Foi catholique

La conception catholique de la foi

La conception que l’Église catholique a de l’acte de foi est paradoxale au sens grec et philosophique du terme. Pour la plupart des gens aujourd’hui, y compris les « croyants », Je crois en Dieu signifie avant tout : je crois que Dieu existe. Or l’Église a constamment enseigné, jusqu’à son dernier concile œcuménique – qui visait à compléter et confirmer le précédent – que, si l’affirmation de l’existence de Dieu fait évidemment partie de la confession de foi, elle n’est pas pour autant un objet de croyance, mais de savoir, et plus précisément d’une connaissance qui peut être acquise par un raisonnement, à la différence des dogmes qui portent sur des mystères, soient des affirmations qui ne peuvent être tenues que sur la base d’une révélation, et non pas conclues au moyen de preuves rationnelles.

Cet enseignement s’enracine dans les Écritures bibliques qui sont à la source de la foi et de son explicitation magistérielle ou théologique.

Les Psaumes 14/13 et 53/52 mettent la négation de l’existence de Dieu au compte d’un manque d’intelligence, et la présentent comme la source de l’injustice.

Le livre de la Sagesse de Salomon (13) fait écho à cette pointe polémique : « 1 De nature, ils sont inconsistants, tous ces gens qui restent dans l’ignorance de Dieu : à partir de ce qu’ils voient de bon, ils n’ont pas été capables de connaître Celui qui est ; en examinant ses œuvres, ils n’ont pas reconnu l’Artisan. 2 Mais c’est le feu, le vent, la brise légère, la ronde des étoiles, la violence des flots, les luminaires du ciel gouvernant le cours du monde, qu’ils ont regardés comme des dieux. 3 S’ils les ont pris pour des dieux, sous le charme de leur beauté, ils doivent savoir combien le Maître de ces choses leur est supérieur, car l’Auteur même de la beauté est leur créateur. 4 Et si c’est leur puissance et leur efficacité qui les ont frappés, ils doivent comprendre, à partir de ces choses, combien est plus puissant Celui qui les a faites. 5 Car à travers la grandeur et la beauté des créatures, on peut contempler, par analogie, leur Auteur. 6 Et pourtant, ces hommes ne méritent qu’un blâme léger ; car c’est peut-être en cherchant Dieu et voulant le trouver, qu’ils se sont égarés : 7 plongés au milieu de ses œuvres, ils poursuivent leur recherche et se laissent prendre aux apparences : ce qui s’offre à leurs yeux est si beau ! 8 Encore une fois, ils n’ont pas d’excuse. 9 S’ils ont poussé la science à un degré tel qu’ils sont capables d’avoir une idée sur le cours éternel des choses, comment n’ont-ils pas découvert plus vite Celui qui en est le Maître ? ». Cette argumentation est très proche de celles d’un Anaxagore, d’un Platon, ou d’un Aristote, voire d’un Plotin : elle fait du livre de la Sagesse, notamment par son recours au concept d’analogie, la source d’une tradition métaphysique et théologique multiséculaire, chez les Pères de l’Église, puis les Docteurs médiévaux et leurs successeurs

Cet enseignement se retrouve chez Paul : « depuis la création du monde, ce que [Dieu] a d’invisible est objet d’intelligence à partir de ses œuvres, sa puissance éternelle autant que sa divinité » (Rm 1, 20).

La connaissance intellectuelle – rationnelle – de l’existence de Dieu, et des attributs qui découlent de son caractère d’être absolu, tient le premier rang dans ce que Thomas d’Aquin appelle les praeambula fidei, c’est-à-dire les présupposés d’ordre rationnel sans lesquels l’acte de foi ne pourrait être à ses yeux véritablement humain, et serait plutôt contre nature pour l’animal doué de raison. La conception catholique de la foi, défendue par Thomas, s’oppose en cela à toute forme de fidéisme, soit à une prétention de la foi à ne se fonder que sur elle-même, ou du moins sur une Écriture reçue comme parole de Dieu moyennant seulement le don divin d’une révélation intérieure. Un tel fidéisme est devenu néanmoins culturellement prégnant avec le tournant nominaliste du XIVe siècle, qui a par la suite nourri l’antirationalisme de Luther, à travers l’enseignement de Gabriel Biel.

Le catholicisme récuse le fidéisme parce que celui-ci condamne la foi à se rendre étrangère à la pensée rationnelle, voire à se faire l’ennemie de celle-ci[1]. Descartes a clairement formulé la difficulté dans sa Lettre-préface aux Méditations métaphysiques : « quoiqu’il soit absolument vrai, qu’il faut croire qu’il y a un Dieu, parce qu’il est ainsi enseigné dans les Saintes Écritures, et d’autre part qu’il faut croire les Saintes Écritures, parce qu’elles viennent de Dieu ; et cela parce que, la foi étant un don de Dieu, celui-là même qui donne la grâce pour faire croire les autres choses, la peut aussi donner pour nous faire croire qu’il existe : on ne saurait néanmoins proposer cela aux infidèles, qui pourraient s’imaginer que l’on commettrait en ceci la faute que les logiciens nomment un Cercle ». Il est en effet circulaire de croire l’Écriture parce qu’elle vient de Dieu, et de croire qu’elle en vient parce qu’elle le dit. Le don divin de la foi n’aurait pas alors pour effet de faire accéder à des connaissances que la raison ne peut atteindre par elle-même, mais de rendre indifférent à l’inconséquence du fidéisme : les deux parce que de Descartes s’annulent l’un l’autre, et cela vérifie le mot d’Aristote selon qui le raisonnement circulaire ou pétition de principe est « une espèce du genre absence de démonstration »[2]. Croire reviendrait à renoncer au pourquoi, contrairement à ce que l’Écriture elle-même requiert : Pierre enjoint ses ouailles d’être « toujours prêts à [se] justifier auprès de quiconque [leur] demande raison de l’espérance qui est en [eux], mais avec douceur et respect, en ayant conscience de bien faire » (1 P 3, 15-16).

Il en va en fait de la logique de l’acte de foi, telle qu’elle se vérifie, indépendamment de la foi dite théologale, dans la confiance que l’on accorde humainement à la parole d’autrui. Lorsque l’on reçoit une déclaration d’amour, l’on ne peut que croire en quelque chose que l’on ne vérifiera jamais à la manière dont on connaît son propre amour, si c’est le cas. Mais il serait absurde de prétendre que l’on croit en l’existence de celui ou celle dont on reçoit la déclaration au motif qu’on l’entend dire : « j’existe ». Autrement dit, on ne peut croire quelqu’un, ajouter foi à sa parole, qu’en sachant premièrement qu’il existe, et qu’il fait connaître de lui, moyennant une parole adressée, ce qu’on ne pourrait en connaître autrement. En tant que confiance accordée ou crédit, l’acte de foi présuppose un savoir quant à l’existence de celui à qui on l’accorde. Faute de quoi on ne pourrait prétendre croire quelqu’un, ou croire en la vérité de ce qu’il dit : on ne croirait qu’en ses propres suppositions. On ne peut donc prétendre croire en Dieu sans savoir qu’il existe[3].

Pascal a certes inculqué à la culture moderne l’idée que l’acte de foi n’est jamais qu’un pari, mais c’est là une interprétation réductrice de l’argument des Pensées : celui-ci y est présenté comme un palliatif, ou un pis-aller, dès lors que les « preuves métaphysiques » de l’existence de Dieu sont réputées non pas invalides en elles-mêmes, mais trop abstruses pour pouvoir obtenir la conversion ou fortifier la foi de quiconque. Le « pari pascalien » est un effort ultime, sinon désespéré, pour répondre à l’injonction pétrinienne, à l’endroit de ceux qui doutent de l’enseignement paulinien.

Il faut reconnaître que Pascal affrontait une difficulté bien réelle, qu’un Thomas d’Aquin n’avait pas ignorée.

Ce dernier se demande s’il était convenable que la révélation inclût des affirmations qui peuvent être connues indépendamment d’elle, comme l’attestent les doctrines de plus d’un philosophe païen. À quoi il répond en faisant une distinction entre le révélé et le révélable. Le premier de ces termes désigne ce qui ne peut être connu que moyennant une révélation, soit, dans l’ordre humain comme dans l’ordre théologal, le secret intime d’une personne. Le second désigne ce que rien n’empêche de faire partie d’une telle révélation, bien que cela puisse être connu sans elle. C’est le cas par exemple si un blessé dit à quelqu’un d’autre : « tu vois bien que je saigne ! » Il est ainsi parfaitement logique que le contenu de la foi inclue des affirmations sans lesquelles l’acte de foi ne pourrait éviter de verser au mieux dans le dogmatisme, au pire dans le fanatisme, réprouvés par saint Pierre.

Thomas voit un avantage à ce que la révélation inclue du rationnellement connaissable, et cela dans la perspective de ce qui est à la fois l’objet et le but de la foi, à savoir le salut de la personne identifié à sa communion éternelle avec Dieu, dans l’état de vision béatifique. Thomas admet avant Pascal que la révélation rend accessible à tous ce qui autrement ne le serait qu’à un petit nombre, car la plupart n’ont pas le loisir de se livrer à la spéculation métaphysique, voire manquent d’une capacité suffisante de le faire. Dans l’Évangile, Jésus bénit son Père d’avoir « caché » son mystère « à des savants intelligents et [de l’avoir] révélé à des tout-petits[4] » (Mt 11, 25 ; Lc 10, 21). La foi chrétienne est ce qui selon Thomas donne à une « petite vieille (vetula) »[5] de connaître de Dieu autant de choses que le plus pointu des théologiens, et plus que n’en peut connaître un philosophe n’usant que de sa raison.

La question est alors de savoir ce qu’il en est de la foi d’une telle personne, dès lors qu’il est reconnu qu’elle n’a pas la capacité de connaître les praeambula fidei sous leur forme métaphysique : le Credo est sans doute pour elle un raccourci qui lui permet d’accéder promptement aux connaissances que son salut requiert, mais on peut légitimement se demander en quoi sa foi échappe au fidéisme, s’il est vrai que celui-ci est une menace pour celle-là, une dérive qu’il convient d’éviter.

Plusieurs réponses s’offrent ici.

On peut penser qu’il importe avant tout que ce qu’elle croit ne soit pas en soi dépourvu de fondements, même si elle n’est pas capable de les exposer discursivement. En d’autres termes : qu’il n’y a de sa part rien de déraisonnable à croire, parce qu’il y a de réelles raisons de croire ce qu’elle croit, bien qu’elle n’en maîtrise pas la connaissance. Ou encore : que ce qu’elle croit est objectivement crédible, alors même qu’elle n’a pas subjectivement une conscience explicite de ce qui le rend tel.

Et à vrai dire, si l’on va jusqu’au bout de la requête de Pierre suivie par Thomas, on en viendra à penser que, quel que soit le degré de subtilité, pour ne pas dire de complication, que métaphysiciens et théologiens se sont complu à donner à leurs arguments, une intelligence de « tout-petit » est sans doute capable de comprendre qu’une multiplication à l’infini de causes insuffisantes (puisque dépendantes) ne saurait constituer une explication suffisante de ce qui est à expliquer, et explicable dans le meilleur des cas. Pourquoi faudrait-il avoir le mépris de croire que les charbonniers sont nécessairement bêtes ?

La foi va en outre bien au-delà des affirmations métaphysiques fondamentales qui en sont comme les supports. Les praeambula fidei ne se limitent pas à l’existence de l’Être premier et des attributs que ce statut implique. S’il serait absurde de prétendre croire quelqu’un dont on ignorerait l’existence, encore faut-il pour le croire savoir qu’il se révèle, où et comment. En d’autres termes : quelles raisons il y a de tenir l’Écriture pour une parole de source divine. Ou encore : comment l’on peut savoir ce que l’on doit croire, et si c’est bien cette Écriture qui est crédible.

Dans le courant du XIXe siècle, un acte du magistère catholique a exclu que l’on puisse exiger de quelqu’un qu’il croie en la Résurrection de Jésus avant de lui avoir fourni des raisons suffisantes d’y ajouter foi.

Aussi bien les raisons de croire, autrement appelés motifs de crédibilité[6], ne se réduisent-elles pas à une connaissance rationnelle de la Divinité, fût-elle mise à la portée de l’intelligence présente en tout être humain. S’y ajoutent deux catégories d’attestations constamment invoquées par les propagateurs de la foi, et mentionnées par Pascal au moment même où il presse son libertin de parier sur Dieu : les prophéties et les miracles, incidemment présentés comme le « dessous du jeu »[7].

Ces attestations sont d’autant plus accessibles qu’elles ne sont plus de l’ordre de l’abstraction métaphysique, mais de celui de la factualité historique, relatée par des témoins[8]. L’existence de la Divinité et la connaissance de ses attributs accessibles à la raison engagent l’intelligence du point de vue de son appétit général de vérité, qui définit la philosophie. Elles n’engagent pas la personne eu égard aux mystères, c’est-à-dire aux secrets divins quant au sens de la Création et à la destination des créatures – des « secrets » qui ne veulent pas le rester, puisqu’ils sont communiqués, et que ceux qui leur ajoutent foi reçoivent pour mission de les propager « jusqu’aux extrémités de la terre » (Ac 1, 8).

Les Prophètes d’Israël n’ont pas manqué d’accréditer leur enseignement, fort mal reçu la plupart du temps de ceux qui attendaient d’eux un discours idéologique flatteur[9], en se prévalant de la réalisation de ce qu’ils avaient annoncé : « qui avait annoncé cela d’avance et l’avait, dès ce moment, révélé ? » (Is 45, 21)[10]. Aux marcheurs qu’il rejoint sur la route d’Emmaüs après sa résurrection, Jésus reproche de ne pas avoir compris que toute l’Écriture annonçait que le Messie promis, loin de venir conquérir un pouvoir humain de type politique, devait révéler la miséricorde divine à la manière de ce « serviteur » dont parle Isaïe (ch. 42-55), soit en « prenant la condition d’esclave (…) et en s’abaissant jusqu’à la mort et à la mort en croix » (Ph 2, 7-8) : « cœurs sans intelligence, lents à croire tout ce qu’ont dit les Prophètes, ne fallait-il pas que le Messie souffrît ces choses comme entrée dans sa gloire ? Et partant de Moïse et de tous les Prophètes, il leur expliqua ce qui le concernait dans l’ensemble des Écritures » ((Lc 24, 25-27).

Le même Jésus demandait à ceux que contrariaient par trop ses enseignements de tenir compte au moins des « signes » qu’il produisait à leur appui : « si je ne fais pas les œuvres de mon Père, ne me croyez pas ! Mais si je les fais, quand bien même vous ne me croiriez pas, croyez en ces œuvres ! » (Jn 10, 37-38). Pascal reprend sur ce point la doctrine la plus traditionnelle : « les miracles discernent la doctrine, et la doctrine discerne les miracles » (Pensées, B 803). « Cela ne se contredit pas », ajoute-t-il, car les miracles attestent la vérité de la doctrine, qui révèle le sens des miracles : « les miracles sont pour la doctrine et non pas la doctrine pour les miracles » (L 840).

Jésus reprochait aussi à certains contradicteurs de se montrer fort irrationnels en le soupçonnant de chasser les démons par la puissance de Béelzéboul, soit à la manière d’un praticien de la magie noire : « si Satan expulse Satan, il s’est divisé contre lui-même ; dès lors, comment son royaume se maintiendra-t-il ? » (Mt 12, 26 ; cf. Mc 3, 23-24 et Lc 11, 18). Et de mettre aussitôt ce soupçon au compte d’un « blasphème contre l’Esprit Saint » (32), qu’il déclare être le seul péché irrémissible.

Il est assez manifeste que ce que Jésus reproche à ceux qui finiront par l’éliminer, c’est de ne pas vouloir ajouter foi à son enseignement, en dépit de tous les moyens qu’il leur offre pour le faire.

Les motifs de crédibilité ne sont pas des raisons qui prouvent la vérité de l’objet de foi : la foi est l’assentiment à ce qui ne peut être objet de savoir. Lorsqu’il est dit à l’apôtre Thomas qu’il « croit parce qu’[il] voit » (Jn 20, 29), ce en quoi il croit – la divinité de son maître – reste invisible aux yeux qui lui permettent de voir ce dernier. Quant à ceux qui « croiront sans avoir vu », ils sont déclarés « heureux » (ibid.), parce que leur foi suppose un surcroît de grâce, qui supplée l’absence de la vision dont Thomas a bénéficié[11].

Les motifs de crédibilité ne sont que des raisons de croire, qui sans doute sont saisies comme telles par l’intelligence, mais qui s’adressent à la volonté, car c’est seulement sous l’impulsion de celle-ci que celle-là peut donner son assentiment à ce qu’elle ne sait ni par le moyen d’une vision directe, ni par le moyen d’une preuve rationnelle. L’opposition de la connaissance de foi et de la connaissance de vision est traditionnelle depuis la définition de la première que donne l’épître aux Hébreux : « la foi est le fondement de ce qu’on espère et l’attestation des choses qu’on ne voit pas » (He 11, 1). Le savoir est un assentiment de l’intelligence résultant de l’évidence sensible ou rationnelle de son objet ; la foi est un assentiment auquel l’intelligence, en l’absence d’évidence, est mue par la volonté.

La foi peut ainsi être définie comme une croyance motivée, distincte d’une simple opinion pour autant qu’elle résulte des raisons de reconnaître la crédibilité du témoignage – en paroles et en actes – qui lui révèle son objet : « fides ex auditu – la foi provient de l’écoute » (Rm 10, 17)[12]. Il en va de même de la foi théologale et de la foi humaine, celle qui permet par exemple l’énoncé d’une sentence judiciaire d’après une audition de témoins, ou celle à laquelle on donne un peu prétentieusement le nom de science chez ceux qui ne font que professer des connaissances acquises par d’autres, réputés savants, sans être capables d’en comprendre ni exhiber les preuves. C’est la compétence d’un enseignant, attestée par des garanties institutionnelles, qui permet de faire crédit à ses paroles et d’acquérir grâce à elles la discipline dans laquelle on pourra devenir soi-même un maître : « celui qui apprend doit faire confiance »[13].

Citant Augustin, Thomas d’Aquin écrit qu’ « on ne croirait pas si l’on ne voyait qu’il y a des choses à croire »[14], ce qui signifie avant tout qu’à défaut de le voir, la croyance que l’on en aurait ne serait pas vraiment une foi, au sens théologal du terme.

Alors que l’assentiment intellectuel à un objet de savoir s’impose de par l’évidence de son objet, l’acte de foi comporte ainsi toute la liberté de l’assentiment volontaire[15].

Cela permet de comprendre la connexion et l’articulation des trois vertus dites théologales, qui ne peuvent censément être acquises par un simple exercice humain, comme ces vertus intellectuelles ou éthiques dont Aristote a élaboré la première théorie, mais seulement par une coopération intime entre la liberté humaine et la grâce divine. Le même Aristote avait enseigné que l’être divin « meut » le monde « comme objet de désir (hôs érôménon) »[16], soit comme sa cause finale autant que motrice. Le Nouveau Testament a donné une version paradoxale de cette assertion métaphysique : « quand je serai élevé de terre », à savoir crucifié, dit Jésus, « j’attirerai tout à moi » (Jn 12, 32).

La foi fonde l’espérance, on l’a dit, puisqu’elle est une certitude qui porte non seulement sur le caractère éternellement trinitaire de la Divinité et l’incarnation historique du Verbe éternel, mais encore sur les promesses divines dont celle-ci a achevé la révélation, soit pour l’essentiel sur ce salut qui consiste, bien au-delà de ce qu’un Aristote en avait pressenti[17], dans une connaissance bienheureuse : « la vie éternelle, c’est qu’ils te connaissent, toi seul vrai Dieu, et celui que tu as envoyé Jésus-Christ » (Jn 17, 3)[18].

C’est pourquoi il faut considérer que le véritable motif ou moteur de la foi, et, à travers elle, de l’espérance, est la troisième vertu théologale : la charité, entendue avant tout comme l’amour de Dieu par-dessus toute chose. Paul enseigne qu’elle est « la plus grande des trois » (1 Co 13, 13), car elle « ne passe jamais » (8), et pour autant demeurera dans la vision béatifique en laquelle la foi et l’espérance n’auront plus lieu d’être en tant que telles : « nous voyons à présent d’une manière spéculaire et énigmatique » – telle est la connaissance de foi – ; « alors, ce sera face à face. À présent, je connais partiellement ; alors, je connaîtrai comme je suis connu » (12).

Tel est sans doute le sens du pari pascalien : il s’agit pour Pascal d’obtenir du libertin l’acte minimal de charité, apparemment neutre mais en fait présupposé à tous les autres, qui est de consentir momentanément à suspendre toute prévention à l’égard de l’enseignement qui se propose comme divin. Le Psaume 95/94 (7-8) implore : « Aujourd’hui, puissiez-vous écouter sa voix ! N’endurcissez pas vos cœurs ! ». Dans la Torah, « écoute ! » (Dt 5, 1) était le premier commandement, introduction de tout le Décalogue.

Thomas d’Aquin enseigne pour sa part que la charité est la « forme » de la foi, au sens aristotélicien de ce terme, celui d’un principe constitutif intérieur qui donne à une chose sa réalité et sa consistance propres, telle l’âme au sein d’un vivant. Sans la charité, attestée par les œuvres que la foi inspire, cette dernière est informe ou, comme il est dit aussi, « morte » (Jc 2, 17 et 26).

Cela permet de comprendre l’étrange enseignement de l’apôtre Jacques au sujet de la foi des démons : « tu crois, toi, que Dieu est unique ? Tu fais bien : les démons aussi le croient, et cela les hérisse » (2, 19). Le verbe croire désigne ici comme ailleurs l’assentiment de l’intelligence, et celui de ces créatures angéliques que sont les démons, intelligences pures, relève assurément d’une connaissance moins obscure que celle qui est offerte aux créatures charnelles que sont les humains. Mais l’évidence intuitive de la Divinité qui est l’apanage des premiers est chez eux la source d’une répulsion, et non d’une oblation, parce qu’elle s’est dissociée de l’amour de charité dès lors que l’ange a péché en se préférant à son Créateur.

MNL – juillet 2020

[Article paru dans la revue ALETHEIA, n° 58 - juin 2021].


[1] Il y a du luthéranisme chez Heidegger lorsqu’il dénonce « cette chose tant glorifiée depuis des siècles, la raison », comme « l’ennemie la plus acharnée de la pensée » (Holzwege, Le mot de Nietzsche ‘Dieu est mort’, fin).

[2] ARISTOTE, Premiers analytiques, Livre II, ch.16, 64b 27.

[3] La formule catholique de l’acte de foi dit : « mon Dieu, je crois fermement toutes les vérités que vous nous avez révélées, (…) parce que vous ne pouvez ni vous tromper ni nous tromper ». Celui qui la prononce l’adresse à un existant et non pas à une idée, ni à un « postulat de la raison pratique ». Encore faut-il que celui-là sache que Dieu non seulement est, mais se révèle, quitte à ce qu’il atteste son existence dans l’acte même par lequel il se révèle, comme à Moïse depuis le « buisson ardent » (Ex 3, 1-15).

[4] Le texte grec ne comportant pas ici d’articles définis, on peut juger injustifiée la traduction habituelle, de tendance très essentialiste : « … aux sages et aux savants… aux tout-petits ». Traduire ainsi rend incompréhensible non seulement le cas d’un s. Augustin ou d’un s. Thomas, mais tout autant celui de Jésus tenant la dragée haute, à 12 ans, aux lettrés du Temple de Jérusalem (Lc 2, 46-47).

[5] Sur le Symbole des Apôtres, prologue.

[6] Leibniz y consacre une bonne partie de ses Essais de théodicée. Tout comme s. Thomas, dont il était à certains égards si proche, n’était son rationalisme, il professait que si la foi fait juger au-delà de toute raison, cela ne signifie pas qu’elle fasse renoncer à toute intelligence de son objet, le mystère – car on ne saurait croire à proprement parler ce à quoi l’on ne comprend rien – et encore moins qu’elle juge à l’encontre de la raison. L’on sait depuis Aristote que la raison ne peut rendre compte des principes sur lesquels il est possible de rendre raison de quoi que ce soit : aussi en attribuait-il la connaissance à l’intelligence plutôt qu’à la raison, soit à la capacité intuitive de la faculté intellectuelle – le « cœur » de Pascal – plutôt qu’à sa capacité discursive.

[7] Le pari n’est pas un substitut de l’acte de foi, mais plutôt une sorte de tentative de la dernière chance pour obtenir du libertin qu’il consente à une attitude spirituelle qui le rende réceptif, sinon directement consentant, aux motifs de crédibilité sans lesquels la foi resterait abstraite et sans portée existentielle.

[8] Hume n’a pas été complétement conséquent en se réclamant tantôt de l’empirisme à l’encontre des preuves métaphysiques de l’existence de Dieu, tantôt d’un apriorisme très peu empiriste à l’encontre de la possibilité du miracle.

[9] Voir Claude TRESMONTANT, Le problème de la Révélation, Paris, Seuil, 1969.

[10] Les pastoureaux de Fátima ont quant à eux reçu et transmis, en 1917, l’annonce des suites de la révolution russe – alors qu’ils ne connaissaient même pas l’existence de la Russie –, d’une deuxième guerre mondiale pire que la première, et du phénomène céleste qui illumina le ciel de toute l’Europe la veille de l’Anschluss, annoncé comme le signe que ladite guerre commençait, ce que les historiens s’accordent à reconnaître.

[11] « Nul ne peut venir à moi si le Père qui m’a envoyé ne l’attire » (Jn 6, 44).

[12] Cité par Thomas d’Aquin, Somme de théologie, II-II, q.2, a.3.

[13] ARISTOTE, Réfutations sophistiques, chap.2, 165b 3. Cité par Thomas d’Aquin, loc. cit.

[14] Op. cit., II-II, q. 1, a. 4, ad 2m.

[15] Nul doute que la théologie de l’acte de foi ait joué un rôle majeur dans le développement d’une conception de la personne humaine qui fait de la liberté découlant de l’intelligence rationnelle sa caractéristique essentielle, autant sur le plan ontologique que sur le plan moral, en même temps qu’elle situe le fond de la liberté dans la relation de la personne créée à l’absolu incréé. – Il est par ailleurs assez remarquable que Descartes ait appliqué à l’acte de jugement en général – vrai aussi bien que faux – la définition thomasienne de l’acte de foi : selon lui, l’entendement conçoit passivement les idées qu’il trouve en lui, et seule la volonté juge activement, au risque de l’erreur. Inspiré d’Aristote autant que de l’Écriture, Thomas pensait que l’intellect est actif dans la production du concept avant de l’être dans la formation des propositions, et que la volonté n’intervient que lorsque le jugement porte sur ce qui n’est pas un objet de savoir. – Un autre exemple remarquable d’une prégnance de conceptions théologiques en philosophie est la distinction kantienne du phénomène et de la chose-en-soi : quoi qu’il en soit de sa pertinence et de sa cohérence en matière de théorie de la connaissance, elle est très clairement impliquée dans la doctrine catholique de la transsubstantiation, selon laquelle ce qui se présente sous les « espèces » eucharistiques du pain et du vin est en réalité le Corps et le Sang du Sauveur, ce qui est tout sauf évident, et désigné pour autant, dans la liturgie latine, comme un Mysterium fidei.

[16] ARISTOTE, Métaphysique, L. XII, ch. 7, 1072b 3.

[17] Voir ARISTOTE, Métaphysique, L. XII, ch. 9. – Descartes a repris à son compte cette articulation entre le bonheur philosophique, tel que Platon et Aristote l’avaient pensé, et la béatitude éternelle qui est l’objet de l’espérance chrétienne : « comme la foi nous apprend que la souveraine félicité de l’autre vie ne consiste que dans cette contemplation de la Majesté divine, ainsi expérimenterons-nous dès maintenant qu’une semblable méditation, quoique incomparablement moins parfaite, nous fait jouir du plus grand contentement que nous soyons capable de ressentir en cette vie » (3èmeMéditation, fin).

[18] Cité par Pascal dans Le mystère de Jésus.

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