Incarnation et temporalité

            L’expression « Dieu est entré dans le temps en s’incarnant » est ambiguë.

            Il n’avait en fait pas besoin d’y entrer puisqu’il y est présent comme il est présent à tout ce qu’il crée, non seulement par sa puissance, mais par son essence, puisqu’il est, comme être absolu, la cause première de tout ce qui n’est pas lui et n’existe que par lui.

            Pour autant, l’expression ne saurait signifier une temporalisation de l’être divin (comme le supposent en effet les musulmans, qui ne peuvent pas plus admettre l’Incarnation que la Trinité, et récusent – mis à part les soufis, parfois persécutés pour cela – toute forme d’union à Dieu telle que le Nouveau Testament en annonce la promesse). L’existence des choses créées ne change rien à la subsistence ni à l’essence divines : c’est leur existence et leur subsistence à elles qui dépend de celles de Dieu, et non l’inverse. Et cette dépendance, qui porte sur leur existence même et non pas seulement sur leur nature et leurs qualités (c’est le sens propre de la notion métaphysique de création, commune aux trois monothéismes), ne peut rien changer à celles de l’être absolu, qui n’en dépend, lui, en aucune manière.

            En s’incarnant, Dieu ne se temporalise donc pas plus qu’en créant. Seuls les penseurs qui ont voulu évacuer l’idée de création, tel Hegel repensant Spinoza, en sont arrivés à penser cette temporalité comme l’essence même de l’absolu, voire, dans le cas du premier, à la présenter comme la véritable signification du dogme chrétien en dépit des plus claires affirmations de l’Écriture – une vérité que la philosophie serait seule capable de connaître, par-delà les représentations religieuses que Hegel tient pour purement symboliques, à commencer par la notion de création elle-même.

            La Trinité et l’Incarnation, dogmes indissociables, sont des vérités révélées et non pas philosophiques ; c’est pourquoi le rationalisme philosophique les a vidées de leur sens en prétendant en découvrir la vérité cachée.

            C’est pourtant à la philosophie que la théologie dogmatique avait emprunté ses principaux concepts pour expliciter, sans aucunement les démontrer, le sens intelligible des dogmes – lesquels sont des mystères seulement au sens où ils sont des secrets divins inaccessibles à la raison humaine et librement révélés, et non pas des énoncés inintelligibles.

            L’Incarnation a été ainsi pensée comme une assomption divine personnelle de la nature humaine créée, réalisée en Jésus de Nazareth, fils de Marie. La formulation du dogme christologique a pour autant parlé d’une « union hypostatique » – c’est-à-dire substantielle – « sans confusion des natures » : en Jésus, les natures (au sens d’essences) divine et humaine se trouvent unies en étant exercées (au sens de l’existence en acte) par un même et unique sujet. Le dogme, suivant l’Évangile, identifie ce dernier au Verbe éternel, soit à la connaissance éternellement subsistante que Dieu a de lui-même (ce que le Fils est pour le Père, leur union étant scellée par l’Esprit, autrement dénommé Amour).

            Jésus est donc vraiment homme en ce qu’il est comme tout autre homme une actualisation individuée de la nature humaine commune. Et il est vraiment Dieu – en quoi il se distingue de tout autre humain sans que son humanité en soit moins réelle – parce que le fond de sa personne n’est pas un sujet créé (subsistant par création), mais le Verbe créateur lui-même (le Sens primordial qui est à la source de tout sens) se rendant humainement présent par une naissance humaine à un certain moment de l’histoire. Qui peut le plus peut le moins : l’absolu qui fait exister des personnes créées capables d’entrer en relation avec lui peut aussi, pour autant et tout aussi bien, exercer personnellement, et non plus seulement par sa puissance essentielle, la nature humaine qu’il crée.

            C’est du moins ainsi que j’ai compris l’explicitation théologique du dogme de l’Incarnation : il y a au fond de toute personne humaine la dépendance ontologique du sujet qu’elle est au sujet divin qui la crée ; dans le cas unique de Jésus, cette dépendance existe quant à la nature humaine qu’il partage, mais non pas quant au sujet qui exerce cette nature en l’individu historiquement datable qu’il fut et demeure. C’est pourquoi, ainsi qu’on le lit en saint Jean, Jésus a pu se dénommer Je suis, c’est-à-dire du nom même que Dieu avait révélé à Moïse comme étant son nom propre. Que le Verbe soit « venu en notre chair » signifie que le devenir humain du Christ, de sa conception à son Ascension, ne fut pas une modification de la Parole éternelle, ni de l’essence divine dont cette Parole exprime éternellement la connaissance, mais l’assomption plénière de la nature humaine – avec la progressivité inhérente à toute histoire personnelle – dans l’intimité des relations trinitaires qui font la subsistance éternelle de l’être divin, tel que Jésus a fini de le révéler.