Thomas d'Aquin - L'âme intellective

Remarques sur la question de la création de l’âme intellective

Pourquoi opposer traduction et création (De potentia, q.3, a.9) si la cause première ne fait pas nombre avec les causes secondes ?

Il en va de ce qui distingue un hylémorphisme d’un matérialisme. Telle que la présente s. Thomas, l’éduction pourrait être comprise en un sens matérialiste : la semence est censée avoir la puissance de donner à la matière une « disposition ultime quae est necessitans ad formam » – formule lourde, puisqu’elle signifie littéralement que Dieu est nécessité à infuser l’âme en la créant. À quoi attribuer cette puissance sinon à la forme substantielle dont l’énergéïa est d’actuer l’individu en déployant ses aptitudes, moyennant d’abord son développement morphologique ? La biologie et la génétique d’aujourd’hui sont plus aptes que jamais à attester le rôle « organisactif » de la forme, soit la causalité propre à une forme structurante, non seulement hic et nunc comme dans l’inorganique, mais dans le dynamisme continu caractéristique des vivants. Le propre du matérialisme est de faire de la forme un accident de la matière et de lui refuser tout rôle substantiel. Comment éviter d’en arriver là si la forme naturelle est l’effet nécessaire d’une « ultime disposition » de la matière ?

Et comment éviter le dualisme si l’on donne un statut exceptionnel à l’âme intellective ? Paradoxe : l’infusion de cette dernière suppose que la matière du corps engendré ait reçu de la puissance séminale une « ultime disposition » par rapport à laquelle ladite infusion reste contingente tout en étant la finalité qui donne son sens au processus. Or, n’est-ce pas la forme qui (de façon interne et substantielle dans la nature, externe et accidentelle dans l’art) est le principe de l’organisation, et du fonctionnement organique sensé, des touts non-additifs, soit de la réalisation des finalités dont ils sont porteurs ? C’est tout le sens de l’« organisaction » (E. Morin) qui fait de ce tout qu’est l’être organisé un soi, dont la finalité interne est à la racine de toutes les efficiences externes.

Si c’est la matérialité qui fait l’individuation, il n’y a pas de contradiction à admettre que le processus matériel de génération puisse avoir pour terme cette sorte d’individu qu’est une personne. Ce n’est pas l’âme du géniteur qui produit celle de l’engendré. Engendrer, c’est amener à l’être un nouvel individu, c’est-à-dire un composé de matière et de forme. En tout état de cause, un géniteur ne produit pas la forme qu’il ne communique que pour l’avoir lui-même reçue.

L’advenue de l’âme intellective n’a-t-elle pas quelque chose d’un accident, ce qui compromettrait évidemment son caractère de forme substantielle ?

Cette conséquence fâcheuse est certes évitée par la théorie de la destruction des formes antécédentes : pour qu’il y ait un accident, il faudrait que la substance demeure la même ; or il y a irruption d’une nouvelle forme substantielle, en suite de quoi il ne peut s’agir de la même substance qu’auparavant.

Reste que ce n’est pas l’âme intellective qui commandait formellement le devenir corporel qui a rendu possible son infusion. Pour qu’il y ait unité substantielle et non pas union accidentelle entre un corps transformé dont ladite âme n’était pas la forme et une âme qui ne s’y trouvait pas, il faudrait que l’âme ait été présente dès le départ comme principe de l’unité dynamique qu’est l’individu vivant, dont la « subsistence » ne se réduit pas à la permanence d’un schéma constitutif sans renouvellement constant des éléments matériels.

C’est sans doute pourquoi Bergson a pu affirmer que sa conception de la durée n’annulait pas la substantialité des choses, mais seulement la réduction de cette substantialité à une inertie, voire cette sorte de dualisme de la « chose qui change » et de son devenir : il y a une mobilité interne qui est la substance même – l’énergéïa – des choses. Le devenir est un mode d’être.

Qu’est-ce que l’éduction ?

S. Thomas l’oppose à une création « sans intermédiaire ».

On peut néanmoins se demander si la causalité créatrice peut comporter des médiations, alors que la création n’est pas un mouvement, mais seulement la relation de dépendance du créé à l’Incréé (Contra Gentiles, II, 18). Le ex nihilo n’exclut-il pas la distinction d’une création immédiate et d’une création é-ductive ?

L’éduction est conçue comme la communication instantanée d’une forme substantielle au terme d’un processus de préparation (pré-disposition) de la matière, causé par des propriétés matérielles (celles de la semence dans le cas du vivant). [CG, II, 19, 6, et 89, 7].

« Toute génération substantielle précède la forme substantielle et ne la suit pas » (CG, II, 89, 3).

« L’âme n’est pas en acte dans la semence avant l’organisation du corps » (ibid., 2).

Comment dès lors ne pas appliquer ce qui est dit de l’âme à toutes les formes éduites [cf. Commentaire à la Métaphysique, VII, 8, n° 1430], si la forme substantielle n’est pas le principe structurel (organis)actif du développement organique qui conduit à l’exercice (conscient ou non, réfléchi ou non) des fonctions psychiques ?

La biologie d’aujourd’hui rend caduques, selon Pascal Ide, les raisons qui fondent la thèse de l’animation différée :

1/ il reste vrai que l’âme n’est pas en puissance dans la semence, et qu’en ce sens le géniteur ne la transmet pas ;

2/ la perpétuation de l’espèce met à contribution les deux géniteurs dans les espèces sexuées : la transmission de la forme spécifique consiste dans l’apparition d’un nouvel individu, spécifiquement semblable et matériellement distinct ;

3/ les fonctions psychiques sont bien en puissance, non pas dans la semence, mais dans le zygote, qui contient tous les éléments du programme de leur développement, en interaction avec l’environnement : c’est originellement que les caryotypes spécifiques diffèrent et que celui du zygote humain en fait autre chose qu’un végétal ou un animal qui ne serait pas naturellement fait pour la pensée (la latitatio formarum attribuée à Anaxagore en Métaphysique VII, 8 n’est pas une latence dans la matière, mais dans la substance déjà formée).

Si l’éduction ne donne pas lieu dans tous les cas à une infusion de la forme, celle-ci, mise à part l’âme intellectuelle, doit être considérée comme l’effet d’un processus matériel. On aurait alors une théorie matérialiste de la génération, à laquelle l’homme ferait exception (d’où les résistances augustiniennes et platonisantes, au XIIIe siècle, à un aristotélisme version Alexandre d’Aphrodise). Une alternative cohérente au matérialisme, dans la ligne des réfutations d’Aristote lui-même, ne peut pas consister à le doubler d’un spiritualisme anthropologique : l’hylémorphisme implique l’irréductibilité de la causalité structurante de la forme substantielle aux causalités matérielles qu’elle organise (la forme est énergéïa, mais pas en un sens « énergétique »). Lorsque l’organisé n’est pas statique mais dynamique (durable au sens bergsonien), la forme doit être présente (actualisante) de part en part du processus.

En présentant la forme substantielle comme advenant (accidens) à ce qui ne la possédait pas, la doctrine de l’éduction pourrait apparaître comme une généralisation discutable et sans doute déplacée du modèle cristallin. La cristallisation est un changement d’état : la structure cristalline n’est pas une forme substantielle, mais accidentelle. Le quartz est du silicium, un flocon est de l’eau : l’apparition instantanée de la forme cristalline, lorsque l’eau prend en glace, a pour substrat la forme spécifique de H2O.

Aristote est sorti du matérialisme en découvrant la cause formelle. La logique de sa doctrine doit conduire à écarter ce qui la reconduirait au matérialisme. Cela revient à éliminer toute trace de dualisme et l’occasionnalisme que celui-ci entraîne, et aller ainsi, plus encore que s. Thomas, jusqu’au bout de l’hylémorphisme.

L’infusion de l’âme comme création non-médiate correspond en fait à la notion de miracle : Dieu fait ce que la nature est impuissante à produire par elle-même. Mais le miracle se signale par son caractère d’exception, tandis que l’infusion a la régularité d’un processus naturel (cf. les reproches adressés par Leibniz à Malebranche). Selon Thomas de Sutton, l’éduction est miraculeuse et l’individuation naturelle.

D’après la biologie contemporaine, ce n’est pas le père qui transmet la forme spécifique, laquelle requiert tout autant la mère. La formation du zygote au moment de la fécondation est l’apparition instantanée d’une nouvelle forme substantielle (forme spécifique individuée par son inscription dans une matière désignable : ce spermatozoïde uni à cet ovule). Cette forme substantielle n’était ni dans le sperme ni dans l’ovule : il y a bien innovation radicale d’un être déjà organisé. [C’est seulement dans la gémellisation – génération par scissiparité – qu’il y a séparation non d’une semence, mais d’une substance spécifiquement semblable].

Selon Thomas, l’âme intellectuelle a un esse propre qu’elle communique au corps, et c’est en tant qu’elle est subsistante qu’elle peut et doit être créée et non pas éduite (faudrait-il voir là, à l’encontre des principes thomasiens, un cas unique d’individuation par la forme, si l’âme intellectuelle ne saurait tenir l’individualité de son esse, sa personnalité, de son union à la matière ?). Or cette âme est censée être infusée dans un corps déjà existant, c’est-à-dire qui a déjà son propre esse substantiel. S’il s’agissait d’une transformation, l’âme intellectuelle serait une forme accidentelle. Il faut alors parler de la substitution à un esse naturel (spécifié en deuxième instance par une âme sensible) d’un esse qui ne l’est pas en tant qu’il ne peut être conféré que par la cause première surnaturelle.

« L’être aussi bien que l’acte n’appartiennent pas seulement à la forme, ni seulement à la matière, mais au composé » (Contra Gentiles, II, 57, 15).

« Ce par quoi quelque chose de potentiellement existant devient effectivement existant est sa forme et son effectivité. Or c’est par l’âme que le corps, de potentiellement existant, devient effectivement existant, car ‘‘vivre est l’être du vivant’’ [De l’âme, II, 415b 13], tandis que la semence avant l’animation n’est que potentiellement vivante, et ne le devient effectivement que par l’âme. L’âme est donc la forme du corps animé » (ibid., 14).

Aristote avait affirmé à bon droit que ce n’est pas la forme mais le composé qui peut être engendré (Métaphysique VII, 8). La question est : une forme animatrice peut-elle être plutôt créée qu’engendrée, et, si elle peut et doit être créée à part (sans quoi, quel est le sens de l’in-fusion ?), est-elle autre chose qu’une substance intellectuelle séparée, et la vie humaine autre chose que l’« incarnation [d’un] ange » (Maritain, Trois réformateurs, Descartes) ? Celle-ci est explicitement récusée en De potentia, q.3, a.9, ad 3m, et 10, ad 10.

À la question : les âmes humaines seraient-elles moins créées si elles étaient éduites, c’est-à-dire fruits naturels d’un processus de génération ? la réponse est : non.

Si le fait pour une âme d’être une effectivité qui transcende l’animation d’un corps matériel (et d’être pour autant séparable) est une différence spécifique, elle doit pouvoir être issue d’un processus génératif, et celui-ci doit pouvoir être la modalité adéquate de sa création.

Le traducianisme impliquerait l’animation immédiate. Celle-ci paraît impensable à s. Thomas parce qu’il ne reconnaît à la semence qu’une vis formativa opérant sur la semence « impure » de la femelle, pour prédisposer l’embryon à la réception de l’âme – laquelle ne pourrait advenir qu’au terme du premier développement des organes. Sed contra, le zygote n’est pas ce que croyaient Aristote et Thomas : c’est lui, et non pas la semence, qui contient potentiellement tout l’organisme. Item ce que dit s. Thomas de la connaissance de l’âme séparée de ceux qui sont morts in utero (Qodlibet III, q.9, a.1 – RT, t. CXVI n° 1, janvier mars 2016 p.84).

« C’est en tant que réalité subsistante que l’âme reçoit l’être dans un corps » (De potentia, q.3, a.10, ad 16m). Autrement dit : la création de l’âme comme subsistante est sa création/infusion dans le corps. L’âme n’est pas créée comme subsistant à part, mais comme ayant la capacité de survivre au corps.

N’est-il pas contradictoire de déclarer l’âme intellective subsistante alors qu’elle n’est pas une substance ? Le traité De l’âme enseigne seulement que si une âme a une activité qui lui est propre, elle peut être séparée – Aristote écrit : « séparable (khôriston) », et non pas séparée (kékhôrisménon).

L’immortalité de l’âme intellective est naturelle parce qu’elle est créée apte à subsister séparément : Dieu ne pérennise pas par grâce et glorification ce à quoi il donnerait une nature inapte à cette pérennisation.

On peut étendre le raisonnement à la génération humaine : Dieu ne donnerait pas des descendants porteurs d’esprit à des géniteurs qui seraient naturellement incapables d’une telle descendance.

La question est : la pensée est-elle autre chose que l’activité naturelle d’un corps naturel ? La rationalité autre chose qu’une forme de l’animalité ?

Le traité des Parties d’animaux (I, 1, 641b) professe que « toute âme n’est pas nature ».

En De potentia, q.3, a.12, Thomas écarte l’idée qu’une forme substantielle puisse advenir progressivement (successive) : son advenue est instantanée (subito). Le développement embryonnaire des organes n’est donc pas l’advenue progressive de l’âme rationnelle.

La forme advient donc instantanément (par éduction ou création) au terme de la pré-disposition du corps qui a son origine dans la vis formativa de la semence, soit à l’instant où le corps atteint un degré d’organisation qui le rend apte aux opérations de la forme infusée, sans que celle-ci en ait été le principe substantiel : si le corps n’a pas tous ses organes, il n’est pas apte à permettre l’exercice des fonctions psychiques, mais il les acquiert sans l’âme, et leur acquisition n’est pas l’œuvre de l’âme. La thèse de la création, au second sens, de l’âme rationnelle semble être rendue indispensable par la théorie d’un développement organique dont l’âme ne serait pas le principe directeur, actif de l’intérieur, autrement dit : par l’idée d’une in-formation au terme, et non pas au principe, du développement organique, ce qui est peut-être passer à côté du sens profond en même temps que de l’originalité radicale de la notion de cause formelle (irruption de l’esprit dans la matière, analogiquement dans la nature et dans l’art).

Selon De potentia, q.3, a.11, ad 2m, « les facultés sensible et rationnelle dérivent chez l’être humain de l’essence de son âme ». Or c’est évidemment impossible tant qu’il n’y a pas d’âme intellectuelle : les facultés de la première âme, végétative, et de la seconde, sensible, ne peuvent pas dériver d’une âme intellective par essence qui n’existe pas encore. L’infusion de l’âme intellective substitue des facultés végétatives et sensibles humaines à d’autres qui ne l’étaient pas. Le ceci qui avait été engendré ne pouvait être un cet homme-ci.

Selon l’ad 3m du même article, « la substance d’où dérive la faculté sensible (…) est une forme substantielle, mais la faculté (…) est un accident ». C’est là distinguer l’âme en tant que principe de substantialité et les facultés – donc a fortiori les opérations – qui découlent de son essence. La forme substantielle peut donc être présente indépendamment des fonctions et des opérations psychiques.

En dépit de la question posée à l’a.11, il faudrait distinguer entre les âmes créées par éduction et les âmes créées sans éduction.

Étonnant acharnement de s. Thomas à prouver non seulement que les âmes rationnelles sont créées, mais que les autres ne le sont pas !

La conception de s. Thomas pourrait être comprise comme une exégèse philosophique de la notion de procréation appliquée à la seule génération humaine. La théologie pourrait la référer à la notion d’alliance, une alliance biologique précédant les alliances historiques, comme si Dieu s’engageait tacitement envers les parents humains à conférer « l’image et ressemblance » à leur progéniture (on pourrait comprendre ainsi l’inquiétant necessitans ad formam de De potentia, q.3, a.9, ad 2m).

Cela reviendrait à dire que Dieu donne aux créatures humaines le pouvoir de lui dicter certaines interventions, autant qu’il y a de personnes nées. La spécificité paradoxale de la génération procréatrice serait que les géniteurs n’engendrent pas à proprement parler leur semblable, parce que celui-ci ne peut être tel qu’à engager une intervention créatrice ex nihilo de la part de Dieu. Cette dépendance n’en existe assurément pas moins dans la génération non procréatrice, mais pas sous la forme d’un interventionnisme divin dicté par la nature.

Or, de même que, parce qu’il est cause libre, Dieu a la puissance de faire exister des êtres qui sont de véritables causes, voire qui exercent librement leur causalité, ne peut-il conférer à des êtres naturels la capacité de transmettre la prérogative d’être capax Dei ?

Il faudrait renoncer à parler de l’union de l’âme et du corps, car l’autre de l’âme, principe formel, est la matière et non le corps. Pour rendre à l’hylémorphisme sa cohérence à propos de la personne humaine, il faudrait : 1/ renoncer à la doctrine de la triple animation et professer l’animation immédiate ; 2/ renoncer à l’opposition entre éduction et création. [cf. Grégoire de Nysse et Maxime le Confesseur].

S. Thomas paraît être resté en-deçà des implications ultimes de l’hylémorphisme, dont il avait pourtant perçu le sens profond (naturalisme non-matérialiste, et anthropologie non-dualiste).

 

Michel Nodé-Langlois