Personne, qui es-tu ?

    Quel est le critère valable permettant de reconnaître une personne ? L’auteur part de « La définition idéaliste de la personne comme sujet » (chap. 1), qui est celle communément admise dans les débats contemporains. A l’origine de cette conception, il y a la définition leibnizienne de la personne comme conscience de soi. A la suite de Descartes, il considère l’expérience immédiate de soi que la personne fait d’elle-même comme la première certitude dans l’ordre des vérités de fait. La spiritualité de la personne et sa liberté saisies dans le Cogito sont ainsi plus évidentes que sa corporéité.  Si Kant ne remet pas en cause la nécessité de prendre le Cogito comme point de départ de toute science, il montre qu’on ne peut en déduire ni la substantialité de l’âme, ni la permanence de la personne dans le temps. Par conséquent, « chacun, par la conscience qu’il a de lui-même, ne peut connaître si sa propre personnalité substantielle, ni celle d’autrui. » (p. 27) En revanche, la philosophie morale le peut. En effet, les lois morales, qui sont des règles universelles commandant absolument et émanant nécessairement de la raison comme faculté de l’universel, manifestent la liberté de la volonté comme condition de possibilité : « Ainsi je reconnais en moi-même et en autrui une personne parce que la loi morale exige cette reconnaissance comme étant son principe fondamental et comme son résumé. » (p. 33)

     L’auteur procède alors à un « Examen de l’idéalisme critique » (chap. 2). Il commence par montrer que la conception kantienne est impuissante à sauvegarder l’unité de la personne. Par son appartenance au monde sensible, elle est un individu soumis aux déterminismes naturels, objets de la connaissance scientifique, et relevant par conséquent de l’ordre phénoménal. Par sa liberté qui est objet de croyance, elle relève de l’ordre nouménal. On aboutit ainsi à « une sorte d’anthropologie à deux étages » (p. 43), dont la contradiction se manifeste dans l’analyse de l’action humaine, de l’aveu même de Kant. De plus, comment obéir à l’injonction morale du respect de la dignité d’autrui en tant que personne, dans la mesure où autrui n’est accessible qu’en tant que phénomène ? « Si donc la notion de personne n’est qu’une idée de la raison, elle ne peut servir de principe à la moralité : elle répond sans doute à la question Qu’est-ce qu’une personne ? Mais elle laisse sans réponse la question Qui est une personne ? » (p. 49) Et s’il n’y a pas de critère objectif théorique, il ne peut y en avoir non plus de pratique, s’il est vrai, comme le pense Kant, que la volonté autonome est le fondement de la moralité. Dès lors, c’est à elle de déterminer à qui elle reconnaît le statut de personne, ce qui ruine l’idée d’une morale universelle, comme le montreront, chacun à leur manière, Nietzsche, le marxisme-léninisme et Sartre. Si donc « la connaissance de la personnalité des personnes ne peut pas plus être fondée sur la conscience morale que sur la conscience tout court » (p. 54), elle ne peut l’être que sur un critère empirique, ce qui implique le rejet des thèses fondamentales de l’idéalisme critique. De plus, si l’universalité de l’obligation morale ne peut être fondée sur l’autonomie de la volonté, il ne reste que la nature comme fondement : « C’est seulement lorsque la personnalité de la personne est reconnue comme une réalité naturelle, en tant que telle indépendante de la volonté de qui que ce soit, qu’elle peut être jugée en droit soustraite à tout usage arbitraire de la volonté à son égard. » (p. 57)

     L’enjeu du dernier chapitre, « Recherche d’une définition réaliste de la personne », est de montrer à quoi se reconnaît une personne ? et ce qui en découle. La conscience de soi n’est pas ce qui fait l’essence de la personne parce qu’elle est précédée et marquée par l’existence et l’histoire même de ce soi singulier qui se révèle comme corps vivant, c’est-à-dire comme une unique substance dans laquelle l’âme informe et structure la matière sans cesse changeante qui la constitue : « C’est pourquoi le seul critère objectif de la personnalité d’autrui, c’est son appartenance zoologique à l’espèce humaine, fruit du processus génétique de génération propre à cette espèce. » (p 68) A partir de ce donné de nature, et à condition qu’elle reçoive par la culture ce qui lui permet d’actualiser ses potentialités, la personne peut, grâce à sa liberté, se développer d’une manière qui lui est propre.  Cette propriété par excellence de la personne qu’est la liberté présuppose qu’elle est issue, non d’un déterminisme naturel, mais d’une cause elle-même libre, capable de la créer : « Dans le cas de la personne, la relation qu’est la création est en fin de compte une relation entre deux libertés, la liberté originaire du créateur, et la liberté que la personne créée peut exercer, si elle n’a pas été privée des conditions pour en devenir capable. » (p. 80) Ce caractère essentiellement relationnel se manifeste d’abord par le fait d’être sexué qui renvoie naturellement à l’autre sexe comme son complément ; ensuite par le fait qu’une personne ne peut devenir pleinement elle-même qu’avec l’aide d’autres personnes, plus précisément, que si elle est objet d’amour : « Privée d’amour, la personne ne peut prendre conscience de cette perfection essentielle, parce que seul l’amour est capable d’éveiller dans une personne sa propre capacité d’aimer. » (p. 84-85) C’est seulement sur la nature spécifique et donc universelle de la personne, possédant une dignité par elle-même, que peuvent être fondés les droits et les devoirs. A l’inverse, toute tentative de le faire sur une reconnaissance par la conscience d’autrui ou par le droit positif est nécessairement arbitraire car dépourvu d’un caractère universel : « Si donc le fait d’être une personne est indépendant du fait que l’on soit ou non reconnu comme tel, en revanche la conscience d’être une personne n’est pas indépendante de cette reconnaissance : il faut avoir été traité comme une personne pour accéder à la responsabilité personnelle, et c’est pourquoi l’éducation est un droit naturel essentiel. » (p. 91) La personne adulte est alors en mesure de reconnaître les droits des autres personnes, c’est-à-dire d’avoir des devoirs qui sont la finalité de ses propres droits. La seule manière de s’opposer à toute forme d’idéologie négatrice des droits de la personne est donc de « penser la personne métaphysiquement, c’est-à-dire en termes ontologiques, en la référant à l’être et à la nature, plutôt qu’à la seule conscience subjective du moi. » (p. 93).

     En appendice, l’auteur examine la critique spinoziste du libre arbitre pour montrer qu’elle vise seulement la théorie cartésienne et repose sur une confusion entre le hasard et la contingence : parce qu’il ne peut y avoir de hasard en Dieu, son action ne peut être que nécessaire. Dès lors, la liberté est refusée à l’homme comme elle l’est à Dieu. On peut donc « revenir à un humanisme cohérent en réhabilitant le libre arbitre » (p. 98).

L’ensemble est écrit dans un style dont la simplicité rend la lecture aisément accessible à tous. Dans le contexte des débats contemporains sur les droits fondamentaux de la personne humaine, on ne peut que se réjouir de la clarté et de la rigueur avec laquelle l’auteur, en montrant l’insuffisance des théories modernes de la personne comme sujet purement spirituel, l’enracine à nouveau dans sa corporéité, seul critère pouvant assurer l’universalité des droits de l’homme.

Sr. Marie de l’Assomption, O.P.

 

Publié dans le Bulletin de Littérature Ecclésiastique de l'ICT.