La beauté de l'éphémère

(Méditation bergsonienne)

 

     Il n'allait pas sans paradoxe que Bergson recoure à l’exemple d’une mélodie1, pour faire vivre en quelque sorte in concreto l’intuition de la « durée », par quoi il n’entendait rien d’autre que « le temps », mais « le temps perçu comme indivisible »2.

     Ce n’est pas qu’il faille s’étonner de ce que la musique soit censée faire percevoir l’indivisibi­lité du temps, alors qu’une mélodie peut bien comporter des suspensions du flux sonore, des silences, qui constituent autant de discontinuités musicales. On accordera à Bergson qu’une phrase mélodique ne peut être entendue véritablement que comme un tout dans lequel tout se tient, y compris les silences, de sorte qu’aucune de ses parties ne puisse produire isolément un effet dont le simple cumul additif avec celui des autres produirait un effet d’ensemble, source du plaisir musical. Bergson vérifie par là que la division effective d’un tout organique détruit cela même qui le constitue comme un tout, alors que la séparation des parties d’un agrégat ne fait que rendre plus manifeste l’extériorité de ses parties, que leur accumulation n’avait pas supprimée. L’exemple de la mélodie et le commentaire qu’en donne Bergson suffisent du même coup à attester la multiplicité des parties dont la première est composée : elle donne ainsi à intuitionner la continuité du temps, qu’il faut définir non pas comme son indivisibilité, mais comme, tout à la fois, son indivision effective et sa divisibilité potentielle.

     Le paradoxe apparaît bien plutôt dans la portée théorique générale que Bergson accorde à son exemple. Forme privilégiée de l’intuition de la durée, la musique est ici censée nous donner accès au fond des choses, c'est-à-dire à leur étoffe commune autant qu’intime, ainsi qu’à leur principe « transcendant »3. S’il faut ici une expérience intuitive, c’est que Bergson a signé définitivement l’échec de l’intelligence conceptualisante à nous donner une véritable connaissance de la mouvance des choses, alors même qu’elle se révèle indispensable et si efficace pour leur exploitation pragmatique et technique. Le devenir échapperait en tant que tel à la puissance représentative des concepts, car ceux-ci ne peuvent penser le mouvement sans le ramener à l’immobilité des lois et des essences. Aussi Bergson voulait-il engager la métaphysique dans une voie autre que celle qu’avaient frayée les Grecs, et dont il pensait avec beaucoup d’autres qu’elle était depuis Kant définitivement fermée. Ce dernier aura vu que la métaphysique ne peut, dans sa prétention à accéder au suprasensible, se passer d’une intuition que le concept ne saurait lui procurer. Son tort aura seulement été de réduire l’intuition à l’exercice ordinaire de la sensibilité.

     La musique nous donnerait donc cette intuition dont la métaphysique a besoin pour sortir des impasses ou, comme dit Kant, échapper aux « antinomies »4 de la ratiocination. Que nous donne-t-elle en effet à intuitionner sinon un pur devenir ? La musique n’existe comme telle que dans le temps de sa production, au moyen de la voix ou d’un instrument, de telle sorte que rien d’elle ne subsiste une fois cette production terminée. Saint Augustin soulignait déjà l’étrangeté de l’œuvre musicale : pour être le tout bien ordonné que, comme toute œuvre, elle a besoin d’être, il lui faut se construire progressivement dans la mémoire de son auditeur, jusqu’à ce que sa dernière note soit retombée dans le silence. L’œuvre plastique doit sa pérennité à sa fixité : l’usure qui peut finir par la détruire n’est qu’une corruption accidentelle. Quant à la danse, autre art du mouvement, on peut dire qu’il en subsiste quelque chose : le corps du danseur, qui est la matière même de la danse. De la musique ne subsiste pas même la matière, qui est le son, et non pas l’ensemble des corps vivants ou inertes qui produisent ce dernier. La musique n’est qu’en devenant, et même si la mémoire est nécessaire pour percevoir l’harmonie de ses moments, c’est moins dans le souvenir qu’elle laisse que dans la fugacité de son passage qu’elle donne à éprouver la beauté qui est la sienne.

     Cette beauté n’est certainement pas indifférente à l’expérience que Bergson veut donner à vivre. Car elle est le caractère d’un tout dont les parties sont solidaires au point que leur séparation ou le retranchement d’une seule soient éprouvés, fût-ce en imagination, comme la cause d’une douloureuse perte d’intégrité. Et la notion d’harmonie – verticale et horizontale, synchronique et diachronique – s’impose ici plus que jamais comme le legs de la musique à tous les autres arts : car c’est à elle que l'on doit le sentiment de cette solidarité entre les parties qui fait de la musique une intuition du continu comme d’une réalité en soi multiple, dont cependant la division effective détruirait l’essence. L’harmonie au sens propre, ou celle du contrepoint, est ce qui dans la musique a fonction de forme, soit du principe d’unité organisée qui permet à l’intégration des parties d’assurer l’intégrité qui donne au tout sa perfection. Ainsi Bergson n’est-il jamais aussi grec que lorsqu’il prétend nous engager dans une voie autre que celle des Grecs : car la valeur philosophique éminente qu’il donne à l’expérience musicale ne va pas sans retrouver tout ce que Plotin avait tiré de l’enseignement de ses grands prédécesseurs quant au rôle de la forme, en tant que principe ordonnateur de la matière, dans la production de la beauté sensible5.

     L’expérience émerveillée de celle-ci, telle que Plotin la pense, explique pourquoi les Grecs ont suivi la voie que Bergson juge impraticable. La réhabilitation plotinienne des Beaux-Arts a consisté à retourner contre le platonisme une doctrine de la forme héritée de Platon lui-même, et approfondie par Aristote. Comprendre la beauté comme résultant de l’inhérence de la forme à la matière de l’œuvre, c’était, à l’encontre du séparatisme platonicien, affirmer l’immanence de l’intelligible au sensible, et voir dans l’expérience esthétique une appréhension immédiate de la prégnance du premier dans le second. Qu’il puisse y avoir une autre beauté que la beauté sensible n’est pas en cause ici : comment la source ne posséderait-elle pas éminemment les caractères de ce dont elle est la source ? Si donc c’est de l’idée que le corps tient sa beauté, comment n’y aurait-il pas une beauté de l’intelligible lui-même et, par-delà, de l’intellect qui est la source des idées ? Reste que la beauté sensible se donne à éprouver comme telle avant d’être pensée, et qu’elle donne ainsi à éprouver, sans détour conceptuel, l’apparentement en profondeur de la chose matérielle à l’idéal.

     Ce que Plotin dit de la statue de Zeus, la musique le donne à entendre, aux deux sens de ce terme. Il est certain que la musique, pour n’être pas faite de concepts mais de sons, n’en est pas moins intelligible. L’audition n’est pas l’analyse, mais celle-ci est bien capable d’expliquer après-coup quels principes formels, harmoniques et stylistiques, ont permis de donner à l'œuvre sa belle unité. Aussi Leibniz n’hésitait-il pas à lier le plaisir musical au calcul inconscient que fait l’âme des rapports quantifiables entre les hauteurs et les durées6. Aucune arithmétique ne permet sans doute de déduire un chef d’œuvre, mais on sait depuis Pythagore que les harmonies sont mathématisables. Et le nombre d’or structure, autant que le péristyle des temples, nos sonates et nos symphonies, jusqu’aux plus belles partitions de Bartok. L’analyse musicale n’est pas un substitut de l’audition : elle n’en procure pas le plaisir, même si elle peut y acheminer, en rendant plus perceptible l’ordre interne d’une œuvre s’il échappait au départ. Or elle permet ainsi de vérifier, au moyen de concepts, une intelligibilité immanente que l’audition donne à éprouver sans requérir une telle médiation.

     Ce que la musique donne à entendre, c’est donc un pur devenir où cependant il n’est rien que d’intelligible. L’éphémère aussi est beau, au point qu’il y ait une beauté qui ne vaille que d’être éphémère. Qui pourrait parler ici d’une dévaluation des choses périssables ? Il y a une leçon de la musique qui paraît à l’opposé de celle qu’en tire Bergson, à moins qu’il ne s’agisse du sens profond de celle-ci. En opposant l’intuition vitale à l’intelligence conceptualisante, Bergson consacrait « l’abîme »7 que la philosophie kantienne, intégrant l’interminable conflit de l’empirisme et du rationalisme classiques, avait ouvert entre le sensible et l’intelligible, fermant par là-même la voie qui avait permis aux Grecs d’inventer la métaphysique. Pour peu que l’on entende la musique, vaine apparaîtra la revendication du devenir contre le concept, vain le dogme selon lequel l’intelligible ne saurait être pour nous l’objet d’une intuition, notre intuition sensible étant décidément impuissante à nous y donner accès. La musique est le pont que Kant cherchait presque désespérément à jeter sur l’abîme qu’il avait lui-même creusé. Ou plutôt : il n’y a pas ici d’abîme, et la musique nous donne à éprouver ce que le concept nous permet de vérifier par ailleurs, selon une modalité qui lui est propre.

     Quoi qu’en pensât Nietzsche, la vie n’a pas besoin de la musique pour ne pas être « une erreur »8, mais sans doute n’y a-t-il rien qui puisse mieux que la musique le lui faire savoir.

 

1 « Écoutons une mélodie en nous laissant bercer par elle : n’avons-nous pas la perception nette d’un mouvement qui n’est pas attaché à un mobile, d’un changement sans rien qui change ? Ce changement se suffit, il est la chose même. Et il a beau prendre du temps, il est indivisible : si la mélodie s’arrêtait plus tôt, ce ne serait plus la même masse sonore ; c’en serait une autre, également indivisible. Sans doute nous avons une tendance à nous représenter, au lieu de la continuité ininterrompue de la mélodie, une juxtaposition de notes distinctes. Mais pourquoi ? Parce que nous pensons à la série discontinue d’efforts que nous ferions pour recomposer approximativement le son entendu en chantant nous-mêmes, et aussi parce que notre perception auditive a pris l’habitude de s’imprégner d’images visuelles. Nous écoutons alors la mélodie à travers la vision qu’en aurait un chef d’orchestre regardant sa partition. Nous nous représentons des notes juxtaposées à des notes sur une feuille de papier imaginaire. Nous pensons à un clavier sur lequel on joue, à l’archet qui va et qui vient, au musicien dont chacun donne sa partie à côté des autres. Faisons abstraction de ces images spatiales : il reste le changement pur, se suffisant à lui-même, nullement divisé, nullement attaché à une ‘‘chose’’ qui change » (Bergson, La pensée et le mouvant, 2e conférence sur la Perception du changement, puf 1962, p.164).

2 Ibid., p.166.

3 Ibid., p.176.

4 Terme kantien désignant des contradictions censément inévitables à laquelle la raison humaine se trouverait condamnée lorsqu’elle prétend connaître des objets dont la sensibilité ne lui offre aucune expérience.

5 Voir Plotin, 5ème Ennéade, 8ème traité, ch.1.

6 Voir Leibniz, Principes de la nature et de la grâce fondés en raison, § 17.

7 Kant, Critique de la faculté de juger, Introduction, II.

8 Nietzsche, Crépuscule des idoles, Maximes et pointes, § 33.