Aristote - Les quatre causes

Aristote, Physique, Livre II, chapitre 3

 

     Les premières lignes rappellent le but de l’ouvrage et le réinscrivent dans la perspective de la définition générale de la science comme connaissance explicative. Le « savoir (eïdénaï) » dont il est question ici n’est pas seulement factuel, mais consiste dans la connaissance du « pourquoi (to dia ti) ».

     Aristote établit aussitôt l’équivalence entre la recherche du pourquoi et celle de « la cause première (tèn prôtèn aïtian) ». Les commentateurs se sont demandé comment il convenait d’entendre cette expression. Car le premier peut être soit ce qu’on rencontre en premier lorsqu'on remonte d’un effet à ce qui l’explique : il s’agit alors de la cause prochaine. Mais le terme peut désigner aussi ce à quoi il faut remonter pour avoir une explication complète, ou, comme on dit, suffisante.

     La question est : jusqu’où faut-il aller pour avoir l’explication suffisante des mouvements naturels de l’être naturel ? Ou plus précisément : jusqu’à quelles causes le physicien doit-il en tant que tel remonter dans son explication des êtres ?

     Pour répondre à sa question initiale, Aristote entreprend d’établir une liste des divers types de causes, en trois temps. Il expose une première présentation des fameuses « quatre causes », qu’il présente en 195a 3 comme approximative (schédon). Il y reviendra ensuite, d’une manière cette fois affirmative et systématique, mais après avoir fait état (en 195a 3-14) de la complexité qui résulte inévitablement de la pluralité des formes de la causalité.

 

     Les diverses acceptions de la cause sont :

 

1/ La matière comme « ce de quoi » est faite une chose.

2/ « La forme (eïdos) et (ou : c'est-à-dire) le modèle (paradeïgma) ». Saint Thomas note que le deuxième terme est emprunté au platonisme, tandis que le premier renverrait plutôt aux auteurs dont Aristote a dit qu’ils ont approché le rôle de la forme. En ce sens ils se complètent et se corrigent : le terme de forme, s’il vient de certains matérialistes, connote l’inhérence à la matière des formes naturelles, et celui de modèle connote leur caractère idéal, plutôt que morphologique.

     Aristote lui donne en effet un sens logique en l’identifiant à « la définition de l’essence (ho logos ho tou ti ên eïnaï) et aux genres (génè) qu’elle contient ». Ce dernier terme désigne proprement un terme générique par opposition à une différence spécifique, mais il peut aussi servir à désigner l’un et l’autre. C’est ce que suggère l’exemple donné par Aristote : l’octave (to dia pasôn), comme les pythagoriciens l’ont établi, est un rapport entre deux sons - rapport de fréquences - qui est de deux à un. Ce rapport numérique - de double à moitié - spécifie l’octave, et entre lui-même dans le genre du nombre. Ces éléments génériques, parce qu’universels, ont donc valeur de cause formelle : ils déterminent en effet le type particulier de consonance que constitue l’octave dans le genre son. Aristote ajoute qu’il faut en dire autant de toutes les « parties (mérè) » qui entrent dans la définition.

3/ La cause motrice : « ce d’où vient le commencement premier du mouvement et du repos », soit ce qui est à leur origine. Il faut sans doute traduire ainsi archè, étant donné que toutes les autres causes peuvent aussi être appelées principes. Aristote introduit ici les couples de relatifs : agent/patient (poïoûn/poîouménon), changeant/changé. Et on peut noter que dans le premier exemple donné - « celui qui a délibéré (ho bouleusas) » - le terme « cause (aïtion) » retrouve son sens originel de responsable.

4/ La cause finale : « ce en vue de quoi ».

 

     Un premier élément de complexité apparaît ici, sans être présenté comme tel, avec la mention, à propos de la cause finale, des causes intermédiaires, c'est-à-dire des moyens en vue d’une certaine fin. Comme le souligne saint Thomas, ceux-ci peuvent être considérés comme des fins partielles, jouant un certain rôle moteur, mais seulement instrumental par rapport au moteur premier, dans la production de la fin ultime : par exemple, la purge est le moyen de produire un amaigrissement, qui a lui-même pour fin l’amélioration de l’état de santé. Ce dernier est la cause des moyens qui y sont ordonnés, mais en tant que cause commune à tous, elle ne suffit pas à rendre compte de leur diversité, qui tient au rapport différent de chacun à la fin générale, soit à titre d’opération (ergon) - l’exercice, l’amaigrissement -, soit à titre d’instrument (organon) - le médicament, le scalpel.

     Aristote expose ensuite, cette fois explicitement, un deuxième élément de complexité, lié à la plurivocité de la notion de cause. Il a en effet requis de la science qu’elle détermine « la cause première » de ce qu’elle explique, mais ce qui arrive résulte en général d’une multiplicité de causes, même si on laisse de côté les effets accidentels tels que les événements fortuits, qui seront étudiés à partir du chapitre suivant. Dans la nature comme dans l’art, les causes par soi sont multiples : il y a par exemple, pour la statue, le sculpteur à titre de cause motrice, et l’airain à titre de cause matérielle - on pourrait y ajouter la forme de la statue, qu’Aristote ne mentionne pas ici.

     Troisième élément de complexité, lui aussi lié au pluralisme causal : il y a une réciprocité, ou une involution des causes qui le sont à des titres divers, tels « l’effort (to poneïn : le travail) » et la bonne forme physique (euexia), celle-ci étant le but du premier, qui a, lui, un rôle moteur. Ainsi une même chose peut être cause et effet d’une autre, mais à des titres divers. Saint Thomas commente : « rien n’empêche que quelque chose soit antérieur et postérieur à quelque chose d’autre, à des points de vue divers (secundum diversas rationes). Car la fin est antérieure dans le raisonnement, mais postérieure dans l’existence ; pour l’agent, c’est l’inverse. De même, la forme est antérieure à la matière du point de vue de l’achèvement (secundum rationem complementi), alors que la matière est antérieure à la forme quant à la génération, et quant au temps, dans tout ce qui passe de la puissance à l’acte » (n° 182).

     Un dernier élément de complexité tient moins au pluralisme causal qu’à la dualité partout présente de la forme et de la privation. La même idée, ainsi que l’exemple des effets contraires résultant de la présence et de l’absence du pilote dans le navire (Aristote ne pouvait pas encore parler d’avion...) se retrouvent en Métaphysique, V, 2 (1013b 11-16), avec le commentaire : « les deux, la présence (parousia) et la privation (stérèsis) sont causes à titre de moteurs (hôs kinoûnta) ».

 

[N.B. L’idée avancée est que « le même est [cause] des contraires (tauto toôn énantiôn) », mais Aristote ne l’entend pas ici au même sens que lorsqu'il y recourt pour distinguer les puissances rationnelles et les puissances irrationnelles, en Métaphysique, IX, 2. Une puissance rationnelle est capable, étant présente, de produire des effets contraires : par exemple le timonier, qui sait tenir le cap, peut par là même dérouter le navire - ce qui revient en effet au même que s’il était absent, et c’est alors qu’on parlera d’un mauvais timonier, soit au sens d’une incompétence, soit au sens d’une perversité. En revanche une cause irrationnelle ne peut, par sa présence, causer qu’un seul type d’effet - par exemple, pour le feu : chauffer -, et seule son absence peut produire l’effet contraire - par exemple : le gel des conduites d’eau quand le chauffage tombe en panne en hiver. Mais on voit que l’expression « être cause des contraires » s’applique en dehors du genre des causes rationnelles.]

 

     L’enquête topique débouche en 195a 15 (p.130) sur une réduction logique des formes de la causalité aux « quatre modalités les plus manifestes (téttaras topous tous phanérôtatous) », à savoir celles qui ont été citées en premier, et qui, de fait, ont servi à l’explication des cas plus complexes envisagés ensuite.

     Aristote mentionne d’abord plusieurs exemples de cause matérielle - ce qui montre à quel point sa physique, comme à nouveau la nôtre à bien des égards, veut être englobante et attentive à toutes les formes de changement qui se présentent au sein de la nature :

  • les lettres pour la syllabe (voir la fin de Métaphysique, VII) ;
  • les matériaux pour les artefacts ;
  • les éléments (au sens du terme que conservera la chimie moderne) pour les corps en général, artificiels aussi bien que naturels (soit ce qu’il y a de naturel dans les objets artificiels) ;
  • les parties pour le tout ;
  • les prémisses pour la conclusion.

     Ce dernier exemple est le plus inattendu, et Aristote ne s’en explique pas. Lorsqu'il dit dans sa théorie du syllogisme que les prémisses doivent être causes de la conclusion, on est tenté de l’entendre plutôt au sens d’une cause efficiente, puisque les prémisses sont ce qui produit la connaissance de la conclusion. Saint Thomas propose l’explication suivante : « on dit que les prémisses sont matière de la conclusion plutôt que le contraire parce que les termes qui sont joints dans la conclusion sont séparés dans les prémisses » (n° 184). De même que le statuaire produit la statue en ôtant une partie du bloc de marbre, de même celui qui raisonne fait disparaître dans la conclusion le moyen terme qui, dans les prémisses, servait à établir le rapport des deux autres. Ceux-ci sont donc bien, conformément à la définition de la matière, ce qui demeure des prémisses dans la conclusion, mais sous une autre forme.

     La relation du tout aux parties permet de donner ce dernier comme exemple de cause formelle. Les trois termes accolés par Aristote - « le tout (to holon), la composition (hè sunthésis) et la forme (to eïdos) » - s’expliquent les uns les autres : car la forme est ce qui opère la synthèse qui fait des parties un tout : le tout ne désigne pas ici l’ensemble des parties, qui ne sont que sa matière, mais l’irréductibilité de ce qui fait d’un ensemble une totalité aux parties qui la constituent (le cas de la syllabe est exposé en Métaphysique, VII, 17.

     Parmi les exemples de causes motrices, on peut noter qu’Aristote mentionne la semence, qui est pourtant mentionnée ailleurs plutôt au titre de cause matérielle. En fait, la semence contient à la fois la première matière de la génération et la forme spécifique que la génération transmet. Elle est en cela l’instrument par lequel le géniteur exerce sa motricité propre, en tant que géniteur : « Assurément le bois de construction (hulè) ne sera pas mû par lui-même, mais par l’art du constructeur (tektonikè), ni les menstrues ni la terre, sans la semence et le géniteur » (Métaphysique, L, 6, 1071b 29).

     Les lignes 195a 23-26 ne redonnent pas d’exemple de cause finale, mais identifient celle-ci en général au « bien », entendu ici au sens du terme à quoi tend tout mouvement, et qui lui donne son sens.

 

[N.B. Aristote fait une remarque incidente qui renvoie allusivement à un débat exposé aux livres I et III de l’Éthique à Nicomaque : l’opposition du bien réel et du bien seulement apparent est sans incidence quant au fait que le bien, autant dans la nature que dans la pratique humaine, est la cause principale en tant qu’il constitue, bien plus que la cause efficiente, la véritable cause déterminante, toute efficience causale n’étant déterminée que relativement au terme vers lequel elle tend : « la cause finale est la cause des autres causes » (saint Thomas, n° 186). C’était déjà l’idée défendue par Socrate dans le Phédon, et elle sera reprise par Leibniz.]

 

     En 195a 26, la recherche des causes paraît relancée par une distinction : à la distinction des causes « par l’espèce (tôi eïdeï) », Aristote ajoute l’idée que les causes ainsi distinguées sont de multiples « sortes (tropoï) », et annonce une nouvelle réduction logique de ces dernières.

     Cette nouvelle distinction mobilise plusieurs notions :

1/ Le rapport d’antériorité logique, tel qu’on le trouve entre un concept générique (homme de l’art, nombre) et une particularisation de ce dernier (médecin, double), termes qui sont, chacun à un titre propre, causes (motrice ou formelle) respectivement de la santé et de l’octave.

2/ Le rapport susdit se vérifie aussi dans l’ordre de la cause par accident. Il y a un rapport de causalité par soi entre l’art du statuaire et la statue. Mais par rapport à ce lien essentiel, il est accidentel que le producteur d’une statue soit Polyclète plutôt que Phidias, parce que l’incarnation d’une essence en tel individu est toujours un accident par rapport au contenu intelligible de cette essence. Il n’empêche que ce n’est pas l’idée de statuaire qui cause la statue, mais toujours tel statuaire, et l’on peut donc mentionner parmi les causes de la statue l’espèce et le genre auxquels ce dernier appartient, soit l’homme et l’animal.

3/ Une autre diversité se manifeste dans l’ordre de la cause accidentelle, car les prédicats de la cause par accident ont un rapport de proximité plus ou moins grande au produit de cette cause : ainsi le fait d’être cultivé (mousikos) a plus de rapport à l’art du statuaire que le fait d’être blanc, chacun de ces termes pouvant servir à désigner leur sujet, qui se trouve être statuaire.

4/ Dans les deux ordres de causes, par soi et par accident, il y a lieu de distinguer entre les causes en puissance et les causes en acte, tels le constructeur en tant qu’il possède la capacité de se mettre à construire, et le constructeur en tant qu’il est en train de construire. Ceci renvoie au grand débat avec les Mégariques sur la notion de possible en Métaphysique, IX.

 

     Aristote note ensuite (195b 6) que les mêmes distinctions peuvent être faites au sujet des effets des diverses causes, ce qui revient à distinguer des causes ou des effets génériques d’une part, et d’autre part des causes ou des effets singuliers : ainsi tel statuaire est la cause de telle statue - le Zeus de Phidias -, alors que c’est l’art du statuaire en général qui est la cause de la statue en général. L’idée sera reformulée en 195b 25 (p.134) : « les genres sont causes des genres et les particuliers des particuliers ».

     Cela vaut non seulement pour un produit fini tel qu’une statue, mais aussi bien pour un matériau tel que l’airain, dans la mesure où une statue singulière est faite de tel airain et non pas d’airain en général ; et aussi pour les caractères accidentels des effets considérés : « par exemple, écrit saint Thomas, l’effet par soi du cuisinier est une nourriture délectable, mais par accident c’est une nourriture qui guérit (sanativus), tandis que pour le médecin, c’est l’inverse » (n° 191).

     Aristote souligne pour finir que l’universel et le singulier sont nécessairement unis dans la causalité : ce n’est que par son art que Polyclète peut être cause d’une statue, et ce n’est que par son incarnation en tel homme que l’art peut être producteur, car l’art du statuaire n’est réellement cause d’une statue qu’en tant qu’il est une disposition possédée par tel individu. C'est pourquoi Aristote écrit en Métaphysique, XII, 5 (1071a 20), à l’encontre du platonisme, que seuls les causes et les effets singuliers sont véritablement réels.

 

     En 192b 12, Aristote dresse un bilan d’allure un peu compliquée.

     Il s’agit apparemment des « sortes » de causalité annoncées plus haut : elles sont dites ici être « au nombre de six ».

     On a affaire à un premier dédoublement de chacune des sortes en :

  • particulier et genre ;
  • accident et genre de l’accident ;
  • considérés en composition ou absolument.

     S’y ajoute un deuxième dédoublement : celui de la puissance et de l’acte.

 

     Thomas d'Aquin en conclut qu’il y a ici « douze modes » de la causalité (n° 194), mais comme Aristote ne parle que de six, il faut comprendre que le premier dédoublement s’entend à l’intérieur de chacune des trois sortes, lesquelles sont dédoublées par la considération de la puissance et de l’acte.

     Le caractère décisif de cette dernière distinction est expliqué en 195b 16-21 : il n’en va pas de même des causes en acte et des causes en puissance.

     Notons d’abord que ne peut être cause en acte qu’une cause individuelle (kath’hé­kaston), soit un existant concret. De telles causes, il est dit qu’elles « sont et ne sont pas simultanément à ce dont elles sont causes », ce qui signifie que leur effet est strictement concomitant à l’exercice de leur causalité, et donc aussi que celle-ci est strictement concomitante à son exercice : le constructeur n’est constructeur en acte qu’au moment où il construit, de même que la maison en tant que constructible en acte (on retrouvera cet exemple au début du livre III). Cette concomitance de la cause en acte et de son effet est exposée de façon développée dans les Seconds Analytiques (II, 12) : l’être qui cause existe avant son effet, mais pas sa causalité, car l’effet n’est rien d’autre que l’action de sa cause.

     C'est pourquoi on ne peut pas en dire autant des causes et des effets considérés en puissance. Car le constructeur ne perd pas son art, et ne cesse donc pas d’être constructeur en puissance - de pouvoir construire - quand il ne construit pas, ou quand la maison qu’il a construite est détruite.

     La distinction de ces deux points de vue est elle aussi reformulée en fin de chapitre : « les puissances (dunameïs) sont causes des possibles (dunatôn), les choses en activité (énergoûnta) des choses actualisées (énergouména) ».

 

     Aristote formule en outre un principe épistémologique, qui fait retour à la question initiale de la cause première : « il faut toujours rechercher la cause la plus élevée (akrotaton) ». L’exemple donné montre que ce principe fixe une limite à la recherche, en fonction de l’essence de la chose sur laquelle elle porte : s’il faut chercher l’explication suffisante de la statue, c’est à l’art du statuaire qu’il conviendra de remonter, car c’est lui qui rend tel individu capable de sculpter une statue.

     La recherche de la cause première prendra un autre sens dans la philosophie première, mais c’est parce que celle-ci prendra pour objet l’être en tant qu’être, et non pas telle sorte d’artefact, voire cette sorte particulière d’être qu’est l’être naturel en général.

     L’expression cause première aura alors son sens absolu et ultime, qui est métaphysique, et désignera le premier moteur divin de l’univers. Comme Kant lui-même le reconnaîtra encore, c’est la logique même de l’explication causale en général qui renvoie à une telle notion, sans laquelle la possibilité d’expliquer l’explicable resterait infondée. Dans le cadre de la physique aristotélicienne, c’est en fait une question de savoir si une telle acception de la cause première relève encore de la physique. La démonstration de l’existence du premier moteur est donnée au livre VIII de la Physique, à partir de considérations physiques sur le mouvement. Mais l’inférence qui conclut cette existence aboutit au-delà de la physique, puisque celle-ci a pour objet les êtres mobiles, tandis que le premier moteur est absolument immobile. À cet égard, on peut considérer que le livre VIII relève déjà de la philosophie première, et ce n’est pas un hasard si une démarche identique se retrouve au livre XII de la Métaphysique.