejetait : l’avortement est désormais présenté comme un droit des femmes, jugé assez fondamental pour que l’on en réclame une constitutionnalisation nationale, voire son inscription dans une charte transnationale telle que celle de l’Union Européenne. À considérer les campagnes politiques récentes, en France, on peut observer que le drame planétaire en question apparaît comme insignifiant, soit, selon l’expression répandue par les journalistes, qu’il n'est pas un « sujet ». Il ne le redevient que lorsque la décision d’une instance institutionnelle majeure telle que la Cour Suprême des États-Unis d’Amérique suspend, d’une manière qui ne peut apparaître que comme réactionnaire, ce qui était considéré par beaucoup comme une avancée sociétale définitivement acquise.

Il n’est pas moins frappant que ceux qui contestent l’opportunité d’une inscription du droit à l’avortement dans la Constitution de la Vème République française le font souvent en arguant que ce droit, tel qu’il s’est peu à peu imposé et étendu depuis la loi Veil, n’est pas menacé en France, et que, selon une remarque de Luc Ferry, ladite république n’est pas « menacée par l’Église[2] », à supposer que l’enseignement du magistère catholique soit ici seul en cause. Autrement dit : inutile d’en rajouter sur le terrain juridique et législatif, puisque ce que l’on pense conforter par là est suffisamment passé dans les mœurs, autant que garanti légalement, pour qu’il n’y ait pas à s’embarrasser d’une réforme compliquée à mettre en œuvre, quand d’autres s’imposent comme plus urgentes. L’affirmation solennisée d’un droit à l’avortement est ainsi contestée pour des raisons relevant de l’opportunisme politique.

On peut comprendre alors qu’une telle contestation soit aussi le fait de tel journal dont l’orientation idéologique est identique à celle des promoteurs de ladite solennisation. C’est ainsi que Libération a présenté comme une « fausse bonne idée[3] », l’idée lancée en 2017 par des députés de La France Insoumise d’inscrire le droit à l’avortement dans la Constitution, à l’instar du droit de grève. La raison avancée est que ce projet, maintenant porté par le gouvernement français, est de nature à susciter « un débat houleux et politiquement compliqué[4] », qui risque de tourner à l’encontre de ce qui est visé. Il est clair en effet que la mise en discussion d’un pareil projet ne manquerait pas de faire place au débat de fond qui a été, et demeure, le grand absent de tous les propos sur la question, dans le cadre de la délibération législative.

La question est en effet de savoir qui est le sujet du droit qu’il est question de constitutionnaliser, et au nom de quelle égalité ce droit peut être attribué, dès lors que le principe majeur de la justice républicaine, consacré par la devise de la République française, et plongeant ses racines lointaines dans l’antique philosophie grecque, revient à définir le droit comme un usage de la liberté individuelle garanti par un principe d’égalité devant la loi (l’isonomie des Grecs). C’est ainsi notamment que la promotion de l’avortement libre et gratuit a dès le départ argué de ce que son interdiction légale engendrait une situation d’inégalité entre les femmes, selon que leur condition leur permettait ou non d’accéder, fût-ce à l’étranger, à une intervention comportant les garanties d’hygiène souhaitables. Il paraissait en conséquence contraire à l’égalitarisme républicain que la possibilité d’avorter en toute sécurité soit réservée à celles qui avaient les moyens de se l’offrir.

Ce n’était là toutefois qu’un aspect de la question. Car le principe d’égalité requiert bien que la possibilité d’exercer un droit soit également reconnue et garantie à quiconque peut se trouver en situation d’avoir à l’exercer : c’est du moins ce qui s’impose dès lors que l’on considère comme objet d’un droit un acte tel que l’avortement provoqué. Simone Veil avait quant à elle voulu remédier à la situation inégalitaire en dépénalisant l’avortement, par dérogation au droit, ce qui était en effet autre chose que de le légaliser purement et simplement[5]. Mais, dans un cas comme dans l’autre, liberté est donnée et garantie aux femmes de pouvoir à volonté interrompre leur grossesse, dans un délai que le législateur se donne pour tâche de déterminer. Le principe décisif est donc bien ici l’égale liberté des citoyennes à décider de leur devenir.

Égale liberté, pour les mères porteuses d’un enfant, de mener ou non à terme la gestation de celui-ci, soit, si elles le veulent, de s’imposer le drame de l’avortement, de leur propre chef et non pas sous la pression d’une injonction extérieure, avec toute la sécurité possible quant aux conditions d’hygiène faute desquelles le drame psychologique pourrait se doubler d’un drame sanitaire. Ainsi qu’en témoignent certains slogans revendicatifs, ce droit au drame est bien mis au compte de la liberté de disposer de soi, soit d’une inscription corporelle de la liberté personnelle, sans laquelle celle-ci risquerait fort de n’être qu’une abstraction : « my body, my freedom – mon corps, ma liberté ». Toute restriction à l’acte abortif est par là dénoncée comme une atteinte à cette liberté fondamentale, qui ne connaît d’autre limite que la capacité reconnue à autrui de disposer lui aussi de lui-même, en toute égalité.

 

Présupposé fondamental d’un supposé droit fondamental

Ici apparaît ce qui de toute évidence est devenu le point aveugle, bien que central, de la question et du débat.

Car l’élimination d’un fœtus ne peut être assimilée ni à l’amputation d’un membre infecté, ni à une épilation, voire à une coupe de cheveux ou d’ongles, ni même à l’ablation d’un organe tel que le rein, en vue de sauver une autre personne. Car le fœtus éliminé n’est en rien une partie du corps de la femme qui le porte. Nous savons aujourd’hui de science sûre que le caryotype du fœtus – son programme génétique personnel, fixé dès sa conception – est nécessairement autre que celui de sa mère, laquelle n’a fourni, moyennant son gamète femelle, qu’une moitié du matériel chromosomique de l’individu nouveau qu’elle a engendré, grâce à la conjonction de cette moitié avec l’autre, fournie par le gamète mâle paternel.

La biologie scientifique a ainsi établi qu’à la différence de tous les organes, et même de toutes les parties d’un corps de mère, chaque cellule de l’enfant qu’elle porte renferme un ADN différent du sien. Le droit revendiqué par chaque femme quant à l’usage de son propre corps, soit d’elle-même, ne saurait valoir à l’égard d’un individu qui n’est pas elle, qui est structurellement distinct d’elle, puisqu’il est porteur d’un programme de développement autre que le sien. Si donc le slogan « mon corps, ma liberté » peut apparaître comme la juste revendication d’une liberté non-désincarnée, ladite liberté – fût-ce en admettant qu’il ne s’aurait s’agir là plus qu’ailleurs d’une liberté d’en faire n’importe quoi – ne saurait concerner que le corps dont il est question, et non pas un autre corps, le corps d’un autre, fût-il en état de dépendance totale à l’égard de sa gestatrice, tout comme un nouveau-né l’est encore à l’égard de ses nourriciers.

Le point central, qu’il faut bien qualifier d’aveugle puisqu’il ne bénéficie jamais de la même publicité que les autres aspects du débat, est la question de ce que l’on a coutume d’appeler le statut de l’embryon, ce dernier ayant la particularité de n’avoir pas vraiment de statut juridique explicite, sauf lorsqu’une législation reconnaît à l’infans conceptus un droit à l’héritage[6]. Il est notoire que l’attribution d’un tel statut n’a jamais fait l’objet d’un débat législatif. À bon droit en un sens, puisqu’on ne voit pas quel sens il y aurait à faire dépendre d’un débat parlementaire la proposition, d’ordre littéralement ontologique, qui reconnaît l’humanité à un individu distinct, et en fait par là-même un sujet de droit : une telle proposition est de l’ordre du vrai et du faux, et ne saurait comme telle être décidée par un vote.

Il en résulte néanmoins que le débat législatif au sujet des débuts de toute vie humaine est adossé à un présupposé tacite plutôt troublant : la question du statut de l’embryon est censée à bon droit ne pas être de la compétence d’une assemblée délibérative, mais tout se passe dans ses délibérations et ses décisions comme si ladite question avait été tranchée en défaveur de celui qu’elle concerne. Dès lors, l’aveu d’incompétence de l’assemblée ne paraît guère relever d’une juste exigence philosophique de ne pas confondre ce qui est de l’ordre de la connaissance et ce qui dépend d’une décision majoritaire : il donne plutôt à soupçonner la certitude inavouée que, si la question était posée pour de bon, la réponse ne pourrait aller dans le sens de la supposition que le législateur tient pour acquise, sans vouloir en discuter.

Sur des sujets d’actualité tels que la récente pandémie ou le moins récent dérèglement climatique, les citoyens sont à bon droit enjoints, à l’encontre de tous les complotismes, de prendre au sérieux ce que les sciences d’aujourd’hui sont en mesure de leur faire savoir, quant à la propagation d’un virus ou aux conditions de survie de l’écosystème terrestre. On est dès lors porté à s’étonner de l’indifférence entretenue à ce que nos sciences nous apprennent quant à l’identité concrète des personnes que nous sommes.

À l’encontre d’une vieille tradition héritée d’Aristote, laquelle maintenait dans l’ignorance des héritiers de l’envergure d’un Thomas d’Aquin, nous savons maintenant que le principe structurel interne qui donne à chacun de nous sa spécificité humaine, en même temps que son unicité individuelle, est présent dès l’état unicellulaire que chaque individu membre de l’espèce humaine a été au départ. C’est ce principe structurel qui est au fondement de la continuité dynamique qui fait l’unité et l’identité d’une personne à travers le temps : lorsque celle-ci prend conscience de son identité, elle ne commence pas à ce moment-là d’être la personne qu’elle est, mais elle accède à la connaissance d’une identité qui précédait cette prise de conscience, et la rendait possible, dès lors qu’il s’agissait d’un être ayant une vocation naturelle à la conscience de soi, promesse inscrite en lui dès son origine, et qui s’épanouit en conscience effective si rien ne vient entraver son développement.

 

Les fondements scientifiques du respect de la personne

En ignorant ces connaissances scientifiques, le législateur fait le contraire de ce qu’il demande aux citoyens. Au lieu de se prévaloir de la science du XXIe siècle, il en reste à la croyance aristotélicienne selon laquelle l’embryon conçu ne devient véritablement, c’est-à-dire spécifiquement humain qu’à une certaine étape de son développement prénatal. Plus exactement, il fait comme si aucun savoir n’interdisait de croire qu’un vivant issu de gamètes humains n’est pas un être humain à part entière, et de part en part de son devenir, un être comme tel sujet des droits que les humains doivent se reconnaître les uns aux autres, à commencer par ce droit le plus élémentaire, présupposé à tous les autres, qu’est le droit à la vie.

Au mépris de ce qu’il est maintenant possible de savoir, le législateur ne peut que s’arroger le droit de décider qui est un humain et qui ne l’est pas, parmi les vivants porteurs du génome spécifique de l’humanité : c’est ce qu’il fait lorsqu’il détermine le délai, variable à son gré, au-delà duquel un individu considéré comme en droit éliminable doit être du jour au lendemain, sans qu’aucun miracle ne soit invoqué pour rendre compte d’un tel changement, tenu pour une personne « indisponible », au sens juridique du terme. Cette faculté de décider de l’humanité d’un individu était au principe de l’esclavage antique : l’esclave n’y avait pas le statut juridique d’une personne, mais d’une chose marchandable, ou éliminable à merci. Il en alla de même lorsque certains trouvèrent dans la catégorie nietzschéenne du sous-homme de quoi justifier leurs projets politiques d’extermination de masse. Prétendre pouvoir décider de l’humanité des autres est le principe des pires injustices.

Prendre au sérieux les connaissances scientifiques disponibles devrait faire juger irrecevable l’idée qu’il n’y a pas de fondement objectif à la reconnaissance d’une personne humaine, fondement indépendant de toute décision individuelle ou collective. Il devrait donc paraître impossible, aujourd’hui plus que jamais, de considérer comme un droit l’interruption d’une vie intra-utérine – mise à mort in utero, qui se prévaut de l’argument assez faible que sa victime n’en a pas conscience, et dont l’interruption de la grossesse n’est qu’un effet collatéral. Nous avons, plus qu’on en a jamais eu, des raisons théoriques d’affirmer qu’à quelque moment que ce soit de sa gestation, ce que porte une femme dont l’ovule a été fécondé n’est pas moins un être humain que celui qu’il sera une fois né. On invoque souvent, pour justifier le droit à l’avortement volontaire, le fait qu’une grossesse peut résulter d’une violence masculine : mais comment dénoncer et incriminer celle-ci, sans dire la même chose de la violence infligée au petit être qui, dans le pire des cas, doit à cette violence-là d’exister ?

On peut d’autant moins considérer comme un droit l’interruption violente d’une telle vie innocente que l’on s’est interdit de l’infliger à des personnes gravement coupables. Le Dr Jean Thévenot, gynécologue-obstétricien et co-auteur du livre Faire naître[7], avait déclaré lors d’une présentation publique de ce dernier à Toulouse : « le législateur a fait de nous les derniers bourreaux ». La figure ancestrale du bourreau a en effet disparu partout où l’État a renoncé à infliger la peine de mort : c’était, non sans raison, renoncer à donner l’exemple public d’une infraction au précepte Tu ne tueras pas, l’un des deux interdits majeurs, avec celui de l’inceste, dont Claude Lévi-Strauss avait découvert l’universalité transculturelle.

L’abolition tant réclamée de la peine capitale, dont on s’est volontiers fait une gloire, et la disparition de son exécuteur ont inscrit dans le marbre de la loi que, hormis dans une situation de légitime défense, collective ou individuelle, contre un agresseur menaçant, nul n’a le droit de dire à un frère humain : « tue pour moi un autre humain ». Comment dès lors pourrait-il y avoir un droit constitutionnel à la mise à mort prénatale ? Bien qu’il soit impossible de disposer d’une statistique à ce sujet, il est évident qu’une grossesse peut être le résultat d’une violence. Mais comment, même dans un tel cas, considérer comme un agresseur dont il y aurait lieu de se défendre, voire qu’il faudrait punir lourdement, l’enfant conçu, dont le caractère indésirable ne peut même pas être considéré comme un tort ?

S’il y a un droit à affirmer ici, ce serait, pour l’enfant conçu, celui de naître dans la dignité – afin que les petits d’homme bénéficient d’une protection au moins égale à celle des bébés-phoques – au lieu de mourir dans l’indignité, puisqu’on lui aura dénié cette dignité qui fait de tout être humain un sujet de droit, au point que l’on ait renoncé à punir en ôtant la vie.

 

La question du fondement de la justice

Il y va en vérité de la définition même du droit.

Dans un texte célébrissime sur un prétendu « droit du plus fort[8] », Jean-Jacques Rousseau opposait le « pouvoir moral » qu’est le droit à celui, « physique », de la force : « convenons que force ne fait pas droit, et qu’on n’est obligé d’obéir qu’aux puissances légitimes ». Il contestait par là le devoir d’obéir à des pouvoirs qui ne se seraient imposés que par la force des armes, comme c’est le cas dans un pays occupé, ou en tout régime despotique qui ne s’instaure et se maintient que moyennant des formes terroristes de coercition. Rousseau tirait de là le principe d’une légitimité démocratique, garante d’une liberté politique qui consiste à n’avoir à obéir qu’aux lois et aux pouvoirs qu’on s’est donnés à soi-même[9].

Suffit-il néanmoins qu’une loi ait été votée conformément à ce principe pour comporter le caractère de justice qui fonde le devoir d’y obéir ? Le fonctionnement d’un État démocratique repose sur le principe selon lequel « majorité fait loi ». Pourtant, à s’en tenir là, on ne voit guère ce qui distingue la légitimité démocratique de ce droit du plus fort auquel Rousseau voulait à bon droit l’opposer : envisagée d’un point de vue socio-politique, la force n’est pas avant tout celle des muscles ou celle des armes, mais celle du nombre. Ne fonder la justice et la légitimité d’une loi que sur la supériorité numérique de ceux qui l’ont votée pourrait bien n’être qu’une autre version du droit du plus fort, laquelle doublerait l’iniquité de celui-ci d’un mensonge hypocrite quant à la véritable nature d’une législation démocratique.

Rousseau n’a pas ignoré la difficulté, et ne lui a pas trouvé d’autre solution que de subordonner la justice des lois relevant de la compétence d’une assemblée élue à des principes de justice indépendants de ses votes. Conformément à une longue tradition, il n’hésite pas à qualifier ces principes de naturels, puisque, depuis la philosophie grecque, le concept de nature signifie un ordre des choses indépendant des volontés et des décisions humaines : « il n’est pas plus permis d’enfreindre les lois naturelles par le contrat social, qu’il n’est permis d’enfreindre les lois positives par les contrats des particuliers, et ce n’est que par ces lois-mêmes qu’existe la liberté qui donne force à l’engagement[10] ». Ces derniers mots disent ce qui est ici essentiel : si les humains ne tenaient pas de la nature cette liberté qui est leur différence spécifique, ils ne seraient pas aptes à se donner la moindre loi. Qu’ils s’en donnent parce qu’ils en reconnaissent la nécessité, pour l’exercice en collectivité de cette liberté qui leur vient de la nature, suppose donc qu’ils commencent par reconnaître que c’est par nature[11], et non pas par la décision de quiconque, qu’un humain a vocation à être sujet d’un ordre légal, et éventuellement appelé par délégation de ses semblables à contribuer activement à son organisation.

En revanche, lorsqu’une assemblée législative s’arroge tacitement le droit de décider du caractère humain de ceux sur qui elle légifère, il faut y voir la version la plus accomplie du droit du plus fort, notamment si les objets de ladite décision sont les membres les plus faibles, parce que les plus dépendants, de l’espèce humaine. La « volonté générale », censée conférer à la démocratie une légitimité supérieure à celle de tout autre régime, paraît alors se réduire à une forme d’arbitraire : un despotisme de la majorité – ou de minorités bruyantes qui réussissent à rallier à leurs vues une majorité des élus. Il ne peut pas y avoir plus d’arbitraire, et par suite plus d’injustice, que lorsque certains, nés humains, décident de l’humanité, et donc de la dignité d’autres qui sont nés ou à naître de la même façon.

Le traitement des embryons humains, à des fins dites de « santé reproductive », a depuis longtemps reposé sur un déni de leur humanité, faisant dépendre l’attribution de celle-ci d’une convention collective au sein d’une instance législative, ou d’un « projet parental » censé être une condition pour que la personnalité de l’embryon soit reconnue, avec les conséquences qu’elle implique de droit. Se trouve du même coup récusé le principe, pourtant sous-jacent en tout autre domaine de justification, selon lequel l’humanité de l’homme est ce dont nul ne saurait décider, sauf à exercer à son égard un arbitraire tyrannique. Le droit en général, et les droits en particulier, reposent sur une exigence qui s’impose aux humains en vertu de leur commune nature, en tant que celle-ci n’est à la discrétion de personne[12]. Faire du principe même du droit un objet de convention collective, c’est destituer de toute valeur, en la retournant contre elle-même, la légitimité démocratique : pour être largement partagé, un arbitraire ne cesse pas d’être arbitraire.

C’est pourquoi il en va aussi, avec la question du droit à l’avortement provoqué, de la cohérence de l’idée de démocratie, dont la défense est aujourd’hui tant prônée, et à bon droit, à l’encontre de la résurgence ou de la consolidation de pouvoirs autoritaires et dictatoriaux, qu’il s’agisse d’un despotisme personnel ou du despotisme d’un parti, confessionnel ou laïque. Ladite question peut à la vérité être considérée comme un marqueur civilisationnel, qui devrait amener les démocraties qui sont fières de l’être à réfléchir sur ce qui peut au juste et en profondeur les distinguer des régimes qu’elles rejettent. Ce serait bien le moins que de réfléchir avant d’inscrire dans le marbre des constitutions l’avalisation publique du refus de reconnaître la dignité personnelle des plus faibles d’entre les humains, en se voilant la face.

En un temps où, d’un point de vue géopolitique, il y a quelque raison de considérer la démocratie comme menacée, il semblerait urgent de ne pas conforter les arguments de ceux qui la discréditent, en donnant à voir qu’elle constitue elle-même une menace à l’encontre du droit dont elle se fait forte d’être le rempart, et cela parce qu’elle s’avère porter atteinte non pas tant à tel droit particulier qu’au fondement qui fait que les humains ont des droits, et conséquemment des devoirs, les uns envers les autres, avant tout en considération de leur humanité. Cette atteinte est on ne peut plus évidente lorsque l’on entend consacrer comme un droit fondamental l’élimination volontaire d’un petit d’homme en gestation, aussi innocent qu’impuissant. Comment la démocratie ne paraîtrait-elle pas mentir sur elle-même dans sa prétention affichée à protéger les faibles, en menaçant à ce point ceux qui le sont le plus ?

 

Répondre démocratiquement au drame ?

Comment éviter à la bien-aimée démocratie cette dérive délétère, dont le statut accordé à l’interruption volontaire de la vie intra-utérine est un marqueur insigne ?

Il conviendrait semble-t-il avant tout de revenir aux termes utilisés en son temps par madame Veil, et de ne pas transformer en un droit conventionnel ce qui est et demeure par nature un drame. Le législateur ne saurait de toute évidence rester indifférent au sort et à la situation des femmes dont la détresse est aggravée par leur grossesse, détresse dont le caractère silencieux, souvent, n’a d’égal que celui, bruyant, des manifestations qui réclament de faire de l’IVG un droit, en évacuant des textes réglementaires leur référence originaire à la détresse féminine. L’ampleur du drame, autant que sa gravité, devrait conduire à un examen de conscience civilisationnel, dont on ne peut pas faire bon marché. Car la dépénalisation n’a pas entraîné, comme il était espéré au départ, la diminution du nombre d’avortements. C’est le contraire qui s’est produit, invitant à mettre en cause les facteurs qui conduisent à y recourir : au premier chef les conditions socio-économiques aggravées par l’instabilité des familles, mais aussi la pression culturelle, autant que familiale et professionnelle, qui tend à faire voir dans l’avortement l’unique recours possible, recours d’autant plus imposable qu’il est rendu plus accessible, quoi qu’il en coûte à celles qui subissent cette pression quand même elle va à l’encontre de leur propre désir.

Cette pression atteste que la « libération sexuelle », sur fond d’érotisation générale de la culture et de la vie collective, aura été, objectivement et indépendamment de toute qualification morale, la valeur[13] la plus meurtrière que l’histoire humaine ait produite. Nous savons depuis longtemps que la liberté a un prix. Mais ici plus que partout ailleurs, les plus petits des humains paient le prix de la liberté des autres.

Substituer la constitutionnalisation à la dépénalisation, le droit à la dérogation au droit, n’est pas répondre en vérité au drame que des femmes subissent, c’est plutôt jeter un voile dissimulateur sur ce qu’il comporte de véritablement inhumain. Lorsqu’il chercha à expliciter philosophiquement le fondement de ce que les humains se doivent les uns aux autres, Kant en vint à la formule célèbre selon laquelle il incombe à chacun de traiter l’humanité, en sa personne autant qu’en celle d’autrui, toujours comme une fin et jamais simplement comme un moyen. Il avait conscience de ré-énoncer à sa manière la fameuse « Règle d’or » dont la Bible lui léguait plus d’une formulation, notamment le « Tu aimeras ton prochain comme toi-même » de Lévitique 19, 18 : loin d’être spécialement biblique, ce précepte se caractérise au contraire par une remarquable universalité transculturelle. Or, quelle proximité plus grande peut-on envisager que celle qui existe entre une mère et l’enfant qu’elle porte ? L’humanité ne peut pas être plus réduite à l’état d’un moyen, subordonné à une fin personnelle, que par la rupture violente d’une telle proximité.

Ne pas se voiler la face devant le drame ne saurait consister à le couvrir de l’étiquette du droit, au mépris de ce qu’il faudrait pour que cet étiquetage ne soit pas fallacieux. Il est peut-être impossible pour le législateur, eu égard aux habitudes acquises et à l’état de l’opinion, de faire face à cette situation, à laquelle il a puissamment contribué, autrement qu’en maintenant dans l’immédiat le statu quo. Mais il conviendrait qu’il prenne des initiatives qui permettraient d’échapper, sinon directement au drame, du moins à ce qu’on pourrait considérer comme une forme de mensonge.

De même que l’on entoure de soins dits « palliatifs » des personnes en fin de vie qui ne veulent pas demander à des frères humains de les faire mourir, de même conviendrait-il d’offrir des secours particuliers aux femme enceintes en difficulté qui ne voudraient pas demander à un frère humain de tuer l’enfant qu’elles portent. Ce serait à vrai dire le seul moyen pour que l’avortement provoqué puisse faire l’objet d’un choix, et être pour autant considéré comme un usage de la liberté personnelle, faute de laquelle il n’y aurait aucun sens à vouloir en faire l’objet d’un droit.

Opposer une militance « pour le choix (pro-choice) » à une militance « pour la vie (pro-life) » suppose que le choix soit effectivement donné, c’est-à-dire que les femmes se voient offrir des moyens de ne pas recourir à l’avortement. Ceux-ci doivent sans doute consister d’abord en une aide morale, qui n’est elle-même possible que si aucune disposition légale ne permet de l’incriminer comme une « entrave » à l’avortement, tandis que la promotion de ce dernier par les offices internationaux de planification familiale bénéficie du plus large soutien de la presse écrite, orale, ou télévisuelle. Si vraiment l’avortement était sincèrement considéré comme le drame qu’attestent les chiffres de l’OMS, on entreprendrait de déployer socialement les efforts nécessaires pour remédier aux échecs de la politique contraceptive. On pourrait alors se réclamer d’un véritable « progressisme » – qui ne se réduirait pas à considérer comme un progrès la progression fulgurante du recours à l’élimination prénatale, partout où la promotion de la contraception était censée l’endiguer – en même temps que d’un véritable « libéralisme », qui se voudrait autre chose et mieux qu’un prétexte idéologique à asservir la liberté de certains au profit de celle des autres.

On ne libère personne en lui taisant la réalité de ses actes : nous savons, au moins depuis le siècle des Lumières, que c’est la connaissance, donc la vérité, qui libère. On peut proclamer, comme on a pu le lire en tête de manifestations nord-américaines, que ce n’est pas « Jésus », mais « l’avortement » qui « sauve[14] » : c’est là donner une signification religieuse, en l’occurrence anti-chrétienne, à la promotion du second. Mais on admettra difficilement que ce qui est ainsi promu à titre de sauvegarde de la liberté d’une mère soit équivalemment celle de son enfant : on parle de salut en général, mais du salut de qui s’agit-il au juste, on peut se le demander (sauf à admettre que l’âme du petit avorton aille directement au Ciel, comme on parlait autrefois de « faiseuses d’anges » pour désigner les avorteuses).

Nos démocraties prônent volontiers un accueil total de l’autre, si différent soit-il : il y a de quoi s’en réjouir, mais pourquoi les humains en attente de mise au monde sont-ils les seuls à ne pas en bénéficier ? Unborn lives matter… Les vies encore à naître devraient compter autant, en toute égalité, que celles des personnes dites « de couleur ».

*

Liberté, égalité, fraternité : qu’en est-il donc des trois « valeurs de la République » dans le projet de faire de l’avortement provoqué un droit constitutionnel ?

Liberté peut-être, à condition de préciser qu’il s’agit d’un exercice de leur liberté par celles ou ceux à qui l’on a accordé le droit de naître, et d’acquérir par l’éducation la capacité de décider de leurs actes, fût-ce, comme on le veut, à l’égard de membres de leur espèce qui ne sont pas encore à même de le faire, et à qui l’on décide à leur place de dénier le droit en question.

Égalité et fraternité, sûrement pas.

Car ces deux exigences sont fondées sur une communauté de nature, cette communauté génétique qui fait que tous les humains sont par génération « égaux en dignité et en droits[15] ». Cette commune appartenance naturelle, qui fonde les rapports volontaires que les personnes humaines se doivent les unes aux autres, est ce dont aucune d’entre elles ne saurait décider. Tel est le principe de toute justice humaine. Y déroger, implicitement ou explicitement, et identifier le droit lui-même à cette dérogation, c’est mettre au principe du droit la racine même de l’injustice.

Kant et la Règle d’or voulaient que l’on traite l’humanité comme une fin, et jamais seulement comme un moyen.

Prétendre décider de l’humanité d’autrui, c’est faire exactement le contraire.

Michel NODÉ-LANGLOIS

Saint-Michel-en-l’Herm

Le 14 juillet 2022


[2] Interview avec Guillaume Durand au cours de la Matinale de Radio classique, le lundi 27 juin 2022.

[4] Ibid.

[5] Pier Paolo Pasolini écrira de son côté : « je suis traumatisé par la législation sur l’avortement, parce que je la considère, comme beaucoup, comme une légalisation de l’homicide » (Corriere della sera du 19 janvier 1975, repris dans Écrits corsaires, Flammarion 1976, p.143).

[6] La législation française stipule que l’enfant à naître a le droit d’hériter pourvu que la naissance intervienne dans un délai de 300 jours à partir de l’ouverture de la succession : elle comporte donc la contradiction notable d’accorder à l’embryon le droit à l’héritage sans lui reconnaître le droit à la vie.

[7] Faire naître : de la conception à la naissance, l’art au service de la nature ?, dir. André-Robert Chancholle et Michel Nodé-Langlois, Perpignan, Artège, 2009.

[8] ROUSSEAU, Du contrat social, L I, ch. 3.

[9] « L’obéissance à la loi qu’on s’est prescrite est liberté » (op. cit., L. I, ch. 8)

[10] Id., 6ème des Lettres écrites de la Montagne, Pléiade, t. III, p.807.

[11] En disant que les hommes naissent libres et égaux, la Déclaration universelle des droits de l’hommes confirme que c’est leur appartenance génétique à une même espèce qui confère aux humains une dignité qui ne saurait dépendre des conventions collectives.

[12] « Dans les relations d’homme à homme, écrit Rousseau, le pis qui puisse arriver à l’un est de se voir à la discrétion de l’autre » (Discours sur l’origine et les fondements de l’inégalité parmi les hommes¸2ème partie).

[13] Les penseurs contemporains ont hérité de Nietzsche une définition selon laquelle une valeur n’existe comme telle que pour autant qu’elle soit voulue : elle s’impose à la mesure du nombre de ceux qui la veulent, sans qu’il y ait à se demander si elle est véritablement valable , indépendamment de l’opinion qui la considère comme telle.

[14] Des banderoles portaient le slogan : « Jesus doesn’t save. Abortion saves ».

[15] Déclaration universelle des droits de l’homme de 1948.