Agrégation externe 1996

 

 

Y a-t-il une expérience métaphysique ?

 

 

            La première recommandation qu’on puisse faire à des candidats est de prêter une attention rigoureuse à la formulation du sujet. Le sujet proposé pose une question d’existence à propos d’une notion complexe réunissant deux termes dont le rapport devait être tenu pour problématique. Peu de candidats se sont montrés explicitement attentifs à la teneur existentielle du sujet, qui n’était pourtant pas sans conséquences quant à son traitement rigoureux. La réponse négative à la question, envisageable ici comme ailleurs, a la forme logique d’une proposition universelle, et supposait donc une démonstration d’impossibilité attestant que le rapprochement des termes produit une contradictio in adjecto : il fallait bien aller jusque là, même si l’on en passait par la réfutation du caractère métaphysique d’expériences particulières qui se donnent pour telles, car une telle “ induction négative ” pourrait toujours être soupçonnée de laisser en-dehors d’elle un cas oublié. La réponse affirmative en revanche a le statut logique d’une proposition particulière et ne pourrait se prévaloir seulement de la réfutation de son opposée : montrer qu’il n’est pas impossible qu’il y ait une expérience métaphysique atteste qu’il peut y en avoir une, mais la question posée demandait plus qu’une possibilité - a posse ad esse non valet consequentia. Ainsi, comme le remarque un candidat, la question ne semble pouvoir trouver de réponse positive que dans l’effectivité d’une expérience plutôt que dans la déduction d’une thèse. Il s’agit alors soit d’en appeler à la réalisation d’une possibilité dont on se sera d’abord assuré - si l’on ne s’estime pas en mesure de pouvoir faire plus - soit d’exhiber au moins un exemple d’expérience (en toute logique un seul suffit), dont l’analyse s’emploiera à justifier le caractère métaphysique.

            Une deuxième difficulté tenait peut-être à l’apparente facilité qu’offrait le sujet dans la détermination du problème. La plupart des candidats paraissent connaître la définition du problème philosophique héritée d’Aristote (Topiques, I, 11) : interrogation sur une contradiction apparemment inévitable du fait des raisons qui semblent justifier chacune de ses parties. La mise en évidence de cette contradiction est ce qui, dans l’introduction, et sous une forme aussi concise que possible, doit susciter chez le lecteur l’intérêt pour le propos qui la suit. Aussi l’introduction doit-elle ouvrir la réflexion, plutôt que la clore d’emblée en proposant des définitions initiales qui enferment dans la contradiction plutôt qu’elles n’en tirent un problème. C’était souvent le cas si l’on se contentait d’opposer le caractère sensible de l’expérience et le caractère suprasensible de l’objet de la métaphysique, ou si l’on définissait d’emblée celui-ci comme étant au-delà de toute expérience possible. On risquait alors d’ôter toute raison d’être à la question, ou de donner l’impression qu’on la traite avec ennui comme une affaire entendue depuis longtemps. Sans doute était-on mieux inspiré si, comme tel candidat, on commençait par renvoyer dos à dos l’affirmation et la négation comme fausses clartés irréfléchies, soupçonnant la première de relever d’une croyance au-delà de l’objectivement vérifiable, et la seconde d’être “ dominée ” par un préjugé sur “ le lien entre l’expérience et ce dont elle est l’expérience ”, soit l’idée que le caractère physique de l’expérience impliquerait de soi la nature physique de son objet ou de sa cause. Pour ne pas enfermer la pensée dans une opposition stérile entre les deux termes de la question, mieux valait assurément aborder la notion de métaphysique dans son opposition non pas à celle d’expérience - car cette opposition suppose le problème résolu - mais plutôt à celle de physique, opposition qui ne préjuge en rien de la première, et dont on peut par conséquent se demander si elle l’implique ou pas.

            C’est ici le lieu de rappeler que la fonction de l’introduction est non seulement d’ouvrir l’interrogation mais aussi de la centrer sur un problème, faute de quoi l’intérêt qu’elle doit susciter se trouvera compromis par ce que Socrate eût appelé un essaim de questions, dont on ne sait pas laquelle au juste va être traitée et dont on pressent qu’il ne sera répondu précisément à aucune.

            Ceux qui se méfiaient des oppositions réductrices pouvaient se montrer légitimement sensibles à la complexité réelle qui se dissimulait sous l’apparence simple du sujet. Comme certains l’ont fait remarquer, l’expression mise en cause n’est simple que grammaticalement, et logiquement équivoque puisqu’on ne sait pas comment il faut entendre le rapport de l’adjectif au substantif. On peut envisager que le premier qualifie le second pour spécifier un type d’expérience, comme on parlerait d’expérience musicale pour distinguer l’audition d’un concert de l’assistance à une représentation théâtrale. Ou bien que l’adjectif désigne en fait le véritable sujet, comme si l’on parlait d’expérience physique pour désigner une expérience de physique, ou d’expérience musicale pour désigner la tentative inédite d’un compositeur : l’expérience est alors envisagée comme moyen de vérification. Ou encore que, en sens inverse, le deuxième terme désigne l’objet du premier, comme lorsqu’on appelle expérience pratique une expérience de la pratique, ou expérience musicale l’expérience que le musicien a de son art : l’expérience métaphysique serait alors celle de l’activité même du métaphysicien. Aucun de ces sens n’était a priori impertinent - seule l’analyse pouvait s’en assurer - et la conscience de leur diversité a donné des orientations fécondes à certaines copies qui, au lieu de tenir pour acquise d’emblée et donnée une fois pour toutes la définition des termes, ont tiré parti de la diversité de leurs sens possibles afin de chercher à sortir progressivement de l’indétermination causée par cette équivoque.

            L’essentiel était néanmoins d’unifier la position du problème pour ne pas disperser le propos. La dissertation ne peut avoir l’unité cohérente qui est attendue d’elle que si elle répond à une question suffisamment déterminée. La qualité d’une introduction et l’intérêt qu’elle suscite tiennent en général moins à son originalité qu’à sa rigueur - celle-ci étant en fin de compte la bonne manière d’obtenir l’autre. Et s’il est vrai que le caractère problématique d’une question tient souvent à la multiplicité de celles qu’elle entraîne, il convient en premier lieu d’ordonner ces dernières à une interrogation principale à laquelle on pourra répondre en conclusion. Ainsi par exemple, et sans exclure d’autres manières possibles de poser le problème, certains se sont demandé, à partir des distinctions susdites ou d’approches fort différentes, s’il existait une expérience métaphysique qui fût l’expérience d’une réalité non-physique, ou si l’expérience métaphysique se confondait avec l’activité spéculative du métaphysicien, dont l’existence ne fait pas problème et dont il s’agit alors de savoir en quel sens elle relève du concept d’expérience.

            Cette manière d’opérer, en faisant la synthèse d’un questionnement d’emblée multiple, présente en outre l’avantage d’esquisser au départ l’ordre de la démarche ultérieure, mais en orientant la recherche sur le mode de l’interrogation plutôt qu’en exposant d’avance sa structure. Que les candidats ne pensent pas que l’annonce de leur plan - avec le confort qu’elle semble procurer - peut valablement remplacer l’élaboration rigoureuse de la question qu’ils traitent. Un plan donné au préalable ne peut être que programmatique, donc purement formel, puisque, sauf à anticiper l’analyse qui ne pourrait alors éviter la redondance, il est inévitablement dépourvu des raisons qui le motivent, lesquelles n’apparaîtront que dans l’argumentation, et même peut-être seulement à son terme. Il produit en outre le fâcheux effet de dévoiler à l’avance par quels chemins l’on sera conduit, alors qu’un peu d’inattendu ne saurait gâter l’intérêt de la lecture.

            Quelles que soient l’approche et la formulation du problème qui étaient proposées, le traitement du sujet exigeait d’éviter deux fautes majeures : traiter l’une des deux notions au détriment de l’autre, ou les traiter séparément et successivement pour se demander ensuite si l’on pourrait les faire se rejoindre. Trois manières de manquer le sujet, dont la cause, pouvait être soit un manque des connaissances nécessaires pour déterminer l’une ou l’autre notion, soit un manque de réflexion logique quant à la manière de les utiliser. Le sujet autorisait d’autant moins le traitement séparé de ses termes que son objet était beaucoup plus précis que la question générale des rapports entre métaphysique et expérience.

            Sans doute fallait-il spécifier le concept d’expérience à partir des sens ordinaires du terme et de leur élaboration philosophique - de quoi partirait-on sinon des lieux communs ? On distinguait ainsi valablement d’une part l’identification de l’expérience et de la sensation, externe ou interne (faire l’expérience de...), avec ses caractères d’immédiateté intuitive, de passivité et de singularité factuelle, que ce soit dans sa forme quotidienne spontanée ou dans sa forme scientifique construite, d’autre part l’expérience comme savoir habituel résultant de la répétition des sensations (avoir l’expérience de...). Ces éléments de spécification étaient importants, notamment pour distinguer l’expérience des formes abstraites de la connaissance. Mais il y avait quelque risque à prétendre répondre à la question en élucidant son premier terme abstraction faite du second, c’est-à-dire à analyser le concept d’expérience, en son sens scientifique ou seulement empirique, pour chercher ensuite si et en quoi il s’applique à la métaphysique. On pouvait craindre que la réponse ne soit alors plutôt préjugée que déduite, et l’on ne voit pas en quoi l’existence d’une expérience physique - censée ne pas faire problème - permettrait d’affirmer ou de nier, et même d’abord de concevoir, l’existence et la nature d’une expérience qui la dépasse : l’on jugerait à bon droit inconséquent un empirisme qui, de cela seul qu’il existe une expérience sensible dont il décrit les modalités, voudrait inférer, au rebours de ses propres principes, qu’il ne peut y en avoir une autre. La question serait plutôt de savoir si, à vouloir faire abstraction de toute dimension métaphysique de l’existence, on peut avoir du concept d’expérience une détermination suffisamment compréhensive.

            Le paralogisme susdit était évité si l’on abordait la question par l’autre terme, à partir de la métaphysique telle qu’elle se présente, c’est-à-dire en tant qu’elle fait partie de l’expérience humaine au sens large. Le risque était alors de ramener la question à une autre à laquelle elle est inextricablement mêlée sans pourtant se confondre avec elle. C’est ainsi que, perdant de vue le terme d’expérience, des candidats ont commencé par exposer certaines doctrines métaphysiques pour procéder ensuite à une critique de la métaphysique, d’inspiration criticiste, positiviste, ou nihiliste. Une telle démarche manquait le sujet, car à supposer qu’il n’y ait pas d’expérience métaphysique, la question de la possibilité d’une connaissance métaphysique resterait entière - la plupart des métaphysiciens ont pensé, comme Kant, que la métaphysique ne relevait pas de l’expérience - sauf à admettre qu’il n’est pas de connaissance sans expérience - thèse en elle-même problématique mais qui n’était pas la question.

            On pouvait certes renverser la perspective et demander si, à supposer qu’il n’y ait pas de connaissance métaphysique, l’idée d’une expérience métaphysique serait pour autant un concept vide : certains ont contesté à juste titre que l’expérience doive toujours être envisagée comme une connaissance, nous offrant par elle-même une appréhension crédible de son objet ou de sa cause. Le problème est toutefois qu’on voit mal comment répondre à la question, soit juger du caractère métaphysique d’une expérience, si aucune sorte de connaissance ne donne un contenu déterminé au concept de métaphysique : le discrédit de la connaissance métaphysique ne peut qu’induire le soupçon à l’endroit de l’expérience métaphysique. Les deux questions sont donc bien intriquées, et il était important de les articuler sans les confondre, ni traiter l’une à la place de l’autre. On pouvait cependant ne pas trop s’effrayer de la difficulté. Car s’il est vrai que l’impossibilité d’une connaissance métaphysique rendrait la question indécidable, cette impossibilité même, sauf à être seulement postulée, ou bien restreinte à tel objet métaphysique particulier, doit faire l’objet d’une connaissance qu’on aura du mal à qualifier autrement que comme métaphysique. Plutôt donc que de s’enfermer dans l’aporie, sans doute était-il plus fécond de chercher dans ce que la métaphysique dit d’elle-même si elle offre de quoi construire une notion qui réponde à la question posée.

            Notamment, et pour en rester à des considérations générales, on pouvait tirer parti de l’ambivalence congénitale de la métaphysique depuis la désignation aristotélicienne de la science de l’être en tant qu’être, origine de la distinction ultérieure entre la métaphysique générale, ou ontologie, et les métaphysiques spéciales, en particulier la théologie. Que cette distinction soit une interprétation dont la conformité au point de vue d’Aristote fait problème n’importait pas ici. Mais l’identification de la science de l’être en tant qu’être à la connaissance de la cause première divine de l’étant devait permettre de concevoir, et à plus forte raison si l’on envisageait la réinterprétation judéo-chrétienne de l’aristotélisme à partir du concept de création, la possibilité d’une expérience qui soit la manifestation physique, à un sujet naturel, d’un être subsistant indépendamment de la nature, mais évidemment capable d’y produire des effets sensibles propres à le manifester puisqu’il cause jusqu’à son existence : la question était alors de savoir à quelles marques dans l’expérience, quant à son contenu ou à la manière de l’éprouver, un tel objet pouvait se donner à reconnaître, dans sa différence radicale avec l’étant naturel, objet de l’expérience ordinaire. Si d’autre part on définit la métaphysique comme ontologie générale, elle n’a pas alors pour objet la cause première de l’étant mais l’être considéré comme tel abstraction faite des déterminations particulières qu’en définissent et étudient les autres sciences. Peut alors être qualifiée de métaphysique toute expérience (nausée, angoisse, ennui, ou - pourquoi pas ? - joie d’exister, “ stupeur d’être ”) dans laquelle la conscience se trouverait rapportée au fait même d’exister, par-delà toute détermination essentielle particulière. Dans le premier cas, le caractère physique de l’expérience ne l’empêche pas d’être métaphysique de par le caractère métaphysique de l’objet qui la cause. Dans le deuxième, le caractère physique de l’objet (une racine d’arbre par exemple) n’empêche pas l’expérience qu’on en fait d’être métaphysique en ce qu’elle en dépasse précisément la particularité physique. Notons d’ailleurs que cette deuxième voie offrait une possibilité pour déterminer positivement la notion à ceux pour qui la connaissance métaphysique d’un être transcendant reste problématique, ou qui, sans mettre cette dernière en doute, jugent que l’expérience qui viendrait la confirmer a le défaut, contrairement aux expériences communes ou scientifiques, de n’être vérifiable que pour celui qui l’éprouverait. En outre, alors que la première interprétation de l’expérience métaphysique paraît impliquer la connaissance de l’être transcendant au double titre de sa déduction rationnelle et de sa révélation personnelle, la deuxième peut la présenter comme une appréhension de l’être qui trouve à se traduire dans une question sans cesse rouverte et éventuellement abyssale, plutôt que dans une possible énonciation catégorique qui mettrait fin à un tel questionnement.

            Les propos qui précèdent ne prétendent pas épuiser les possibilités offertes par un sujet assurément complexe, mais veulent suggérer quelle sorte de réflexions permettait d’ouvrir des chemins pour y chercher réponse, et commandait du même coup le choix et l’usage des références philosophiques qui pouvaient y servir.

            Rappelons que ce dernier est soumis à trois exigences. De pertinence d’abord, car le but de la dissertation est de traiter un problème et non pas de faire montre de connaissances en histoire de la philosophie : tout emprunt à une doctrine doit être fait dans la perspective du sujet posé, c’est-à-dire ne pas avoir seulement un rapport quelconque avec lui, mais apparaître clairement comme élément d’une réponse possible à la question, ou médiation nécessaire dans la recherche de celle-ci. De précision ensuite. Par quoi il faut entendre non pas cette affectation qui consiste dans certaines copies à indiquer la page et l’éditeur du livre auquel on renvoie, mais la capacité à citer ou à restituer le contenu de textes désignés et surtout l’articulation interne de la pensée qu’ils exposent - faute de quoi ils ne pourraient devenir les éléments convaincants d’une argumentation - ainsi que la capacité d’exposer une pensée en montrant - conformément à l’étymologie - la spécificité qui la distingue des autres, plutôt que d’en faire seulement l’illustration de quelque thème général. De fidélité enfin. Par quoi l’on entendra non seulement l’exactitude dans la restitution des textes, mais encore le soin à ne pas négliger tel aspect d’une doctrine dont pourtant le sujet appelait l’exposition, et aussi une fidélité à l’esprit qui anima la rédaction des oeuvres philosophiques, et qui n’a jamais été de simple restitution servile, mais toujours de pensée opérante, éventuellement capable de faire produire à un héritage doctrinal plus et autre chose, fût-ce à son encontre, que ce qu’il léguait explicitement.

            On souhaiterait à cet égard que les candidats prennent un peu plus le risque de l’engagement philosophique, au lieu de simplement abriter leur pensée derrière les auteurs qu’ils se croient tenus de citer, et qui sont alors présentés comme autant de textes sacrés soustraits à l’examen. Dans le pire des cas, cette attitude donne lieu à une doxographie qui épingle une à une les thèses d’autant de philosophes qu’on pourra depuis l’Antiquité jusqu’à nos jours, pourvu qu’on y aperçoive un rapport quelconque avec le thème proposé : la dissertation prend alors l’allure fâcheuse d’une collection de papillons, la beauté et la rigueur taxinomique en moins. Cet éclectisme dévastateur est certes tempéré si on limite le nombre des auteurs cités. Mais on n’y échappe guère si on se contente alors de consacrer chaque partie du devoir à un auteur, suivant quelque triade convenue : Platon, Descartes, Kant, ou : Descartes, Kant, Husserl, ou : Platon, Kant, Heidegger. Le plan tripartite - tellement traditionnel que son absence surprend toujours désagréablement - cesse alors d’être l’ordre visible d’une véritable dialectique (dépassement par critique interne d’une pensée d’abord exposée à laquelle on ne peut se tenir), pour n’être plus que le cadre formel d’une suite d’exposés dont la qualité peut être réelle mais dont la réunion est peu convaincante si leur liaison interne fait défaut.

            Le platonisme offrait assurément des éléments intéressants d’analyse si l’on n’en restait pas à l’opposition des “ lieux ” (et non des mondes) sensible et intelligible. Il y est bien question de quelque chose comme une expérience métaphysique puisque la connaissance, expérience mondaine, y est expliquée comme une réminiscence rendue possible par une contemplation extramondaine, prénatale, des Idées ; que d’autre part la recherche du principe s’y termine par un “ saut périlleux ” qui en brise le cours logique pour faire place à ce qui paraît bien être une illumination intuitive qu’aucune définition ne vient jamais suppléer. Restait à conclure qu’ici l’existence de l’expérience métaphysique est inférée sans que cette inférence puisse en tenir lieu, ce que manifeste sans doute la substitution du mythe à l’argutie, qui n’offre finalement à la question posée qu’une réponse en forme d’énigme.

            L’aristotélisme, moins délaissé que naguère, apportait sans doute des déterminations plus précises. Beaucoup s’y sont référés pour cerner utilement la notion de métaphysique, sous son nom de “ philosophie première ”, mais la plupart a omis de mentionner la définition aristotélicienne de l’expérience, pourtant classique et en tout cas indispensable pour que l’analyse de l’autre notion serve ici à quelque chose. L’on pouvait déduire de cette définition que la métaphysique est affaire de raisonnement plutôt que d’expérience, et conclure de là à l’ambiguïté du passage de Métaphysique, E, VI, 1, qui, préparant l’identification de la philosophie première à la théologie, mentionne parmi les objets de celle-ci “ ceux des êtres divins qui sont visibles ” - en l’occurrence : les astres - et paraît indiquer que pour Aristote la contemplation des êtres qui sont au-delà de la nature n’est pas forcément au-delà de l’expérience, sans qu’il s’en soit expliqué bien clairement.

            Le cartésianisme présentait l’intérêt d’une doctrine dont l’originalité est d’une part de mettre la métaphysique à la racine de toute connaissance, révoquant en doute l’expérience ordinaire et traitant l’expérience scientifique comme un recours ultime, d’autre part de trouver son principe non pas dans l’abstraction d’un axiome universel, mais dans la singularité d’un acte de pensée vérifiable à chaque fois par celui-là seul qui l’effectue, et sans lequel aucune raison ultérieure ne serait probante. L’important était ici de montrer explicitement en quoi le concept d’expérience pouvait s’appliquer au cogito (on a rarement cité le titre du § 39 du Premier Livre des Principes : “ Que la liberté de notre volonté se connaît sans preuve par la seule expérience que nous en avons ”), mais aussi en quoi cette expérience, intellectuelle et non plus sensible, est métaphysique, ce qui ne peut se comprendre qu’en référence à la définition de la physique comme mécanique de la chose étendue et à la “ distinction réelle ” de celle-ci d’avec la chose pensante, comme telle soustraite à la physique et partageant avec l’être divin le statut d’être spirituel. C’est dire que la réponse que l’on pouvait chercher chez Descartes n’allait pas sans une réinterprétation du concept de la métaphysique et de sa distinction d’avec la physique, même si pour Aristote déjà l’intellect faisait partie des objets de la philosophie première.

            De Spinoza on a volontiers cité le scolie de la Proposition XXIII de la Cinquième Partie de l’Éthique selon lequel “ nous sentons et nous expérimentons que nous somme éternels ”. On faisait valoir à juste titre qu’ici encore il s’agit d’autre chose que d’une expérience sensible puisque “ les yeux de l’âme sont les démonstrations ”. Mais on alla rarement jusqu’à se demander si le concept de métaphysique était ici, en toute rigueur, pertinent, et en quel sens : si en effet l’on avait commencé par déterminer le métaphysique comme un au-delà de la nature, il n’était pas cohérent d’en appliquer la notion à une doctrine pour qui la nature et Dieu ne font qu’un, et dans laquelle l’expérience suprême est la connaissance qu’il n’y a pas d’au-delà, pas de scission entre l’absolu et ce qui n’est pas lui.

            L’inscription de Kant au programme a sans doute incité certains, parfois pour leur plus grand profit, à le contourner résolument. Dans le cas contraire, les correcteurs ont pu souvent apprécier la sûreté des connaissances acquises, et presque toujours déplorer leur mauvaise utilisation. Kant est sans doute parmi les auteurs cités celui dont la signature tient le plus facilement lieu d’argument, ce qui aboutit au paradoxe que la philosophie qui a revendiqué pour elle-même le titre de critique est celle dont l’usage est en général le moins critique qui soit. Beaucoup de candidats ont par exemple invoqué la négation kantienne de l’intuition intellectuelle humaine comme un élément décisif dans la question de l’expérience métaphysique. Mais rarissimes sont les copies qui donnent à entendre que Kant ait pu en énoncer la moindre justification, et absolument exceptionnelles celles qui en esquissent l’exposition, aucune ne s’essayant à la discuter. À quoi l’on préfère une récitation du kantisme, tout à fait inutile d’un point de vue philosophique puisque l’on n’a pas traité le point capital qui permettrait de s’assurer de sa validité quant au problème posé. On voit ainsi fleurir un recours dogmatique à l’argument d’autorité, tant reproché à une scolastique pour qui les autorités n’étaient que les éléments d’un débat dont la méthodicité systématique profiterait à beaucoup. Kant offrait pourtant la matière d’une réflexion plus féconde puisque le factum rationis de la conscience, invoqué dans la deuxième Critique, de même que les sentiments du beau et du sublime dans la troisième, pouvaient apparaître comme la remise en question du concept d’expérience qui avait servi dans la première à la dénonciation de l’illusion transcendantale. Kant était alors envisagé sous l’angle des tensions internes de sa doctrine et des révisions que lui-même s’imposait, ce qui était évidemment plus intéressant qu’une récitation servile des trois Critiques (quand il n’était pas réduit à la première), comme si leur articulation ne comportait rien de problématique.

            Les correcteurs ont ainsi le plus souvent à regretter le manque d’audace philosophique des propos qu’ils lisent, comme si les candidats avaient tout appris des philosophes sauf à l’être eux-mêmes. Manque de pénétration critique dans le recours aux doctrines les plus classiques, pourtant le seul moyen d’éviter l’effet de lassitude qui résulte de sa fréquence. Absence également d’auteurs ou de thèmes qui donneraient aux correcteurs l’impression de sortir des sentiers battus, la rigueur étant sauve. Rares furent ceux qui offrirent le plaisir d’un séjour momentané chez les néoplatoniciens, Saint Anselme, Schelling, Maine de Biran, Kierkegaard ou Gabriel Marcel, voire chez des auteurs étrangers au corpus habituel des philosophes (Blanchot, Bataille).

            Au nombre des grands absents il faut compter Bergson, très rarement cité et encore plus rarement expliqué, alors que le sujet pouvait apparaître comme une mise en question directe de sa définition de la métaphysique comme “ expérience intégrale ” (La Pensée et le Mouvant) et de sa tentative pour réhabiliter la métaphysique, à l’encontre du criticisme et du positivisme, non pas comme connaissance rationnelle dépassant la physique, plutôt comme pratique d’une intuition en usage dans la science autant que dans la vie, mais poussée au-delà des limites qu’elles lui imposent.

            Hegel aussi, qui aurait donné à repenser les termes par-delà leurs dissociations classiques, puisque la métaphysique n’a pour lui d’autre contenu que cette “ expérience de la conscience ” qu’est l’Odyssée de l’Esprit en quête du savoir absolu. Ici aussi, c’est la métaphysique qui est l’expérience intégrale, mais en un sens logique plutôt qu’intuitif.

            Enfin, puisque la philosophie, dit-on, “ se nourrit de ce qui n’est pas elle ”, on peut regretter que les candidats paraissent si ignorants ou se montrent si timides en matière de spiritualité et de mystique, lesquelles n’ont pourtant pas moins de titres à faire partie de leur culture que les sciences ou l’épistémologie. En dépit du sujet, l’expression divina pati, classique dans la littérature ou la théologie mystiques, n’est apparue dans aucune copie. La doctrine théologique de la vision béatifique - distincte à la fois de l’expérience sensible et de la connaissance conceptuelle de Dieu - donnait ici matière à réflexion, ainsi que la distinction, d’origine paulinienne, entre la foi et la vision, qui eût évité de caractériser hâtivement l’acte de foi comme une expérience métaphysique, alors qu’il aurait plutôt le statut d’une hypothèse - confiante - en attente de vérification, sauf à y voir, comme Hume (Enquête sur l’Entendement humain, 10ème section), le miracle intérieur que le croyant éprouve quotidiennement en lui-même et qui le dispense de désirer l’expérience de miracles externes.

 

            Aux futurs candidats, on voudrait adresser à nouveau l’injonction des Aléthophiles : sapere aude ! La bonne réponse au problème qu’on leur soumet n’est pas celle qui serait supposée s’accorder avec la pensée du correcteur, mais celle qu’ils auront eu le courage de justifier pour eux-mêmes, avec une attention suffisante à ce qu’ils n’admettent pas, soit la réponse qui résulte effectivement de leur parcours lorsque celui-ci arrive à son terme, à condition qu’il soit bien leur parcours et non pas la simple restitution du propos des autres. Le jury n’est que trop conscient de la difficulté de l’exercice puisque, suivant la remarque souriante d’un de ses membres, aucun de ceux-ci ne consentirait sans doute à signer et publier un texte produit dans des conditions d’exécution aussi restrictives. C’est pourquoi le jury est avant tout sensible, par-delà les marques souhaitables d’une culture assurée et profonde, et en dépit d’imperfections souvent excusables, au courage de la pensée et à la loyauté philosophique de l’effort consenti pour la servir.

 

Michel Nodé-Langlois

 

Publié par le CNDP.