Le mathématisme cartésien

Le programme d’une refondation de la science.

 

Descartes a jugé nécessaire d’entreprendre une réforme, tout à la fois, de la science et de la philosophie – qui pour lui ne font qu’un –, en leur donnant une méthode qui s’oppose à la manière dont les pratiquait la scolastique d’inspiration aristotélicienne, telle qu’elle était devenue à son époque.

 

Celle-ci, développée par les théologiens du Moyen Âge, fondait sa pratique sur la logique d’Aristote, et notamment sur tout ce qui y concerne l’art de la discussion (Topiques). D’où l’image classique de la scolastique comme discussion à perte de vue sur les moindres questions à l’aide de distinguos subtils. La quaestio scolastique consiste, sur un problème donné, à confronter systématiquement les arguments contradictoires tirés des « autorités » (Écriture, théologiens, philosophes). Cette technique a conduit à une pratique mécanique de la dispute à laquelle Descartes accorde tout au plus la valeur d’une gymnastique mentale :

 

« Ce n’est pas une raison cependant pour que nous condamnions la manière dont on a eu l’idée de philosopher jusqu’à présent et les machines de guerre des syllogismes probables de la scolastique : cela exerce et excite par une certaine émulation les jeunes esprits, qu’il est préférable de former par des opinions de ce genre, si incertaines qu’elles paraissent étant discutées entre savants, plutôt que de les abandonner complètement à eux-mêmes » (Règles, II, Pléiade p.40).

 

Ce que Descartes reproche à la scolastique, c’est précisément son verbalisme et son incapacité de trancher aucune question en produisant une unanimité, ou, comme dira Kant, « l’accord des esprits » :

 

« Je ne dirai rien de la Philosophie, sinon que, voyant qu’elle a été cultivée par les plus excellents esprits qui aient vécu depuis plusieurs siècles, et que néanmoins il ne s’y trouve encore aucune chose dont on ne dispute, et par conséquent qui ne soit douteuse, je n’avais point assez de présomption pour espérer d’y rencontrer mieux que les autres ; et que, considérant combien il peut y avoir de diverses opinions, touchant une même matière, qui soient soutenues par des gens doctes, sans qu’il y en puisse avoir jamais plus d’une seule qui soit vraie, je réputais presque pour faux tous ce qui n’était que vraisemblable » (Discours de la méthode, 1ère partie, Bordas p.54).

 

« La vraie raison pour laquelle on n’a jamais rien trouvé dans la philosophie habituelle d’assez évident et d’assez certain pour pouvoir être soustrait à la controverse, c’est d’abord que les hommes d’étude, non contents de connaître les choses claires et certaines, ont osé affirmer aussi des choses obscures et inconnues, auxquelles ils n’arrivaient que par des conjectures probables, et qu’ensuite, y ajoutant eux-mêmes peu à peu une foi entière et les mêlant indistinctement aux choses vraies et évidentes, ils ont fini par ne pouvoir rien conclure qui ne parût dépendre de quelque proposition de cette sorte et qui par suite ne fût incertain » (Règles, III, p.43).

 

L’autre faiblesse de la scolastique, c’est son recours à l’autorité des auteurs du passé pour étayer les réponses aux questions. Dans la 3ème des Règles, Descartes fait une distinction nette entre la philosophie et l’histoire de la philosophie :

 

« Jamais nous ne deviendrons mathématiciens, même en retenant par cœur toutes les démonstrations des autres, si notre esprit n’est pas capable à son tour de résoudre toute espèce de problème ; et nous ne serons jamais philosophes, si nous avons lu tous les raisonnements de Platon et d’Aristote, et qu’il nous est impossible de porter un jugement ferme sur une question donnée : en effet, nous paraîtrons avoir appris non des sciences, mais de l’histoire » (Règles, III, p.43).

 

Comme Pascal dans la Préface à son Traité du vide, Descartes pense que l’argument d’autorité en philosophie relève d’une confusion des genres : importation d’une méthode qui ne convient légitimement qu’à la théologie.

 

Il s’agit de sortir la philosophie de l’impasse où la mettent les conflits de doctrines sans méthode pour les résoudre, pour autant que la discussion scolastique apparaît incapable de mettre fin aux controverses.

 

Descartes remarque toutefois que cette situation n’est pas spécifique de la philosophie, mais se rencontre aussi bien dans les sciences :

 

« Dans les sciences en effet, il n’y a peut-être pas une question, sur laquelle les savants n’aient été souvent en désaccord. Or, chaque fois que sur le même sujet deux d’entre eux sont d’un avis différent, il est certain que l’un des deux aux moins se trompe ; et même aucun d’eux, semble?t?il, ne possède la science : car, si les raisons de l’un étaient certaines et évidentes, il pourrait les exposer à l’autre de telle manière qu’il finirait par le convaincre à son tour » (Règles, II, p.40).

 

On voit que Descartes tire de son constat trois conclusions :

  • que ceux qui se contredisent ne peuvent pas avoir raison en même temps, et qu’on ne peut donc en philosophie se contenter de constater leur contradiction ;
  • que si les savants en restent à leur contradiction, c’est qu’aucun n’a de preuve suffisante de son point de vue ;
  • que la contradiction des points de vue nous laisse au niveau des opinions probables, et nous met l’esprit dans le doute à leur sujet ; que par conséquent il faut laisser de côté (révoquer en doute) ce qui n’est que probable, et rechercher ce qui est certain :

 

« Toute science est une connaissance certaine et évidente ; et celui qui doute de beaucoup de choses n’est pas plus savant que celui qui n’y a jamais pensé : il me semble même plus ignorant que lui, pour peu qu’il se soit  fait une idée fausse sur quelques?unes d’entre elles. Il vaut donc mieux ne jamais étudier plutôt que de s’occuper d’objets si difficiles que, ne pouvant distinguer le vrai du faux, on soit obligé d’admettre pour certain ce qui est douteux, attendu qu’en ce cas il y a moins d’espoir d’accroître sa science que de risque de la diminuer. Ainsi, par cette règle, nous rejetons toutes les connaissances qui ne sont que probables, et nous décidons qu’il ne faut donner son assentiment qu’à celles qui sont parfaitement connues et dont on ne peut douter » (Règles, II, p.39).

 

Descartes complète ces conclusions par une remarque qui donne pour lui la solution du problème :

 

« Nous voyons que, sur tout ce qui ne donne lieu qu’à des opinions probables, il est impossible d’acquérir une connaissance parfaite, parce que nous ne pouvons sans présomption espérer de nous-mêmes plus que les autres n’ont fait, en sorte que, si notre raisonnement est juste, il ne reste de toutes les sciences connues que l’arithmétique et la géométrie, auxquelles l’observation de cette règle nous ramène » (Règles, II, p.40).

 

Les mathématiques sont la seule science digne de ce nom, et c’est elles qu’il faut prendre pour modèle de toute recherche du vrai :

 

« Ces longues chaînes de raisons, toutes simples et faciles, dont les géomètres ont coutume de se servir pour parvenir à leurs plus difficiles démonstrations, m’avaient donné occasion de m’imaginer que toutes les choses qui peuvent tomber sous la connaissance des hommes s’entre?suivent en même façon, et que, pourvu seulement qu’on s’abstienne d’en recevoir aucune pour vraie qui ne le soit, et qu’on garde toujours l’ordre qu’il faut pour les déduire les unes des autres, il n’y en peut avoir de si éloignées auxquelles enfin on ne parvienne, ni de si cachées qu’on ne découvre. Et je ne fus pas beaucoup en peine de chercher par lesquelles il était besoin de commencer, car je savais déjà que c’était par les plus simples et les plus aisées à connaître, et, considérant qu’entre tous ceux qui ont ci?devant recherché la vérité dans les sciences il n’y a eu que les seuls mathématiciens qui ont pu trouver quelques démonstrations, c'est-à-dire quelques raisons certaines et évidentes, je ne doutais point que ce ne fût par les mêmes qu’ils ont examinées ; bien que je n’en espérasse aucune autre utilité, sinon qu’elles accoutumeraient mon esprit à se repaître de vérités et ne se contenter point de fausses raisons » (Discours de la méthode, 2ème partie, p.74).

 

C’est à Euclide qu’on pense ici, lequel a le premier donné forme à la capacité qu’ont les mathématiques de démontrer leurs conclusions ou théorèmes :

 

« Par là on voit clairement pourquoi l’arithmétique et la géométrie sont beaucoup plus certaines que les autres sciences : c’est que seules elles traitent d’un objet assez pur et simple pour n’admettre absolument rien que l’expérience ait rendu incertain, et qu’elles consistent tout entières en une suite de conséquences déduites par raisonnement » (Règles, II, p.41).

 

Le projet cartésien est donc de reconstruire la totalité du savoir sur le modèle de la science mathématique. Descartes s’en justifie en invoquant l’unité de la raison humaine, qui n’est pas modifiée par la diversité des objets auxquels elle s’applique. La première des Règles pour la direction de l’esprit s’appuie sur cette affirmation pour critiquer la spécialisation scientifique, qui témoigne pour Descartes d’une confusion entre les arts et les sciences, ou plutôt du fait que celles-ci ne sont pas assez dégagées de ceux?là :

 

« Les hommes ont l’habitude, chaque fois qu’ils découvrent une ressemblance entre deux choses, de leur attribuer à l’une et à l’autre, même en ce qui les distingue, ce qu’ils ont reconnu vrai de l’unes d’elles. Ainsi, faisant une comparaison fausse entre les sciences, qui résident tout entières dans la connaissance qu’a l’esprit, et les arts, qui requièrent un certain exercice et une certaine disposition du corps, et voyant, par ailleurs, que tous les arts ne sauraient être appris en même temps par le même homme, mais que celui qui n’en cultive qu’un seul devient plus facilement un excellent artiste, parce que les mêmes mains ne peuvent pas se faire à la culture des champs et au jeu de la cithare, ou à plusieurs travaux de ce genre tous différents, aussi aisément qu’à l’un d’eux, ils ont cru qu’il en est de même pour les sciences elles aussi, et, les distinguant les unes des autres selon la diversité de leurs objets, ils ont pensé qu’il faut les cultiver chacune à part, sans s’occuper de toutes les autres. En quoi certes ils se sont trompés. Car, étant donné que toutes les sciences ne sont rien d’autre que la sagesse humaine, qui demeure toujours une et toujours la même, si différents que soient les objets auxquels elle s’applique, et qui ne reçoit pas plus de changement de ces objets que la lumière du soleil de la variété des choses qu’elle éclaire, il n’est pas besoin d’imposer de bornes à l’esprit : la connaissance ne nous empêche pas en effet d’en découvrir une autre, comme l’exercice d’un art nous empêche d’en apprendre un autre, mais bien plutôt elle nous y aide » (Règles, I, pp.37?38).

 

Le pluralisme épistémologique d’Aristote est ici récusé au profit d’une méthode unique.

 

 

La méthode cartésienne.

 

« Par méthode j’entends des règles certaines et faciles, grâce auxquelles tous ceux qui les observent exactement ne supposeront jamais vrai ce qui est faux, et parviendront, sans se fatiguer en efforts inutiles, mais en accroissant progressivement leur science, à la connaissance vraie de tout ce qu’ils peuvent atteindre.

                Mais il faut bien noter ici deux points : ne jamais supposer vrai ce qui est faux, et parvenir à la connaissance de toutes choses. C’est qu’en effet si nous ignorons quelqu’une des choses que nous pouvons savoir, cela vient seulement de ce que nous n’avons découvert aucune route qui pût nous conduire à une telle connaissance, ou de ce que nous somme tombés dans l’erreur contraire. Mais si la méthode explique bien comment il faut se servir de l’intuition, pour ne pas tomber dans l’erreur contraire à la vérité, et comment il faut faire des déductions, pour parvenir à la connaissance de toutes choses, rien d'autre n'en est requis, me semble?t?il, pour qu’elle soit complète, puisque aucune science ne peut exister, ainsi qu’il a déjà été dit, si ce n’est par intuition ou par déduction. Elle ne peut aller en effet jusqu’à enseigner aussi comment ces opérations mêmes doivent être faites, car elles sont les plus simples et les premières de toutes, en sorte que, si notre entendement ne pouvait déjà les faire auparavant, il ne comprendrait aucun des préceptes de la méthode elle-même » (Règles, IV, pp.46?47).

 

L’art suppose la nature, qu’il met en œuvre, pour autant qu’elle comporte la possibilité d’un bon ou d’un moins bon usage (Cf. le début du Discours de la méthode).

 

 

  1. Les « préceptes » de la méthode.

 

Évidence.

 

« Le premier était de ne recevoir jamais aucune chose pour vraie que je ne la connusse évidemment être telle : c'est-à-dire éviter soigneusement la précipitation et la prévention, et de ne comprendre rien de plus en mes jugements que ce qui se présenterait si clairement et si distinctement à mon esprit, que je n’eusse aucune occasion de le mettre en doute » (Discours, 2ème partie, p.72).

 

Il s’agit d’une sorte d’ascèse psychologique, à la fois affective – contre l’attachement aux préjugés – et intellectuelle – contre le jugement hâtif.

 

De ce deuxième point de vue, l’ascèse consiste à obtenir le sentiment de l’indubita­ble. Techniquement, celui-ci est à rechercher par la révocation en doute, la mise en question de tout contenu de pensée. Descartes indique les caractères qui permettent à la pensée d’échapper au doute : clarté et distinction – termes en fait indéfinissables qui renvoient à l’expérience même de la pensée.

 

« (...) La connaissance sur laquelle on peut établir un jugement indubitable doit être non seulement claire, mais aussi distincte. J’appelle claire celle qui est présente et manifeste à un esprit attentif ; de même que nous disons voir clairement les objets lorsque étant présents ils agissent assez fort, et que nos yeux sont disposés à les regarder ; et distincte, celle qui est tellement précise et différente de toutes les autres, qu’elle ne comprend en soi que ce qui paraît manifestement à celui qui la considère comme il faut » (Principes de la philosophie, I, 45, Pléiade p.591).

 

La clarté est une notion métaphorique qui connote les idées de lumière et de vision : elle s’oppose à l’obscurité, et désigne la présence d’une idée à un esprit attentif – l’attention ne signifiant pas forcément un effort, mais seulement une intentionnalité de la conscience. Comme Hume le redira en définissant l’impression, Descartes donne comme exemple d’idée obscure le souvenir d’une idée antérieurement perçue : pour le cartésien, comme pour le stoïcien et l’empiriste, la clarté est l’expérience d’une intensité de présence qui entraîne l’adhésion de l’esprit au contenu de l’idée.

 

Le distinct s’oppose, lui, au confus : une idée est distincte quand on ne peut la confondre avec aucune autre, et quand on ne mêle à sa pensée rien qui soit incompatible avec elle. Par exemple, je n’ai pas, selon Descartes, une idée distincte de moi si je me pense corporel, car je n’ai l’intuition évidente de moi?même qu’en tant qu’être pensant : se prendre pour un corps, c’est avoir de soi une idée aussi confuse que si l’on prétend concevoir un triangle rectangle équilatéral.

 

La distinction suppose la clarté, car on ne peut s’assurer qu’une idée n’est pas confuse qu’en distinguant clairement ses éléments. Mais la clarté peut aller sans la distinction :

 

« (...) Lorsque quelqu'un sent une douleur cuisante, la connaissance qu’il a de cette douleur est claire à son égard, et n’est pas pour cela toujours distincte, parce qu'il la confond ordinairement avec le faux jugement qu’il fait sur la nature de ce qu’il pense être en la partie blessée, qu’il croit être semblable à l’idée ou au sentiment de la douleur qui est en sa pensée, encore qu’il n’aperçoive rien clairement que le sentiment ou la pensée confuse qui est en lui » (Principes, I, 46).

 

L’idée d’une douleur corporelle ne saurait être distincte, s’il faut admettre que la douleur est en l’âme, tandis que dans le corps il n’y a que des mouvements.

 

Analyse

 

« Le second, de diviser chacune des difficultés que j’examinerais, en autant de parcelles qu’il se pourrait, et qu’il serait requis pour les mieux résoudre » (Discours, 2ème partie, p.72).

 

Ce précepte renvoie à la pratique mathématique de l’analyse, qui est une opération de réduction du complexe au simple. Selon Leibniz, « L’analyse des Anciens était, suivant Pappus, de prendre ce qu’on demande et d’en tirer des conséquences jusqu’à ce qu’on vienne à quelque chose de donné ou de connu » (Nouveaux Essais, IV, 17, § 6) : il s’agit d’énoncer ce qui est à prouver en le supposant vrai, et le décomposer en éléments dont on puisse s’assurer à part, en les déduisant des définitions de base. Par exemple, on vérifie que la somme des angles d’un triangle est égale à deux droits en s’appuyant sur les propriétés des parallèles et de leurs sécantes, lesquelles découlent de leur définition même. Autre exemple : la duplication du carré dans le Ménon (une fois qu’on a trouvé le moyen de construire le carré qui fait la moitié du carré quadruple, on peut démontrer synthétiquement, en se fondant sur l’égalité des triangles, que le carré double a pour côté la diagonale – le fond de l’opération étant de trouver le triangle défini par la diagonale comme unité de mesure pour comparer le carré simple et le carré double).

 

Synthèse

 

« Le troisième, de conduire par ordre mes pensées, en commençant par les objets les plus simples et les plus aisés à connaître, pour monter peu à peu, comme par degrés, jusques à la connaissance des plus composés ; et supposant même de l’ordre entre ceux qui ne se précèdent point naturellement les uns les autres » (Discours, 2ème partie, p.74).

 

C’est l’opération inverse de reconstruction du complexe à partir des éléments simples auxquels on est remonté par l’analyse. En termes logiques, il s’agit de la déduction des conséquences à partir des principes.

 

Ici, Descartes reprend une idée d’Aristote : un principe est « plus aisé à connaître » parce qu'il est plus simple, et c’est pour autant qu’il peut faire connaître les conclusions qu’on en déduit.

 

La fin du précepte peut paraître énigmatique. La dixième des Règles l’illustre avec l’exemple du déchiffrement d’une écriture inconnue, ou d’un code secret, c'est-à-dire d’une réalité artificielle et non pas naturelle :

 

« Si nous voulons lire un texte qui est enveloppé dans des caractères inconnus, nous n’y voyons sans doute aucun ordre ; mais nous en imaginons un cependant, non seulement pour examiner toutes les conjectures qu’on peut faire sur chaque signe, chaque mot ou chaque idée, mais aussi pour les disposer de manière à connaître par énumération tout ce qui peut en être déduit » (Règles, X, pp.70?71).

 

Même les jeux télévisés peuvent servir à la formation de l’esprit scientifique !

 

Dénombrement

 

« Et le dernier, de faire partout des dénombrements si entiers, et des revues si générales, que je fusse assuré de ne rien omettre » (Discours, 2ème partie, p.74).

 

Cette règle se réfère à la pratique des géomètres, qui reste celle des mathématiciens en général, et des logiciens en particulier, lesquels numérotent les étapes de leurs démonstrations.

 

Elle exprime de façon typique l’opposition entre la méthodicité scientifique et la persuasion rhétorique : celle-ci a entre autres moyens celui de ne pas permettre de passer en revue le détail de l’argumentation, et d’escamoter certaines justifications pour tirer sa force d’une plus grande élégance. Parmi les techniques générales de la rhétorique, Aristote avait défini une sorte d’enthymème, qui consiste à exposer des syllogismes sans expliciter toutes les prémisses :

 

« si en effet l’une d’elles est connue, il ne faut pas l’énoncer ; car l’auditeur la supplée lui-même ; par exemple, sur le fait que Dorieus a remporté une couronne en combattant, il suffit de dire qu’il a été victorieux à Olympie, mais il n’y a pas à ajouter qu’aux olympiades on remporte une couronne, car tout le monde le sait » (Aristote, Rhétorique, I, 2, 1357a 17?21).

 

Dans la Logique de Port?Royal (III, 14, Vrin pp.226?227), Arnauld et Nicole revaloriseront l’enthymème comme mode d’exposition de la pensée, à côté des formes de son élucidation logique (syllogismes) :

 

« (...) La nature de l’esprit humain est d’aimer mieux que l’on lui laisse quelque chose à suppléer, que non pas qu’on s’imagine qu’il ait besoin d’être instruit de tout. (...) Une des principales beautés d’un discours est d’être plein de sens, et de donner occasion à l’esprit de former une pensée plus étendue que n’est l’expression (...). Les enthymèmes sont donc la manière ordinaire dont les hommes expriment leurs raisonnements, en supprimant la proposition qu’ils jugent devoir être facilement suppléée ».

 

« Il ne faut pas guinder l’esprit », dit Pascal (De l’art de persuader).

 

Comme s’en excusera Kant à propos de ses propres textes, la recherche logique du vrai exige de sacrifier l’élégance à la rigueur, en n’omettant aucune des propositions nécessaires pour déduire une conclusion.

 

 

  1. L’ordre méthodique.

 

La méthode prescrit l’ordre (3ème précepte), et la vérification de l’ordre (4ème précepte), mais elle comporte elle-même d’abord un ordre interne en ce que ses règles se conditionnent mutuellement, et sont exposées dans l’ordre où elles se conditionnent, c'est-à-dire se rendent possibles en s’expliquant l’une l’autre : l’accomplissement de chacune suppose que la précédente a été satisfaite.

 

Cet ordre méthodique correspond à l’histoire des mathématiques, dans lesquelles les progrès de la démonstration ont été rendus possibles par l’invention et la pratique de l’analyse, laquelle a commencé avec la découverte et l’exposition des règles logiques fondamentales dans les Analytiques d’Aristote.

 

Or la subordination entre les règles de la méthode signifie aussi qu’elles se ramènent toutes à la première : l’analyse préalable à la synthèse s’arrête lorsque l’on a atteint une notion ou un principe au?delà desquels on ne puisse plus remonter, c'est-à-dire qui n’ait pas besoin d’autre chose pour être connu. Les trois dernières règles concernent la production des connaissances médiates, par le moyen de leur déduction logique. Mais cette production renvoie elle-même à une forme immédiate de la connaissance, autrement nommée intuition : « il n’y a pas d’autres voies qui s’offrent aux hommes, pour arriver à une connaissance certaine de la vérité, que l’intuition évidente et la déduction nécessaire » (Descartes, Règles, XII, p.86). Il n’y a pas là une simple dualité, car cela signifie que la méthodicité discursive est suspendue à la connaissance intuitive de ses principes.

 

Or la subordination de la déduction à l’évidence signifie non seulement que la première doit reposer sur des principes évidents, mais aussi qu’elle doit être elle-même évidente dans son effectuation, autrement dit que « la simple déduction d’une chose à partir d’une autre se fait par intuition » (Règles, XI, p.72) :

 

« (...) Cette évidence et cette certitude de l’intuition ne sont pas requises seulement pour de simples affirmations, mais aussi pour toute espèce de raisonnement. Ainsi, par exemple, étant donné ceci : 2 et 2 font la même chose que 3 et 1 ; non seulement il faut voir par intuition que 2 et 2 font 4 et que 3 et 1 font également 4, mais encore que la troisième proposition se conclut nécessairement de ces deux?là » (Règles, III, p.44).

 

La déduction n’est pour ainsi dire que la propagation de l’évidence des principes à leur conséquences, dès lors que l’on a aperçu leur liaison nécessaire, c'est-à-dire que l’on a vu qu’il serait impossible, ou qu’il y aurait contradiction à reconnaître la vérité des premiers sans admettre du même coup la vérité des autres : ce qui est intuitif dans la déduction, c’est l’appréhension du rapport d’implication logique entre des propositions.

 

« C’est ainsi que nous savons que le dernier anneau d’une longue chaîne est relié au premier, même si nous n’embrassons pas d’un seul et même coup d’œil tous les intermédiaires dont dépend ce lien, pourvu que nous ayons parcouru ceux-ci successivement, et que nous nous souvenions que du premier au dernier chacun tient à ceux qui lui sont proches » (Règles, III, p.45).

 

Thomas d'Aquin disait que raisonner, c’est voir la conclusion dans les prémisses, et seule une telle intuition permet de « conduire par ordre (les) pensées », en même temps que leur mise en ordre est ce qui permet non pas d’acquérir, mais de faire acquérir l’intuition : il y a une certaine involution des règles, l’analyse étant la voie de la découverte, et la synthèse la voie de l’enseignement.

 

 

  1. Présupposés et implications de la méthode cartésienne.

 

La méthode cartésienne est inspirée des mathématiques, mais veut s’étendre à l’ensemble de la pensée et transformer par là même celle-ci en science intégrale. Descartes tire argument de la signification du mot grec mathesis, dont le terme mathématique est un dérivé (un mathèma est l’objet d’une mathesis, autrement appelé : théorème) :

 

« (...) Comme le terme de mathématique signifie simplement science, les autres sciences n’auraient pas moins de droit que la géométrie même à être appelées mathématiques. D’ailleurs nous ne voyons personne qui, pour peu qu’il soit seulement entré dans les écoles, ne distingue facilement, parmi ce qui se présente à lui, ce qui se rapporte aux mathématiques et ce qui se rapporte aux autres sciences. Et si l’on y réfléchit plus attentivement, on remarque enfin que seules toutes les choses où l’on étudie l’ordre et la mesure se rattachent à la mathématique, sans qu’il importe que cette mesure soit cherchée dans des nombres, des figures, des astres, des sons, ou quelque autre objet ; on remarque ainsi qu’il doit y avoir quelque science générale expliquant tout ce qu’on peut chercher touchant l’ordre et la mesure sans application à une matière particulière, et que cette science est appelée, non pas d’un nom étranger mais d’un nom déjà ancien et reçu par l’usage, mathématique universelle, parce qu'elle renferme tout ce pourquoi les autres sciences sont des parties de la mathématique. Ce qui fait voir combien elle l’emporte en utilité et en facilité sur les autres sciences qui en dépendent, c’est qu’elle s’applique à toutes les mêmes choses qu’elles et en plus à beaucoup d’autres ; et que toutes les difficultés qu’elle renferme se retrouvent aussi dans ces autres sciences, accompagnées en outre de bien d’autres difficultés, qui proviennent de leurs objets particuliers, et qu’elle ne possède pas pour sa part » (Règles, XII, pp.50?51).

 

De là découlent trois corollaires intimement liés les uns aux autres :

 

Corollaire I

 

L’extension de la méthode mathématique suppose que la pensée soit dans son ensemble mathématisable, c'est-à-dire avant tout analysable, décomposable en éléments simples à partir desquels reconstruire les vérités complexes. Pour que la méthode serve à quelque chose, il faut en effet que l’analyse aboutisse à des idées simples, sans quoi elle se poursuivra sans fin sans donner lieu à aucune connaissance.

 

« (...) Toute science humaine ne consiste qu’à voir distinctement comment ces natures simples concourent à la composition des autres choses » (Règles, XII, p.87).

 

La douzième des Règles donne des exemples :

 

« (...) Ne traitant ici des choses qu’autant qu’elles sont perçues par l’entendement, nous n’appelons simples que celles dont la connaissance est si claire et si distincte que l’esprit ne les puisse diviser en un plus grand nombre dont la connaissance soit plus distincte : tels sont la figure, l’étendue, le mouvement, etc. Quant à toutes les autres nous nous les représentons comme étant en quelque sorte composées de celles-ci » (Règles, XII, p.81).

 

« Mais parmi ces natures simples, il convient aussi de compter leurs privations et négations, en tant que nous les comprenons ; car la connaissance par laquelle j’ai l’intuition de ce qu’est le néant, l’instant ou le repos, est non moins vraie que celle qui me fait comprendre ce qu’est l’existence, la durée ou le mouvement. Cette manière de voir permettra de dire ensuite que toutes les autres choses que nous connaissons sont composées de ces natures simples : ainsi, si je juge qu’une figure n’est pas en mouvement, je dirai que ma pensée est en quelque manière composée de la figure et du repos ; et ainsi du reste » (ibid., p.82).

 

« (...) La liaison de ces choses simples entre elles est ou nécessaire ou contingente. Elle est nécessaire, quand une chose est impliquée confusément dans le concept d’une autre, de telle sorte que nous ne pouvons concevoir l’une des deux distinctement, si nous jugeons qu’elles sont séparées l’une de l’autre. C’est ainsi que la figure est unie à l’étendue, le mouvement à la durée ou au temps, etc., car il est impossible de concevoir la figure privée de toute étendue et le mouvement privé de toute durée. (...) Elle est contingente, au contraire, quand c’est la liaison de choses qui ne sont pas unies par un rapport indissoluble, comme lorsque nous disons que le corps est animé, que l’homme est vêtu, etc. » (Règles, XII, p.83).

 

L’entreprise cartésienne est donc avant tout celle d’une décomposition de la pensée. Leibniz reprendra l’idée.

 

N.B. Selon Descartes, il n’y a d’idées simples, à la fois claires et distinctes, que dans l’ordre intellectuel. Les idées sensibles peuvent être claires, mais jamais simples ni distinctes. L’appréhension claire des idées simples est ce qui permet d’appréhender distinctement les idées complexes.

 

Corollaire II

 

La recherche et la découverte de la vérité sont essentiellement une affaire d’attention réflexive :

 

« (...) Il n’y a aucune peine à se donner, pour connaître ces natures simples, car elles sont suffisamment connues par elles-mêmes, mais seulement pour les séparer les unes des autres, et, en fixant son attention, avoir l’intuition de chacune isolément » (Règles, XII, p.86).

 

Il s’agit bien ici de réflexion, c'est-à-dire d’un retour sur soi de l’esprit, qui ne peut trouver qu’en lui-même les ingrédients simples de la vraie connaissance. Dans le spectacle des choses qui composent ce que nous appelons le monde, ces ingrédients sont au contraire constamment mêlés, et c’est en réfléchissant que l’esprit peut les distinguer. Par exemple – et l’on peut se rappeler ici certaines arguties sophistiques – :

 

« Il n’est (...) personne d’assez obtus pour ne pas comprendre que, lorsqu'il est assis, il est d’une certaine manière différent de lui-même lorsqu'il est debout ; mais tous ne font pas une distinction aussi nette entre la nature de la position et ce qui se trouve contenu par ailleurs dans cette pensée, et ils ne peuvent pas affirmer que seule la position a changé » (Règles, XII, p.86).

 

La méthode doit permettre à l’esprit de prendre conscience de ce dont il est naturellement capable, c'est-à-dire de ce dont il détient en lui-même la capacité, mais que d’ordinaire il commence par ignorer :

 

« Comme l’utilité de cette méthode est si grande que sans elle il semble plus nuisible qu’utile de se livrer à l’étude des sciences, je suis convaincu que depuis longtemps, sans autre guide sans doute que la nature, les plus grands esprits en ont eu quelque idée. L’esprit humain possède en effet je ne sais quoi de divin, où les premières semences de pensées utiles ont été jetées, en sorte que souvent, si négligées et étouffées qu’elles soient par des études contraires, elles produisent spontanément des fruits » (Règles, IV, p.47).

 

C’est là le côté platonicien, ou plus précisément augustinien, de la pensée cartésienne : « Noli foras ire, in teipsum redi ; in interiore homine habitat veritas » (s. Augustin, De vera religione, 39, 72).

 

 

 

 

Corollaire III

 

Définie sur le modèle des mathématiques, la méthodicité scientifique implique la méfiance à l’égard de toute empiricité. Les opinions d’origine sensible sont la première « des choses que l’on peut révoquer en doute » (1ère Méditation), parce qu'elles sont variables, contradictoires, et par suite trompeuses. Pour obtenir la certitude, y compris à propos des choses sensibles, l’entendement doit donc ne se fier qu’à lui-même, car il n’est de véritable intuition qu’intellectuelle, et non pas sensible :

 

« Par intuition j’entends, non pas le témoignage changeant des sens ou le jugement trompeur d’une imagination qui compose mal son objet, mais la conception d’un esprit pur et attentif, conception si facile et si distincte qu’aucun doute ne reste sur ce que nous comprenons ; ou, ce qui est la même chose, la conception ferme d’un esprit pur et attentif, qui naît de la seule lumière de la raison et qui, étant plus simple, est par suite plus sûre que la déduction même (...) » (Règles, III, pp.43?44).

 

Par exemple, pour connaître scientifiquement les choses corporelles, c'est-à-dire d’abord connaître leur essence, il faudra faire abstraction de leurs qualités sensibles variables, et ne considérer en elles que leur caractéristique essentielle – puisque toujours présente – d’être étendues, par laquelle elles peuvent être l’objet d’une science certaine et exacte : la géométrie.

 

Tel est le sens de l’expérience imaginaire du morceau de cire dans la 2ème Méditation.

 

 

Application de la méthode à la réforme de la science.

 

1. L’expérience du cogito.

 

L’exposition de la méthode relevait encore du formalisme logique : même si elle prescrit autre chose que les schémas syllogistiques de la logique formelle, elle ne fait qu’indiquer des démarches de pensée qui doivent pouvoir être appliquées en tout domaine de recherche et de connaissance.

 

D’un autre côté, la méthode veut servir à une unification totale du savoir, et de ce point de vue, si les mathématiques servent de modèle de par leur aptitude à se construire sous forme de système déductif, il faut dire aussi qu’elles ne sont qu’un modèle, pour autant qu’elles ne sont ni la seule science, ni à elles seules une science.

 

Il y a sur ce point un écart notable entre les Règles pour la direction de l’esprit et les Méditations métaphysiques.

 

Les Règles insistaient sur l’idée que les mathématiques sont seules dignes du titre de science parce que seules capables de trancher démonstrativement une question. Les Méditations commencent par reprendre cette conception :

 

« (...) Peut-être que (...) nous ne conclurons pas mal, si nous disons que la physique, l’astronomie, la médecine, et toutes les autres sciences qui dépendent de la considération des choses composées, sont fort douteuses et incertaines ; mais que l’arithmétique, la géométrie, et les autres sciences de cette nature, qui ne traitent que de choses fort simples et fort générales, sans se mettre beaucoup en peine si elles sont dans la nature ou si elles n’y sont pas, contiennent quelque chose de certain et d’indubitable. Car, soit que je veille ou que je dorme, deux et trois joints ensemble formeront toujours le nombre de cinq, et le carré n’aura jamais plus de quatre côtés ; et il ne semble pas possible que des vérités si apparentes puissent être soupçonnées d’aucune fausseté ou d’incertitude » (1ère Méditation, § 8).

 

Mais c’est pour lui opposer aussitôt que, pour être certain d’être ainsi dans le vrai, il me faudrait être sûr que ce qui m’apparaît vrai l’est effectivement. D’où l’objection que se fait Descartes : qu'est-ce qui me prouve que je ne suis pas toujours dans l’illusion quand je crois être dans la vérité ? La première révocation, celle des certitudes sensibles, parfois trompeuses, renvoyait au fait même de l’illusion : on croyait à tort être dans le vrai, donc le faux peut paraître vrai. Pourquoi n’en irait?il pas ainsi des soi?disant évidences mathématiques ?

 

« (...) Il y a longtemps que j’ai dans mon esprit une certaine opinion, qu’il y a un Dieu qui peut tout, et par qui j’ai été créé et produit tel que je suis. Or qui me peut avoir assuré que ce Dieu n’ait point fait qu’il n’y ait aucune terre, aucun ciel, aucun corps, aucune étendue, aucune figure, aucune grandeur, aucun lieu, et que néanmoins j’aie les sentiments de toutes ces choses, et que tout cela ne me semble point exister autrement que je le vois ? Et même, comme je juge quelquefois que les autres se méprennent, même dans les choses qu’ils pensent savoir avec le plus de certitude, il se peut faire qu’il ait voulu que je me trompe toutes les fois que je fais l’addition de deux et de trois, ou que je nombre les côtés d’un carré, ou que je juge de quelque chose encore plus facile, si l’on se peut imaginer rien de plus facile que cela » (2ème Méditation, § 9).

 

Cette objection constitue un obstacle (en grec : problèma) qui n’est plus d’ordre mathématique, mais il apparaît du même coup que les mathématiques ne peuvent être la science qu’elles prétendent être que moyennant une connaissance qui les dépasse. C’est cela qui explique l’allure métaphysique que Descartes donne à son objection, faisant l’hypothèse que l’esprit humain, pour autant qu’il fait l’expérience de sa faillibilité, c'est-à-dire de sa capacité de défaillance et donc de son assujettissement, serait le jouet d’une puissance trompeuse, d’abord identifiée à un Dieu supposé tout?puissant (§ 9), puis à un « mauvais génie » (§ 12).

 

Descartes retrouve ici implicitement la thèse exposée par Platon à la fin du 6ème livre de la République : pour que les mathématiques soient vraiment une science, il faudrait ne pas se contenter d’admettre ce qu’elles supposent vrai – leurs définitions, leurs axiomes –, mais remonter au?delà de ces présuppositions pour leur trouver un fondement qui les justifie. Pour Descartes comme pour Platon, la scientificité des mathématiques et des sciences de la nature suppose qu’elles soient fondées dans une connaissance métaphysique. Contre l’aristotélisme qu’il rejette, Descartes pense que la philosophie première n’est pas la science à laquelle on aboutit à partir des autres, mais celle d’où il faut partir pour fonder les autres. C’est le sens de l’image cartésienne de l’arbre de la science, dont les racines sont la métaphysique, le tronc la physique armée des mathématiques, et les branches – porteuses de fruits – la mécanique, la médecine et la morale, sciences appliquées (cf. la Lettre?Préface aux Principes de la philosophie).

 

La différence entre Descartes et Platon tient à la nature du fondement métaphysique qu’ils donnent à la science.

 

Platon renvoyait directement à l’idée du bien absolu, c'est-à-dire en fait de Dieu – comme le voudra à nouveau Spinoza –, sans jamais montrer toutefois comment on arrive à obtenir l’intuition de cette idée.

 

Descartes s’emploie au contraire à montrer comment on y parvient par la pratique du doute méthodique, c'est-à-dire la suspension du jugement, toujours possible (1ère Méditation, § 12), sur tout ce dont la fausseté n’apparaîtrait pas impossible. C’est cette pratique qui conduit à l’évidence du cogito comme de ce qui résiste à toute mise en doute, puisque toujours impliqué en elle : le premier indubitable est ce qui se révèle être la condition de possibilité même du doute. Saint Augustin écrivait : « Si fallor, sum » (De civitate Dei, XI, 26). Descartes surmonte son hypothèse du malin génie en disant :

 

« (...) Qu’il me trompe tant qu’il voudra, il ne saurait jamais faire que je ne sois rien tant que je penserai être quelque chose » (2ème Méditation).

 

L’évidence du cogito intéresse moins par elle-même – on peut la considérer comme un truisme – que par ce à quoi elle répond.

 

La première révocation a consisté à douter de l’existence des choses auxquelles les sens nous font croire : si mes sens sont trompeurs, puis?je leur faire confiance quand ils me donnent l’impression d’avoir affaire à des corps qui existent distinctement de moi, ou d’être moi?même un corps parmi ces corps (le doute sur l’existence des corps en général s’étend logiquement au corps propre) ? Descartes inaugure ici ce qui s’appellera chez Husserl l’épochè phénoménologique, la suspension de « l’attitude naturelle » et de la « thèse du monde ».

 

Les certitudes mathématiques paraissaient échapper à ce doute précisément parce qu'elles font abstraction de l’existence réelle : à défaut de vérités existentielles, on pourrait y chercher des vérités essentielles, affaire de définitions logiques. La révocation de ces certitudes consiste à douter que, du fait de cette abstraction, elle nous fassent connaître l’essence de quoi que ce soit – savoir qu’il en est bien ainsi.

 

Il ne saurait pour Descartes, comme pour Platon et Aristote, y avoir de science que de ce qui est, c'est-à-dire d’abord de ce qui existe réellement, et non pas en tant que fiction de l’imagination humaine. La pensée a donc besoin de s’assurer que les certitudes qu’elle trouve dans ses représentations la mettent bien en rapport avec ce qui est.

 

La force et l’intérêt du cogito pour Descartes est qu’il offre une certitude tout à la fois logique et existentielle :

 

« (...) Après y avoir bien pensé et avoir soigneusement examiné toutes choses, enfin il faut conclure, et tenir pour constant que cette proposition : Je suis, j’existe, est nécessairement vraie, toutes les fois que je la prononce ou que je la conçois en mon esprit » (2ème Méditation, § 4).

 

S’il récuse l’expérience sensible, Descartes n’en met donc pas moins une expérience à la base de toute science, mais une expérience de pensée qui relève de l’entende­ment et non pas de la sensibilité ; de l’intuition intellectuelle, seule véritable, et non pas de la soi?disant intuition sensible, qui est tout au plus claire et jamais distincte. C’est une évidence intellectuelle qu’il n’est pas possible de ne pas exister quand on pense :

 

« Je suis, j’existe : cela est certain ; mais combien de temps ? À savoir autant de temps que je pense ; car peut-être même qu’il se pourrait faire, si je cessais de penser, que je cesserais en même temps d’être ou d’exister. Je n’admets maintenant rien qui ne soit nécessairement vrai : je ne suis donc, précisément parlant, qu’une chose qui pense, c'est-à-dire un esprit, un entendement ou une raison, qui sont des termes dont la signification m’était auparavant inconnue. Or je suis une chose vraie et vraiment existante ; mais quelle chose ? Je l’ai dit : une chose qui pense » (2ème Méditation, § 7).

 

Descartes précisera ailleurs que cette certitude à la fois existentielle et essentielle est celle d’une intuition et non pas d’une conclusion :

 

« (...) Quand nous apercevons que nous sommes des choses qui pensent, c’est une première notion qui n’est tirée d’aucun syllogisme ; et lorsque quelqu'un dit : Je pense, donc je suis, ou j’existe, il ne conclut pas son existence de sa pensée comme par la force de quelque syllogisme, mais comme une chose connue de soi ; il la voit par une simple inspection de l’esprit. Comme il paraît de ce que, s’il la déduisait par syllogisme, il aurait dû auparavant connaître cette majeure : tout ce qui pense est, ou existe. Mais, au contraire, elle lui est enseignée de ce qu’il sent en lui-même qu’il ne se peut pas faire qu’il pense, s’il n’existe. Car c’est le propre de notre esprit, de former les propositions générales de la connaissance des particulières » (Secondes réponses, Pléiade, pp.375?376).

 

La dernière phrase est comme un écho à la théorie aristotélicienne de l’induction. Mais tandis qu’Aristote pensait que toutes les vérités générales sont tirées par l’intellect de l‘expérience sensible, Descartes veut les fonder sur des intuitions intellectuelles singulières.

 

 

2. Du cogito aux sciences.

 

Il y a ici un aspect proprement révolutionnaire du cartésianisme.

 

Car dans les mathématiques ou dans la logique aristotélicienne, la recherche analytique des principes de la démonstration avait toujours reconduit à des vérités générales et nécessaires, par exemple les définitions et les axiomes euclidiens, ou le principe de contradiction chez Aristote. Selon ce dernier, ce qui est antérieur logiquement est toujours plus universel que ce qu’on en déduit, la déduction consistant à faire apparaître une conclusion comme un cas particulier contenu dans l’universalité d’un principe. Par exemple toutes les propriétés d’une figure sont impliquées dans sa définition, mais chaque propriété est particulière par rapport aux autres. De même, beaucoup de démonstrations arithmétiques se ramènent à l’axiome : si a = b et b = c, alors a = c.

 

L’originalité paradoxale du cartésianisme est que, bien qu’il emprunte sa méthode aux mathématiques, le principe auquel aboutit son analyse n’est pas une vérité universelle, mais au contraire la plus singulière, et il faut même dire la plus subjective de toutes : Je pense. Chacun peut bien avoir l’intuition de sa propre existence : il est même seul à pouvoir l’avoir, car personne ne peut avoir l’intuition qu’autrui a de la sienne. De plus, il s’agit d’une vérité contingente, car l’existence qui est révélée dans le cogito n’est pas l’existence nécessaire d’un être qui ne peut pas ne pas être : le cogito ne révèle pas à Descartes qu’il est impossible qu’il n’existe pas absolument parlant, mais seulement qu’il n’existe pas s’il pense. Il ne s’agit pas ici d’une vérité en soi nécessaire comme pourrait l’être un axiome universel, mais d’une contingence indubitable :

 

« On peut toujours dire que cette proposition : j’existe, est de la dernière évidence, étant une proposition qui ne saurait être prouvée par aucune autre, ou bien une vérité immédiate. Et de dire : je pense, donc je suis, ce n’est pas prouver proprement l’existence par la pensée, puisque penser et être pensant est la même chose ; et dire : je suis pensant, est déjà dire : je suis. Cependant vous pouvez exclure cette proposition du nombre des axiomes avec quelque raison, car c’est une proposition de fait, fondée sur une expérience immédiate et ce n’est pas une proposition nécessaire, dont on voie la nécessité dans la convenance immédiate des idées » (Leibniz, Nouveaux Essais, IV, 7, § 7).

 

Si Descartes en fait un principe, c’est précisément du fait de sa signification existentielle et pas seulement logique. Si les certitudes mathématiques ont pu être mises en doute au lieu d’être considérées d’emblée comme des évidences intellectuelles, bien qu’elles paraissent plus consistantes que les opinions d’ordre sensible, c’est que précisément elles pourraient être seulement consistantes, au sens logique du terme – ou, comme nous disons aujourd’hui : formelles –, et en cela ne rien nous donner à connaître en dehors de cette consistance. Le cogito est la première vérité qui échappe à cette difficulté, parce qu'il est la première existence qui s’impose comme telle à la conscience : lui seul livre une évidence dont on est sûr qu’elle n’est pas seulement formelle.

 

Or s’il s’agit d’appliquer la méthode mathématique, la question est de savoir ce qu’il est possible de déduire d’une vérité aussi singulière, et comment. Car la déduction doit prendre ici nécessairement un autre sens qu’en mathématiques ou en logique, puisque le principe auquel on est remonté pour en partir n’est pas une proposition universelle.

 

De fait, les premières étapes de la déduction cartésienne ont un caractère tautologique (Kant fera porter sa critique sur ce point) : je pense, je suis, je suis pensant, je suis une chose qui pense, c'est-à-dire une âme, et donc pas un corps. À partir du seul Je pense, que peut?on connaître en-dehors de soi ? Mais alors comment prétendre fonder sur ce seul principe un système total et unifiant de toute la vérité certaine, soit de la science en tant qu’elle est censée enseigner non pas seulement ce qui est certain pour moi, mais ce qui peut devenir certain pour tout le monde ?

 

Le problème de Descartes est donc : comment tirer de l’intuition qu’il a de lui-même la totalité du savoir universalisable ? Ou autrement dit : comment passer du cogito aux principes des diverses sciences ? Ou encore : comment passer de la certitude que le moi a de soi à une connaissance certaine de ce qui n’est pas lui ?

 

Si l’on admet que la déduction est une propagation d’évidence, l’évidence du cogito peut-elle se propager à d’autres vérités ?

 

La difficulté tient ici d’abord à ce qui a motivé le doute méthodique : la prise de conscience qu’il ne suffit pas que quelque chose paraisse vrai pour l’être. Or, une fois acquise la certitude du cogito, on a certes mis fin au doute sur au moins un point, et en cela même trouvé sa limite. Mais cela peut signifier que le cogito demeurerait certain même en supposant que tout le reste demeurerait douteux : si rien de ce qui m’apparaît vrai ne l’est, hormis moi, il reste vrai que cela m’apparaît. Le cogito serait encore évident alors même que rien n’existerait en dehors de moi.

 

Pour sortir de ce solipsisme supposé, Descartes a besoin d’une première médiation. C’est en effet l’hypothèse d’un Dieu trompeur ou d’un malin génie qui a servi à justifier la mise en doute des certitudes intellectuelles. Il faut donc en premier réfuter cette hypothèse, et pour cela démontrer l’existence d’un Dieu vérace parce que parfait.

 

Un athée en effet ne saurait être véritablement géomètre :

 

« Pour ce qui regarde la science d’un athée, il est aisé de montrer qu’il ne peut rien savoir avec certitude et assurance ; car, comme j’ai déjà dit ci?devant, d’autant moins puissant sera celui qu’il reconnaîtra pour l’auteur de son être, d’autant plus aura?t?il occasion de douter si sa nature n’est point tellement imparfaite qu’il se trompe même dans les choses qui lui semblent très évidentes ; et jamais il ne pourra être délivré de ce doute si premièrement il ne reconnaît qu’il a été créé par un Dieu, principe de toute vérité, et qui ne peut être trompeur » (Sixièmes réponses, 4, Pléiade pp.531?532).

 

« (...) Qu’un athée puisse connaître clairement que les trois angles d’un triangle sont égaux à deux droits, je ne le nie pas ; mais je maintiens seulement qu’il ne le connaît pas par une vraie et certaine science, parce que toute connaissance qui peut être rendue douteuse ne doit pas être appelée science ; et puisqu’on suppose que celui-là est un athée, il ne peut pas être certain de n’être point déçu dans les choses qui lui semblent être très évidentes, comme il a déjà été montré ci?devant ; et encore que peut-être ce doute ne lui vienne point en la pensée, il lui peut néanmoins venir, s’il l’examine, ou s’il lui est proposé par un autre ; et jamais il ne sera hors du danger de l’avoir si premièrement il ne reconnaît pas un Dieu » (Secondes réponses, p.376).

 

Dom Juan peut, comme il dit, croire « que deux et deux sont quatre » : il peut en être, dirait Kant, subjectivement certain, mais il ne peut l’être, selon Descartes, objectivement, parce qu'il lui manque la raison qui lui permettrait d’affirmer que ce qui lui apparaît certain existe effectivement. L’esprit scientifique – ou philosophique – consiste précisément à ne pas confondre certitude subjective et certitude objective, et à ne pas faire de la première le critère de la seconde.

 

Au contraire,

 

« (...) après que j’ai reconnu qu’il y a un Dieu, parce qu’en même temps j’ai reconnu aussi que toutes choses dépendent de lui, et qu’il n’est point trompeur, et qu’en suite de cela j’ai jugé que tout ce que je conçois clairement et distinctement ne peut manquer d’être vrai : encore que je ne pense plus aux raisons pour lesquelles j’ai jugé cela être véritable, pourvu que je me ressouvienne de l’avoir clairement et distinctement compris, on ne me peut apporter aucune raison contraire, qui me le fasse jamais révoquer en doute ; et ainsi j’en ai une vraie et certaine science » (5ème Méditation, § 15).

 

C'est pourquoi Descartes conclut :

 

« Et ainsi je reconnais très clairement que la certitude et la vérité de toute science dépend de la seule connaissance du vrai Dieu : en sorte qu’avant que je le connusse, je ne pouvais savoir parfaitement aucune autre chose. Et à présent que je le connais, j’ai le moyen d’acquérir une science parfaite touchant une infinité de choses, non seulement de celles qui sont en lui, mais aussi de celles qui appartiennent à la nature corporelle, en tant qu’elle peut servir d’objet aux démonstrations des géomètres, lesquels n’ont point d’égard à son existence » (5ème Méditation, § 15, fin).

 

Pour s’assurer de l’existence de Dieu, Descartes recourt à trois démarches :

1/ Dieu est la seule cause adéquate et donc la seule explication suffisante de l’existence en moi de son idée, qui est celle d’un être infini, alors que, étant faillible, j’ai conscience de ma finitude (3ème Méditation).

2/ Dieu est la seule cause ultime suffisante de mon existence de substance pensante qui pense l’idée de Dieu (3ème Méditation).

3/ L’existence de Dieu, et de lui seul, est impliquée dans son essence (5ème Méditation) : c’est le fameux « argument ontologique », hérité du Proslogion (ch.III) d’Anselme de Cantorbéry (1033-1109), et repris par Leibniz et Spinoza.

 

 

La démonstration de l’existence de Dieu, quelle que soit sa démarche, comporte toujours au moins une présupposition : l’idée de ce qui est à démontrer. Les démonstrations que donnent la troisième et la cinquième des Méditations métaphysiques reposent sur la notion de Dieu comme ens perfectissimum :

 

« (...) S’il ne se rencontre point en moi de telle idée, je n’aurai aucun argument qui me puisse convaincre et rendre certain de l’existence d’aucune autre chose que de moi?même (...). Or entre ces idées, outre celles qui me représente à moi?même, de laquelle il ne peut y avoir ici aucune difficulté, il y en a une autre qui me représente un Dieu (...) » (3ème Méditation, §§ 18?19).

 

Or cette idée ne peut être dérivée directement du cogito, lequel ne révèle que l’existence du sujet pensant : la première preuve de Dieu consiste précisément pour Descartes à reconnaître que lui, esprit fini sujet à l’erreur, ne saurait être la cause suffisante de la présence en lui de l’idée de perfection infinie. C'est pourquoi il peut seulement dire que l’idée de Dieu « se rencontre » en lui : elle dérive si peu du cogito que, avoue?t?il, il n’est « pas nécessaire que je tombe jamais en aucune pensée de Dieu » (5ème Méditation, § 9). Si l’idée de Dieu était déductible du cogito, l’évidence de la pensée à elle-même devrait y conduire nécessairement, mais ce n’est pas le cas : le passage du cogito à la preuve du Dieu non trompeur apparaît donc tout aussi contingent que le cogito lui-même :

 

« (...) Encore qu’il ne soit pas nécessaire que je tombe jamais en aucune pensée de Dieu, néanmoins toutes les fois qu’il m’arrive de penser à un être premier et souverain, et de tirer, pour ainsi dire, son idée du trésor de mon esprit, il est nécessaire que je lui attribue toutes sortes de perfections (...) » (5ème Méditation, § 9).

 

Cette contingence se retrouve lorsqu'il s’agit de passer de la garantie métaphysique de la certitude scientifique aux principes qui permettent de constituer les diverses sciences, c'est-à-dire d’une manière générale de passer de la métaphysique à la physique : la véracité divine peut bien permettre à Descartes de faire confiance à ses évidences mathématiques et à leur application physique (5ème Méditation), voire même dans une certaine mesure à ses certitudes empiriques (6ème Méditation), et accéder par là même à une science des choses autres que lui et Dieu ; encore faut?il, là encore, qu’il trouve en lui les idées qui lui représentent ces choses :

 

« L’ordre que j’ai tenu en ceci a été tel : premièrement, j’ai tâché de trouver en général les premiers principes ou premières causes de tout ce qui est ou qui peut être dans le monde, sans rien considérer que Dieu seul qui l’a créé, ni les tirer d’ailleurs que de certaines semences de vérité qui sont naturellement en nos âmes. Après cela, j’ai examiné quels étaient les premiers et les plus ordinaires effets qu’on pouvait déduire de ces causes ; et il me semble que par là j’ai trouvé des cieux, des astres, une terre, et même sur la terre de l’eau, de l’air, du feu, des minéraux et quelques autres telles choses qui sont les plus communes de toutes et les plus simples, et par conséquent les plus aisées à connaître » (Discours de la Méthode, ­6ème partie).

 

Péguy s’est moqué de ce passage, dans sa Note conjointe sur M. Descartes et la philosophie cartésienne (début). On peut juger comme Michel Gourinat que la critique de Péguy « reste extérieure et superficielle » (De la philosophie, p.356). Elle pointe cependant vers l’aspect qui peut paraître le plus outrancier de la démarche cartésienne, en tant que celle-ci invite le sujet pensant à chercher en lui-même la source de toute vérité, et donc à tirer toute connaissance de lui-même, en commençant par conclure l’existence des choses à partir de la certitude qu’il a de sa propre existence. Or, comme le montre le texte cartésien, une telle déduction n’est possible que si le sujet trouve en lui l’idée des choses avant même de pouvoir conclure leur existence moyennant la véracité divine.

 

Il faut donc que toutes les idées, y compris celle de Dieu, soient innées à l’âme pour que celle-ci puisse connaître au?delà du cogito.

 

La référence à Dieu peut certes constituer une explication de la présence des idées en l’âme : car dire que ces « semences de vérité (...) sont naturellement en nos âmes », c’est dire qu’elles font partie de tout ce qui est créé par Dieu, seule cause suffisante de sa propre idée, de l’âme qui la pense, et de tout le reste.

 

Pourtant, cette notion de création pose ici un problème. Car au sens, biblique et chrétien, où Descartes l’entend, elle signifie que tout ce qui existe d’autre que Dieu existe en vertu de sa volonté absolument libre : c’est dire que l’existence et l’essence des choses créées ne sont d’aucune manière déductibles de celles de Dieu. Le passage de Dieu à ses effets est donc bien contingent et non pas nécessaire, et donc, comme dira Pascal, « l’ordre », en entendant par là l’ordre déductif, « ne peut être gardé » : si la référence à Dieu est nécessaire pour garantir la vérité des principes scientifiques, elle ne peut pas servir à les faire connaître comme le principe d’une démonstration permet de connaître la conclusion qu’on en déduit :

 

« Vous demandez qui a nécessité Dieu à créer ces vérités ? Et je dis qu’il a été aussi libre de faire qu’il ne fût pas vrai que toutes les lignes tirées du cercle à la circonférence fussent égales, comme de ne pas créer le monde. Et il est certain que ces vérités ne sont pas plus nécessairement conjointes à son essence que les autres créatures » (Descartes, Lettre au P. Mersenne du 27 mai 1630).

 

« (...) Les vérités mathématiques, lesquelles vous nommez éternelles, ont été établies de Dieu et en dépendent entièrement, aussi bien que tout le reste des créatures (...). Ne craignez point, je vous prie, d’assurer et de publier partout, que c’est Dieu qui a établi ces lois en la nature, ainsi qu’un roi établit des lois en son royaume. Or il n’y en a aucune en particulier que nous ne puissions comprendre si notre esprit se porte à la considérer, et elles sont toutes mentibus nostris ingenitae, ainsi qu’un roi imprimerait ses lois dans le cœur de tous ses sujets, s’il en avait aussi bien le pouvoir » (Lettre au P. Mersenne du 15 avril 1630).

 

On peut alors se demander si l’idée cartésienne de mathesis universalis ne s’avère pas être un échec.

 

En effet, parce qu'elle est enracinée dans le doute méthodique, la méthode :

1/ conduit le sujet pensant à chercher en lui-même la source de toute certitude, et donc à construire le monde connu à partir de soi ;

2/ entraîne l’exigence, pour échapper au doute radical, de fonder métaphysiquement la connaissance scientifique ;

3/ rend cette fondation problématique dès lors qu’il apparaît impossible de passer logiquement du moi à Dieu, et de Dieu aux lois de la nature.

 

On peut se demander en outre si cet échec est celui, tout à la fois, de la méthode cartésienne et de la doctrine que Descartes a produite en appliquant sa méthode à la réforme de la philosophie, ou si les deux peuvent être dissociées.

 

C’est ainsi que les rationalistes ultérieurs – Leibniz, Spinoza, mais aussi les idéalistes allemands, notamment Hegel – reprendront le projet cartésien d’une unification totale et systématique du savoir et d’une fondation métaphysique de la science, non sans renoncer au point de départ de Descartes (le cogito), et en divergeant autant sur les principes que sur la méthode : Spinoza adopte l’ordre géométrique pour fonder un panthéisme nécessitariste et déductiviste, dont le principe logique fondamental reste le principe de contradiction, tandis que Hegel jugera ce projet irréalisable – penser l’unité de Dieu et du monde, de l’infini et du fini – sans abandonner ledit principe, et construire un système dialectique dans lequel c’est la contradiction, et non pas son impossibilité, qui joue le rôle de principe nécessaire et universel.

 

Michel Nodé-Langlois