Disputes philosophiques

 

L’art des leçons et débats de philosophie 

     Les livres de philosophie prolifèrent chez les ?libraires. L’époque est passée des grands manuels scolaires (Cuvillier, Huisman-Vergez, Gourinat). La mode est aux ouvrages visant un large public. Divers dans leurs styles, ils le sont aussi, il faut bien le dire, par la qualité. Celui-ci ne décevra pas les lecteurs exigeants, désireux d’explorer les grands problèmes philosophiques sous la conduite d’un professeur qui exploite ici toute l’érudition et l’expérience dont ont profité des générations d’élèves dans sa khâgne de Toulouse. Le titre de Disputes ne doit pas principalement faire songer à quelque intention polémique, même si la polémique trouve aussi à s’exercer. Il renvoie à la tradition médiévale de la disputatio, enseignement universitaire qui faisait sa place aux débats organisés à partir d’une question. La dissertation philosophique et son trop fameux plan dialectique (thèse, antithèse, synthèse) héritent de cette tradition, qui se perpétue également dans la «?leçon?» magistrale autrefois pratiquée dans la «?classe de philosophie?». Quant à la forme, le livre se présente comme une succession de chapitres regroupés sous une introduction problématique et trois parties : noétique (entendez : théorie de la connaissance), ontologie, morale, suivies d’une conclusion sur l’enseignement de la philosophie.

     La dimension imposante du volume pourrait décourager, s’il n’était possible, et même sans doute recommandé, de découvrir les chapitres dans l’ordre choisi par le lecteur, au gré de ses préférences thématiques. Ce que facilitent une table des matières et un index détaillés. On lira ces chapitres comme autant de dissertations toujours en prise sur la réalité concrète, voire l’actualité. On ne vous recommanderait pas ce livre si la clarté ne compensait en permanence la densité du propos.

     Quant au contenu, on ne s’étonnera pas qu’un philosophe qui professe également à l’Institut catholique s’appuie largement sur les références à Aristote et Thomas d’Aquin (dont la dépouille repose en l’église toulousaine des Jacobins, à moins de cent mètres de la classe où enseigne l’auteur). Que ceux qui ne se reconnaissent pas dans cette obédience ne se laissent toutefois pas détourner. D’abord parce qu’ils croiseront ici toutes les grandes questions et tous les grands noms de la philosophie, des plus anciens aux contemporains. Ensuite, parce qu’il est toujours préférable de suivre dans son cheminement une authentique et vivante pensée philosophique, fût-elle différente de la sienne, voire opposée, que de s’ennuyer en pataugeant dans l’exposé insipide d’une philosophie réduite au défilé d’idées impersonnelles et de doctrines mortes.

Patrick Dupouey - L'Humanité, 16 juin 2011

 

 

    Ce gros livre rassemble les leçons d’agrégation professées par Michel Nodé-Langlois ces dernières années. Chacune peut se lire séparément, mais aborder ainsi l’ouvrage empêche d’en saisir l’unité, la cohérence. La grande majeure partie des leçons reproduisent le même schéma dialectique : le premier temps développe une réponse, spontanée, à la question posée ; le second se déploie dans les limites de celle-là ; le troisième propose une réponse plus achevée qui émerge de la réfutation de ces arguments antithétiques dont l’intérêt demeure tout de même d’avoir montré l’insuffisance de la première approche. Cette organisation dialectique correspond au mouvement naturel de l’intelligence qui approche méthodiquement de la vérité : « Les leçons ici présentées (…) voudraient plus encore faire la preuve que la forme dialectique de la pensée – que la philosophie s’est vue obligée d’adopter du fait de la nature des objets de son questionnement – est apte à procurer une authentique connaissance à quiconque perçoit l’importance de ce dernier. » (14/15) En outre elle laisse s’exprimer les pensées philosophiques qu’on ne partage pas, par souci d’honnêteté intellectuelle. Mais les exposer permet de mieux en faire ressortir les limites. C’est la vérité qui compte, pas l’érudition. Si les nombreuses références montrent une grande culture philosophique, l’importance reste toutefois accordée à la rigueur logique. La contradiction est rédhibitoire. Elle peut être double : dans le système lui-même, lorsqu’un principe se réfute, entraînant l’effondrement de tout l’édifice qu’il servait à construire ; avec la réalité, lorsque les développements idéologiques, politiques de ces philosophies peuvent conduire, parfois dramatiquement, à des situations qui s’opposent aux intentions initiales du philosophe. Sans en abuser, l’A. sait, quand cela devient nécessaire, rappeler jusqu’où peuvent conduire certaines idées qui se sont avérées homicides. Cet exemple de la pensée en acte illustre les exigences de la démarche philosophique. Hormis que cette façon de procéder confère un outil dialectique imparable, elle rappelle qu’il ne suffit pas d’enchaîner les propositions pour proposer une pensée philosophique. Encore faut-il que le discours soit solide, qualité dont manque un nombre important de pensées philosophiques modernes et contemporaines notoires, dont la faiblesse logique apparaît au fil de l’ouvrage. Cette défaillance tient à leur manque de respect de l’être, à l’encontre de la philosophie réaliste, développée par Aristote et Thomas, qui apporte les réponses les plus abouties aux questions traitées.

     L’objet principal de cet ouvrage est donc l’être, immédiatement présent à l’intelligence. Avant d’en entreprendre la connaissance, il faut rappeler la possibilité de celle-ci. L’A. réhabilite l’expérience empirique dénigrée au profit d’une expérience scientifique qui serait pure construction, mais qui a en fait besoin de celle-là qui lui fournit des informations et permet d’éviter les excès théoriques. De même l’A. rappelle que l’erreur est possible. Or que l’intelligence puisse se tromper montre qu’elle n’est pas le principe de l’intelligibilité, de la vérité : « Ainsi la vérité de l’intellect humain dérivé consiste dans sa conformité à une vérité des choses qui la précède, laquelle consiste elle-même dans une conformité de celles-ci à l’intellect originaire. On comprend alors que l’intellect humain puisse se tromper, n’étant pas le principe de l’intelligibilité des choses qui s’offrent à sa connaissance. » (112) Il faut renoncer à l’ambition d’une raison suffisante, contradictoire car cette faculté ne peut rendre raison du principe de raison suffisante. Ce renoncement ne signifie pas pour autant promouvoir l’irrationalisme qui permet de tout justifier et nuit à la connaissance vraie. La juste reconnaissance des limites de la raison permet d’envisager quelque chose de l’être qui échappe en partie aux possibilités de connaissance. En partie, car seul le néant est inconnaissable. Dès qu’il y a de l’être, même s’il n’apparaît pas aux sens ou dépasse la raison, il y a connaissable. La recherche de la vérité devient alors métaphysique. Les propositions métaphysiques ont un sens. Elles disent quelque chose de l’être, permettent de s’élever jusqu’à une cause première. Si elles sont rigoureuses, elles sont vraies. La culture actuelle pâtit de ce dénigrement abusif de la métaphysique : « Le scientisme a cru pouvoir sécuriser la recherche théorique en déclarant les questions métaphysiques inabordables plutôt même qu’insolubles. Or non seulement il a contribué par là au vide de sens éthique qui rend indécidable la question de savoir à quoi au juste la science est bonne, mais il s’est en outre révélé incapable de rendre compte de la signification même de ses propres propositions. » (236)

     Ces fondements noétiques établis, l’A. aborde l’objet de connaissance. L’être est d’abord nature, qui préexiste à l’intelligence. Sinon les progrès scientifiques seraient impossibles : « Si, souvent, [l’homme] se trompe, et si les efforts de la science le font progresser dans l’intelligence de lui-même et de ce qui n’est pas lui, c’est qu’il accède peu à peu à une intelligibilité qui le précède, et dont il n’est pas le principe. » (264) L’existence des êtres contingents s’explique comme effet de causes diverses qui renvoient nécessairement à une cause première dont on ne peut expliquer l’existence. L’ontologie sans métaphysique est une impasse. La métaphysique de Thomas, qui pousse les intuitions d’Aristote jusqu’au bout, conduit nécessairement jusqu’à Dieu créateur : « La science de l’être en tant qu’être, c’est-à-dire l’explication des êtres en tant qu’ils existent, s’achève, en dehors de toute ontologie conçue comme science de l’être indéterminé, en une théologie de l’existence qui est une métaphysique de la création. » (364) La raison rencontre la question du mal qu’elle ne peut expliquer de façon satisfaisante. Le mal représente le mystère et le scandale radicaux. La seule façon de surmonter le scandale est de considérer que le mal n’est pas la fin. S’ouvrent alors les perspectives de la foi, dans l’amour salvateur de Dieu.  

     L’être, c’est l’homme doté d’une nature normative. Est juste, bien, ce qui permet à cette nature humaine de s’épanouir. La liberté ne consiste pas à se donner arbitrairement une nature : « L’humanité de l’homme est ce dont aucun humain ni aucun groupe humain ne saurait décider. » (510) Or la nature humaine est ouverte sur le surnaturel : « L’homme ne comporte pas en lui-même la clé de l’énigme qu’il est pour lui-même. » (539) L’inhumain, qui conduit immanquablement à la destruction de l’homme, exprime l’orgueil de se croire principe, le refus de sa finitude qui ouvre à la transcendance qui, seule, donne tout son sens à l’homme. Bien qu’il s’épanouisse en société, celle-ci ne constitue pas la fin ultime. Si l’homme est un citoyen, un être libre, fait pour vivre dans une communauté d’hommes libres, il est plus fondamentalement une personne, une créature spirituelle faite pour Dieu. Au-dessus de l’autorité de l’Etat, plus même que celle du peuple, est l’autorité souveraine de l’être, telle qu’elle s’exprime dans la loi naturelle, donc l’autorité souveraine de Dieu créateur : « Il y a là une forme de subordination de l’Etat à ce que Hegel dénomme parfois ‘une sphère supérieure’, ce qui devrait interdire de voir dans la seule citoyenneté la forme accomplie de la spiritualité humaine. » (627) L’homme doit rendre gloire à son créateur, notamment en respectant l’ordre créé. C’est le devoir de l’Etat que de permettre, de favoriser, cette action de grâce : « Il faut bien plutôt reconnaître dans le principe de laïcité l’affirmation d’une subordination de l’Etat à la dimension spirituelle par laquelle l’homme non seulement peut être un citoyen, mais a aussi une conscience capable de revendiquer jusqu’à la mort sa dignité inaliénable, en refusant l’enfermement et la résorption de sa liberté à l’intérieur de la seule sphère politique. Bref, la notion de laïcité est en vérité théocratique. » (651/652)

     Avant la conclusion qui rappelle que philosopher c’est lire et écouter les pensées développées dans l’histoire, pour en jauger la validité et en user comme des tremplins pour sa propre réflexion, l’ouvrage s’achève avec une leçon sur l’art qui éclaire bien l’intention qui a dirigé cette mise en harmonie de l’ensemble. L’art ne produit pas le beau, mais des œuvres susceptibles d’être belles. Pour ce faire, l’art, soit la technique, le travail – la part de l’homme dont même les génies n’ont pas cherché à se dispenser – est nécessaire. Il faut aussi cette aptitude à penser une idée, une forme qui permette d’organiser la matière dans ce tout cohérent, uni, qu’est l’œuvre belle. Mais l’art ne produit pas le beau qui lui préexiste, dans la nature, dans l’intelligence même de Dieu. Le beau appelle – Kalos (beau) vient de Kalein (appeler) – l’artiste répond. L’artiste doit retrouver l’humilité, se repenser ‘artisan de beauté’, s’humilier devant le beau qui lui préexiste et qu’il ne peut produire.

     Cet ouvrage riche, précieux, apparaît comme un recueil de petites pièces musicales, qui constituent une harmonie, au service de la vérité, de la sagesse, comme l’indique justement le sous-titre de l’ouvrage. Les futurs professeurs et tous ceux qui veulent nourrir leur intelligence aux développements de la philosophie réaliste, qui rend le meilleur hommage à l’être, à l’homme et à Dieu, doivent le posséder. La philosophie réaliste n’est pas une option parmi d’autres. Elle naît de l’accueil objectif du réel. La philosophie n’est pas un jeu de l’esprit, mais une démarche qui conduit sur les voies de la sagesse, au service de la vérité. A l’époque du relativisme triomphant, il est bon de rappeler que philosopher engage, et qu’on ne peut soutenir n’importe quelle idée. L’intelligence doit savoir se laisser guider par l’être.

Michel Mahé  - Revue Thomiste