Ne pas juger ?

« Ne jugez pas ! » – L’Évangile détourné ?

Une revue de presse radiophonique citait ce matin (3/02/2022) un médecin marseillais qui, en gardant l’anonymat, faisait part de la demande d’une femme qui souhaite, comme pas mal d’autres, procréer seule un enfant moyennant une assistance technique, bien qu’elle en ait eu déjà trois de pères différents. Le médecin s’interdisait de juger celle qui lui adressait cette demande, désormais autorisée par le droit français, mais il jugeait loisible de s’interroger sur « l’intérêt » – expression bien faible, et bien dans l’air du temps, de ce qui devrait s’appeler dignité personnelle – de l’enfant ainsi sollicité. Le journaliste convenait quant à lui qu’ « il ne faut pas juger ».

Cette auto-censure du jugement moral, assez typique de notre époque, pourrait paradoxalement se réclamer d’une source évangélique : « ne jugez pas, afin de n’être pas jugés ! » (Mt 7, 1 ; Lc 6, 37). L’explication que donne Matthieu – « du jugement dont vous jugez on vous jugera, et de la mesure dont vous mesurez on vous mesurera » (2) – permet de comprendre le sens de l’injonction adressée par Jésus à ses disciples : juger son prochain, c’est usurper à son égard la place de Dieu. L’objet du jugement dont il est question ici n’est autre que la relation spirituelle de la personne au Créateur, dont seul celui-ci peut être juge. Prétendre exercer un tel jugement, c’est en fait reproduire le péché initial mis au compte d’Ève et d’Adam : leur prétention, au lieu de s’en remettre à Dieu, à se rendre eux-mêmes « comme des dieux qui connaissent le bien et le mal » (Gn 3, 5), soit à ce qu’on appelle aujourd’hui l’autonomie.

L’injonction christique n’était en rien un effacement du jugement moral. Lorsque Jésus a exempté une femme adultère de la peine capitale, il lui a ordonné de « ne plus pécher » (Jn 8, 11). Et quand il affirme que Sodome sera jugée « moins sévèrement » que Capharnaüm (Mt 11, 24), il ne dit pas que la première n’encourra ni jugement ni châtiment, mais seulement que l’impénitence des Galiléens est pire que celle des Sodomites.

Ce qui donne tout son sens à ladite injonction est cela même qui tend à s’effacer dans la culture aujourd’hui dominante : l’idée qu’il y a en l’homme une part qui échappe à la compétence du jugement humain, parce qu’elle est le lieu de sa relation à un absolu qui transcende la sphère des relations terrestres. Le « ne jugez pas » évangélique tire son sens de la réalité de la transcendance divine, et de l’exercice d’une miséricorde que celle-là seule rend possible par-delà les exigences inamissibles du discernement entre les biens et les maux humains, à la seule condition que cette miséricorde soit accueillie, et non pas récusée dans une indifférence hautaine.

Ne pas avoir de prétention à porter sur autrui – ou sur soi – un jugement qui ne peut relever que de Dieu seul, ce n’est pas renoncer à juger moralement les actes humains, à commencer par les siens propres, en fonction de règles impératives qui n’ont ce caractère qu’en référence à la commune nature que les humains ont en partage, et dont nul ne peut décider.

L’effacement de toute référence à la transcendance divine conduit inévitablement la conscience collective à se trouver prise entre d’une part un indifférentisme relativiste, potentiellement nihiliste, qui, au nom de la liberté individuelle et de l’égalité républicaine, juge honteusement discriminatoire la qualification morale des conduites personnelles, et d’autre part un moralisme d’autant plus hypocrite qu’il ne dit pas son nom, et s’interroge rarement sur les raisons qui pourraient justifier en profondeur les opprobres qu’il jette sur ses cibles.

MNL – 3 février 2022