Nietzsche et la science

           

            « En quoi nous sommes, nous aussi, encore pieux. – On dit avec juste rai­son que, dans la science, les convictions n’ont pas droit de cité : c’est seulement lorsqu’elles se décident à adopter modestement les formes provisoires de l’hypothèse, du point de vue expérimental, de la fiction régulatrice, qu’on peut leur concéder l’accès du domaine de la connaissance et même leur y reconnaître une certaine valeur – à condition toutefois qu’elles restent sous la surveillance policière de la méfiance. – Mais cela ne revient-il pas, au fond, à dire que c’est uniquement lorsque la conviction cesse d’être conviction qu’elle peut acquérir droit de cité dans la science, La discipline de l’esprit scientifique ne commence­rait-elle pas seulement au refus de toute conviction ?... C’est probable ; reste à savoir si l’existence d’une conviction n’est pas déjà indispensable pour que cette discipline elle-même puisse s’instaurer, et une conviction si impérieuse, si ab­solue qu’elle force toutes les autres à se sacrifier à elle ? On voit par là que la science elle-même repose sur une croyance ; il n’est pas de science « sans pré­supposition ». La question de savoir si la vérité est nécessaire ne doit pas seule­ment avoir trouvé au préalable sa réponse affirmative, cette réponse doit encore l’affirmer de telle sorte qu’elle exprime le principe, la croyance, la conviction que « rien n’est aussi nécessaire que la vérité et que, par rapport à elle, tout le reste n’a d’importance que secondaire ». –

            Qu’est-ce que cette volonté absolue de vérité ? Est-ce la volonté de ne pas se laisser tromper ? Est-ce la volonté de ne point tromper ? Car rien n’empêche d’interpréter aussi de cette seconde manière la volonté de vérité, si l’on admet que « Je ne veux point tromper » comprend comme cas particulier : « Je ne veux pas me tromper ». Mais pourquoi donc ne pas tromper ? Et pourquoi ne pas se laisser tromper ? – Remarquez que les raisons qui répondent à la première de ces questions relèvent d’un tout autre domaine que celles qui répondent à la se­conde : si l’on ne veut pas se laisser tromper, c’est qu’on suppose qu’il est nuisi­ble, dangereux, fatal de l’être, – dans ce sens la science serait une perspicacité soutenue, une précaution, une utilité contre laquelle cependant on serait en droit d’objecter : Qu’est-ce à dire ? Vouloir-ne-pas-se-laisser-tromper, serait-ce réel­lement moins nuisible, moins dangereux, moins fatal ? Que savez-vous a priori du caractère de l’existence pour pouvoir décider que la méfiance absolue pré­sente plus d’avantages que l’absolue confiance ? Et si les deux étaient indispen­sables, une grande confiance, une grande méfiance : où la science ira-t-elle cher­cher son absolue croyance, cette conviction sur laquelle elle repose, que la vérité importe plus que toute autre chose, y compris toute autre conviction. Cette conviction-là précisément n’aurait pu du tout naître, si la vérité et la non-vérité se révélaient constamment utiles l’une en même temps que l’autre : or c’est le cas. Donc la foi en la science, qui existe indubitablement, ne peut avoir son ori­gine dans un calcul utilitaire, elle est née bien plutôt en dépit du fait que l’inutilité et le danger de la « volonté de vérité », de la « vérité à tout prix », sont constamment démontrés. « À tout prix » : oh ! nous comprenons cela parfaite­ment, pour avoir sacrifié et égorgé une croyance après l’autre sur cet autel ! – Par conséquent la « volonté de vérité » signifie non pas : « Je ne veux pas me laisser tromper », mais – il n’y a pas d’autre alternative – « je ne veux pas trom­per, pas même me tromper moi-même » : – nous voilà sur le terrain de la mo­rale.

            Qu’on se demande sérieusement en effet : « Pourquoi ne veux-tu pas trom­per ? » lors même qu’il semble – et c’est bien le cas ! – que la vie n’est faite que pour l’apparence, j’entends pour l’erreur, l’imposture, la dissimulation, l’aveuglement et l’auto-aveuglement, et que d’autre part la grande forme de la vie s’est toujours montrée du côté des polutropoï1 les moins scrupuleux. Inter­prété avec aménité, ce dessein peut passer pour une donquichotterie, une petite folie d’enthousiaste ; mais il se peut qu’il soit aussi quelque chose de pire : un principe destructeur ennemi de la vie… « Vouloir le vrai », ce pourrait être, se­crètement, vouloir la mort. – Ainsi la question posée : Pourquoi la science ? ra­mène au problème moral : à quoi bon, somme toute, la morale, quand la vie, la nature, l’histoire sont « immorales » ? Sans nul doute, l’esprit véridique, dans ce sens audacieux et suprême que suppose la croyance en la science¸ affirme par là même un autre monde que celui de la vie, de la nature, de l’histoire, et pour au­tant qu’il affirme cet « autre monde », eh bien, ne doit-il pas nier son contraire, ce monde-ci, notre monde ?...

            Mais on aura compris où je veux en venir : c’est encore et toujours sur une croyance métaphysique que repose notre croyance en la science, – et nous autres qui cherchons aujourd’hui la connaissance, nous autres sans dieu et antiméta­physiciens, nous puisons encore notre feu au brasier qui fut allumé par une croyance millénaire, cette croyance chrétienne qui était aussi celle de Platon, la croyance que Dieu est la vérité, que la vérité est divine… Mais que dire, si cela même se discrédite de plus en plus, si rien ne s’avère plus divin, sinon l’erreur, l’aveuglement, et le mensonge – et si Dieu même se révélait comme notre plus durable mensonge ? » (Nietzsche, La gaie science2, § 344).

 

 

I. Provocation paradoxale : le titre laisse entendre qu’il va être question de piété, et la première phrase donne à comprendre que ladite piété ne serait autre que la science, et plus exactement l’exigence proprement scientifique de ne reconnaître aucun droit à la conviction - soit à la certitude subjective - en matière de vérité.

 

Écho donc, pour commencer, à la très ancienne opposition, établie depuis les Grecs, entre la science comme forme accomplie et seule vraiment authentique du savoir, et toutes les formes de certitude non vérifiée qu’ils rangeaient sous le terme d’opinion (doxa).

 

Écho, en second lieu, aux procédures de vérification pratiquées par la science moderne, et destinées à substituer aux pseudo-certitudes subjectives des certitudes dites objectives. La conception moderne de la science - celle de Kant ou d’Auguste Comte - admet qu’elle a réussi cette opération à partir du moment où elle est devenue expérimentale.

 

Dans la méthode expérimentale, la conviction subjective peut jouer un certain rôle dans la découverte scientifique, celui de ce qu’on appelle parfois une intuition en un sens faible du terme, c'est-à-dire au sens d’une idée dont on se dit qu’elle a des chances d’être vraie sans en être encore assuré.

 

La méthode consiste donc d’abord essentiellement à douter méthodiquement - comme Descartes le voulait - de tout ce qu’on incline à penser spontanément, c'est-à-dire de renoncer à l’admettre comme vrai et de le considérer seulement comme peut-être vrai : c’est ce qui, en science, définit le statut logique de l’hypothèse.

 

La science ne saurait se contenter de remplacer des convictions par des hypothèses, c'est-à-dire par de simples vérités supposées : cela lui permettrait d’échapper aux préjugés, à la confusion entre savoir et croire, mais ne lui apporterait aucune connaissance. C’est bien pourquoi elle se veut expérimentale, c'est-à-dire cherche dans la confrontation avec des faits constatables de quoi faire le tri entre les hypothèses qu’elle peut retenir et celles qu’elle doit rejeter.

 

Nietzsche ne se demande pas ici jusqu’à quel point on peut voir là un moyen d’au­thentique vérification. [On n’en est pas encore au débat qui opposera plus tard Popper et le Cercle de Vienne].

 

Sa mise en question de la science consiste à jeter un soupçon sur la conception moderne qui prétend fonder l’autorité de la science en matière de vérité - et y réussit largement - en identifiant l’esprit scientifique à la répudiation de toute forme de conviction.

 

Ce soupçon, qui constitue le thème initial du texte, se présente d’abord sous une forme interrogative, puis rapidement sous une forme déjà affirmative, qui anticipe ce qui constituera la conclusion du passage - à un détail près.

 

L’argument est typiquement de nature dialectique, ce qui n’est pas si fréquent chez Nietzsche, puisqu’il consiste à faire valoir que le refus scientifique de toute conviction repose en fait sur une conviction, ou en d’autres termes que le rejet par la science de toute proposition qui n’a pas fait ou ne pourrait pas faire l’objet d’une vérification objective repose sur une proposition à laquelle la science est impuissante à apporter une telle vérification.

 

L’argument de Nietzsche ne va pas sans un certain déplacement d’accent, car la conviction qu’il soupçonne être sous-jacente à la science ne paraît pas être du même ordre que celles que la science transforme en hypothèses. La conviction dont parle Nietzsche en second lieu ne figure sans doute explicitement dans aucune procédure de vérification expérimentale. Mais ce qui importe à Nietzsche, c’est de montrer qu’elle s’y trouve toujours implicitement.

 

Ce qui motive Nietzsche à réintroduire le terme d’abord exclu, c’est que la recherche scientifique, considérée en général, est une « discipline », c'est-à-dire une ascèse, qui requiert beaucoup d’efforts et de moyens, et par conséquent aussi des sacrifices. Le colossal développement des sciences modernes à partir du XVIIème siècle est ici interprétée comme l’indice d’une sorte de passion pour la connaissance, c'est-à-dire pour la vérité, qui revient à admettre que celle-ci mérite qu’on lui sacrifie tout le reste.

 

Ce point aussi pourrait prêter à discussion, car Nietzsche n’envisage pas ici l’idée que l’essor des sciences modernes pourrait avoir été motivé avant tout par la volonté d’accroître la domination technique de l’homme sur la nature - selon le vœu de Descartes dans la 5ème partie du Discours de la méthode, et celui d’Auguste Comte : « Savoir pour prévoir afin de pourvoir ».

 

Ce que dit Nietzsche ici de la science paraît en fait plus proche de la conception que s’en faisaient les Grecs - celle d’un savoir désintéressé, dans lequel la vérité n’est voulue et cherchée que pour elle-même -, que de sa conception positiviste.

 

Mais Nietzsche semble vouloir donner à entendre deux choses :

1/ que la passion pour la vérité, l’amour de la vérité recherchée pour elle-même, qui définissait pour les Grecs « l’esprit scientifique », sont encore prégnants dans les sciences modernes ;

2/ qu’il faut voir là un reste de piété, en un sens qui n’est pas d’emblée clair.

 

On est tenté de comprendre : la science reste pieuse, quand bien même ses praticiens se déclareraient impies, tant qu’elle voit dans la vérité la valeur suprême, et non pas seulement un moyen de se doter de techniques efficaces.

 

Le premier mot du texte qui éclaire un peu le recours au terme de piété est celui de « croyance » : nous voyons couramment dans la piété une attitude caractéristique de celui que nous appelons un croyant. La science doit apparaître comme une forme de piété s’il y a quelque chose sans quoi elle ne peut exister, mais en quoi elle ne peut que croire, faute de pouvoir le savoir.

 

L’introduction du terme de croyance donne lieu à deux propositions qui n’ont pas la même portée.

 

En disant qu’« il n’est pas de science ‘‘sans présupposition’’ », Nietzsche ne fait que répéter une thèse acquise depuis les Grecs, à savoir que la science consiste précisément à donner à une vérité le fondement dont elle a besoin pour valoir mieux qu’une simple opinion.

 

En revanche, dire que « la science elle-même repose sur une croyance », c’est annuler la notion même de science.

 

La question - que Nietzsche ne pose pas ici - est en fait de savoir si ce que la science a besoin de présupposer, elle ne peut faire autrement que le croire, ou s’il y a des présuppositions qui ne sont pas seulement crues, mais font au contraire l’objet d’un véritable savoir. [C’est le problème que s’est posé Aristote. On y viendra].

 

On peut noter d’autre part que la conviction que Nietzsche juge sous-jacente à la science est en fait un jugement de valeur qui énonce que « la vérité est nécessaire », et même que « rien n’est aussi nécessaire » qu’elle - comme cet « unique nécessaire » dont parlent l'Évangile et les mystiques.

 

La question que suggère ici le texte serait de savoir s’il on peut envisager qu’un tel jugement fasse l’objet d’une science, ou s’il est à tout jamais réduit au statut de croyance. Nietzsche ne pose pas cette question. Il y répond en fait implicitement en faveur de la deuxième possibilité puisqu’il énonce comme des synonymes les trois termes de « principe » - terme qui fait lui aussi partie de l’héritage grec -, de « croyance », et de « conviction ».

 

En résumé : la science ne peut exister que sur la base du principe que la vérité est nécessaire - ce qui suppose en outre, Nietzsche ne l’évoque pas ici, que cette vérité existe -, et ce principe est une conviction qu’elle ne saurait réduire au statut d’hy­pothèse. Il paraît dès lors contradictoire de prétendre définir la science par l’exigence d’une telle réduction appliquée à toutes les convictions en général.

 

 

II. Le deuxième alinéa expose une argumentation typiquement nietzschéenne, qui opère un déplacement d’accent, annoncé dès le début par le terme de « volonté », et confirmé à la fin par celui de « morale ».

 

C’est que la conviction décelée à la racine de la science est un jugement de valeur, c'est-à-dire la présentation d’un certain objet - ici la vérité - comme étant un bien, lequel est en tant que tel l’objet propre de la volonté - comme on le sait depuis le début de l’Éthique à Nicomaque.

 

La question de Nietzsche est : qu'est-ce qui fait la valeur de la vérité ?, et c’est à cette question que la science selon lui ne répond pas, et qu’elle est peut-être incapable de répondre, précisément parce que la vérité désigne l’objet d’une connaissance, alors que la valeur désigne l’objet d’une volonté.

 

La question de Nietzsche - qui correspond au soupçon nietzschéen dans son sens le plus général - est de savoir quelle volonté s’exprime dans la valorisation absolue de la vérité qui caractérise l’esprit scientifique.

 

La réponse à cette question est cherchée dans l’examen de deux interprétations possibles, qu’on peut appeler respectivement utilitariste et moralisante, et que Nietzsche présente d’abord comme si elles étaient les termes d’une alternative, avant de réduire l’une à l’autre, mais dans un sens plutôt inattendu.

 

La « volonté de ne point tromper » renvoie en effet de toute évidence à l’interdiction morale du mensonge, et signifie l’obéissance à ce précepte. C’est ce qui définit la vertu de véracité. Celle-ci s’étend au-delà du domaine de la science, mais Nietzsche suggère que la volonté scientifique de vérité pourrait être interprétée comme une forme particulière de véracité, puisque la véracité n’est rien d’autre que la volonté d’énoncer le vrai, ce qui suppose qu’on le connaisse.

 

À ce refus moral du mensonge, on pourrait être tenté d’opposer la simple crainte d’avoir à subir le mensonge, selon une distinction devenue classique, héritée de Kant, entre une volonté morale parce que désintéressée, et une volonté immorale parce qu’intéressée.

 

Le propre de l’utilitarisme est toutefois de chercher à justifier le précepte moral du point de vue de l’intérêt, en y voyant l’expression d’un intérêt bien compris - sorte de morale du donnant donnant, pour laquelle la renonciation au mensonge est ce à quoi il faut consentir afin de ne pas risquer d’en être victime. C’était la conception défendue par Glaucon dans la République de Platon. Mais c’est aussi ce qu’enseigne la formule qui sert parfois à résumer la torah biblique : « Ne fais pas à autrui ce que tu ne voudrais pas qu’il te fît », et « ce que vous voulez que les autres fassent pour vous, faites-le aussi pour eux ».

 

L’intérêt du propos de Nietzsche est qu’il propose sur ce point l’interprétation exactement inverse, en présentant la conception utilitariste comme un cas particulier de l’autre - comme s’il procédait, pour une fois, en logicien : l’universel implique le particulier, et la volonté pure et simple de ne pas tromper implique comme ses cas particuliers la volonté de ne pas se tromper, et donc de ne pas être trompé.

 

Nietzsche entreprend alors de justifier son interprétation antiutilitariste, afin de conclure que « la foi en la science, qui existe indubitablement, ne peut avoir son origine dans un calcul utilitaire ».

 

Pour ce faire il met en cause ce qui lui apparaît comme un préjugé, à savoir l’idée que le fait d’échapper au mensonge « serait réellement moins nuisible, moins dangereux, moins fatal », bref l’idée que la vérité offrirait nécessairement une sécurité plus grande que son contraire.

 

Certes, cette idée peut paraître accréditée par l’expérience d’avoir subi un détriment suite à un mensonge particulier, par exemple dans le cas de ce que nous appelons manipulation, ou désinformation.

 

Mais Nietzsche jette un nouveau soupçon contre la possibilité de généraliser cette sorte de constatation, toujours trop limitée parce que trop singulière : « Que savez-vous a priori du caractère de l’existence pour pouvoir décider que la méfiance absolue présente plus d’avantages que l’absolue confiance ? »

 

En fait, d’un point de vue purement utilitariste, il apparaît assez clair que « la vérité et la non-vérité se révèl[ent] constamment utiles l’une en même temps que l’autre ». Nietzsche en déduit que ce n’est pas de là qu’a pu naître la conviction qui est à la racine de l’esprit scientifique.

 

Il convient ici d’écarter un contresens, ou du moins une interprétation trop courte de la pensée de Nietzsche. Quand il attribue une égale utilité existentielle à la non-vérité et à la vérité, il ne s’agit pas seulement du profit qu’on peut tirer d’un petit ou d’un gros mensonge, mais du fait que, selon lui, la vie a besoin pour être vécue d’illusions, c'est-à-dire de croyances fausses ou invérifiables, sans lesquelles elle paraîtrait n’avoir pas de sens et serait par suite invivable. La vie est rendue vivable par ces illusions utiles que sont pour Nietzsche les valeurs qui donnent sens à notre existence.

 

C'est pourquoi il tire argument du fait que la société moderne a « sacrifié et égorgé une croyance après l’autre sur [l’]autel » de la science. Sur ce point aussi, sa démarche peut rappeler le positivisme de Comte et sa loi des trois états, selon laquelle l’esprit scientifique consiste non seulement à renoncer aux croyances de l’âge théologique, mais à la version rationalisée de ces croyances qui caractérise l’âge métaphysique.

 

Nietzsche pense comme les positivistes que l’esprit scientifique moderne tend à l’élimination de ce que le Zarathoustra appelle les « anciennes tables », c'est-à-dire toutes les anciennes croyances, religieuses à l’origine et pour l’essentiel : c’est ce que Nietzsche appelle la « mort de Dieu » - dont il parle aux §§ 125 et 343 de la même œuvre, et à laquelle il fera allusion à la fin du §. Cette régression de la foi, qu’il attribue à la « volonté de vérité (...) à tout prix » propre à la science, met l’humanité devant ce qui est pour lui le danger existentiel le plus grand : le nihilisme, c'est-à-dire la dévaluation de toutes les valeurs.

 

Conclusion de Nietzsche : si l’on doit renoncer à l’interprétation utilitariste de la volonté de vérité, il faut admettre l’autre, celle qui en fait un cas particulier de l’injonction morale de véracité.

 

 

III. Cela permet de faire un pas de plus dans le questionnement et le raisonnement.

 

On peut noter que Nietzsche, qui se présente ailleurs comme l’adversaire du rationalisme et même comme un champion de l’irrationalisme, et qui se met ici au nombre des « antimétaphysiciens », n’en pose pas moins la question rationnelle par excellence, et dont à laquelle Comte disait qu’il fallait renoncer pour échapper à la métaphysique : pourquoi ?

 

Mais il est vrai aussi que Nietzsche ne pose jamais cette question que pour montrer que l’interrogation rationnelle demeure au bout du compte sans réponse rationnelle.

 

Il a demandé : pourquoi la science ? Il demande maintenant : pourquoi la morale ? - s’il est vrai que seule celle-ci explique celle-là.

 

Cette subordination vise en fait à faire apparaître le caractère contre nature, aux yeux de Nietzsche, de la science, tout autant que de la morale qui est à son fondement.

 

D’une part « la vie » - c'est-à-dire la forme qu’a pour nous l’existence - « n’est faite que pour l’apparence, j’entends pour l’erreur, l’imposture, la dissimulation, l’aveuglement et l’auto-aveuglement », et « la grande forme de la vie s’est toujours montrée du côté des polutropoï les moins scrupuleux ». Nietzsche pense évidemment à toutes les formes de ruse qui fonctionnent dans la vie animale régie par la « loi de la jungle » - le struggle for life -, et aussi dans le fonctionnement socio-politique des collectivités humaines.

 

Par rapport à ce fait, le moraliste qui s’en scandalise peut apparaître comme un Don Quichotte un peu ridicule et condamné à l’impuissance.

 

Ce jugement - répandu - reste pour Nietzsche superficiel, et il entend lui substituer un questionnement beaucoup plus profond : si la vie est ce qu’il a dit, ne faut-il pas en conclure que la volonté de vérité qui inspire la science fondée sur la morale est « un principe destructeur ennemi de la vie » ? Ne revient-elle pas à « secrètement, vouloir la mort », en entendant par là tout simplement le contraire de la vie ?

 

Autrement dit : si vivre, c’est essentiellement consentir au mensonge et à l’illusion, ne faut-il pas admettre que vouloir le vrai - ce qui a défini la philosophie en tant que matrice de toutes les sciences - a quelque chose de mortifère, qui contrarie essentiellement la volonté de vivre qui est la vie elle-même ?

 

Un des Fragments posthumes de Nietzsche dit : « Nous avons l’art pour ne pas mourir de la vérité ». L’art est pour lui un producteur de belles illusions qui permettent de donner du sens à la vie, alors que la quête de la vérité, surtout quand elle devient l’œuvre exclusive de la raison scientifique, conduit à reconnaître le non-sens de l’existence, ce qui pour Nietzsche rend la vie invivable.

 

Ici se noue l’ensemble de sa démarche : « la question posée : Pourquoi la science ? ramène au problème moral : à quoi bon, somme toute, la morale, quand la vie, la nature, l’histoire sont « immorales » ?

 

Sans doute cette contrariété supposée par Nietzsche pourrait-elle faire l’objet d’un examen et d’une discussion. Il la prend quant à lui comme une évidence, d’après l’idée, déjà formulée par les Sophistes grecs, que les lois morales humaines vont à l’encontre de certaines tendances naturelles, agressives notamment, qui ont libre cours dans le reste de la nature.

 

Nietzsche ici ne cherche pas à justifier cette thèse, mais à montrer que la science, dans sa forme moderne, fait paradoxalement la même chose que les croyances qu’elle pense avoir dépassées.

 

D’une manière générale, ces dernières donnaient à croire à un au-delà de l’existence mondaine, auquel elles référaient et subordonnaient celle-ci, soit à ce que Nietzsche appelle des « arrière-mondes », dont la fonction ou l’effet était pour lui essentiellement de dévaluer ce monde-ci : l’autre monde est celui dans lequel doivent disparaître ce que la morale considère comme les maux de celui-ci.

 

Une version philosophique des arrière-mondes est la théorie platonicienne des idées, telle que Nietzsche la comprend [on en parlera]. La version popularisée de cette théorie n’est autre pour Nietzsche que le christianisme, ce « platonisme pour le ‘‘peuple’’ » (Par-delà Bien et Mal, § 1).

 

On voit alors ce qui fait pour Nietzsche la parenté entre la science et les anciennes croyances : « Sans nul doute, l’esprit véridique, dans ce sens audacieux et suprême que suppose la croyance en la science, affirme par là même un autre monde que celui de la vie, de la nature, de l’histoire, et pour autant qu’il affirme cet ‘‘autre monde’’, eh bien, ne doit-il pas nier son contraire, ce monde-ci, notre monde ?... »

 

 

IV. On comprend alors la formule qui vient compléter le propos initial : la conviction fondatrice de la science dont il était question au départ est maintenant appelée « croyance métaphysique ».

 

Nietzsche entend ce qualificatif, tout comme les positivistes, au sens de ce qui est invérifiable.

 

Mais il s’agit bien pour lui de montrer qu’il n’y a rien de plus métaphysique que le rejet positiviste, au nom de l’esprit scientifique, de toute métaphysique et de toute théologie - rejet auquel il s’associe lui-même explicitement. Et cela est métaphysique parce qu'il s’agit d’une « croyance » que la science ne peut aucunement vérifier, du fait même qu’elle la présuppose.

 

Autrement dit : la science, surtout sous sa forme moderne et son essor inouï, est à mettre encore et toujours au compte d’une divinisation de la vérité, qui ne peut relever pour Nietzsche que d’une croyance, parce qu'il ne saurait y avoir dans ce domaine de connaissance : « nous autres qui cherchons aujourd’hui la connaissance, nous autres sans dieu et antimétaphysiciens, nous puisons encore notre feu au brasier qui fut allumé par une croyance millénaire, cette croyance chrétienne qui était aussi celle de Platon, la croyance que Dieu est la vérité, que la vérité est divine... ». Il y a dans le scientisme une méconnaissance de soi : l’ignorance de la croyance non scientifique qui rend la science possible.

 

On pourrait ne retenir du texte que cette pointe dialectique pertinente contre le parti pris antimétaphysique de la science positiviste.

 

La visée de Nietzsche est autre, ou, si l’on veut, va plus loin.

 

Il voit en effet que la conviction fondatrice de l’esprit scientifique doit subir le même sort que toutes les croyances que la science a contribué à discréditer : « que dire si cela » - à savoir : la divinisation de la science - « se discrédite de plus en plus (...) ? »

 

De fait - et explicitement chez Auguste Comte - le positivisme a prétendu substituer aux anciennes religions une religion de la science, qui s’est présentée aussi comme une religion de l’humanité, substituée au Dieu de l’ancienne religion. Mais, indépendamment de l’échec de Comte à prêcher le positivisme à Notre-Dame, Nietzsche voit que la science positiviste ne pourra éviter de subir la dévaluation nihiliste à laquelle elle aura contribué.

 

 

V. Le propos de Nietzsche amène à se poser plusieurs questions.

 

1/ Nietzsche n’élucide pas le rapport qu’il y a entre la « croyance métaphysique » sur laquelle « repose notre croyance en la science » et la science elle-même.

 

Euclide pensait certainement qu’il y a des propositions géométriques vraies et d’autres fausses, et que cela vaut la peine de chercher à démontrer les premières. Mais si ce sont là des croyances, elles ne paraissent pas faire partie des propositions initiales qui commandent les démonstrations euclidiennes.

 

Donc la foi en la science, que l’activité scientifique présuppose sans doute, n’appa­raît pas discriminante quant à la détermination de ce qui peut être tenu pour scientifiquement vrai.

 

2/ Les convictions en question ne sont-elles que des croyances, comme telles discréditées du point de vue de la raison scientifique ?

 

Nietzsche les présente avec raison comme des convictions-limites, dont la science ne peut rendre compte parce qu'elle les présuppose et ne se soucie pas d’en discuter. On comprend qu’il recoure au terme grec de « principe », et aussi au qualificatif de « métaphysique ».

 

La question est alors de savoir s’il peut exister une science en général sans métaphysique, et s’il faut considérer que cela discrédite la science, ou si au contraire la métaphysique constitue cette forme de savoir qui est nécessaire pour répondre aux questions qui se posent à la limite des sciences.

 

3/ Les précédentes questions sont d’ordre logique et épistémologique. Mais Nietzsche se place aussi - et surtout - d’un point de vue existentiel.

 

La question, sur ce plan, est de savoir si, comme il le pense, la science conduit au nihilisme, et si les jugements de valeur qui donnent sens à notre existence ne peuvent être que des illusions utiles.

 

Il est clair que les disciplines que nous avons appris à considérer comme des sciences ont renoncé à répondre à de telles questions : nous avons appris, sous l’in­fluence du positivisme, à séparer l’ordre des faits - qu’il revient à la science d’établir - et celui des valeurs - sur lesquelles les sciences n’auraient rien à dire.

 

Pour autant, ces questions peuvent être elles aussi considérées comme métaphysiques. Elles reviennent à se demander s’il est possible de savoir quelque chose quant au sens de l’existence en général, et de la science en particulier, ou si celle-ci doit être définitivement inscrite dans un horizon de non-sens, qui ne peut, selon Nietzsche, que la menacer, de l’intérieur - logiquement - en tant qu’elle cherche une raison des choses, et de l’extérieur - existentiellement - en tant qu’elle se présente comme une religion de substitution.

 

1 Les fourbes, en grec.

2 Traduction littérale du titre allemand Die fröhliche Wissenschaft, ordinairement traduit par : le gai savoir. Le sous-titre donné par Nietzsche est « La gaya scienza » : cette version italienne du gai saber des troubadours provençaux ne renvoie pas au savoir en général, mais à cette forme particulière de savoir qu’est la science.