La définition

Petite théorie logique de la définition.

     La définition est la proposition, ou, plus précisément, le prédicat d’une proposition qui explicite le sens d’un terme – ou l’essence de ce qu’il représente conceptuellement – en recourant à d’autres concepts, dont l’un sert à en délimiter l’extension par son application à une ou des notions plus étendues : le concept délimitant s’appelle différence, ou différence spécifique ; le ou les concepts délimités s’appellent genre. La réunion du genre et de la différence constitue l’espèce – au sens logique du terme.

     La propriété logique qui découle de cette définition de la définition est sa réciprocabilité : elle est la seule forme de proposition universelle affirmative qui puisse se convertir simplement, parce que son prédicat et son sujet s’étendent strictement aux mêmes individus (ou aux mêmes éléments, si l’on utilise le langage de la Théorie des Ensembles) : le prédicat qu’est la définition doit appartenir à tous les sujets qu’il définit et à eux seuls (ex. : seuls les triangles sont des polygones à trois côtés, et réciproquement, tandis que, si tout triangle est un polygone, on ne peut pas dire que tout polygone soit un triangle).

     De cette réciprocabilité découle aussi le caractère indémontrable de toute définition. Pour la démontrer, il faudrait la déduire de certaines prémisses. Or, si aucune de ces prémisses n’était réciprocable, la conclusion ne le serait pas non plus. Et si l’une ou toutes l’étaient, cela voudrait dire qu’une définition du terme est déjà présente dans les prémisses : la prétendue démonstration serait alors une pétition de principe. Si donc elle ne peut être démontrée, il faut que la définition relève d’une construction ou d’une intuition (intellectuelle).

     La première hypothèse – constructiviste – tourne court : car la construction d’une définition consiste à expliciter un terme au moyen d’autres termes, moyennant la règle selon laquelle le défini ne doit pas être inclus dans la définition, sous peine de circularité tautologique, et donc d’insignifiance. Les termes qui servent à définir doivent donc être connus – conçus – pour pouvoir faire connaître le terme défini. Or s’il fallait toujours, pour connaître les termes définissants, en donner la définition, on irait à l’infini, et l’opération logique de la définition ne permettrait pas d’obtenir la connaissance de quoi que ce soit.

     Il faut donc admettre que, si la définition est un moyen de connaissance – qui est de fait à la base de toutes les sciences –, c’est seulement dans la mesure où elle trouve sa limite, en même temps que sa condition de possibilité, dans des termes indéfinissables – dont par suite aucune construction ne saurait procurer la connaissance. Reste alors que ce soit l’intuition intellectuelle de tels indéfinissables qui soit à la base de toute définition, et de toute science fondée sur des définitions.

     La définition se trouve dès lors suspendue entre deux sortes d’indéfinissables.

     En tant qu’elle porte sur des concepts et recourt à des concepts, elle appartient au registre de l’universel, c’est-à-dire des caractères intelligibles communs à de multiples sujets : ce qu’on définit, c’est un concept, à l’aide d’autres concepts. Or les sujets concrets, singuliers, que les concepts représentent abstraitement à l’intellect, ne sont pas en tant que tels de l’ordre de l’universel : subsister singulièrement, c’est être le sujet de prédicats universels, sans être le prédicat de quoi que ce soit. Un sujet singulier – Socrate, cet âne, ce chapeau… – est donc en tant que tel imprédicable, mais aussi indéfinissable : car la définition des universels qu’on lui attribue – par exemple l’humanité ou le caractère ‘philosophe’ pour Socrate – ne l’énonce jamais dans sa singularité : elle est en effet attribuable aussi à d’autres sujets, et un être singulier est le sujet d’une multiplicité indéterminée d’accidents, qui ne sont impliqués par aucun de ses caractères définissables – pour le chapeau : être posé sur une table ou sur une tête. Un sujet singulier peut donc se voir attribuer quantité de prédicats définissables, mais il leur est irréductible, et leur définition n’épuise pas l’énonciation de ce qu’il est en réalité, tandis que son existence de sujet est présupposée à la réalité de tous ses attributs intelligibles.

     L’autre type d’indéfinissable est à l’opposé de la chaîne logique, soit du côté de l’universel attribuable, et non plus du sujet imprédicable.

     Toute définition consistant à spécifier au sein d’un genre, elle recourt nécessairement à des termes plus généraux que le terme défini : par exemple, le terme polygone a une extension plus vaste que celle de triangle, mais le nombre trois qui sert à spécifier ce dernier s’étend aussi à d’autres choses, par exemple les trépieds. Si donc on pouvait et qu’il fallait recourir à des termes toujours plus universels pour définir ceux qu’on utilise pour définir, l’opération serait vaine, et elle n’est donc possible que sur la base de concepts-limites, qui sont les plus universels, et dont la conception – intuitive – est présupposée à celle de tous les autres.

     La scolastique aristotélicienne a distingué deux sortes de ces universels indéfinissables.

     Il y a les termes que, depuis Aristote, on appelle les catégories, soit les genres premiers au sein desquels il est possible de spécifier des notions particulières, sans qu’ils se laissent eux-mêmes spécifier à l’intérieur de genres plus vastes. Aristote fut le premier à vouloir faire l’inventaire des concepts catégoriels. Il en identifia certains tels que la substance, la quantité, la qualité, la relation, qui conservèrent leur valeur de termes fondamentaux dans toute l’histoire de la philosophie et de la science. D’une manière générale, un terme est logiquement premier si, supposé à la définition d’autres termes, il ne se laisse pas lui-même définir, mais seulement concevoir dans son universalité à partir d’exemples particuliers auxquels il s’applique, et qui permettent de voir – intellectuellement – en quoi il se distingue des autres catégories : par exemple, en quoi une quantité comme la taille diffère en tant que telle d’une relation comme le voisinage ; ou ce que c’est qu’une limite, et par suite ce que c’est qu’être fini ou infini. Cette manière d’appréhender le contenu intelligible des concepts catégoriels relève de ce qu’on appelle l’abstrac­tion ou l’induction.

     Comme l’étymologie l’indique, le terme grec catégorie signifie une manière générale d’énoncer ce qu’est une chose sous un certain aspect intelligible, et, en ce sens, une certaine manière d’attribuer l’être. Or ce dernier terme apparaît du même coup comme trans-catégoriel, caractère logique que les scolastiques ont désigné par le terme transcendantal : un transcendantal est un universel d’un degré d’universalité encore supérieur à celui des catégories, puisqu’il s’étend à toutes, et qui est donc a fortiori tout aussi indéfinissable qu’elles. Pascal écrit : « On ne peut entreprendre de définir l’être (…) : car on ne peut définir un mot sans commencer par celui-ci, c’est, soit qu’on l’exprime ou qu’on le sous-entende. Donc pour définir l’être, il faudrait dire c’est, et ainsi employer le mot défini dans la définition » (L’esprit de la géométrie, § 26). Être est assurément le terme dont la conception est impliquée dans celle de tous les autres, et qui permet la définition des termes définissables, sans pouvoir l’être lui-même, ainsi que quelques autres termes tels que : un, chose, quelque chose, qui s’appliquent à tout, et les termes qui, tel le vrai¸ apparaissent comme des sortes de synonymes de l’être, d’un certain point de vue – ici, celui de la connaissance. Du même degré d’abstraction sont les termes qui indiquent les modalités de l’attribution de l’être : le possible, le nécessaire, le contingent.

     Toute définition renvoie donc implicitement à l’universalité générique première des catégories, et à l’universalité ultra-générique des transcendantaux, ceux-ci n’étant pas des genres dont les catégories seraient les premières espèces : en effet, un genre ne peut être différencié que par une différence qui ne l’implique pas (3 différencie le triangle parce que, en tant que nombre, il n’appartient pas au genre polygone) ; pour différencier l’être et l’un comme des genres, il faudrait donc des différences qui ne soient ni ne soient unes, et qui pour autant ne pourraient rien spécifier.

     Les transcendantaux restent en général implicites dans les définitions, qui ne sont éclairantes que pour autant qu’elles recourent à des termes plus particuliers, entre les deux pôles d’indéfinissabilité que sont d’une part les universaux les plus abstraits – catégoriels ou transcendantaux – et d’autre part les sujets singuliers imprédicables.

     C’est dans cet entre-deux qu’on recourt aux termes de genre et d’espèce – en un sens logique et non pas seulement biologique –, termes qui s’entendent relativement l’un à l’autre : la fonction de la définition étant de spécifier, on peut appeler espèce logique tout terme qui fait l’objet d’une définition, soit d’une spécification au sein d’un genre, lequel n’est rien d’autre qu’un concept plus général que l’espèce définie.

     On peut alors, comme les scolastiques, distinguer le genre lointain et le genre prochain de l’espèce définie : ces expressions ont elles-mêmes une signification toute relative, le lointain désignant simplement un genre plus englobant que le prochain.

Exemples :

Triangle – Catégorie : grandeur - Genre lointain : figure planeGenre prochain : polygone (figure plane rectiligne et non pas curviligne) – Différence spécifique : 3.

HommeCatégorie : substance - Genre lointain : animalGenre moins lointain : mammifèreGenre encore moins lointain : primateGenre encore plus prochain : hominidéDifférence : rationnel (ou, comme on dit : sapiens).

Vertu moraleCatégorie : qualité - Genre lointain : état de l’âmeGenre prochain : disposition acquiseDifférence : juste milieu.

 

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