Le Créateur de l'univers

Jean CACHIA, Le Créateur de l’univers, Paris, F.-X. de Guibert, 2006, 1 vol. de 235 p.

 

Le createur de l univers       Creator of the universe

 

     Il faut savoir gré aux éditions de Guibert de nous offrir la version française d’un ouvrage déjà publié par son auteur en langue anglaise (The Creator of the Universe, London, Minerva Press, 2000). La pratique, en outre, de l’allemand, mais aussi de l’hébreu, du grec et du latin, permet à l’A. d’appuyer son argumentation sur une connaissance directe et de première main des textes qu’il cite, voire de rectifier telle ou telle interprétation due à la complaisance herméneutique de certaines écoles contemporaines.

     « La justice consiste à rendre à chacun ce qui lui est dû. Pourtant, malgré le progrès de l’instruction, beaucoup de personnes ne savent pas que Dieu existe et, de ce fait, ne lui rendent pas le culte qui lui est dû » (p.7). Cet incipit donne une juste idée de la visée, de la teneur, et de la tonalité de l’ouvrage. Les trois se signalent par ce caractère éminemment philosophique qu’est la désinvolture.

     Elle conduit tout d’abord à poser et à traiter à nouveau frais une Question osée (ch.I), celle de savoir s’il y a vraiment des raisons d’affirmer que l’existence de Dieu ne saurait être l’objet d’une connaissance rationnelle, mais seulement d’une croyance ou d’une option personnelle. L’audace consiste ici à redonner à la question de l’existence de Dieu le statut logique que la plupart lui dénient aujourd’hui. L’A. explique d’abord comment elle s’est imposée à lui à partir de la formation reçue de Michel Gourinat en classe de khâgne, puis de Claude Tresmontant, à la Sorbonne, à l’époque où l’A. était élève à l’ENS-Ulm, mais trouvait plutôt ailleurs les sources qui lui permirent d’approfondir sa réflexion personnelle. Une citation, en outre, du père M.-J. Le Guillou (p.18) indique discrètement l’importance qu’il eut à cet égard.

     Le croisement de ces enseignements, ainsi qu’une lecture approfondie d’Aristote - duquel l’A. a publié aux éditions Ellipses un magistral commentaire du livre IV de la Métaphysique - l’ont conduit à comprendre que c’est seulement comme métaphysique que la philosophie trouve à s’unifier et à se distinguer en tant que science des autres disciplines du savoir, et que « dans la démonstration de la doctrine de la création se trouvait contenue la solution du problème de la nature et de l’unité de la philosophie » (p.11). Ce qui conduit l’A. à rompre d’emblée quelques lances d’une part avec les préjugés scientistes à l’égard de la connaissance métaphysique, d’autre part avec le dogme heideggérien selon lequel le propre des questions authentiquement philosophiques serait de devoir rester sans réponse. D’où le rejet de « l’objection préjudicielle selon laquelle il faudrait s’interroger sur l’homme avant de s’interroger sur l’univers, puisque l’homme est la seule partie de l’univers à s’interroger » (p.19), et l’affirmation de la priorité de la question « de l’existence de Dieu en tant que cause de l’univers » sur « la question de Dieu comme fin ultime de l’homme », et sur celle de savoir « si la cause première est cause libre de l’existence de l’univers » (p.24).

     Il s’agit donc pour l’A. de reprendre à son compte le projet qui fut en son temps celui de Thomas d’Aquin, moyennant « une confrontation entre les aspects philosophiques les plus indiscutables de la physique d’Aristote et les aspects expérimentaux les moins contestables de la science contemporaine » (p.11), de manière à éviter l’apparence d’enraciner les conclusions métaphysiques dans une physique périmée. Mais en outre, le premier chapitre laisse attendre d’emblée une confrontation avec des philosophies postérieures à s. Thomas, et qu’il convient d’examiner de la même manière qu’il l’a fait avec les doctrines connues de son temps.

     Le chapitre II - Pourquoi ? - est une réactualisation de la preuve de Dieu par la causalité. Aussi expose-t-il une remarquable réhabilitation de cette dernière notion, à partir de son élaboration dans la philosophie antique, jusqu’à la doctrine aristotélicienne des quatre causes, et de l’examen des objections dont elle fut victime dans la pensée moderne, à partir de la critique nominaliste du XIVème siècle. Car l’inférence de la cause première à partir de la connaissance des causalités intramondaines ne fait pas vraiment difficulté, pourvu seulement que la causalité soit considérée comme un aspect du réel, et non pas comme une illusion ou un a priori subjectif.

     Ce chapitre, fort dense, a fait nettement ressortir à quel point certaines conceptions tenues pour caractéristiques de notre modernité font plutôt retour à une « vision archaïque de la causalité » (p.29), pour l’essentiel, matérialiste, mécaniste, et casualiste. Ces « thèses préplatoniciennes qu’on appelle modernes depuis le XIVème siècle » (p.132) ne doivent leur succès qu’à l’ignorance de la réfutation vigoureuse et rigoureuse que Platon et Aristote en ont conduite, et au fait que « ce qui a fait crouler la physique aristotélicienne, c’est sa lecture par des nominalistes » (p.45), dont les positions, tant en logique qu’en physique et en métaphysique, sont exposées à partir de textes de Nicolas d’Autrecourt.

     L’autre intérêt du chapitre est de montrer la surdétermination du débat philosophique sur la causalité par le débat théologique, ignoré des Anciens, sur la toute-puissance divine et l’efficacité des causes secondes. Sans cette donnée, on ne comprend pas grand-chose à la critique humienne de la causalité, tout inspirée de Malebranche, et à la réaction kantienne qu’elle a entraînée.

     L’A. combat ainsi sur tous les fronts que l’histoire a effectivement mêlés, et analyse subtilement le croisement entre la physique et la noétique, ce qui l’amène à conclure dans sa note finale : « il a fallu renverser le concept de causalité pour contester les preuves de l’existence de Dieu, et rejeter la théorie de l’abstraction pour renverser le concept de causalité. Le fait que cet effort de destruction de la philosophie, né à l’intérieur de la théologie chrétienne, ait abouti à la ‘‘mort de Dieu’’, justifie à lui seul le propos de la synthèse thomiste » p.60).

     Le chapitre III - Le moteur immobile -, que l’auteur annonce plus difficile que le précédent (p.62), applique à la question du mouvement la même méthode d’examen qu’à celle de la causalité. Le prestige que la physique moderne doit aux succès techniques ne saurait occulter, comme c’est trop souvent le cas, la nécessité d’une compréhension philosophique de la réalité et de la nature de son objet. Or celle-ci trouve ses sources et ses moyens dans le débat ouvert par les arguments de Zénon, et non pas dans le faux sérieux de quelques emprunts d’allure mathématique. L’A. s’en est expliqué dès le premier chapitre : « La lecture d’ouvrages rendant compte des résultats récents en sciences de la nature, si passionnante qu’elle fût et si enrichissante pour ma culture personnelle, n’apportait à l’objet précis de ma réflexion que des questions sans réponses. Questions auxquelles la philosophie avait répondu depuis des siècles, appuyant ses conclusions de preuves irréfutables. C’était donc plutôt le savant qui aurait eu à s’instruire auprès du philosophie, que l’inverse. Non certes que le savant n’eût rien à apprendre au philosophe, au contraire, mais ce qu’il pouvait lui apprendre ne changeait pas fondamentalement les conclusions que la philosophie avait dès longtemps et fermement établies » (p.22).

     Comme on le reconnaît de plus en plus aujourd’hui, du fait même des avancées théoriques de la science, le mécanicisme qui a un temps prévalu dans la physique moderne a été une réduction consciente, mais appauvrissante et à vrai dire réactionnaire, du mouvement au déplacement, moyennant l’occultation des questions fondamentales que suscite le fait du changement quant à sa réalité et à sa nature. La réouverture de celles-ci permet au contraire à l’A. d’établir, à travers une critique dialectique des monismes mobilistes (Héraclite, Hegel) et immobilistes (Parménide), le sens et la validité des thèses majeures de la physique aristotélicienne, soit les notions de mobile, de substance, de puissance et d’acte, d’action et de passion, jusqu’à retrouver la nécessité de l’acte pur immobile au principe de tout mouvement.

     Ici encore la désinvolture philosophique montre quelle indépendance d’esprit elle assure à l’encontre de toute idolâtrie scientiste : « On ne peut (...) nullement accepter l’idée que le corps en mouvement soit son propre moteur. Sans doute, le principe d’inertie est-il une grande découverte de la physique - mais prétendre expliquer par là le mouvement global de l’univers, c’est oublier que ce principe n’explique que le mouvement rectiligne uniforme, lequel n’existe pas dans la nature » (p.83).

     Sous le titre L’abolition du savoir, le chapitre IV expose la confrontation avec la critique kantienne des preuves de l’existence de Dieu, confrontation aussi attendue qu’elle est négligée aujourd’hui dans la tradition universitaire française. Ici encore, le philosophe fait retour à l’essence originelle de la philosophie, à savoir la contestation de certains dogmes qui ne se maintiennent que moyennant l’inclination devant une autorité tout humaine, fût-elle celle de quelqu'un qui est réputé grand philosophe.

     On ne peut que renvoyer à ce remarquable examen en règle des soi-disant réfutations kantiennes, qui s’accorde momentanément l’humour de pasticher leur auteur en présentant, tel Kant exposant les prétendues antinomies de la raison pure, l’analyse sur la page de gauche et la réfutation sur la page de droite (pp.110-125). Il résulte de cet examen que les incongruités logiques apparaissent inhérentes à l’argumentation kantienne, et non pas aux preuves qu’elle est censée avoir définitivement réfutées.

     La fin du chapitre a l’intérêt d’une part de replacer la critique des preuves de l’existence de Dieu dans le cadre du débat entre « idéalisme et réalisme » (p.127), d’autre part de faire transition vers une « lecture anthropologique de Kant » (p.129), qui fait l’objet du chapitre suivant. L’A. peut ainsi conclure avec profondeur en distinguant « deux lectures possibles de Kant » : l’une, « philosophique, (...) voit dans le kantisme un effort pour découvrir l’aspect subjectif et anthropologique des problèmes métaphysiques. Chercher dans l’homme le désir de Dieu ou les moyens de le satisfaire, même s’ils apparaissent comme insuffisants par rapport à ce désir. En ce sens, Kant appartient à la grande tradition augustinienne, bien qu’il n’en soit, hélas, pas le plus authentique représentant. L’autre lecture est inévitablement sophistique. En faisant de l’homme le critère ultime du vrai et du bien, on fait une révolution dans le sens d’un retour au point de départ » (p.132).

     « S’interroger sur l’existence de Dieu du point de vue anthropologique, c’est se demander s’il existe un Souverain Bien, non plus pour expliquer le cours des astres, mais pour combler les aspirations de l’homme » (p.134). Le chapitre V - Que puis-je espérer ? -, sans doute le plus passionnant, et à vrai dire impossible à résumer, expose la confrontation, non moins attendue que la précédente, avec Heidegger : il témoigne d’une lecture directe et d’une compréhension en profondeur des thèses du philosophe de la Forêt Noire, compréhension que facilite rarement la surenchère interprétative, souvent aussi obscure que bavarde, dont elles font couramment l'objet.

     Les 11 premiers §§ articulent lumineusement les éléments d’une doctrine qui vise à présenter « l’homme comme citoyen du monde » (p.134), c’est-à-dire abandonné à une finitude qui le condamne à donner du sens à l’étant, lequel n’en comporte aucun qui préexiste aux intentions de l’homme. L’A. montre finement comment la caractérisation de l’homme comme être du souci et « être-pour-la-mort » s’enracine dans une conception de la vérité qui tout à la fois pose le problème de l’accès aux choses qu’ignore l’idéalisme moderne, et y répond en identifiant l’être au sens que l’homme confère à l’étant, à travers l’ensemble de ses comportements à son égard. Selon Heidegger, qui cite Kant : « Le plus important objet dans le monde, auquel l’homme puisse appliquer tous les progrès de la civilisation, est l’homme, parce qu'il est sa propre fin dernière » (p.145).

     L’A. avoue la difficulté qu’il y a à réfuter un tel athéisme qui ne se présente jamais comme tel : « Rejeter la pensée de Heidegger n’est pas (...) facile, car il ne s’agit pas de réfuter par des arguments logiques une affirmation philosophique fausse (l’homme est l’origine du sens), mais de repousser un style de pensée qui se refuse à procéder logiquement, sous prétexte que la vérité n’est pas circonscriptible par nos affirmations » (p.166). La conception de l’homme comme Dasein, soit la distinction heideggérienne de l’étant et de l’être – ou du point de vue ontique et du point de vue ontologique – implique en effet un rejet des règles logiques, lesquelles présupposent une antériorité de l’intelligibilité des choses par rapport à la pensée et au discours humains, intelligibilité qui ne s’explique elle-même, comme s. Thomas le soulignait avec force, que si elle a sa source dans l’intellect de Dieu, et non pas dans celui de l’homme.

     Précisément, l’inévitable illogisme des thèses de Heidegger les condamne, ce qui conduit l’A. à trouver dans l’anthropologie heideggérienne une « preuve par l’absurde de l’existence de Dieu » (p.168), et à souligner qu’en sens contraire, « en identifiant l’intelligence organisatrice de l’univers au souverain bien que l’homme poursuit, Platon et Aristote ont donné la plus forte justification rationnelle qui soit de la confiance que l’homme peut mettre en Dieu, car il est plus facile à la Terre de s’arrêter et de repartir en sens inverse qu’au souverain bien de jamais devenir méchant » (p.177). On ne saurait mieux faire valoir l’incidence existentielle de la connaissance métaphysique.

     C’est sur ce terrain existentiel que poursuit le chapitre VI en posant la question : Dieu est-il humain ?, titre qui fait écho à celui d’un livre bien connu du Père Bernard Bro, o.p., et reprend un sujet de philosophie donné au concours d’entrée de l’ENS-Ulm. Il s’agit ici de la « philanthropie » divine professée par la foi chrétienne, mais en vue de demander si elle peut être l’objet d’une connaissance philosophique. Un trait caractéristique de l’athéisme moderne est en effet d’avoir annulé cette notion, en réinterprétant le dogme de l’Incarnation d’une manière qui le dénaturait totalement, soit en professant une unité des natures divine et humaine qui signifie que la première n’est rien d’autre que la perfection de la seconde.

     L’A. fait d’abord apparaître que l’humanisme athée issu de la métaphysique hégélienne est empreint de l’anthropomorphisme qu’il reproche à la religion, ensuite que la notion biblique du Dieu créateur, avec laquelle converge, sur le point considéré, le monothéisme philosophique de Platon et d’Aristote, est précisément à l’opposé de tout anthropomorphisme, et même la première critique fondamentale de celui-ci.

     À partir de là, l’A. montre profondément et subtilement comment cette « impossibilité de réduire Dieu à l’humain » (p.189) fonde la possibilité de comprendre « le jugement de Dieu comme expression de sa ‘‘philanthropie’’ » (p.193), jusques et y compris dans la permission du mal.

     Il revient au dernier chapitre - Peut-on penser la création ?-  de montrer que Dieu est non seulement la cause première de l’univers, mais qu’il est la cause libre de son existence, et que c’est cette dernière affirmation qui permet pleinement de le considérer comme le Souverain bien qui donne son sens à toute chose, et à la vie humaine en particulier : « dire que la doctrine juive est un instrument d’exploitation, qu’elle exprime la névrose, la lâcheté ou le ressentiment qui caractérisent ses adeptes, c’est une intéressante contribution à l’arsenal de la propagande antisémite, mais non une preuve que cette doctrine soit fausse » (p.199).

     Pour montrer que « la doctrine de la création » est « philosophiquement pensable » (p.202), contrairement à ce qu’affirment le néoplatonisme et toutes les formes modernes du panthéisme issu de l’idéalisme allemand, l’A. entreprend l’examen critique des positions de Spinoza. La réfutation conduit à un jugement profond qui montre le lien essentiel entre panthéisme, univocisme, et idéalisme : « Tout panthéisme admet en fait comme présupposé l’unité absolue de l’être. Le multiple est alors soit, pour les philosophes, une simple apparence, soit, dans la version gnostique et mythique du panthéisme, le résultat d’une scission provisoire à l’intérieur du divin. Hegel a réussi ce tour de force, de passer pour rationaliste en instaurant dans la raison cette scission que ses prédécesseurs gnostiques ont toujours présentée sous un mode mythique. On peut toutefois examiner le problème sous l’angle gnoséologique. Tout panthéisme est idéaliste, à la fois parce qu’il fait de l’expérience une réalité illusoire et parce qu'il implique une méthode de connaissance purement conceptuelle » (p.209).

     Il convient alors de montrer que la doctrine de l’analogie de l’être est la solution logique qui rend la création pensable, en même temps que celle-ci donne à ladite analogie son fondement réel : « Car l’analogie n’est pas une proportion entre des sens divers et équivalents de la notion d’être, mais une subordination de différents sens à un sens premier. Or, ultimement, les différents sens de l’être se subordonnent à l’être de Dieu et la doctrine de la création constitue alors le contenu intelligible du concept d’être en y introduisant, non point une indétermination absolue, mais au contraire une structure hiérarchique, elle-même fondée sur la liberté créatrice » (p.219).

     C’est à prouver cette dernière que s’emploie la fin du chapitre : l’affirmation que l’existence créée est un don gratuit fait par amour est en fait la solution rationnelle des contradictions du panthéisme.

     Qu’on permette à cette recension de s’épargner la coquetterie, coutumière dans ce genre d’exercice, qui consiste à supposer que des réserves critiques sont indispensables pour valider une approbation générale. Ce livre est un véritable livre de philosophie, à une époque où celle-ci renonce souvent à elle-même au profit de l’érudition historiciste. Un livre exigeant de par l’attention qu’il requiert et la portée de ses conclusions, vivifiant aussi puisqu’il atteste que la raison peut être un authentique soutien de l’espérance. On regrette seulement, comme Platon dans sa 7ème Lettre, de ne pas avoir l’auteur devant soi pour lui demander de suppléer à la concision souvent très grande de son propos, et d’expliciter totalement ses démarches de lecture et sa compréhension si lucide, si profonde, et surtout si libre, des doctrines qu’il affronte et confronte – comme peuvent le faire les étudiants qui sont les heureux bénéficiaires de son enseignement.

 

                                                                                              Michel Nodé-Langlois

                                                                                                  Toulouse – 2006

Publié dans la Revue Thomiste.