La théorie platonicienne des idées

                            La théorie platonicienne des idées

     Kant fait l’éloge de Platon dans la 1ère section de sa Dialectique transcendantale (PUF p.262-265). Il lui fait l’honneur d’avoir décelé le besoin inamissible qu’éprouve la raison de transcender l’expérience, et d’avoir le premier mis en valeur le rôle pratique de l’idée en tant qu’idéal moral. Ces deux thèses sont maintenues par l’idéalisme kantien (« transcendantal »), alors même qu’il récuse ce qu’il y avait à ses yeux de « dogmatique » dans le platonisme (« Platon fut, quoique sans faute de sa part (…), le père de toute extravagance en philosophie » - Sur un ton relevé nouvellement adopté en philosophie, opuscule polémique de 1796).

     En sens contraire, Platon est l’une des cibles privilégiées de Nietzsche, pour qui les idées platoniciennes constituent un « arrière-monde (Hinterwelt) », qui n’avait d’autre fonction que de dévaluer ontologiquement et moralement l’existence sensible. La version vulgaire de cette conception est le christianisme, « platonisme pour le peuple » (Par-delà Bien et Mal, Préface). Dans le Crépuscule des Idoles, Nietzsche interprète l’histoire de la philosophie comme le processus par lequel ce « monde vrai devint une fable », processus dans lequel il attribue à la critique kantienne un rôle décisif.

     Platon fut-il l’idéaliste qu’on lui fait l’honneur ou qu’on l’accuse d’avoir été ? On peut se demander si le rejet nietzschéen ne dérive pas d’une compréhension réductrice du platonisme, et si Kant ne l’a pas rendu intenable en récusant son dogmatisme métaphysique.

     Il est à cet égard remarquable que, dès l’Antiquité, la théorie des idées ait fait l’objet d’une controverse déterminante pour la suite de l’histoire de la philosophie. Cette controverse est à l’origine de la dissidence d’Aristote, mais elle a commencé à l’intérieur même de l’Académie, comme en témoignent les textes publiés dans lesquels Platon fait son autocritique, mais aussi les textes de la Métaphysique d’Aristote où celui-ci reprend des arguments de Platon tout en se désignant lui-même comme platonicien.

     La divergence entre Aristote et les successeurs de Platon à l’Académie, accomplie avec la fondation du Lycée, manifeste un conflit d’interprétations de la théorie des idées, de telle sorte que l’on a par la suite identifié la doctrine de Platon avec celle de ses successeurs, alors qu’Aristote, qui se sentit chez lui à l’Académie jusqu’à la mort du maître, pensait sans doute avoir tiré les justes conséquences de son enseignement.

 

I. Sources et aspects de la théorie

 

A. L’héritage philosophique de Platon (Aristote, Métaphysique, Livre A, ch.6)

 

a. La source proche : Socrate

     Sa rencontre a déterminé la vocation philosophique de Platon et sa renonciation à la dramaturgie.

     Il y a un rapport évident entre la théorie des idées et l’interrogation socratique en vue de la recherche des définitions. La définition n’est rien d’autre que l’explicitation conceptuelle de l’essence d’une chose, c'est-à-dire ce qu’elle est en elle-même et qui la distingue spécifiquement du reste. C’est là très exactement ce que signifie l’eïdos ou l’idéa.

     D’après Aristote, Socrate avait ramené l’interrogation philosophique de la physique à la morale. Platon s’est aperçu que la solution philosophique des problèmes moraux et politiques nécessiterait la constitution d’une ontologie et d’une physique, pour autant qu’il s’agit d’ordonner la conduite humaine à l’être et à la nature.

 

b. Les cibles de la critique platonicienne : mobilisme et sophistique

     Platon a eu pour précepteur Cratyle, un héraclitéen maximaliste (voir : Aristote, Métaphysique, G, 5, 1010a 10 ss).

     Dans le Théétète (152d-e), Platon désigne le mobilisme comme l’exact opposé de sa propre théorie : selon cette doctrine, « rien n’est un en soi et par soi (hén mén auto kath’auto oudén estin) », parce qu’« il n’y a rien qui jamais soit, mais toujours cela devient (esti mén gar oudépot’oudén, aeï dé gignétaï) ». La réfutation consiste à montrer entre autres (183a-b) que le mobilisme rend impossible l’énonciation d’une quelconque vérité, compromettant par là-même la sienne propre : « si tout se meut, toute réponse sur un sujet quelconque sera également juste, qu’on dise qu’il en est ainsi ou le contraire, ou, si l’on préfère, qu’il en va (gignesthaï) ainsi, pour éviter de figer ce dont nous parlons ». Aristote reprendra et développera la critique en Métaphysique, G, 5.

     Dans le même dialogue, Platon associe étroitement le mobilisme héraclitéen et le relativisme de Protagoras (152e), résumé dans la célèbre formule selon laquelle « l’homme est la mesure de toutes choses » (152a). Platon conçoit un relativisme des « délicats (kompsoteroï) » (156a), qui est comme une synthèse des deux doctrines moyennant une interprétation mobiliste de la sensation. Il conclut en 160d-e que reviennent au même le mobilisme « d’Homère, Héraclite, et toute la tribu qui les suit », la formule de Protagoras, et l’identification posée par Théétète de la science avec la sensation.

     La réfutation du relativisme consiste dans son autoréfutation : on montre par le raisonnement que cette position implique la vérité de son opposée, autrement dit qu’il est impossible de réduire la science à l’opinion, et qu’il y a là un type de vérité inaccessible à la sensation et indépendante d’elle. C’est la découverte de l’intellect en tant que faculté de connaître irréductible à la sensibilité.

     L’affirmation de la réalité des « formes » est le moyen de sortir des impasses du relativisme et du mobilisme.

 

c. Le « père » : Parménide

     Le Théétète le cite (152e) comme le seul qui n’ait pas partagé les thèses mobilistes, et renvoie à plus tard l’examen de ses thèses (183e), parce qu'il pose des problèmes dialectiques plus redoutables encore que les doctrines précédentes. Cet examen sera conduit dans le Parménide et le Sophiste, où Platon désignera Parménide comme son père en s’avouant contraint au parricide (241d).

     La découverte parménidienne tient dans l’affirmation, pour la première fois portée à la parole, que « l’être », ou, si l’on préfère, « l’étant (to on) » – ce qui est – « est (emménaï) » (Parménide, Poème, fgt 8 DK). Heidegger pouvait encore considérer cette proposition comme « la merveille des merveilles », parce qu'il s’agit tout à la fois de la plus grande des banalités, et de la cause originelle de l’émerveillement qui a éveillé la philosophie à elle-même. Et à vrai dire l’on peut s’étonner qu’il ait fallu attendre Parménide pour la formuler, mais c’est là un fait.

     Platon y trouvait d’abord l’affirmation que la pensée ne peut entrer dans la vérité qu’à la condition de reconnaître l’être et de s’y conformer, en commençant par la position de l’être en tant que tel. Le principe de toute vérité, donc de la philosophie, c’est l’indépendance de ce qui est par rapport à l’opinion, éventuellement erronée, qu’on en a.

     La thèse parménidienne, comme toutes les évidences, avait quelque chose d’éblouissant en ce qu’elle se prêtait, sans le laisser voir d’emblée, à deux interprétations.

     À s’en tenir au poème, Parménide semble bien avoir retenu l’interprétation qu’on peut appeler identitaire, parce qu'elle voit dans la thèse l’affirmation que être, c’est être et demeurer identique à soi. Parmi les conséquence que Parménide tire de son principe, il y a l’exclusion de la multiplicité et du changement, pour autant qu’ils impliquent des différenciations qui sont autant de non-êtres, auxquels il faudrait, contradictoirement, attribuer l’être si l’on admettait leur réalité au lieu d’y voir de simples apparences. La proposition immédiatement corrélative à l’affirmation de l’être est en effet que « le non-être n’est pas ». Dès lors, si l’être est, les êtres ne sont pas, et l’être ne peut être tantôt ceci tantôt cela.

     Gorgias faisait pourtant remarquer (Du Non-Être ou de la Nature, § 67, fgt B3 DK) que l’interprétation de l’être comme identité à soi conduisait inévitablement à l’attribuer au non-être, puisque de celui-ci il n’est pas difficile de dire qu’il « est non-être » (Aristote, Métaphysique, Livre G, ch. 2, 1003b 10), et qu’en ce sens il est tout autant que l’être. Cette critique interne de l’ontologie parménidienne conduisait logiquement à donner de son principe une interprétation existentielle, et à y subordonner la dimension identitaire, bref à distinguer la position absolue de l’être et l’énonciation de l’essence qui fait qu’une chose est telle ou telle : c’est dans cette voie que s’engagera l’aristotélisme.

     L’invention de la théorie des idées peut apparaître comme une phase transitoire de ce premier développement de l’ontologie.

     Elle en retient manifestement l’interprétation identitaire, puisqu'elle voit dans l’identité à soi de la chose ce par quoi celle-ci est en soi indépendante de la variabilité et de la diversité des opinions, et par quoi elle peut en conséquence être le point d’ancrage de la vérité à son sujet. La théorie des idées ne va pas sans une méfiance à l’égard de la variabilité du sensible, ce qui est un héritage évidemment parménidien.

     D’un autre côté, Platon n’en reste pas à la simple position de l’être comme tel. Car si l’idée constitue l’identité de chaque chose, et ce en quoi celle-ci est, les idées n’en constituent pas moins une multiplicité : il y a plusieurs idées qui ont toutes un titre égal à se voir attribuer l’être, et à fonder la vérité du discours.

     La théorie platonicienne était donc une mise en tension de l’ontologie parménidienne, alors même qu’elle en retenait l’élément le plus essentiel.

 

B. Formulation et justification de la théorie.

 

a. Les textes.

     Les dialogues platoniciens comportent de fréquentes références à la théorie, mais aucun exposé systématique. La chronologie désormais admise de leur rédaction permet d’observer son développement :

     1/ préparation dans certains des dialogues de jeunesse, qui recherchent la définition d’une qualité morale : la piété dans l’Euthyphron, le courage dans le Lachès, la sagesse dans le Charmide, l’amitié dans le Lysis. La mise en scène de Socrate a encore un caractère parodique.

     2/ élaboration dans les dialogues de la maturité : le Gorgias met en échec la sophistique dans la définition de la rhétorique et de la justice ; le Cratyle met l’idée au fondement de la dénomination correcte ; le Banquet décrit l’élévation de l’âme depuis les choses belles jusqu’à l’idée du beau ; le Phèdre se réfère à celle-ci pour définir l’amour ; la République trace le programme d’une réforme politique justifiée par une science fondée sur les idées, et en dernière instance sur l’idée du bien.

     3/ les dialogues de la vieillesse témoignent du sens très aigu qu’avait Platon de l’autocritique, et en même temps de son attachement indéfectible à sa théorie. Le Théétète est sa réflexion sans doute la plus approfondie et la plus décisive sur la question de la vérité et la définition de la science : la théorie des idées y est présente, mais sous une forme allusive. Le Parménide examine le problème du rapport entre l’idée et ce qui n’est pas elle ; le Sophiste, celui du rapport des idées entre elles. En dépit des difficultés soulevées par ces deux dialogues, les idées sont encore présentes comme les modèles de la cosmogonie démiurgique du Timée.

     L’interprétation des dialogues platoniciens se heurte à un problème lié au statut que Platon lui-même donnait à ses propres écrits. D’après la Lettre VII (341b-344d), il lui paraît inconcevable de confier à l’écrit un propos soucieux d’enseigner sérieusement la vérité, car l’écrit livré au public est comme un orphelin qui n’a plus son père pour le défendre. Platon semble avoir considéré ses publications comme des jeux  dans lesquels seuls les bénéficiaires de son enseignement oral, à l’Académie, pouvaient discerner ce qui était de l’ordre de la plaisanterie et ce qui renvoyait aux thèses sur lesquelles Platon était philosophiquement engagé.

     C'est pourquoi la meilleure source pour la compréhension de la théorie des idées se trouve chez Aristote, qui ne dit pas un mot des dialogues platoniciens, mais expose longuement les arguments qui étaient proposés et discutés à l’Académie. Aristote, qui fut pendant vingt ans l’élève chéri de son maître (le seul, selon une tradition, à rester jusqu’au bout quand Platon faisait son cours sur l’âme !), était sans doute bien placé pour parler de ce qui a été manifestement le cœur de l’enseignement de Platon, et même l’élément essentiel de son originalité philosophique, ce par quoi il se démarquait, tout en les prolongeant, et de Parménide et de Socrate. Aristote a écrit un Péri Idéôn, perdu.

     C’est ainsi qu’Aristote révèle l’influence du pythagorisme dans l’invention de la théorie (Métaphysique, A, 6, début) : les dialogues n’y font guère référence, alors que l’enseignement oral paraît en avoir été profondément imprégné (voir : Marie-Dominique Richard, L’Enseignement oral de Platon, Cerf 1986). Aristote a écrit un Péri Puthagoréiôn, lui aussi perdu. Par la suite, il reprochera aux successeurs de Platon d’avoir confondu la philosophie avec les mathématiques (A, 9, 992a 31), malgré des mises en garde dont le livre VII de la République (531d-533e) paraît se faire l’écho, et il critiquera cet aspect du platonisme dans les livres M et N de la Métaphysique.

b. Les arguments cités par Aristote (Métaphysique, A, 9, 990b 10 ss).

     Aristote mentionne des « tropes (tropous) », c'est-à-dire des manières d’argumenter, « au moyen desquels nous » – les platoniciens – « montrons qu’il y a des idées ».

     1. L’argument « ek tôn épistèmôn » (12) : la scientificité de la science.

     La réalité de l’idée est présupposée à la science : « il y a des idées de toutes les choses dont il y a science ».

     « Si toute science accomplit son œuvre propre en prenant pour objet quelque chose d’un et d’identique, mais aucunement les individus, il doit y avoir pour chacune, en dehors des sensibles, quelque chose d’autre qui soit éternel et qui soit le modèle (paradeïgma) des objets de chacune des sciences. Telle est l’idée (idéa). Ou encore, voici ce dont il y a science : il y a science d’autre chose que des individus : car ceux-ci sont infinis et indéterminés, alors qu’il n’y a de science que du déterminé ; il y a donc quelque chose en dehors des individus, et telles sont les idées. Ou encore : si la médecine est science non pas de cette santé-ci mais de la santé en général (haplôs), il doit y avoir une santé en soi (autoügieïa) ; et s’il n’y a pas de science géométrique de cet égal-ci ou de ce commensurable-ci, mais de l’égal en général ou du commensurable en général, il doit y avoir un égal en soi (autoïson) et un commensurable en soi (autosummétron), et telles sont les idées » (Alexandre, Commentaire à la Métaphysique, 79).

     2. L’argument « kata to hén épi pollôn »(13) : l’unité d’une multiplicité.

     En toute multiplicité indéfinie de choses semblables, il y a un prédicat commun à tous les sujets, qui comme tel ne se confond avec aucun d’eux et se distingue de tous.

     « Si chacun des hommes multiples est homme, et si chacun des animaux est animal, et qu’il en va de même de tout le reste, si en outre il n’y a chez aucun d’eux rien qui soit attribué à soi-même, mais qu’il y a quelque chose qui est attribuée à tous sans être identique à aucun, il doit y avoir quelque chose d’eux en dehors des individus, qui existe séparément d’eux et qui soit éternel : car cela est toujours attribué semblablement à toutes les choses numériquement interchangeables. Or ce qui fait l’unité d’une multiplicité de choses en étant séparé d’elles et éternel, c’est cela qui est l’idée : il y a donc des idées » (Alex. 80)

     3. L’argument « ek to noeïn ti phtaréntos » (14) : la pérennité des notions.

     La représentation des choses périssables demeure après leur disparition.

     « Si lorsque nous pensons à un homme, ou à un terrien (pezon), ou à un animal, nous pensons à un existant mais aucunement à un individu – puisque lorsque les individus disparaissent, la notion demeure la même – il est clair qu’il y a en dehors des individus sensibles cela même que nous pensons, que les individus existent ou pas : car ce n’est pas un non-être que nous pensons alors. Et cela, c’est la forme (eïdos) ou l’idée (idéa) » (Alex. 81).

 

c. Les arguments exposés par Alexandre. [Voir textes à la fin].

     En 990b 15, Aristote parle d’« akribestéroï logoï », mais il ne dit rien de ces « raisonnements plus exacts ». Alexandre les a explicités (82).

     1. Ce que les choses ont en commun est une commune ressemblance à une même idée qui est leur modèle (paradeïgma).

     La preuve est donnée en deux temps :

     1/ Distinction logique entre deux formes possibles de la communauté d’attribut :

- communauté de nature (synonymie) : Socrate et Platon sont hommes (attribut possédé essentiellement) ;

- communauté de nom (homonymie) : Platon et son portrait. Le premier est le modèle, qui possède l’attribut essentiellement, le second la copie, qui possède l’attribut accidentellement.

     2/ Ecthèse (raisonnement par élimination) à partir d’un exemple : l’égal en soi, d’après le Phédon.

     Aucun sensible dit égal ne possède essentiellement l’égalité, car aucun n’est l’égal en soi : le sensible se trouve être aussi bien inégal, suivant le point de vue auquel on le considère. Il n’y a donc pas ici de synonymie fondée sur la communauté d’essence.

      Aucun sensible dit égal n’est modèle des autres égaux, car aucun d’eux n’est essentiellement égal. Il n’y a donc pas de relation d’homonymie entre les sensibles.

     Reste, pour expliquer leur attribut et leur nom communs, qu’ils soient tous copie d’un même modèle : l’égalité en soi, comme telle non sensible.

     2. Toute production ordonnée régulièrement a son principe dans une idée : d’après le Cratyle (389b), « si le fabricant de la navette la brise en la faisant », il ne la refera pas « en regardant celle qui est brisée », mais d’après « cette forme idéale d’après laquelle il faisait déjà celle qu’il a brisée ».

     N.B. C’est là l’origine de l’utilisation augustinienne et scolastique de la notion d’idée pour désigner la pensée divine créatrice originaire, par opposition aux concepts humains, universels mais dérivés.

     3. L’universalité logique n’est qu’une unité accidentelle, insuffisante pour définir la consistance ontologique de l’idée. Si celle-ci est ontôs on, parce qu’éternellement identique, il faut lui attribuer l’unité numérique, c'est-à-dire l’individualité, mais une individualité non sensible.

     « S’il n’y a pas, en dehors des choses sensibles et mathématiques, d’autres choses telles que certains disent que sont les idées, il n’y aura pas de substance (ousia) numériquement une, et les principes des êtres ne seront pas déterminés numériquement, mais seulement spécifiquement » (Aristote, Métaphysique, B, 6, 1003b 22).

     Dans le Parménide (132b), Platon récusait l’idée que la réalité de l’idée soit seulement celle d’une « pensée (noèma) ».

 

C. Implications de la théorie.

 

a. Dualisme et participation.

     Aristote ramène la théorie à deux thèses essentielles :

     1. Platon fait de ce qui est « immanent à plusieurs (hén épi pollôn) » ou « relatif à plusieurs (hén kata pollôn) » une « unité à part (hén para ta polla) ».

     C’est la thèse de la séparation (chôris) des quiddités universelles : non seulement abstraction logique, mais séparation réelle, soit, en termes aristotéliciens, substantification. L’ousia est idéale : l’idée est, au double sens, indissociablement, d’essence et d’existence.

      2. Entre l’idée et les sensibles, il y a :

- une communauté de dénomination ;

- la différence de l’éternel au corruptible : l’idée, comme l’être de Parménide, est en tant qu’elle demeure identique à soi.

     L’idée est une chose intelligible, qui en cela n’est pas moins mais plus réelle que les individus sensibles, parce que son identité, étant inaltérable, est plus certaine, moins douteuse.

     N.B. On a beaucoup critiqué l’interprétation du platonisme comme un dualisme, c'est-à-dire comme la distinction et la séparation d’un monde sensible des apparences trompeuses, et d’un monde intelligible, inaccessible aux sens, et source de vérité. Cette interprétation commande entre autres les sarcasmes de Nietzsche. Mais on a aussi reproché à Aristote d’avoir lu Platon en ce sens et d’avoir prétendu en tirer une réfutation.

     De fait Platon ne parle pas de mondes mais de genres et de lieux sensible et intelligible. En République VI, 508c 2, il oppose le « lieu intelligible », en 509d le « genre ou lieu intelligible (noètou génous te kaï topou) » au « visible (oratou) ». Il n’y a d’ailleurs que de rares occurrences de l’expression dans l’œuvre (voir aussi Phèdre, 247c-d), mais l’insistance des commentateurs récents a conduit à proscrire l’expression : monde intelligible.

     On peut d’ailleurs remarquer que la séparation de l’idée n’est qu’un aspect de la théorie. Son corrélat est la « participation (méthexis) » des choses sensibles à l’idée, ce qui implique une « présence (parousia) » de l’idée dans ces choses. C’est dire que Platon a fait tout autant une théorie de l’immanence de l’intelligible au sensible qu’une théorie de l’opposition des deux. Dans le Théétète, le terme d’ousia est appliqué aux choses sensibles elles-mêmes : le platonisme ne peut donc être réduit à une dévaluation ontologique du sensible.

     La question que se pose Platon est : comment reconnaître la réalité de l’idée, principe de la science, si l’on n’accorde d’existence qu’aux réalités mixtes et fluentes dont aucune n’est adéquate à l’idée elle-même ? Le terme de topos peut bien être interprété comme un mode d’existence, mais Platon refuse d’y voir un mode seulement logique, dans la pensée.

     De même Aristote se demande : quel sens y aurait-il à parler d’une participation, s’il n’y avait pas quelque chose à quoi l’on participe, puisque participer, c’est prendre ou avoir sa part de quelque chose ?

     Autrement dit : comment penser le lieu intelligible si ce n’est comme un monde, c'est-à-dire comme un ensemble de réalités subsistantes, s’il est vrai que l’idée ne peut avoir de réalité, ne peut exister qu’en ayant une subsistance propre ?

     Que les idées forment un monde intelligible, monde réel modèle du monde apparent, est peut-être une formulation correcte de la thèse à laquelle Platon, semble-t-il, ne renonça jamais. Mais sans doute vaut-il mieux s’en tenir à la lettre de son texte.

 

b. La réminiscence.

     Trois grands textes : le Ménon, le Phédon, et le Phèdre .

     Phèdre 249b-c : « deï gar anthrôpon xuniénaï kat’eïdos légoménon, ek pollôn ion aïsthèséôn eïs hén logismô xunaïrouménon : touto d’estin anamnèsis ekeïnôn, ha pot’eïdén hèmôn è psuchè sumporeutheïsa théô kaï huperidousa ha nûn eïnaï phamén, kaï anakupsasa eïs to on ontôs ».

     On trouve dans cette phrase ce qui constituera ensuite la doctrine aristotélicienne de l’abstraction : c’est à partir du sensible que l’on conçoit l’idée. Mais l’interprétation de cette opération comme ressouvenir implique qu’elle consiste à retrouver indirectement ce qui a été connu directement à un moment antérieur.

 

c. Conception platonicienne de la science.

     Elle est présentée au livre VI de la République, sous la forme d’une part d’un énoncé méthodologique abstrait, et d’autre part des deux allégories fameuses de la ligne et de la caverne.

 

               Visible                            /                       Intelligible

___________________________________________________________________

      Images :            /   Choses sensibles     /      Inférieur  :       /       Supérieur :

Ombres et reflets               naturelles              mathématique            dialectique

   (conjecture :                 et artificielles            (dianoétique :             (noétique :

                           eïkasia)                       (croyance :            par hypothèses)        par principes)                 

                                                                                                                     pistis)

 

 

II. Autocritique de la théorie des idées

 

  1. Le Parménide

 

a. Problématique

     Le prétexte de la discussion est fourni par l’exposition faite par Zénon (128b) du projet qui était celui de son livre, perdu, sur l’impossibilité du mouvement : une défense dialectique de la thèse parménidienne de l’unité de l’être. À celle-ci est couramment reproché son caractère paradoxal, du fait qu’elle récuse les apparences les plus évidentes. Il s’agit pour Zénon de montrer que l’hypothèse du multiple entraîne des conséquences plus absurdes que ce simple paradoxe.

     N.B. En Métaphysique, N, 2, 1088b 35, Aristote juge l’aporie de Zénon déterminante dans l’invention des conceptions platoniciennes ainsi que des difficultés qu’elles entraînent, et que lui-même pense surmonter au Livre I de la Physique. Au Livre VI, il interprétera les arguments de Zénon comme une réfutation interne du discontinuisme pythagoricien.

     En 128e-130a, Socrate présente d’abord la théorie des idées comme une solution partielle du problème : l’hypothèse du multiple est facile à vérifier sur l’être sensible, ce que Parménide et Zénon n’ont jamais nié (et qui rend inopérante la réfutation de Diogène). L’erreur dénoncée par Parménide – et par le Platon de l’allégorie de la Caverne – est précisément de prendre le sensible pour l’être : le sensible est bien plutôt ce sur quoi il est impossible de ne pas tenir un discours contradictoire. Or une issue à cette contradiction est de nier qu’il en aille de même des formes idéales auxquelles participent les sensibles. Le platonisme pourrait apparaître à cet égard comme une version mitigée de l’éléatisme, dans laquelle tout n’est pas résorbé dans l’unité de l’être, dont la non-contradiction est reportée sur l’idée.

     La question est alors de savoir si la réfutation de Zénon vaut non seulement contre l’assomption ontologique de la multiplicité apparente du sensible, mais aussi contre cette sorte de multiplicité – intelligible – qu’est la pluralité des idées (129e-130a) : premier déplacement de la problématique.

 

b. Apories

     1/ Incertitude sur l’étendue du monde des idées.

     En 130b, Parménide prend la parole et opère un nouveau déplacement du problème en demandant à Socrate s’il professe la séparation des idées, leur existence chôris. Cette thèse peut apparaître soit comme une interprétation, soit comme une présupposition possibles de la distinction faite précédemment par Socrate.

     La question est alors de savoir s’il faut limiter les idées aux termes qui s’appelleront ultérieurement les transcendantaux (beau, bien, etc.), ou s’il faut les étendre non seulement aux individus ou éléments naturels (homme, feu, eau), mais encore aux réalités qui ne sont que parties, résidus, ou mélanges d’êtres naturels (cheveu, boue, crasse). Dans un autre dialogue (Euthydème ?), Socrate s’interroge sur l’idée de rognure d’ongle...

     La réponse de Socrate paraît signifier qu’il est inconvenant de prêter à pareilles choses la dignité de principe ontologique que l’on veut attribuer à l’idée : la connaissance philosophique entend fonder le savoir plutôt sur l’appréhension intellectuelle des transcendantaux plutôt que sur l’appréhension empirique des choses « ridicules (géloïa) ».

     N.B. 1. On a ici un indice allusif de l’existence d’un débat sur cette question à l’intérieur de l’Académie.

     2. Comme en Théétète 185a, Socrate attribue l’existence (eïnaï) aux choses sensibles, si viles soient-elles, tout en niant qu’il y en ait un archétype idéal séparé : il y a de la boue, mais pas d’idée de la boue. Cela peut être interprété de deux manières : on bien le verbe être a toujours le même sens, qu’il s’applique au sensible ou aux idées, et il faut alors distinguer les êtres qui existent sous forme seulement sensible, et ceux dont l’existence sensible est doublée de celle d’une idée ; ou bien ce n’est pas dans le même sens que les uns et les autres existent, ce qui peut à nouveau être interprété en deux sens : on peut envisager que l’être des idées soit une existence logique plutôt qu’une subsistance comme celle des objets empiriques ; ou que les idées existent au moins autant et à plus forte raison que les sensibles.

     La réponse de Parménide (130e) dénonce implicitement l’illogisme de Socrate, mis au compte d’un manque de pratique de l’art dialectique. Si Socrate était logique, il admettrait qu’il doit y avoir une idée correspondant à tout prédicat commun, et il renoncerait à établir des degrés de dignité ontologique entre les êtres, ce qui relève du préjugé.

     2/ Difficultés de la notion de participation.

     - En 130e, Parménide rappelle le principe qui justifie la critique précédente : l’homonymie entre participants et participé, et l’éponymie de l’idée vers le sensible.

     Tout homme est homme : la forme de l’homme en soi doit donc être présente en chacun des hommes, dont aucun ne saurait être homme à demi. Mais alors l’idée sera autant de fois présente qu’il y a d’hommes, et elle sera multiple comme eux. Il faudra la dire à la fois une et « séparée d’elle-même (hautoû chôris) ».

     En 131b, Socrate essaie de trouver une solution dans une analogie physique : le soleil comme source unique de la lumière éclairant les êtres multiples. Parménide rétorque que c’est seulement une partie de la lumière solaire qui éclaire chacun, de même que les choses mises sous une bâche ne sont couvertes chacune que par une partie de la bâche.

     La solution de Socrate conduit donc à une nouvelle aporie : si l’idée n’est participable qu’en partie, c’est qu’elle n’est pas une (131c). Parménide renchérit en produisant des exemples apparemment absurdes : si être grand, c’est participer à la grandeur en soi, ne participer qu’à une partie de la grandeur, c’est être grand en étant plus petit. De même il paraît absurde de n’être que partiellement égal. Quant à l’idée de petitesse elle sera plus grande que chacune de ses participations.

     Conclusion : une participation partielle n’a pas plus de sens qu’une participation totale. On comprend qu’Aristote traite l’usage de ce terme de « métaphore poétique » (Métaphysique, A, 9, 991a 20 ss).

     - Le « troisième homme ».

     L’argument resté célèbre sous ce nom (cf. Aristote, Métaphysique, A, 9, 990b 17, et Alexandre, Commentaire à la Métaphysique, 84-21) est exposé ici (132a) en référence à l’idée de grandeur (voir le texte en appendice).

     - La ressemblance.

     La nouvelle interprétation envisagée par Socrate en 132d est que l’idée soit le modèle (paradeïgma) dont les choses sont des copies (homoïômata) : la participation (méthexis) est alors identifiée à une ressemblance (éoïkénaï). Cette interprétation a l’avantage de faire fond sur une relation dont la réalité ne fait pas mystère : celle qui existe entre des images (eïkasthènaï) éventuellement multiples et leur commun modèle.

     La réfutation peut surprendre, car elle semble envisager la relation de ressemblance comme réversible : or on admet en général que c’est la copie qui ressemble au modèle plutôt que le modèle à la copie. En fait, il semble que l’argument consiste plutôt à faire abstraction de l’originarité du modèle, et à considérer uniquement l’isomorphisme (132e)qui est la condition de la ressemblance : sans une certaine communauté de forme, donc sans une forme présente dans les deux, il ne pourrait y avoir ressemblance entre modèle et copie. Rien n’empêche dès lors de regarder du modèle vers la copie pour dire qu’il comporte la forme que l’on retrouve en elle.

     La réfutation consiste alors à dire qu’on se trouve ramené au troisième homme (132e-133a), ce qui semble supposer des médiations qui ne sont pas explicitées. Car à prendre l’argu­ment littéralement, il semblerait réfuter la possibilité de toute ressemblance. Il faut donc plutôt comprendre que le modèle empirique de la ressemblance est inapplicable pour comprendre la réalité de l’idée : entre modèles et images sensibles, il y a bien isomorphisme, mais ce par quoi il y a ressemblance (la forme commune) n’est justement pas ce à quoi les choses ressemblent. La contradiction de l’idée-paradigme est qu’elle devrait être les deux à la fois : si les choses ne pouvaient être homonymes qu’à la condition de ressembler à un commun modèle, alors la forme de cette ressemblance devrait elle-même être hypostasiée et ainsi de suite.

     3/ Conséquences paradoxales du dualisme.

     - Ce qui est en soi doit être inconnaissable à l’homme.

     Serions-nous déjà en plein kantisme ? Du moins peut-on dire qu’intervient déjà ici une opposition entre l’en soi et le pour nous qui fonctionnera à nouveau chez Kant : la séparation de la forme revient à l’affirmation qu’elle existe indépendamment de notre connaissance, et Socrate confirme aussitôt qu’elle ne peut être à la fois en soi et en nous (133c).

     Ce qui est dit de l’idée en tant que telle doit être dit des relations entre idées d’une part, entre réalités homonymes aux idées d’autre part (133d). Par exemple, l’homme esclave est esclave d’un maître humain et non pas de l’idée du maître ; en revanche, l’être idéal du maître s’entend par rapport à l’idée de servitude, et non pas par rapport à un esclave concret (133d-e). Dès lors il faut en dire autant de la science : la vérité en soi, l’idée de vérité, est l’objet de la science en soi ; chaque genre déterminé de l’être considéré en lui-même est objet d’une science en soi déterminée (même idée en République IV, 48c-e, GF p.191) ; en revanche, la science dont nous sommes capables ne pourra avoir pour objet les formes elles-mêmes mais seulement des objets de notre ordre. N.B. Cet agnosticisme (cf. agnôston en 134b 14) ne signifie pas que nous ne connaissions que des phénomènes au sens kantien du terme : on peut envisager que les sensibles soient des choses qui existent indépendamment de nous ; mais ce qui est exclu, c’est que notre connaissance puisse avoir pour objet la forme elle-même, la vérité en soi (134b-c), ce qui revient à anéantir la théorie platonicienne de la connaissance.

     - Dieu ne connaît que les formes.

     Le principe est donné en 134c, sous une forme qui peut surprendre : alors que la vérité en soi vient d’être déclarée objet de l’idée de science, celle-ci est maintenant identifiée à la science divine, à la faveur d’une affirmation sur la plus grande exactitude de la science en soi. Que notre science soit entachée d’inexactitude ne fait pas de doute, mais en quoi la science en soi, qui n’est science de rien de déterminé, peut-elle être déclarée plus exacte, on peut se le demander.

     Le raisonnement peut être compris sur le mode hypothétique : si l’on attribue à Dieu la science en soi, parce qu'il serait inconvenant de lui attribuer la nôtre, il faudra en tirer la conséquence qui résulte du raisonnement précédent. Cette conséquence est formulée à travers les deux termes de « commandement (despotéïa) et de « science (épistémè) » (134d-e) : ce dernier terme s’inscrit logiquement dans la suite de ce qui précède ; le premier en revanche a l’air un peu parachuté. On peut comprendre que le commandement divin sur le cosmos s’exerce au moyen de la connaissance (cf. le Timée). En 134d, il est question d’une dunamis qui est déniée aux formes à l’égard des réalités de notre ordre, et réciproquement : aucune précision n’est donnée quant à la nature de cette « puissance » ; il s’agit seulement de faire valoir, négativement, que si elle existe, elle ne s’exerce qu’à l’intérieur de chaque ordre, et non pas entre les deux.

     Cette fois, ce n’est pas la théorie de la connaissance humaine qui s’écroule, mais l’affirmation tout aussi importante pour Platon de la connexion et de la dépendance entre le cosmos et la divinité : à « l’homme est mesure de toutes choses » de Protagoras, dans le Théétète, répond « Dieu est mesure de toutes choses » dans les Lois.

 

c. Conséquences méthodologiques.

     On pourrait croire l’affaire entendue, et juger nécessaire de renoncer à la séparation des formes. Mais Platon maintient que la théorie des formes est ce sans quoi le dialégesthaï est impossible (135c), et que sa récusation vient d’un manque de pratique de la dialectique philosophique (133b déjà, et 135a-b).

     Les principes de cette dernière sont indiqués en 135e : 1/ se consacrer au raisonnement sur l’intelligible ; 2/ pour tout objet intelligible considéré, examiner les conséquences de la supposition de son existence, mais aussi de son inexistence. Aristote fera la théorie de cette pratique dans les Topiques, en lui reconnaissant tout à la fois une fonction d’entraînement et une fonction de probation scientifique.

 

  1. Le Sophiste.

 

a. Problématique

     Dans le Sophiste (251a-b), la question est de savoir comment il est possible « que l’on désigne une seule et même chose par plusieurs noms ». Exemple de l’homme, avec la diversité de ses qualités : l’unité du sujet paraît immédiatement contredite par la multiplicité de ses prédicats. Ce qui crée l’aporie est la présupposition de la séparation mutuelle des idées : « il est impossible que le multiple soit un et que l’un soit multiple ». Cet axiome entraîne aussitôt des formulations qui annoncent celles qu’Aristote attribuera à Antisthène : on peut dire seulement que « le bon est bon est l’homme homme », ce qui a pour conséquence qu’il n’y a pas de contradiction possible parce que les seules énonciations vraies sont des identités, et que ceux qui paraissent se contredire ne parlent pas de la même chose (Métaphysique, D, 29).

     D’où la question posée en 251d, à propos des trois termes : l’être, le repos, le mouvement. Ces derniers s’excluent (cf. 252d). Faut-il en conclure : 1/ qu’on ne saurait leur attribuer communément l’être, ce qui reviendrait à leur reconnaître quelque chose de commun ; 2/ que cette attribution de l’être reviendrait à considérer que toutes les notions peuvent être « mélangées » ; 3/ que le mélange est possible entre certaines et pas entre les autres, ce qui suppose qu’on en définisse le critère. Cette trichotomie est reproduite en 252e.

     L’étranger examine alors dialectiquement les hypothèses qui se présentent.

     Refuser toute communication entre mouvement et repos d’une part, ousia d’autre part, c’est s’interdire de dire que l’un et l’autre « sont (eïnaï) » : comment dire alors qu’il y a du repos ou qu’il y a du mouvement ? Se trouvent alors éliminées tout à la fois (252a) le mobilisme héraclitéen d’un côté, l’immobilisme parménidien et le formalisme platonicien de l’autre, qui tous attribuent l’être réel (ontôs), rejetant dans l’apparence soit l’immobilité, soit le devenir.

     De même (252b), tout pluralisme ontologique, qui prétend penser une composition de l’être, est condamné à attribuer l’être tout à la fois à l’un et au multiple, soit en composant l’unité du tout à partir des éléments, soit en divisant le tout en ses éléments. [Texte fort difficile].

     Enfin, la récusation de toute communicabilité des notions réduit l’énonciation de chaque chose à celle de son nom propre, mais cette position est intenable parce que par définition inénonçable (252b-c) : on ne peut dire ni que ce qu’on dénomme « est », ni qu’il est « séparément » « des autres choses », ces deux dernières expressions qualifiant la chose en référence au reste.

     Le résultat est qu’une certaine communicabilité, restreinte, paraît s’imposer, illustrée par l’image des lettres, les voyelles servant à lier les autres (253a), puis de l’harmonie (253b), relevant respectivement de la grammaire et de la musique.

     N.B. 253b-254b constitue un intermède sur la tâche dialectique de la philosophie, qui doit consister à distinguer les genres pour éviter les confusions dont profite le sophiste. En 253d, diverses démarches sont envisagées sans qu’on voie toujours bien en quoi elles se distinguent : aller du genre aux espèces ou des espèces au genre, et dégager les formes qui sont irréductibles à d’autres (cf. les catégories et les transcendantaux d’Aristote). En fait, Platon semble vouloir souligner une fois de plus la proximité du philosophie et du sophiste et la difficulté de les distinguer. Le philosophie est dit s’installer dans l’être et le sophiste dans le non-être (254a) : le philosophie serait celui qui cultive la clarté de l’être, et le sophiste celui qui cultive l’obscurité du non-être. Mais la première n’est claire que pour le philosophie. C'est pourquoi la plupart confondent inévitablement les deux. Et la seule solution est d’arriver à penser clairement le domaine d’élection du sophiste, c'est-à-dire de penser le non-être à la lumière de l’être, c'est-à-dire en référence à lui.

 

b. La communication des genres (participation mutuelle des idées)

     En 254c, l’étranger restreint le champ de l’analyse par souci de clarté : il ne s’agit pas encore de construire le système général de toutes les relations d’inclusion conceptuelle. On étudie donc « les plus grands des genres (mégista tôn génôn) » : être, repos, mouvement. Les deux derniers sont immiscibles tandis que l’être est mêlé aux deux : il ne se confond donc avec aucun, et il y a au moins trois genres (254d).

     N.B. L’attribution de l’être et au repos et au mouvement exclut les deux monismes antithétiques, mobiliste et immobiliste, d’Héraclite et de Parménide.

     La distinction des trois genres fait aussitôt surgir le couple du même et de l’autre, dont on se demande s’ils désignent eux-mêmes des genres ou s’ils ne font que désigner autrement les précédents (254e).

     On prouve qu’ils sont des genres distincts à partir de l’exclusion mutuelle du repos et du mouvement : celle-ci implique que ce qui peut leur être attribué en commun ne saurait être identique à aucun des deux (255a-b).

     On en conclut aussi la nécessité de distinguer l’être et le même : sinon, il faudrait dire que mouvement et repos reviennent au même puisqu’ils sont l’un et l’autre (255b-c).

     N.B. On a à nouveau ici une récusation de toute forme d’ontologie identitaire, qui n’atteint pas seulement Parménide, mais tout aussi bien la théorie des formes, si elle signifie que, par opposition au sensible, les idées sont en tant qu’elles sont identiques à elles-mêmes.

     On étudie alors le rapport de l’autre à l’être, à partir d’une nouvelle dichotomie entre ce qui se dit absolument (auta kath’auta) et ce qui se dit relativement (pros alla). L’être appartient aux deux, tandis que l’autre ne peut être que relatif (255d).

     On en conclut : 1/ qu’il y a cinq genres premiers ; 2/ que l’autre appartient à tous (255e), ainsi que le même (256a).

     S’ensuivent alors des conséquences paradoxales, mais logiques, formulées sur l’exemple du mouvement (256a-c), mais applicables aux autres genres : chacun participe en effet à la fois des formes en elles-mêmes opposées du même et de l’autre.

     N.B. En 256b, on envisage en conséquence l’hypothèse extrême d’une participation du mouvement à son contraire (puisque l’autre participe du même et réciproquement) : cela conduit à la notion d’un mouvement « stationnaire (stasimon) », qu’on peut sans doute illustrer par l’image d’un mouvement circulaire qui revient sur lui-même : les possibilités logique et physique se rejoignent ici.

 

c. Le parricide (cf. 241d)

     1/ Le non-être apparaît inhérent à tous les genres, y compris à l’être, en tant que chacun n’est pas les autres (256d-257a).

     2/ La négation ne signifie pas forcément la contrariété, mais seulement l’altérité (257b).

     3/ À partir d’une analogie pas immédiatement claire avec la diffraction de l’unité du concept de science dans les diverses disciplines scientifiques spécialisées, on établit que la forme de l’autre donne lieu au même type de relation logique. Il y a cette sorte d’altérité qu’est l’opposition (antitithesthaï) : par exemple entre beau et non-beau, grand et non-grand, etc. Or à ces opposés on attribue également l’être. Il faut dire alors que chacun est autre que l’être lui-même, mais qu’il ne s’oppose pas à lui, puisqu’au contraire il est, et que leur opposition est leur manière d’être. Celle-ci n’est donc « pas moins que l’être lui-même » (258b). Attribuer l’être à quelque chose qui n’est pas l’être lui-même n’est pas contradictoire, dès lors qu’il n’y a pas opposition mais seulement altérité entre le sujet et le prédicat.

     Il faut alors dire que « le non-être est », en ce sens qu’il est une forme qui participe de l’être comme toutes les autres : il est et demeure non-être (258c).

     N.B. Ces formulations viennent de Gorgias. Aristote les cite tantôt sans s’en inquiéter (Métaphysique, G, 2, 1003b 10), tantôt pour récuser le glissement du sens relatif au sens absolu (Réfutations sophistiques, 5). Cette récusation est opérée implicitement par Platon en 258e.

     La conclusion est que la réalité du non-être, c’est l’altérité (259a-b).

     N.B. En 259c-d, il est encore fait allusion à la différence entre sophistique et philosophie, en des termes qui suggèrent à nouveau que leur différence est difficile à apercevoir. Le philosophe est celui qui sait faire la distinction entre sujet et prédicat, et sait donc faire la différence entre dire que ce qui est même est aussi autre, et dire que les notions mêmes du même et de l’autre reviennent au même. Le dialogue sur le Philosophe, annoncé en 217a n’a pas été écrit : il faut sans doute en chercher l’essentiel dans la fameuse « digression centrale » du Théétète (171c-176c).

 

  1. Résultats.

    

a. Quant au rapport du sensible et de l’intelligible

     Il y a de bonnes raisons de récuser le séparatisme, et il faut donc renoncer à opposer l’ontôs on au sensible. La source des contradiction a été en effet la supposition que les idées existeraient comme des choses, à la manière de ce dont elles sont les idées : c’est ce qui fera écrire à Aristote que « rien de ce qui est universel ne peut être une substance » (Métaphysique, Z, 13). Si le point de départ est l’intelligibilité reconnue du sensible, dès lors qu’il apparaît possible d’en parler et d’énoncer une vérité à son sujet, il faut se garder de projeter les formes de cette intelligibilité dans un « arrière-monde » : le topos noètos n’est pas un autre monde, ou, comme dit Éluard, « il y a un autre monde et il est dans celui-ci ». Pour exister réellement, les idées n’ont pas besoin d’une autre existence que celle des réalités qu’elles rendent intelligibles.

     On ne saurait en ce sens réduire le platonisme à une dévaluation ontologique du sensible. On peut plutôt y voir l’histoire de sa réévaluation, ou de sa réhabilitation intellectuelle, dont l’indice est l’attribution de plus en plus fréquente et insistante, dans les dialogues de la maturité et de la vieillesse de Platon, du verbe être ou du terme ousia aux réalités empiriques. C’est notamment le cas dans le Théétète (185c ss), qui ne fait pas mention de la théorie des idées au sens classique de cette expression.

     Cela n’est pas sans incidence du point de vue moral. Si la dévaluation ontologique du sensible peut conforter sa dévaluation éthique (mépris du corps, etc.), celle-ci ce soutiendra moins facilement de l’impossibilité d’en séparer l’intelligible. Sans doute faut-il reconnaître que sans cette (re)valorisation, l’entreprise qui a inspiré Platon durant toute sa vie – la réforme de la cité, dont l’expression la plus achevée se trouve dans les Lois – n’aurait guère de sens. La République avait certes l’allure d’un programme a priori de cité idéale, sur le modèle duquel il s’agirait de refaire la cité concrète. Mais elle comporte aussi l’aveu de l’échec d’une pareille entreprise. Reste alors à rendre la cité plus cohérente, c'est-à-dire d’accord avec elle-même, en fonction de principes de justice qui sont cherchés dans son fonctionnement même, et non pas en dehors de lui. C’est sur cette voie qu’Aristote poursuivra résolument les travaux de son maître, en critiquant l’apriorisme idéologique de la République au livre II de la Politique.

 

b. La connaissance

     Ce que Platon n’a jamais remis en question, jusque dans son dernier écrit, c’est la valeur de principe de l’idée quant à la connaissance de la vérité : c’est son appréhension qui permet toute énonciation et surtout toute science. Suivant le modèle que les mathématiques donnent déjà, et que la physique s’efforce péniblement de suivre, la science est une connaissance par l’idée, qui consiste à rendre compte des propriétés – idéales ou visibles – d’une chose en les rattachant à la définition de son essence.

     Qu’il y ait une telle vérité par-delà nos impressions sensibles, on peut s’en assurer dialectiquement : c’est tout l’objet de la réfutation, dans le Théétète, du relativisme de Protagoras. Platon en conclut, comme Aristote le fera encore, l’existence d’une capacité de l’intellect transcendant celles des sens (ibid., 184b-187b) : la notion d’idée (eïdos à la même racine que le verbe latin videre) signifie avant tout que l’intellect est capable de voir ce que les sens ne voient pas. Cette affirmation est assurément au centre de la première approche, dans le Phédon, de la question de l’immortalité de l’âme, doublée là de la doctrine à forte coloration mythique de la réminiscence et de la préexistence des âmes, qu’Aristote abandonnera.

     La critique du séparatisme ne remet pas en question la connaissance intellectuelle du sensible, puisqu’elle aboutit à montrer que son intelligibilité doit être considérée comme lui étant immanente. C'est pourquoi on peut penser que la solution du problème de l’intellection du sensible est suggérée en Parménide 132b-c. La thèse envisagée consiste à faire de l’idée un noème (noèma), c'est-à-dire un concept, objet du noûs dans sa première opération de « simple intelligence », diront les scolastiques. L’unité et l’identité de l’idée consistent alors dans l’unité de la visée par laquelle l’intellect appréhende une multiplicité de choses distinctes au moyen d’un concept commun, selon le processus analysé assez précisément dans le Théétète (184b ss). Dans les termes qui seront ceux de Thomas d'Aquin, l’idée n’est pas alors ce qui est connu (quod cognoscitur), mais ce par quoi l’on connaît (quo cognoscitur), et il n’y a pas à hypostasier son unité intelligible, c'est-à-dire supposer que celle-ci devrait exister telle quelle hors de l’âme. Cette interprétation conceptualiste du statut de l’idée, qui inspirera toute la scolastique aristotélicienne, est aussitôt écartée par Platon d’un revers de main qui peut paraître assez sophistique : « ou tout est fait de pensée et tout pense, ou bien tout est pensée mais est privé de pensée » (132c), ce qui revient à supposer que rien ne peut être intelligible qu’en étant intelligent. On voit que dans ce passage, c’est l’idée fondamentale de l’intentionnalité de la conscience (intellectuelle ici) qui est à la fois suggérée et éliminée : les scolastiques useront du terme intentio pour dénommer le concept, signifiant par là que l’unité de l’idée est celle d’une visée et non pas celle d’une chose, le fait étant pour eux, comme pour Platon, qu’une multiplicité de choses réellement distinctes dans leur existence peuvent être l’objet d’une visée unique et commune, qui est le concept.

 

c. Idée et explication

     Le Phédon oppose la vraie causalité de l’idée aux pseudo-explications par les causes mécaniques ou « raffinées ». La conception platonicienne de la science explicative est claire : on ne saurait connaître le comment d’une chose, sans savoir son pourquoi –  « il est bien connu que, devant un mécanisme insolite, nous sommes obligés pour vérifier qu’il s’agit bien d’un mécanisme, c'est-à-dire d’une séquence nécessaire d’opérations, de chercher à savoir quel effet en est attendu, c'est-à-dire quelle est la fin qui a été visée » (Canguilhem, La connaissance de la vie, Machine et organisme) – et il est impossible de comprendre ce pourquoi sans voir ce que la chose est.

     Cette absorption de la causalité dans l’idée conduit cependant à une aporie : car du fait même que l’idée se voit attribuer l’immobilité d’une unité intelligible saisissable à part et en elle-même, elle peut servir à rendre compte de tout sauf de ce qui, dans ce qu’elle sert à expliquer, lui est étranger, à savoir son devenir. C'est pourquoi Aristote critiquera le réductionnisme idéaliste de Platon : « Dans le Phédon, il est dit que les idées sont causes de l’être et du devenir ; pourtant, à supposer qu’il y ait des idées, les choses qui en participent ne sont pas engendrées à moins que ce ne soit par la cause motrice » (Métaphysique, A, 9, 991b 3). C’est bien pourquoi, dans le Timée, la cosmogonie platonicienne ne peut se contenter de poser les archétypes idéaux du monde, mais doit faire intervenir l’activité organisatrice du démiurge. Or il est difficile de ne pas assimiler ce dernier au noûs d’Anaxagore invoqué par le Phédon. Il semble donc que dans ce dernier dialogue, l’efficience de l’intellect originaire soit mise au second plan au profit de ce qui peut rendre compte de l’intelligence de sa production, l’efficience devant réapparaître dans la mise en œuvre des mécanismes nécessaires à la réalisation de l’ordre cosmique, ce qui fait l’objet des hypothèses cosmogoniques du Timée. (Saint Augustin proposera une version synthétique en identifiant le topos noètos  à l’intellect divin).

     Cela donne à comprendre quelque chose du rôle des mythes chez Platon. Tant qu’il s’agit de produire une ontologie structurelle, on peut se contenter de recourir aux rapports logiques entre idées. Mais si l’on passe de l’analyse de la structure à l’explication de la genèse, on aborde un mode d’être qui ne se laisse pas ramener à l’immobilité idéale. Une construction logique peut rendre compte d’une structure permanente (des lois). Dans un devenir, il y a nécessairement un élément d’histori­cité, et c'est pourquoi il faut se mettre à raconter des histoires. Les mythes platoniciens peuvent nous apparaître comme les éléments les moins satisfaisants de la doctrine, parce que nous sommes inspirés par le rationalisme dont Platon fut le premier initiateur, et que nous lisons Platon lui-même d’après lui. Il y a pourtant chez lui la conscience d’un élément que la raison explicative tend toujours à réduire, sans pouvoir peut-être en définitive l’éliminer : le caractère événementiel du devenir en général, et le caractère fondateur de l’événement en tant que tel, qui font qu’il y quelque chose comme une historicité du monde avant qu’il y ait une histoire de l’homme.

 

III. Prolongements

 

  1. Le mathématisme.

     C’est, aux dires d’Aristote, la tendance dominante des successeurs de Platon, inspirés apparemment par le contenu de son enseignement ésotérique, c'est-à-dire réservé aux membres de l’Académie.

      Il s’agit à la vérité de théories pseudo-mathématiques sur la procession des nombres et des idées à partir de l’un principiel et de la dyade indéfinie des contraires.

     Ce point de vue n’est pas sans rapport avec la méthode de dichotomie prônée dans les dialogues, et exploitée notamment dans le Sophiste. Aristote reprochera à cette méthode de faire comme si tout genre se divisait chaque fois en deux espèces, et de prendre les négations pour de véritables différences spécifiques.

 

  1. Critique aristotélicienne.

     Aristote rejette résolument le mathématisme, qui lui paraît sans doute infidèle à certains aspects de l’enseignements du maître, qu’on peut considérer comme les plus profonds et les plus décisifs philosophiquement.

     Il se sépare des successeurs de Platon à l’Académie parce qu’il rejette définitivement le séparatisme auquel ils se tiennent, inutile pour constituer une science du sensible.

     De la théorie des idées, il retient la notion de l’universel, fondamentale en logique, et par suite en toute démarche scientifique de preuve. Mais il n’en fait pas une substance, et la causalité qu’il lui prête est celle d’une cause formelle immanente, principe d’intelligibilité du sensible et fondement réel du concept.

 

  1. Importance historique du platonisme.

     On peut y voir rétrospectivement la première tentative d’une ontologie essentialiste, dans la mesure où il a affirmé assez fortement et durablement la primauté ontologique de l’idée.

     Mais il a comporté en même temps l’exploration attentive et même acharnée des difficultés intrinsèques d’une telle position philosophique.

     On peut y voir de ce fait une transition vers une ontologie de l’existence, où celle-ci sera tenue pour irréductible à l’essence, laquelle sera relativisée par rapport à la première.

     Par là même, le platonisme apparaît à tous égards comme le point de départ de la métaphysique.

 

 

Alexandre, Commentaire à la Métaphysique.

[À propos du Peri Idéôn d’Aristote].

     « Si toute science accomplit son œuvre propre en prenant pour objet quelque chose d’un et d’identique, mais aucunement les individus, il doit y avoir pour chacune, en dehors des sensibles, quelque chose d’autre qui soit éternel et qui soit le modèle (paradeïgma) des objets de chacune des sciences. Telle est l’idée (idéa). Ou encore, voici ce dont il y a science : il y a science d’autre chose que des individus : car ceux-ci sont infinis et indéterminés, alors qu’il n’y a de science que du déterminé ; il y a donc quelque chose en dehors des individus, et telles sont les idées. Ou encore : si la médecine est science non pas de cette santé-ci mais de la santé en général (haplôs), il doit y avoir une santé en soi (autoügieïa) ; et s’il n’y a pas de science géométrique de cet égal-ci ou de ce commensurable-ci, mais de l’égal en général ou du commensurable en général, il doit y avoir un égal en soi (autoïson) et un commensurable en soi (autosummétron), et telles sont les idées » (79).

     « Si chacun des hommes multiples est homme, et si chacun des animaux est animal, et qu’il en va de même de tout le reste, si en outre il n’y a chez aucun d’eux rien qui soit attribué à soi-même, mais qu’il y a quelque chose qui est attribué à tous sans être identique à aucun, il doit y avoir quelque chose d’eux en dehors des individus, qui existe séparément d’eux et qui soit éternel : car cela est toujours attribué semblablement à toutes les choses numériquement interchangeables. Or ce qui fait l’unité d’une multiplicité de choses en étant séparé d’elles et éternel, c’est cela qui est l’idée : il y a donc des idées » (80)

     « Si lorsque nous pensons à un homme, ou à un terrien (pezon), ou à un animal, nous pensons à un existant mais aucunement à un individu – puisque lorsque les individus disparaissent, la notion demeure la même – il est clair qu’il y a en dehors des individus sensibles cela même que nous pensons, que les individus existent ou pas : car ce n’est pas un non-être que nous pensons alors. Et cela, c’est la forme (eïdos) ou l’idée (idéa) » (81).

     « Voici ce que montre le Troisième Homme. Si ce qui est attribué à juste titre à plusieurs sujets est aussi quelque chose d’autre en dehors de ses sujets d’attribution, il en est séparé – c’est en effet ce que pensent montrer ceux qui affirment les idées : car selon eux, si l’homme en soi est quelque chose, c’est parce que l’homme est attribué à juste titre aux hommes individuels qui sont multiples, et qu’il est autre que les hommes individuels – mais s’il en est ainsi, il y aura un troisième homme. Si en effet l’attribut est autre que ses sujets d’attribution et existe à part, et que l’homme est attribué aussi bien aux individus qu’à l’idée, il y aura un troisième homme en dehors des individus et de l’idée. Et pareillement il y en aura encore un quatrième, attribué au troisième, à l’idée, et aux individus, et pareillement un cinquième, et cela indéfiniment » (84 – 21).