Disputes philosophiques

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777 p

 

     Sous le nom latin de disputatio, les penseurs de notre "Moyen Âge" ont inventé une méthode de recherche et d’argumentation dans laquelle les plus grands d’entre eux, philosophes ou théologiens, ont vu le moyen adéquat pour atteindre une vérité rationnellement fondée, dans des domaines de spéculation autres que ceux des mathématiques et des sciences de la nature. Les genres modernes de la dissertation et de la leçon de philosophie peuvent être considérés comme les héritiers directs de la dispute médiévale, repensée et accommodée à des attentes stylistiques qui n’étaient plus celles de l’époque médiévale. Pas plus toutefois qu’en ce temps-là, il ne s’agit seulement d’exercices scolaires, mais bien d’outils pour la quête du vrai, si l’on admet avec Thomas d’Aquin que « l’étude de la philosophie ne vise pas à savoir ce que des hommes ont pensé, mais ce que les choses sont en vérité » (Commentaire au Traité du Ciel et du Monde, leçon 22, n° 228). Tout comme la « question disputée » médiévale, dont la méthode s’inspirait de la dialectique aristotélicienne, la dissertation consiste à formuler des problèmes et à en chercher la solution en confrontant les thèses qui s’opposent à leur sujet. Ladite méthode, quelle que soit sa forme littéraire, est donc ce qui permet à la philosophie de ne pas se réduire à une histoire érudite des œuvres qu’elle a produites, mais de faire servir celles-ci au but essentiel dont l’oubli reviendrait pour la philosophie à renoncer à elle-même : déterminer, sur une question de principe, d’ordre théorique ou pratique, une vérité susceptible d’être rationnellement reconnue comme telle, moyennant la confrontation des raisons qui s’affrontent à son sujet.

 

Leçons (titres et introductions)

 

Les contradictions entre les philosophes signifient-elles qu’il n’y a pas de vérité en philosophie ?

         La philosophie s’est d’abord définie comme recherche du savoir, donc de la vérité, et même du savoir et de la vérité ultimes, affranchis de l’incertitude et du conflit des opinions courantes. La mise en œuvre de cette recherche a pourtant suscité un scandale exprimé par le premier trope, dit « du désaccord (diaphônia) », d’Agrippa le Sceptique : « nous trouvons que sur la chose en question il y a un conflit sans solution, dans la vie autant que chez les philosophes » ( Sextus Empiricus, Esquisses pyrrhoniennes, I, 15, 165). Les philosophes « dogmatiques », qui prétendent énoncer des vérités fondamentales indépendantes de l’opinion et de ses conflits, n’ont cessé de se contredire : l’affirmation parménidienne de l’être s’oppose au mobilisme héraclitéen ; certains veulent identifier le bien au plaisir, quand d’autres le mettent dans la vertu ; les uns affirment, les autres nient l’existence de la divinité, ou encore la réalité de la nature humaine. L’histoire de la philosophie semble vérifier l’impuissance de celle-ci, manifeste dès ses débuts, à faire mieux que l’opinion qu’elle prétend dépasser : s’il y avait une vérité indépendante des opinions, elle paraîtrait telle, sinon à tout le monde, du moins à ceux qui réfléchissent. Mais ce qui paraît vrai à l’un de ceux-là est le contraire de ce qui paraît vrai à tel autre. Aussi le sceptique s’installe-t-il dans le doute sur l’existence d’une vérité commune ou, comme nous dirions aujourd’hui, objective. La dénonciation sceptique de la vanité des disputes philosophiques se présente cependant elle-même comme une position philosophique : il y a de fait une école sceptique, et les formulations du scepticisme peuvent avoir une étendue aussi développée que l’œuvre de Montaigne. Ainsi d’une part le scepticisme partage avec le dogmatisme qu’il récuse la prétention à énoncer le dernier mot de la philosophie, et d’autre part il ne peut le faire sans se présenter comme une position philosophique parmi les autres, qui ajoute sa contradiction à toutes celles qu’il constate. Mais comme le sceptique entend seulement signer l’échec de la philosophie, il ne peut que s’englober dans son propre constat, et admettre qu’il n’a pas plus raison que les autres. Le problème est donc de savoir si l’on peut donner des contradictions des philosophes une autre interprétation que celle qui est présentée par le trope sceptique. On sait qu’il avait gravé dans sa « librairie » une formule de Pline l’Ancien (Histoire naturelle, Livre II, ch.7), qu’il cite au 2ème Livre des Essais (ch.14) : « solum certum nihil esse certi, et homine nihil miserius aut superbius », et qu’il traduit, dans l’édition de 1580 : « Il n’y a rien de certain que l’incertitude, et rien de plus misérable et plus fier que l’homme ». Le chapitre suivant commence ainsi : « Il n’y a raison qui n’en ait une contraire, dit le plus sage parti des philosophes ».

 

L’expérience

     Étymologiquement, l’expérience est la qualité de celui qui est expert, c’est-à-dire qui s’y connaît en quelque chose, et plus précisément de celui qui sait reconnaître un objet et l’identifier pour en avoir observé beaucoup de semblables, tel un expert en tableaux. La philosophie pourtant s’est souvent caractérisée par une grande méfiance à l’égard de l’expérience, pour autant que celle-ci dépend essentiellement de la sensation : Parménide déjà, puis Platon, déniaient à cette dernière la capacité de nous faire accéder à la vérité, et la République ( Livre VI, 511b-c ) trace le programme d’une science totalement indépendante de l’expérience. Descartes a repris à son compte ce programme, et commencé par douter de toutes les opinions qu’il avait acquises au moyen de ses sens. Le qualificatif empirique a pris un sens péjoratif, jusque dans la correction des copies d’examen ou de concours. On peut cependant opposer à cette méfiance philosophique l’idée généralement admise que la science a réalisé des progrès insoupçonnables depuis qu’elle a entrepris la confrontation systématique de ses énoncés avec des faits constatables. Si l’expérimentation est le moyen du progrès des sciences, on ne peut nier que l’expérience soit un moyen de connaître le vrai : elle serait plutôt ce sans quoi aucune connaissance n’est possible. On se demandera donc si l’expérience peut être considérée non seulement comme une forme, mais bien comme un principe de connaissance.

 

L’erreur

     Depuis Parménide, la philosophie s’en est toujours prise à l’opinion pour dénoncer l’incapacité de celle-ci à se fonder en vérité, et par là même à éviter l’erreur, rapportant la première à ce qui est – l’être – et la seconde à ce qui ne fait que paraître – l’apparence. Cela ne pouvait aller sans la revendication d’une capacité d’atteindre le vrai et de réfuter le faux, capacité que Platon veut qu’on reconnaisse à l’intellect, moyennant une conversion qui tourne cet « œil » ( République, Livre VII, 518c) de l’âme vers la lumière de l’intelligible, et lui permette de dépasser les apparences. Prendre conscience d’une erreur, c’est entrer dans la vérité, et cette opération semble présupposer une faculté qui y soit naturellement apte. Ce qui peut paraître surprenant, c’est que cette conversion, et le succès qu’elle permet, soient le fait d’un petit nombre, qu’il s’agisse du prisonnier libéré de la caverne – allégorie du philosophe dans l’idéalisme platonicien–, ou du happy few qui, en dépit de l’irrationa­lisme qui l’oppose à Platon, constitue pour Nietzsche l’élite des « esprits libres » ( Humain, trop humain, I, Préface, § 2 ), capables de regarder la vérité en face. Pour Démocrite aussi, « la vérité » était « dans un puits » ( Fgt B 117 DK ), inaccessible à la conscience ordinaire, et si l’on en croit Pascal, l’homme « ne connaît naturellement que le men­songe » (De l’esprit géométrique). Si une telle conception a de quoi satisfaire un élitisme philosophique, elle n’en pose pas moins un problème. Si en effet l’intellect est naturellement capable de connaître le vrai, l’erreur doit apparaître comme un accident, qui lui échoit à l’encontre de sa destination naturelle. Mais si c’est l’erreur qui se produit, comme eût dit Aristote, « toujours ou le plus souvent » (Métaphysique, VI, 2, 1026b 35), c’est la connaissance de la vérité qui doit apparaître comme un accident du fait même qu’elle est exceptionnelle : c’est alors la capacité naturelle d’atteindre le vrai qui semble mise en question. Or il paraît impossible de parler d’erreur sans connaître la vérité à laquelle elle s’oppose. Si donc le philosophe se croit capable de vérité, il doit expliquer la possibilité de l’erreur, en tant que divorce supposé entre la pensée et l’être. Comment peut-on se tromper ?

 

Comment prouver ?

     C’est une idée reçue, d’origine philosophique, mais encore prégnante dans l’opinion commune, que la science se caractérise par sa capacité de prouver la vérité des propositions qu’elle énonce. Depuis Platon, cette aptitude est en effet ce qui permet d’opposer la science à l’opinion, et de nos jours, l’autorité de ce qui passe pour « scientifiquement prouvé » a supplanté dans les esprits l’autorité des dogmes religieux. La preuve scientifique est tenue en général pour le moyen par excellence qu’a l’intelligence humaine de parvenir à une connaissance avérée. Il serait assurément problématique qu’il n’y ait là qu’une opinion sur la science, et la capacité probatoire des démarches scientifiques doit donc sans doute être elle-même l’objet d’une preuve. Les Sceptiques ont toutefois depuis longtemps soulevé sur ce point une difficulté embarrassante : vouloir prouver la validité des preuves scientifiques, c’est vouloir fonder sur une preuve la validité des preuves, ce qui a tout l’air d’un cercle, ou d’une pétition de principe. Or l’histoire des sciences a doublé cette difficulté générale d’une autre, qui tient à la nature de leurs procédures. Depuis la fondation des sciences dans l’Antiquité, pour l’essentiel dans le monde grec, deux méthodes de preuve se sont développées : la vérification empirique et la démonstration mathématique, le recours aux faits et la déduction a priori. Or il y a là plus qu’une distinction, puisque ces deux méthodes reposent sur des principes à certains égards opposés : la conformité à l’expérience d’une part, et d’autre part l’affranchissement vis à vis de celle-ci – c’est l’origine de notre distinction entre les sciences dites « du réel » ou « positives » (sciences de la nature et de l’homme), et les sciences dites « formelles » (logique et mathématique). Il apparaît pour le moins que les notions de preuve et de vérité scientifiques ne sont pas univoques. La question peut être alors de savoir si elles sont simplement équivoques, ou si l’adoption d’une méthode implique en fait une certaine récusation de l’autre, soit une contestation de son aptitude à prouver la vérité de ses résultats. C’est ainsi qu’il est devenu courant d’opposer les sciences « dures » aux autres, et que, plus traditionnellement, les mathématiciens ont toujours jugé suspectes les approximations dont les physiciens, notamment, ne peuvent se passer. On voit que c’est la science elle-même, dans sa diversité, qui suscite la question philosophique, mais scientifiquement nécessaire, de la nature et de la recevabilité des preuves scientifiques : les sciences ont?elles les moyens de ce qu’elles prétendent, et lesquels ?

 

La raison est-elle suffisante ?

      « La dernière démarche de la raison est de reconnaître qu’il y a une infinité de choses qui la surpassent ; elle n’est que faible, si elle ne va jusqu’à connaître cela. Que si les choses naturelles la surpassent, que dira-t-on des surnaturelles ? » (Pascal, Pensées, B 267 ). La foi du mondain converti qu’était Pascal, doublé d’un découvreur génial en tout domaine, lui fait voir dans la revendication rationaliste, inhérente au li­bertinage philosophique, une illusion de la raison, qui consiste à croire qu’elle se suffit à elle-même, ignorant ses propres limites, et se fermant à l’ac­cueil de ce qui s’offre à elle sans qu’elle en soit le principe. Se trouve par là dénoncée une suffisance de la raison, puisqu’on appelle ainsi la satisfaction immodeste de celui qui pense avoir réponse à tout, au mépris de tout appel d’une altérité qu’il ne maîtrise pas. Il se pourrait toutefois que la critique pascalienne se retourne contre la foi qui l’ins­pire. Car il n’est pas moins aisé pour la raison, libertine ou pas, de dénoncer l’arrogance d’une foi qui pré­tendrait se proposer, voire s’imposer, tout en refusant de « répondre (...) avec douceur et respect (...) à quiconque demande raison de l’espérance » qu’elle suscite, conformément à l’injonc­tion de l’apôtre Pierre, premier pape (1P 3, 15-16). Cette arrogance, quel que soit le degré de violence des formes extérieures qu’elle se donne, peut être considérée, au sens le plus ancien du terme, comme du fanatisme, puisqu’elle se présente comme étant à elle-même sa propre justification : qu’elle se prévale de l’autorité d’un Dieu invisible, ou d’un élan du cœur directement infusé par lui, elle ne peut manquer de susciter l’inter­rogation sur ce qui l’auto­rise à revendiquer une telle inspiration. Pareil fanatisme ne peut être qu’en­couragé par le fidéisme doublé de scepticisme qu’affiche Pascal en la matière. Mais il est remarquable que ce dernier, désespérant de rendre les preuves métaphysiques de l’existence de Dieu suffisamment convaincantes pour convertir quiconque, juge encore bon de recourir à un argument – le pari – qui profite des derniers progrès que lui-même fit accomplir à la rationalité mathématique, en inventant le calcul des probabilités, comme si la foi avait encore et toujours besoin de recourir à la raison pour éviter d’attester par elle-même sa propre insuffisance. Et en effet, que pourrait-on opposer à la raison si ce n’est, pour ainsi dire par définition, ce dont il doit être impossible de « rendre raison », telle cette « créance » dont Pascal fait gloire aux chrétiens (Pensées, B 233) ? On en vient alors à se demander si la raison se suffit à elle-même, ou si elle suffit à attester l’exigence de son propre dépassement.

 

Peut-on penser l’inconnaissable ?

      La philosophie s’étant donné pour but, depuis ses origines, d’empê­cher qu’une opinion ne se prenne pour une science, Kant a pensé que cette vocation impliquait l’exigence de déterminer à quelles conditions une connaissance est pour nous possible, et de tracer par là même les limites de notre pouvoir de connaître, ce que l’ancienne métaphysique a eu le tort, à ses yeux, de ne pas faire. Or la délimitation du connaissable est équivalemment une détermination logique de ce qui, étant au-delà de cette limite, doit être tenu pour inconnaissable : selon un principe platonicien repris par Aristote, « les opposés sont objets d’une même science » (Métaphysique, IV, 2, 1004a 9). On voit aussitôt quel paradoxe paraît impliquer le projet d’une détermination des limites de la connaissance : comment serait-il possible de poser dans leur opposition le connaissable et l’inconnaissable, sans dire la vérité aussi bien sur celui-ci que sur celui-là, c’est-à-dire sans connaître le second, ce qui paraît contradictoire ? Aussi bien Kant n’a-t-il pu faire de l’au-delà du connaissable un objet de connaissance : c’est pourquoi il a recouru au terme de « pensée » (Critique de la Raison pure, Déduction transcendantale, B, § 22, éd. Meiner 1956, p.159b) pour désigner le discours théorique qui prend pour objet cet au-delà. Mais la difficulté apparaît alors aggravée plutôt que résolue. Car l’antique opposition entre la science et l’opinion revenait à distinguer les vérités nécessaires et les vérités contingentes, celles-ci étant elles-mêmes entendues soit au sens de ce dont il ne pourrait y avoir de science, soit au sens d’une vérité scientifiquement connaissable, mais que quelqu’un posséderait sans être capable de la prouver, se trouvant par accident en possession d’une vérité certaine dont il n’aurait pas la certitude. Or, tel que l’entend Kant, le penser ne saurait se réduire à une simple opinion, laquelle n’aurait qu’une signification et une valeur purement subjectives : tout ce que la Critique de la Raison pure énonce au sujet de l’au-delà du connaissable y reçoit au contraire le statut d’une vérité fondatrice, ou, comme on dit parfois, d’une « possibilisation » de la science elle-même. S’il faut penser (denken) au-delà de ce qu’on peut connaître (erkennen), et si cette pensée est nécessaire pour connaître la connaissance elle-même, elle semble bien devoir appartenir à la sphère des vérités nécessaires, mais dès lors il paraît difficile de ne pas la considérer comme une connaissance : la notion d’une pensée de l’inconnaissable serait donc contradictoire, et la question est de savoir si cette contradiction peut être évitée, ou surmontée.

 

Les propositions métaphysiques sont-elles dépourvues de sens ?

         En quelque sens qu’on l’entende, la métaphysique n’est jamais passée pour un type de discours particulièrement facile à comprendre. Pascal pensait que l’on peut bien juger valides les preuves de l’existence de Dieu, mais qu’elles sont trop « impliquées » (Pensées, L 190, B 543) pour avoir un effet réel, c’est-à-dire pour qu’on puisse en attendre un sens que seul un acte de foi donnera à l’existence : le croyant peut penser n’avoir que faire de la métaphysique, voire juger insensé, ou en d’autres termes idolâtre et impie, de chercher à prouver ce qui ne vaudrait que de se donner à croire. La critique pascalienne préludait à la destitution kantienne de la métaphysique théorique, entendue comme ontologie, ou comme métaphysique spéciale, et non pas comme une simple analytique de l’entendement. Si Pascal laissait ouverte la question de la validité théorique des questions et des réponses qu’il jugeait existentiellement indifférentes, Kant conclut de leur caractère à ses yeux indécidable que c’est seulement d’un point de vue moral que prend sens, c’est-à-dire en l’occurrence à la fois signification et nécessité, une prise de position à leur sujet. Que la « foi de la raison pure » (Kant, Critique de la Raison pratique, Dialectique, ch.2, VIII, éd. Meiner 1974, p.165) doive postuler la liberté, l’existence de Dieu, et l’immortalité de l’âme, supposait toutefois que ces affirmations peuvent être posées comme vraies à l’exclusion des thèses contraires, alors même qu’on ne saurait s’en assurer par des preuves. C’est ainsi qu’on ne peut tenir pour décisive l’opposition entre le théisme et l’athéisme qu’à la condition que chacune de ces positions sache ce qu’elle affirme et ce qu’elle nie. Aussi l’ultime destitution de la métaphysique a-t-elle consisté, dans le but explicite de l’éradiquer du domaine de la recherche théorique, à juger ses énoncés dépourvus de signification : on ne saurait les réfuter plus que les prouver, non pas parce qu’ils excéderaient nos capacités de preuve, mais parce qu’on ne pourrait même pas les envisager comme pouvant être vrais ou faux. L’apparente contradiction entre ces énoncés apparaît alors elle-même insignifiante, référable tout au plus à une diversité de « senti­ments » (Carnap, Le dépassement de la métaphysique par l’analyse logique du langage, § 7) à l’égard de la vie. Qu’à l’instar de Pascal ou de Kant on recoure à de tels non-sens pour donner sens à son existence est un fait, mais il montre seulement que la production d’un sens existentiel ne fait là que se donner le masque d’un énoncé en apparence intelligible. Du point de vue théorique en revanche, la destitution positiviste de la métaphysique réalise assez bien ce que Marx visait comme l’athé­isme accompli, c’est-à-dire non pas la négation de Dieu, mais plutôt l’indifférence advenue quant la question même de son existence. Cette ultime mise hors-jeu de la métaphysique suppose assurément qu’on puisse distinguer un énoncé métaphysique de ceux qui ne le sont pas. Or par là même, elle conduit inévitablement à se demander comment il est possible de qualifier un énoncé, si ce n’est d’abord en lui reconnaissant un sens. À partir du XVIème siècle s’est imposée une distinction, inconnue de la tradition aristotélicienne antérieure, entre une metaphysica generalis, ou ontologie, et trois disciplines appelées chacune metaphysica specialis : psychologie, cosmologie, théologie.

 

La nature n’est?elle qu’une vue de l’esprit ?

     Au livre II de sa Physique, Aristote écrit qu’« il est ridicule d’es­sayer de prouver que la nature existe : car il est évident qu’il existe beaucoup d’êtres de cette sorte. Prouver le manifeste par l’obscur, c’est le fait de qui ne sait pas discerner ce qui est connaissable par soi et ce qui ne l’est pas. Qu’on puisse être affecté de cette maladie, c’est clair : car on peut bien raisonner sur les couleurs tout en étant aveugle de naissance, de sorte qu’un tel discours porte sur des mots, sans qu’on n’en ait aucune intelligence (noeïn dé mèdén) » (Physique, II, 1, 193a). Aristote présente ici l’existence de la nature comme un axiome de la science physique, non pas au sens d’une proposition qui, tel le principe de contradiction, se laisserait dialectiquement vérifier, mais comme une proposition qui ne relève d’aucune preuve logique, et doit faire l’objet d’une reconnaissance intellectuelle, laquelle, en tant qu’elle n’est pas logiquement médiatisable, peut être considérée comme immédiate, soit comme une intuition : on ne pourrait être physicien qu’à la condition de voir qu’il existe quelque chose comme une nature, c’est-à-dire une forme de devenir auquel certains êtres sont sujets, qui n’en sont pas moins réels pour cela, malgré ce qu’en pensaient les Éléates. La physique, au sens grec du terme – la science de la nature en général –, doit d’abord reconnaître comme un fait l’existence de son objet. Clément Rosset paraît bien remettre en cause une telle conception lorsqu’il écrit : « Il est très remarquable que le mot latin de factum ait livré le double sens de ce qui existe (le fait réel, par opposition à l’illusion et au rêve) et de ce qui est fabriqué (l’artifice, par opposition à la nature) ; dualité étymologique dont l’on pourrait assez raisonnablement inférer que la réalité s’est toujours confondue avec l’artifice, et que la nature n’a jamais figuré qu’un rêve » (L’anti?nature, Conclusion, PUF p.309?310). Ce qui est ici remis en cause, c’est la distinction à partir de laquelle Aristote s’efforçait de penser l’essence des choses naturelles en tant que telles : celle de l’art (technè) et de la nature (phusis), cette dernière perdant son évidence de fait pour recevoir le statut d’une fiction humaine, soit ce qu’on appelle une vue de l’esprit, non pas au sens de quelque chose qu’il y aurait à voir intellectuellement, mais d’une représentation sans fondement réel indépendant de l’intention qui est à son origine. Rosset en veut pour preuve l’usage de la notion de nature comme principe de jugement moral (naturam sequi), ou de critique sociale (l’aliénation selon Rousseau ou Marx) : juger de ce qui existe (la conduite ou la société) au nom de ce qui prétendument devrait exister (la nature), c’est faire la preuve par là même de l’inexistence de cette dernière, sinon comme fiction idéologique à des fins de dénonciation morale ou politique. Aussi Rosset récuse?t?il toute forme de « naturalisme », qu’il soit « conservateur » – « restaurer » la nature – ou « révolutionnaire » – « instaurer » la nature (p.310). Il est clair que la récusation d’un tel naturalisme ne peut aller sans remettre en cause l’idée même de nature, et par suite la possibilité d’une science de la nature : si la première n’est qu’une fiction, la seconde ne doit pas être moins fictive. On admet pourtant volontiers que notre science de la nature en sait beaucoup plus sur elle que n’en pouvait savoir Aristote, et cela entre autres parce qu’elle a posé en principe le refus de tout anthropomorphisme, c’est-à-dire de toute interprétation des mouvements naturels sur le modèle de ceux qui sont déterminés par les intentions de la conscience humaine : considérer la nature comme une simple vue de l’esprit reviendrait à ignorer ce qui paraît avoir été un facteur décisif des progrès de la connaissance scientifique. Un tel point de vue est-il tenable ?

 

Causalité et nécessité

     Mêmes causes, mêmes effets : ainsi formule?t?on couramment le principe de ce qu’on appelle le déterminisme scientifique. Il renvoie à l’exis­tence d’un ordre causal consistant en ce que, certaines conditions étant données, certains résultats en suivent toujours, à l’exclusion de tout autre : le feu fait fondre la glace, et ne congèle pas l’eau. Un tel principe énonce bien une forme de nécessité, puisqu’il revient à dire que l’effet ne peut pas être différent, si la cause est identique : c’est sur lui que s’appuie toute action humaine efficace, qui consiste à mettre en œuvre des moyens avec la certitude qu’ils entraîneront le résultat qu’on vise, par exemple mettre les œufs trois minutes à l’eau bouillante pour pouvoir les manger à la coque. Aristote disait toutefois qu’une telle nécessité est propre aux « puissances irrationnelles » (Métaphysique, IX, 1), c’est-à-dire aux causes qui ne sont capables de produire qu’un certain effet, correspondant à leur nature : le feu ne peut que chauffer, et la glace refroidir. Il leur opposait les « puissances rationnelles » (ibid.), lesquelles peuvent produire des effets contraires : celui qui est capable de chanter juste est capable aussi de chanter faux, à volonté ; et, d’une manière générale, quiconque possède un art a la capacité de le mettre en œuvre ou non. Qu’une même cause puisse produire des effets contraires paraît mettre en question le principe susdit, et l’on est donc conduit à se demander si la nécessité est un caractère inhérent à la causalité en tant que telle, ou si les deux notions peuvent être dissociées, ou encore s’il est possible de distinguer des causes nécessaires et d’autres qui ne le sont pas, sans rendre incohérent le concept même de causalité.

 

Le possible

     « Ab esse ad posse valet consequentia » : de l’existant au possible la conséquence est valide. Si en effet ce qui est n’était pas possible, il serait impossible, et ne serait pas. L’histoire a tragiquement confirmé ce vieil adage de la métaphysique scolastique : ayant vu se réaliser l’inimaginable, nous nous disons qu’il était humainement possible, et que par conséquent il le reste. Et nous cherchons les moyens à mettre en œuvre pour empêcher qu’il ne se produise à nouveau, dans l’idée qu’il ne suffit pas qu’une chose soit possible pour exister, ou venir à être : « a posse ad esse consequentia non valet ». La logique et la morale concourent ainsi à nous faire admettre tout à la fois une possibilité du réel et une réalité du possible. Si toutefois la première est une évidence, parce que sa négation apparaît immédiatement contradictoire, la deuxième est inévitablement problématique. Les axiomes scolastiques pourraient en effet signifier que le seul possible dont nous connaissions l’existence est celui qui se trouve réalisé, à savoir le réel lui-même : si nous appelons possible ce qui n’est pas, mais dont nous nous disons qu’il pourrait être, nous avouons par là même que nous en ignorons l’exis­tence. La question se pose alors de savoir comment nous en connaissons la possibilité même : comment savons-nous que ce qui n’existe pas, si l’on peut dire, comme existant existe comme possible ? Ou en d’autres termes : comment savons-nous qu’il y a du possible non réalisé ? L’ad­mettre, comme nous le faisons en permanence, par exemple en dénonçant un mal et en exigeant le bien opposé, c’est penser que le possible excède le réel : dire que seul le réel est réellement possible, c’est dire qu’il ne peut rien exister d’autre, autrement dit qu’il est nécessaire. Le possible en tant que tel serait alors sans réalité, et sa notion ne serait qu’une fiction illusoire. Pareil aveu contredit assurément nos expériences les plus ordinaires et les plus constantes, mais il n’en apparaît pas moins difficile de penser la notion assez hybride d’une réalité du possible : quelle conception de l’être peut autoriser à penser que l’être s’étende en quelque sorte au-delà de lui-même ?

 

Peut-on expliquer l’existence ?

     Lorsque Descartes, cherchant à refonder sur des bases sûres l’édifice de la science, et s’employant pour cela à douter méthodiquement de tout, trouve dans son existence de sujet conscient la première évidence qui s’im­pose comme vraie, il la rencontre comme un fait indéductible, puisque premier, à partir duquel seulement pourra être produite quelque démonstration ou quelque explication scientifique que ce soit. Lorsque Kant entreprend de théoriser le rôle inamissible de l’expérience dans la science, il lui reconnaît la capacité exclusive d’attester que l’explication scientifique des phénomè­nes se rapporte bien à quelque chose d’existant, ignorerait-on ce que cela est en soi. Ici comme là, l’existence est appréhendée comme un donné intuitif préalable à toute explication possible, ou néces­saire pour que celle-ci ne reste pas formelle : dans les deux cas, elle s’éprouve plus qu’elle ne s’ex­plique, que cette intuition soit réservée à l’intellect (Descartes), ou à la sensibilité (Kant). D’un autre côté, si Descartes ne peut douter d’exister, son existence ne lui apparaît pas moins évidemment contingente, et il entreprend d’en exposer, métaphysiquement puis physiquement, les causes. De même si pour Kant les données sensibles nous révèlent ce qui existe pour nous, leur apparence phénoménale n’en est pas moins censée être l’effet en nous d’une chose?en?soi, en même temps que la conséquence nécessaire d’un phénomène antérieur. Qu’une existence ne soit pas d’abord expliquée, mais intuitionnée, n’implique pas qu’aucune existence ne soit explicable, ce que paraît bien infirmer le fait que la science réussisse à expliquer ce qui semblait initialement inexplicable. Cette capacité n’en reste pas moins à tout moment limitée, et la question est donc plutôt de savoir si l’explication de fait de telle ou telle existence permet d’affirmer ou non l’explicabilité de l’existence en général.

 

Ontologie et théologie

     Ce n’est pas le moindre paradoxe de la pensée de Heidegger que d’avoir désigné toute la philosophie antérieure comme « histoire de la métaphysique », de l’avoir caractérisée comme onto?théo?logie, et d’avoir néanmoins dénoncé dans celle-ci un « oubli » de « la question de l’être » (Sein und Zeit, § 1, éd. Niemeyer 1993, p.2), alors que sa dénomination même paraît impliquer que l’attention à l’être est son principe fondateur. Le paradoxe paraît d’autant plus grand que Heidegger a commencé par dater ledit oubli de la fondation platonico-aristotéli­cienne de la métaphysique, avant de le faire remonter aux présocratiques eux-mêmes, que d’abord il en exemptait. De fait, à ne considérer que le Poème de Parménide, il pouvait paraître difficile de lui reprocher pareille oblitération. Quant à Aristote, il formula la question même à laquelle Heidegger entend ramener la philosophie : « Qu’est-ce que l’être (ti to on) ? » (Métaphysique, VII, 1, 1028b 4), et il inventa la métaphysique précisément pour y répondre. Il semble en outre que la caractérisation de celle-ci comme onto-théo-logie soit très conforme à ce qu’elle fut d’abord, puisque, dès sa fondation aristotélicienne, la métaphysique trouva dans une théologie la réponse au projet ontologique d’une « science de l’être en tant qu’être ». Qu’il y ait là un oubli de l’être paraît donc signifier que le sens d’un tel projet est perdu dès lors qu’il conduit à fonder la totalité de ce qui est dans un étant premier ou suprême, conventionnellement dénommé Dieu. Dès lors, le « dépassement de la métaphysique » à partir de la réactivation de la question de l’être devrait consister à retrouver l’authenticité du projet ontologique, en l’affran­chissant de sa dérive théologique : telle était l’entreprise de Heidegger. Il semble toutefois que le dépassement qu’il appelle ait déjà été accompli par la métaphysique elle-même, si l’on considère comme lui que le nihilisme nietz­schéen est une étape ultime qui en relève encore : l’assomption philosophique de la « mort de Dieu » (Nietzsche, Le gai savoir, Livre V, § 343) peut bien apparaître comme le moment où la philosophie cesse pour de bon d’être une théologie. Mais il est vrai qu’elle cesse conjointement d’être une ontologie, dans la mesure où l’être ne reçoit plus d’autre statut que celui d’une « interprétation », ou d’une « valeur » posée par la « volonté de puissance ». Il y a donc lieu de se demander si l’onto­logie peut s’achever autrement qu’en une théologie, et si le dépassement de la métaphysique, à supposer qu’il soit nécessaire, voire simplement possible, ne doit pas consister à abandonner à la fois l’une et l’autre.

 

Penser le mal

     Un aspect majeur de la culture du XXème siècle finissant aura été la conjugaison de deux éléments de jugement sans doute incompatibles : d’une part la réprobation sans concession des inhumanités perpétrées non seulement au cours des deux guerres mondiales, mais aussi ultérieurement par des régimes politiques de tout bord, et d’autre part l’admission de plus en plus large d’un relativisme moral, devenu inconscient de ce qu’il ne peut conduire qu’à se laver les mains des pires atteintes à une humanité dont il se refuse à reconnaître la réalité objective, autant que la valeur normative. Dans l’entre-deux guerres, Alain écrivait : « Penser le mal, c’est penser mal » (Spinoza, Idées Gallimard, p.121), formule doublement paradoxale puisqu’elle émane de quelqu’un qui s’employa à dénoncer la guerre et à prôner le pacifisme, et qu’elle paraît en outre comporter une contradiction logique : comment dénoncer une faute, un défaut de la pensée sans faire référence implicitement à une norme de la pensée correcte, et donc reconnaître du même coup une pertinence à la notion de mal ? Le paradoxe d’Alain s’éclaire si l’on considère que son propos est un commentaire de Spinoza, chez qui il trouvait à la fois un rationalisme auquel il souscrivait lui-même, mais qui avait pour conséquence la dénonciation de l’opposition du bien et du mal comme effet d’un anthropomorphisme fallacieux. Spinoza fut à cet égard le premier à demander que l’on pense « par-delà le bien et le mal », comme Nietzsche le requerra à son tour. Or une telle exigence doit bien rendre impossible la dénonciation de ces horreurs qui ont dépassé de très loin ce qu’Alain pouvait invoquer pour dénoncer la guerre et l’injustice. D’un autre côté, on peut se demander si la dénonciation des horreurs modernes ne met pas en échec la cohérence de la pensée : l’invention récente de la notion de crime contre l’humanité sert à sanctionner des actes qui ont pourtant été le fait d’hommes et d’eux seuls. C’est pourquoi on a pu qualifier la Shoah comme un impensable : par-delà l’horreur insoutenable infligée à la sensation et à l’imagination de ceux qui ont libéré les camps de la mort, il y a la question à laquelle on se demande s’il peut être répondu, celle de savoir comment il se fait que des hommes aient pu vouloir cela.

 

Le poids du passé

     Un hymne révolutionnaire fameux demandait naguère que « du passé » l’on fît « table rase », espérant secouer par là le joug de toutes les formes d’oppression et d’exploitation invétérées depuis le début de l’histoire humaine. Que la mise en œuvre politique de ce vœu ait entraîné l’instau­ration de régimes plus oppressifs que ceux qu’ils prétendaient supplanter témoigne de ce qu’un tel délestage, quoi qu’il en soit de la bonne volonté de ceux qui s’en sont faits les hérauts, n’est sans doute pas une affaire de décision, comme si le passé résistait à la volonté autant que les corps graves soumis à la loi naturelle de la pesanteur. Descartes voulut de même « entreprendre sérieusement une fois en [sa] vie de [se] défaire de toutes les opinions [qu’il avait] reçues jusques alors en [sa] créance » (1ère Méditation, éd. de la Pléiade, p.267), mais il ne put le faire sans croire au sens de cette langue qui lui avait appris à supposer un sujet à tout verbe. La difficulté de dépasser le passé cons­titue sans doute ce qu’il est convenu d’appeler son poids, mais elle en révèle du même coup tout le paradoxe. Car on ne saurait entendre par le poids du passé autre chose qu’une influence qu’il exerce au présent, et par laquelle il continue de se faire sentir. C’est dire que le passé ne pèse qu’au présent, et que l’expres­sion poids du passé, qu’elle veuille signifier une simple constatation, ou bien l’invocation de circonstances censées atténuer la responsabilité, apparaît comme une contradiction dans les termes, alors même qu’elle semble traduire une expérience des plus ordinaires, souvent douloureuse. Or ce paradoxe du passé est tout aussi bien celui du présent, s’il est vrai que celui-ci, que ce soit dans le mauvais souvenir, source de cauchemars, ou dans la mauvaise conscience, n’est jamais suffisamment présent à lui-même, présence à ce qui est présentement, comme si, plutôt qu’ici et maintenant, on vivait dans un ailleurs imaginaire. Ou alors faut-il ne voir dans ce passé trop présent qu’un faux passé, le passé devant plutôt être défini comme ce qui n’est plus susceptible de peser d’aucune manière ?

 

Qui a le pouvoir ?

     Le pouvoir se donne comme une évidence, et sans doute en a-t-il besoin pour s’imposer comme il l’entend. Partout chez les hommes un imperium s’exerce, mais si l’on en croit Tite-Live, « la force de tout pouvoir est dans le consentement de ceux qui lui obéissent » (Histoire romaine, Livre II, ch.59). Un pouvoir serait donc d’autant plus puissant qu’il aurait moins de doutes sur ce consentement, et que ses sujets lui donneraient moins de raison d’en avoir. La phrase de l’historien latin semble exprimer une évidence quant à l’exercice du pouvoir, qui pourtant remet en question l’évidence du pouvoir lui-même. Entendue en son sens politique, cette notion signifie en effet une relation de dépendance des assujettis à l’égard de celui ou ceux qui les commandent, de telle sorte que la volonté des seconds fasse règle pour celle des premiers. Or, dans la mesure même où pareille relation fait intervenir la volonté, c’est-à-dire est une relation morale, la dépendance réelle peut apparaître inverse de la dépendance apparente : s’il s’agit pour le présumé pouvoir d’obtenir un consentement, c’est lui qui dépend d’une aptitude à donner ou refuser celui-ci, et cette aptitude peut elle-même être définie comme un pouvoir, intérieur aux personnes sans doute, et néanmoins capable de se manifester extérieurement, non seulement dans l’obéissance, mais aussi dans la capacité de la refuser. On peut admettre avec La Boétie qu’il y a beaucoup de servitudes volontaires, et que peut-être toute vie politique en est une, mais c’est reconnaître du même coup la possibilité de secouer le joug, si toutefois l’on en conçoit la nécessité et que l’on pense assez résolument que le jeu en vaut la chandelle. Il ne paraît donc pas aisé de parler du pouvoir au singulier comme de quelque chose que l’on pourrait posséder à l’instar d’un bien quelconque, ni de désigner celui qui serait censé en être le possesseur, s’il est vrai que le pouvoir circule entre une diversité d’ins­tances dont chacune n’exerce le sien qu’en dépendance des autres. On peut alors se demander si la difficulté de désigner ce possesseur ne conduit pas à mettre en question la notion de pouvoir elle-même.

 

La nature est-elle pour l’homme une norme ou un obstacle ?

     Considéré en extension, le terme de nature désigne la totalité de l’univers matériel, ou, de façon plus restreinte, le milieu d’existence de l’homme, aujourd’hui appelé « environnement », c’est-à-dire l’as­sociation terrestre d’une lithosphère, d’une atmosphère et d’une biosphère. Pris en ce sens restreint, le terme sert fréquemment à désigner les espaces de vie qui ne résultent pas d’une construction humaine, soit, pour simplifier, la campagne par opposition à la ville. Dans un cas comme dans l’autre, le terme recouvre un ensemble de réalités indépendantes de l’intervention active de l’espèce humaine, et historiquement antérieures à son apparition. Considéré en compréhension, le terme ne désigne pas seulement un ensemble, mais aussi un ordre des choses indépendant de la volonté humaine, en entendant par là un mode d’existence virtuellement intelligible, parce qu’il présente une régularité, ou, comme nous disons, qu’il est régi par des lois. C’est ce que voulait signifier une célèbre distinction grecque - la trichotomie héritée des Sophistes - qui oppose la nature (phusis) d’un côté au hasard (tuchè), et d’un autre côté à l’art (technè). Cette idée a inspiré une maxime professée par la plupart des sagesses antiques : en latin, naturam sequi. L’homme étant lui-même un être naturel, il ne peut bien vivre et être heureux qu’en comprenant l’ordre de la nature et en y conformant sa manière d’agir. Cette conception trouve un prolongement jusque de nos jours, par exemple dans l’enseignement de l’Église catholique, qui veut que l’on préfère les méthodes naturelles de régulation des naissances aux artifices contraceptifs qui traitent la fécondité comme une maladie. Cette conception est aujourd’hui fréquemment dénoncée comme réactionnaire parce que reposant sur une compréhension archaïque et dépassée des rapports de l’homme à la nature. La conscience moderne revendique volontiers l’idée - « prométhéenne » - que l’humanité de l’homme réside moins dans sa naturalité biologique que dans sa capacité culturelle d’émancipation par rapport à la nature : celle-ci serait pour l’homme un obstacle à surmonter bien plutôt qu’une norme à suivre. Plus profondément, la pensée moderne dénonce dans l’idée d’une norme naturelle une confusion intrinsèque entre l’ordre des faits et celui des valeurs, l’être et le devoir-être. En termes sartriens, si la nature existe en soi, cela interdit d’y voir une norme d’existence pour cet être qui se distingue d’elle en tant qu’il est pour soi, c’est-à-dire conscient et libre de choix volontaire. La valeur normative de la nature en ce qui concerne la conduite humaine est alors récusée au nom d’une idée majeure de la conscience moderne, celle qui définit la liberté humaine comme autonomie. Les mêmes pourtant qui revendiquent cette autonomie ne s’en font pas moins les défenseurs d’une idée médiévale qui, depuis 1789, tend à devenir une référence universelle : celle des Droits de l’Homme, jusqu’à s’a­per­cevoir, comme Sartre à la fin de sa vie, de la contradiction entre la défense politique de ces droits et une philosophie de la liberté avant tout négatrice de toute idée de nature humaine. Les hommes sont en effet déclarés naître « libres et égaux en droits », ce qui revient à fonder la normativité de ces dernier sur l’appartenance génétique à l’espèce. Il semble alors difficile de penser que la nature soit seulement ce dont l’homme devrait s’af­franchir pour accomplir sa propre humanité.

 

L’inhumain

     « Homo sum : nihil humani a me alienum puto -  Je suis homme, et de ce qui est humain, je pense que rien ne m’est étranger » (Térence, L'Homme qui se punit lui-même, I, 1, 25). Sorti de son contexte comique, ce mot de Térence peut apparaître comme une belle expression de solidarité humaine, fondée sur l’appartenance à l’espèce. Cette solidarité est cependant problématique, parce qu’il apparaît difficile d’être solidaire à la fois de tout ce que font ou sont les hommes - solidaire à la fois de la victime et du bourreau, de Dom Juan et du pauvre dont il veut acheter le blasphème. Il y a des conduites humaines incompatibles, et il semble bien qu’on ne puisse se reconnaître dans certaines sans rejeter les autres. C’est ainsi que les accusés de Nuremberg ont été condamnés pour crimes contre l’humanité, et retranchés de l’humanité comme indignes de vivre en hommes. L’inhumanité a ainsi reçu un statut et une sanction juridiques précis, qu’elle n’avait pas jusque-là. Mais cette sanction fait ressortir ce qu’a de paradoxal la notion d’inhumanité, puisqu’on a condamné comme contraires à l’humanité des pratiques dont les hommes, et les hommes seuls, se sont montrés capables : les camps d’extermination sont une invention humaine. On peut alors se demander si l’inhumain n’est qu’une pure dénomination, recouvrant une contradiction dans les termes, ou si la contradiction qu’il désigne est une contradiction de l’homme lui-même. La peine capitale manifeste que la vie est un droit, le premier de tous, puisque présupposé à l'exercice des autres, ce qui implique que, pour l'adulte responsable, l'exercice du droit de vivre se mérite, comme celui de tout autre droit, par le respect de ce même droit chez autrui. Le premier des devoirs éthiques est de mériter de vivre dans la communauté de ses semblables. Faute de lui reconnaître cette signification, on ne verra évidemment dans la peine capitale que la reproduction absurde de la barbarie qu'elle sanctionne, et l'on devra alors s'interdire de penser sérieusement la vie comme un droit. Un tel sérieux est d’autant plus nécessaire que la société peut légitimement renoncer à une peine qu’elle a le droit d’infliger.

 

De quoi sommes-nous responsables ?

     Il y a un peu plus d’un siècle, Nietzsche dénonçait la notion de responsabilité morale, fondée sur celle de libre arbitre, comme l’une des « quatre grandes erreurs », entendant par là une fiction illusoire, utile au pouvoir des « prêtres » et des « théologiens qui continuent, par l’idée du ‘monde moral’, à infester l’innocence du devenir, avec le ‘péché’ et la ‘peine’ » (Le Crépuscule des Idoles, Les quatre grandes erreurs, § 7). Nietzsche pour sa part s’est voulu « médecin » de la civilisation (Par-delà Bien et Mal, Préface), en philosophant « au marteau » (Le Crépuscule des Idoles, sous-titre) contre ces notions, pour « en nettoyer la psychologie, l’histoire, la nature, les institutions et les sanctions sociales » (Les quatre grandes erreurs, § 7). L’effacement assez évident du pouvoir clérical dans une société laïque comme la nôtre pourrait sembler diminuer la pertinence de l’accusa­tion et du verdict nietzschéens : il est clair en effet que les procédures d’incri­mination n’ont guère perdu de leur importance, bien au contraire. La critique de la notion de responsabilité n’en a pas moins été renouvelée sur la base des neurosciences : Henri Laborit affirmait par exemple « qu’il n’y a pas de liberté. (...) C’est le déterminisme qui vous pousse à vouloir agir de telle façon » (L’homme à la recherche du plaisir, entretien télévisé avec Jean-Louis Servan-Schreiber du 8 septembre 1980) . Ce n’est pourtant pas sans inconséquence qu’après avoir nié la liberté au nom du déterminisme psychophysiologique, on en appelle à une modification des institutions par voie de décision législative, ce qui est faire appel, de la part du législateur, à une responsabilité qu’on a récusée du point de vue scientifique, sauf à considérer que celle-ci est réservée à certains – les décideurs – et que les autres pourront quand même être frappés, parce que « les hommes méchants ne sont pas moins à craindre ni moins pernicieux quand ils sont méchants nécessairement » (Spinoza, Lettre LVIII à Schuller). La Justice pourtant, lorsqu’elle reconnaît une telle nécessité, par exemple en cas de circonstances atténuantes ou de pathologie démentielle, en fait plutôt un motif de non-lieu. Mais c’est précisément là qu’apparaît ce qu’il y a de problématique dans le concept de responsabilité : car il suppose l’attribu­tion à l’agent humain d’un pouvoir décisif, et comme tel absolu, à l’égard de sa conduite. Or s’il faut admettre que l’homme peut aussi, dans certaines circonstances, être dessaisi de ce pouvoir, cela revient à reconnaître des limites à celui-ci, et interdit de le considérer comme absolu. Il importe dès lors de se demander de quoi au juste nous pouvons être considérés comme responsables, car il semblerait qu’à ne pouvoir l’être de tout, nous ne le soyons de rien, faute de pouvoir en toute clarté l’être seulement de quelque chose.

 

La désobéissance

     Des traditions multiples et fort anciennes ont donné à des actes de désobéissance une signification à la fois originelle et décisive dans l’his­toire de l’humanité. Un mythe grec veut que Prométhée ait permis aux hommes d’entrer dans leur histoire en volant le feu aux dieux, qui le retenaient jalousement pour empêcher les hommes de devenir leurs égaux. Le mythe expose certes le châtiment infligé à Prométhée – un vautour qui n’en finit pas de lui dévorer le foie –, et plus généralement, la sagesse grecque a dénoncé comme une démesure (hubris), source de tous les malheurs humains, la prétention à s’égaler aux dieux en transgressant leurs lois. Mais si l’homme se trouve confronté à une telle jalousie divine, il semble voué à la condition tragique de ne pouvoir être lui-même qu’en faisant son malheur, sauf à rejeter définitivement la figure de la divinité pour n’avoir plus à obéir qu’à soi. Selon une autre tradition, biblique, c’est bien une désobéissance qui est à l’origine, sinon de l’histoire des hommes, du moins de son premier tournant, et de son engagement dans la voie du mal : en mangeant du fruit défendu, Adam et Ève péchaient pour la première fois, et le caractère visiblement symbolique de la faute qui leur est attribuée suggère que l’essence du péché est dans la désobéissance elle-même, plutôt que dans la matérialité singulière de l’acte fautif. Kant pourtant, tout en assumant cette tradition judéo?chrétienne comme la source principale de sa philosophie morale, voit dans cette transgression l’acte dont les hommes, jouissant jusque?là d’une innocente ignorance, auraient eu besoin pour prendre conscience de leur liberté. Or celle-ci paraît ici encore vouée à la contradiction, puisqu’elle semble ne s’accomplir que dans le choix du mal : elle doit bien apparaître alors plutôt indésirable que désirable, sauf à annuler les termes du choix moral, ce qui est une autre manière de rendre la liberté insignifiante, en même temps qu’indifférente. S’interroger sur l’essence de la désobéissance revient donc à se demander quel en est le sens, ou, autrement dit, à quelles conditions l’opposi­tion de la désobéissance à son contraire, l’obéissance, et les qualifications morales dont cette opposition est le support, peuvent avoir une signification autre que simplement formelle.

 

La fin de l’État

     Dans son Traité théologico-politique, Spinoza écrit que « la fin de l’État est en réalité la liberté » (Ch. XX , trad. Appuhn, éd. GF, p.329). La pensée politique de Spinoza s’inscrit dans la postérité de la théorie de Hobbes, qui fonde l’État sur un pacte, c’est-à-dire une institution volontaire. Hobbes opposait explicitement sa propre doctrine au naturalisme aristotélicien. La formule de Spinoza rend toutefois cette opposition assez insignifiante, puisque c’est Aristote qui a le premier vu dans l’État « une communauté d’hommes libres » (Politique, III, 6, 1279a 21). Elle s’expli­que dans la mesure où la concep­tion de Hobbes servait à justifier un absolutisme politique dans lequel la « réa­lité » de la liberté prend une apparence qui semble lui être exactement contraire, celle d’une obéissance soumise à la puissance coercitive des pouvoirs publics. Aussi bien Nietzsche – pour qui au demeurant la notion de liberté était une illusion majeure – a-t-il pu décrire l’État moderne, issu des théories bourgeoises, comme « le plus froid de tous les monstres froids » (Ainsi parlait Zarathoustra, De la nouvelle idole). C’est à ce monstre que s’en prend la critique anarchiste, selon laquelle la liberté ne saurait être considérée comme la fin qui donnerait à l’État sa raison d’être, mais bien plutôt comme ce dont la réalisation suppose la disparition de celui-ci : la fin de l’État – son élimination – est alors supposée être le moyen de ce qu’une idéologie fallacieuse fait passer pour sa véritable justification. Il paraît clair que l’obéissance volontaire aux lois de l’État pourra difficilement être motivée si elle est simplement contraire à la liberté qui est son principe. Il s’agit dès lors de savoir si celle-ci peut donner à l’État une finalité essentielle et permanente, qui justifie sa pérennité historique, ou s’il y a là une contradiction qui doit conduire à ce que Marx dénomme son dépérissement.

 

La justice n’est-elle qu’une affaire d’État ?

     La première analyse philosophique complète du concept de justice, celle d’Aristote au livre V de l’Éthique à Nicomaque, a mis celle-ci au nombre des vertus morales, à côté de ces autres vertus que sont, par exemple, le courage, la tempérance, la magnanimité, ou l’amitié. Si l’on se réfère à la définition de la vertu morale au livre II de la même œuvre, on en conclura que la justice est l’une des formes majeures du perfectionnement personnel, ce pourquoi la théo­logie chrétienne la mettra au nombre des vertus dites cardinales. Une vertu morale est en effet, selon sa défini­tion aristotélicienne, une disposition stable, acquise par un exercice répété, à vouloir et choisir le bien dans un ordre quelconque d’acti­vité, qu’il s’agisse de se procurer des plaisirs, d’affronter des dangers, ou de se lancer dans de grandes entreprises. Ainsi définie comme disposition acquise de la volonté, la vertu de justice paraît être, et quant à son acquisition et quant à son exercice, une affaire personnelle plutôt que collective. Aristote souligne pourtant lui-même qu’il y a une différence essentielle entre la justice et les autres vertus morales. Celles-ci se définissent en effet comme un juste milieu qu’on peut appeler subjectif, dans la mesure où il est déterminé relativement aux dispositions natives de chaque indi­vidu. La justice en revanche est cette vertu qui a pour objet non pas tant d’apporter à chacun son équilibre personnel, que d’assurer la rectitude de sa relation aux autres : le milieu qui définit la justice ne saurait donc être simplement relatif à l’individu considéré isolément, mais doit plutôt être défini objectivement, indépendamment de la personnalité singulière de chacun. Aussi Aristote écrit-il, citant Platon, que la justice est « la seule vertu à être dite un bien étranger, parce qu’elle est relative à autrui » (Éthique à Nicomaque, V, 3, 1130a 3, trad. Cachia, Ellipses 1998), et vise « l’utilité commune » (1129b 15). C’est dès lors aux « lois » (1129b 14) qu’il revient de déterminer le milieu qui définit la justice, et c’est pourquoi Aristote définit la justice, dans son sens le plus général, comme légalité. Sa définition paraît donc n’avoir de sens que relativement à l’existence d’une communauté régie par des lois, soit de cette communauté que les Grecs appelaient politique, et que nous dénommons État. La justice apparaît alors moins comme une affaire de conduite personnelle que d’institution collective, et il semble qu’il y ait dans la définition aristotélicienne une tension interne qui conduit à se demander si la justice est pensable, et quant à sa définition et quant aux conditions de sa réalisation, indépendamment de l’appartenance à l’État, soit de ce que nous appelons la citoyenneté, ou si au contraire elle ne peut être exigée du citoyen qu’en tant qu’elle est une vertu, c’est-à-dire une condition du plein accomplissement de son humanité, auquel cas c’est la justice de l’État qui n’est pensable qu’en référence à cette dernière.

 

Un peuple peut?il être souverain ?

     La notion de souveraineté populaire est un lieu commun de la philosophie politique moderne. L’on n’entend pas par là une hégémonie, soit la domination qu’un peuple acquiert sur un autre par voie de conquête. La notion caractérise bien plutôt pour nous ce que nous appelons la démocratie, et constitue la raison pour laquelle nous considérons ce régime comme le plus universellement souhaitable d’un point de vue politique. Marx allait jusqu’à déclarer que « la démocratie est l’essence de toute constitution politique » (Critique de l’état hégélien, in Marx/Engels Werke, Dietz 1956, p.231), ce qui paraît bien signifier qu’en dépit d’apparences souvent opposées, il n’est pas de vie politique dans laquelle le peuple (démos) – comme ensemble des citoyens plutôt qu’au sens de la classe populaire – n’exerce un certain pouvoir (kratos) : « la force de tout pouvoir, écrit Tite?Live, réside dans le consentement de ceux qui lui obéissent » (Histoire romaine, Livre II, ch.59). Pour autant, on peut éprouver quelque difficulté à admettre qu’un tel pouvoir soit une souveraineté. L’expression souveraineté populaire apparaît bien comme le transfert à la collectivité des citoyens de ce qui était antérieurement la prérogative d’un monarque, dont les autres individus étaient les sujets. La question est de savoir si ce transfert pourrait être mieux que purement verbal, et ne pas dissimuler sous des mots une absence de conception cohérente : s’il est clair qu’un roi exerce son pouvoir souverain sur l’en­semble de ses sujets, en commandant et en obtenant leur obéissance, il l’est beaucoup moins qu’un tel ensemble puisse exercer le même pouvoir sur lui-même, c’est-à-dire être à la fois souverain et sujet, commandant et obéissant. Que des peuples soient assujettis au point d’être dépourvus de toute souveraineté est un fait patent, mais le problème n’est pas tant de savoir s’ils ont des moyens réels de la conquérir : il est plutôt de savoir s’il y a un sens à vouloir, c’est-à-dire d’abord à penser qu’un peuple puisse être souverain de lui-même, étant le seul objet possible de sa supposée souveraineté.

 

Y a-t-il un art pour produire le beau ?

     Le terme de Beaux-Arts se rencontre dans le français du XVIIème siècle, par exemple chez Molière, mais il n’est entré officiellement au lexique qu’en 1798. Ce caractère tardif est significatif : il témoigne de ce qu’une distinction qui nous paraît évidente est loin de l’avoir toujours été. C’est à une époque relativement récente que certaines activités productrices d’œuvres ont revendiqué comme leur spécificité la capacité de produire de la beauté, jusqu’à y trouver, à l’époque du romantisme, leur seule et unique justification, en opposition à toute forme d’utilitarisme, voire de moralisme. Il y avait là une nouveauté dans la mesure où la production de ceux que nous appelons les artistes n’était pas auparavant considérée comme essentiellement différente de celle des autres fabricants, ceux que nous continuons de dénommer artisans, pour autant que les formes industrielles de la production nous paraissent souvent étrangères à tout art. Or cette dernière opposition est elle-même significative. Si nous jugeons l’in­dustrie étrangère à l’art, c’est qu’elle semble n’avoir conservé que les aspects proprement techniques, et par suite standardisés, de l’antique techné, quand les Beaux-Arts en auraient cultivé pour lui-même l’aspect esthétique. Mais cette séparation des deux ordres doit conduire à se demander ce qu’il reste d’art dans les Beaux-Arts, s’il est vrai que la volonté de produire l’utile plutôt que le beau a conduit à perfectionner scientifiquement les techniques sans se soucier de la beauté. Se donner pour but exclusif de produire du beau, n’était-ce pas renoncer à ce qui avait fait dès l’origine l’es­sence de l’art en tant que production dégagée, par la connaissance de ses règles techniques, des modes de production instinctifs ou routiniers, bref : empiriques. Déjà Platon se demandait si ceux que nous appelons artistes ne se condamnaient pas à n’être que des illusionnistes, capables seulement d’une contrefaçon d’art plutôt que d’un art véritable. À vouloir produire du beau, est-ce à proprement parler d’un art qu’on peut l’attendre, et en quel sens ?

 

La philosophie peut-elle s’enseigner ?

     L’influence prédominante de la philosophie critique dans la culture philosophique contemporaine se vérifie entre autres dans le succès d’une formule pourtant tout à fait paradoxale de Kant, celle qui affirme qu’on ne peut apprendre la philosophie (Architectonique de la Raison pure, éd. Meiner 1956, p.753). Le paradoxe tient évidemment à ce que Kant fut toute sa vie un professeur : il ne fut même que cela puisqu’il ne fonda pas de famille, et resta célèbre pour l’uniformité de son parcours journalier entre son domicile et son lieu de travail. Kant non seulement enseigna principalement la philosophie, mais il l’enseigna à côté d’autres disciplines, à partir de 1756 : logique de 8 à 9, mécanique de 9 à 10, physique théorique de 10 à 11, métaphysique de 11 à 12, géographie physique de 2 à 3, mathématiques de 3 à 4 (d'après Arsenij Goulyga, Emmanuel Kant, une vie, éd. Aubier 1985, p.33). Ce qui est plus paradoxal encore, c’est que sa célèbre formule se trouve dans la Critique de la Raison pure, et date donc d’une époque (1781) où la philosophie occupait l’essentiel de son activité d’enseignant, en même temps qu’il produisait l’œuvre maîtresse qui l’a révélé en tant que philosophe original, au point qu’il interdit l’usage de ses œuvres antérieures. D’autre part, Kant assortit son paradoxe d’une distinction entre « la philosophie » et le « philosopher », affirmant qu’« on peut apprendre » le second contrairement à la première (loc. cit.) . Si par philosophie on entend la production des philosophes, on en vient à se demander si les philosophes auraient fait autre chose que de philosopher, ou s’il s’agit de faire autre chose qu’eux lorsque l’on renonce à apprendre la philosophie pour apprendre à philosopher. Le problème est donc de savoir si l’on peut faire l’un sans l’autre, ou : comment comprendre le propos de Kant, si ce n’est comme une subtilité captieuse, pour ne pas dire une escroquerie – pas seulement intellectuelle – qui consisterait à se faire payer pour une activité que l’on déclare impossible ?