Loi naturelle

La loi naturelle :

une notion difficile.

 

         Il est un paradoxe de notre époque : au moment où l’écologie nous impose l’ur­gence d’une attention renouvelée à notre environnement, la notion de loi naturelle, notamment lorsqu'elle est invoquée dans les débats éthiques, est mal comprise, et parfois récusée. Du fait que l'Église catholique y recourt constamment, certains n’y voient qu’un moyen qu’elle aurait trouvé d’imposer à tout le monde des positions qui lui sont propres, et qui ont le tort de contrarier une « modernité » qu’il ne serait pas question de mettre en cause. Ce n’est pourtant pas l'Église qui a inventé la notion de nature, et ce n’est pas son enseignement qui a fait qu’un certain développement des techniques humaines menace la survie de l’humanité ainsi que d’autres espèces. Il se pourrait que la situation contemporaine redonne toute sa pertinence à la notion de loi naturelle, et permette de comprendre, d’une part, qu’elle n’est pas liée à un dogme religieux particulier, et, d’autre part, comment une notion qui semble n’avoir qu’une signification physique a aussi une signification et une portée morales.

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         La question est de savoir en quoi la nature fait loi, et l’on ne saurait y répondre sans expliquer ce qu’il convient d’entendre par nature.

         Les Grecs ont peut-être été les premiers à en concevoir la notion, mais cela ne veut pas dire que la notion qu’ils en ont eue serait étrangère à toute autre culture ou civilisation. Ils l’ont en effet pensée comme un ordre des choses, ordre perceptible à nos sens par la régularité des phénomènes que nous observons, et, plus encore, accessible à notre intelligence, lorsque nous réussissons à déceler des rapports de causalité qui nous rendent ces phénomènes explicables. Héritier de la pensée grecque, Kant disait que la nature, prise en son sens matériel, n’est rien d’autre que l’ensemble des corps qui composent notre univers, et que, prise en son sens formel, elle est la « conformité de tous les phénomènes à des lois » : la régularité observable des phénomènes est la manifestation des règles auxquelles ils obéissent, et la compréhension de ces règles est ce qui a permis aux hommes d’en faire usage, par exemple en utilisant les propriétés physiques du silex pour en tirer des pointes ou des outils tranchants.

         Voir dans la nature un ordre, c’était reconnaître que les processus naturels ne se produisent ni au hasard, ni par hasard. Cela ne signifiait pas qu’il ne se produit jamais rien de fortuit, ou que nous ne parlerions de hasard que par ignorance de la véritable explication. Certains penseurs grecs, parmi les plus anciens, ont cru nécessaire de nier la réalité du hasard au nom de l’évidence de la causalité naturelle, mais Aristote a montré fort clairement que les deux notions ne sont nullement incompatibles : car deux causes peuvent fort bien interférer fortuitement, lorsqu'elles agissent de manière indépendante, et que rien ne commande leur coordination comme dans le fonctionnement d’un organisme ou d’une machine. Il peut donc y avoir des hasards au sein de l’ordre naturel, et ceux-là ne remettent pas en cause celui-ci, puisqu’ils le présupposent : l’interférence fortuite des causes suppose leur existence, et celle des lois qui régissent leur causalité. Le hasard n’est jamais qu’un accident par rapport aux déterminations causales qui le rendent possible.

         Les Grecs cependant ne se contentaient pas d’opposer le naturel et le fortuit, ils distinguaient aussi le naturel et le volontaire. La nature était ainsi appréhendée comme un ordre des choses que l’homme n’a pas fait, un ordre dont il n’est pas le principe, et dont il ne décide pas. Si l’on en croit Aristote, cette notion est devenue intelligible à partir du moment où des hommes ont acquis la conscience qu’ils exerçaient une causalité efficace parce qu’ordonnée, et pris conscience en même temps que cette efficacité était rendue possible par l’ordre des choses qu’ils n’avaient pas inventé. C’est ce qui lui faisait dire que « l’art imite la nature ». Cette célèbre formule n’a jamais voulu dire que les peintres n’au­raient rien d’autre à faire que de copier fidèlement des modèles naturels. Elle signifie que lorsque l’art humain produit efficacement quelque chose, il fait produire à la nature ce qu’elle ne produit pas d’elle-même, mais en agissant comme elle le ferait : c’est ainsi qu’on construit des édifices stables et solides en se conformant aux lois de l’équilibre et de la pesanteur. L’art humain, ou, si l’on préfère, la technique, activité volontaire, ne peut donc prétendre à une efficacité qu’en produisant conformément à l’ordre naturel des choses.

         Les Sophistes avaient popularisé la distinction entre ce qui se produit par nature, par art, et par hasard. Aristote en a donné la première théorie argumentée dans sa Physique. Comparant la nature à l’art, il en vient à définir la première comme une forme de spontanéité : est naturel à un être le mouvement qu’il effectue de lui-même et par lui-même – telle la croissance d’une plante –, et cela alors même qu’il est soumis à l’in­fluence de causes extérieures. Il est en ce sens naturel à un morceau de liège de flotter à la surface d’un seau d’eau, tandis qu’un caillou tombera naturellement jusqu’au fond : la nature de ces corps commande la manière dont les forces identiques qui s’exercent sur eux produisent leur effet, différent dans chaque cas. C'est pourquoi Aristote définissait la nature comme un principe à la fois interne et spécifique de mouvement : la présence d’un tel principe est ce qui selon lui distingue les êtres naturels des objets artificiels, lesquels ont le principe de leur mouvement à l’extérieur d’eux-mêmes, dans l’intelligence de l’homme qui les produit : il est naturel à la vigne de donner du raisin, mais pas du vin, car la vinification suppose une initiative humaine, même si elle ne fait qu’exploiter les propriétés naturelles spécifiques du raisin.

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         Ainsi comprise, la nature se présente d’emblée comme une notion complexe.

         Au sens matériel susdit, elle est constituée par l’ensemble des êtres qui ont une nature au sens formel, c’est-à-dire des êtres qui possèdent un principe à la fois interne et spécifique de mouvement, ou, autrement dit, un ensemble de propriétés essentielles liées à la constitution propre de chacun, et qui le rendent apte à produire certains effets et à en subir d’autres. « Par nature, n’importe quoi ne saurait ni produire n’importe quoi, ni s’ensuivre de n’importe quoi », écrit Aristote : c’est la première formulation de ce que nous appelons parfois le principe du déterminisme, qui sous-tend toutes nos explications scientifiques. Si ce principe n’était pas vrai, nous pourrions nous-mêmes produire n’importe quoi n’importe comment, et l’expérience témoigne suffisamment que ce n’est pas le cas.

         La complexité de la notion de nature tient donc d’abord à ce qu’il existe une multiplicité d’êtres, qui ont chacun sa manière propre d’être naturel, ou du moins, pour chaque individu subsistant, la manière propre à son espèce, avec les propriétés qu’elle implique : celles de l’atome d’hydrogène diffèrent de celles de l’atome d’oxygène - alors même qu’ils sont constitués de particules semblables -, tout comme celles de l’oiseau diffèrent de celles du poisson. Les êtres naturels n’appartiennent donc pas à la nature par le seul fait d’être soumis à des lois physiques générales. De celles-ci, notre physique a une connaissance assurément plus précise et mieux fondée que celle d’Aristote : il savait que deux corps ne peuvent occuper ensemble le même lieu, mais ignorait que la chute libre d’un corps est un mouvement uniformément accéléré. Il avait en revanche une conscience aiguë de ce que la nature des êtres ne se réduit pas à ces propriétés générales qui ne les distinguent pas les uns des autres - celles que nous appelons physico-chimiques -, mais qu’elle consiste plus encore, ou du moins tout autant, en celles qui sont liées au degré d’organisation propre à chaque espèce d’êtres, ce qu’il désignait en recourant à la notion de forme. Notre science sait désormais bien mieux qu’Aristote que tous les corps naturels sont constitués des mêmes éléments matériels, mais différenciés par la manière dont ceux-ci sont chaque fois structurés, et elle a retrouvé jusqu’au vocabulaire même du philosophe grec en recourant à la notion d’information pour désigner l’existence et le rôle causal effectif d’une telle structure.

         L’aristotélisme, sans doute la forme la plus aboutie de la pensée grecque, avait ainsi élaboré une conception pluraliste de la nature, que notre science a quelque peu oubliée avant de la redécouvrir. Il s’agissait déjà de ce qu’Edgar Morin appelle une « pensée complexe ». Il entend par là une conception de l’organisation de la nature qui y fait place d’une part à l’unité substantielle des individus, d’autre part à l’unité formelle de leurs espèces. Cette dernière n’est  pas seulement à entendre au sens biologique du terme, puisqu’elle concerne l’ensemble des réalités physiques. Mais la biosphère comporte en outre cette autre sorte d’unité organisée très particulière qui est celle des groupes d’individus, dans les espèces naturellement sociales comme la nôtre. Comme Edgar Morin le souligne, l’existence de ces multiples formes d’organisation entraîne un inévitable « jeu », soit une part de contingence, au sein de l’ordre naturel. C’est que les divers êtres, Aristote l’avait vu, exercent des causalités qui leur sont propres, et sont susceptibles d’entrer en interaction avec les autres, tout en étant soumis aux lois physiques générales. C’est ainsi que l’interférence accidentelle des spontanéités naturelles produit cette autre sorte de spontanéité que l’on appelle le hasard (automaton en grec), et que l’art humain résulte d’une interférence entre la nature et la volonté intelligente de l’homme.

         On pourrait dire que, dans les deux cas, la nature interfère avec elle-même, mais, prise à la lettre, cette formulation n’a guère de sens, et il vaut mieux dire que des êtres naturels interagissent. Or les deux types d’interaction ne reviennent pas au même. Car un accident fortuit n’est l’effet propre d’aucune des causes qui y contribuent. Un arbre peut pousser tordu parce qu'il a germé sous une pierre qui l’a empêché de pousser droit au départ : l’arbre a accompli son processus naturel de croissance, altéré par la résistance naturelle de la pierre. Il en va tout autrement dans l’art, où une certaine intention humaine commande la mise en œuvre de moyens offerts par la nature pour réaliser des fins que l’homme se propose, et que la nature ne réalise pas d’elle-même, par exemple nourrir une population grandissante avec des céréales cultivables en abondance.

         Il n’y a évidemment rien de fortuit dans ce deuxième cas, même si l’on peut soupçonner que d’heureux hasards ont favorisé des inventions humaines fondamentales, tel l’usage du feu pour la combustion du bois de chauffage, la cuisson des aliments, ou la fonte des métaux. L’art humain est, à la différence du hasard, une causalité intentionnelle, et il suppose évidemment une disposition naturelle à comprendre le parti qu’il est possible de tirer des êtres naturels, pour leur faire produire ce qu’ils ne produisent pas d’eux-mêmes : si l’homme ne tenait pas de la nature son intelligence, il serait incapable d’action intelligente, car il est impossible à un être de se donner ce qu’il n’a pas. Or cela signifie que, si les hasards sont des effets que certaines causes naturelles produisent en dépit de leur nature, les effets de l’art sont en revanche produits selon une capacité, naturelle à l’homme, d’action intentionnelle, et moyennant l’intelligence, à des degrés divers, des possibilités offertes par les propriétés causales des agents naturels.

         L’action humaine volontaire apparaît alors comme une troisième sorte de spontanéité, qui ne se confond ni avec celle du hasard, ni avec celle de la simple nature, partageant avec le premier son caractère contingent, et avec la seconde sa conformité à des lois intelligibles, qui sont celles de la nature elle-même. Pour exprimer la deuxième différence, Aristote recourait à une distinction entre les puissances rationnelles et les puissances irrationnelles. Ces dernières caractérisent les agents dont la causalité est toujours ordonnée au même type d’effet, tels l’échauffement pour le feu, ou l’oxydation pour l’oxygène et la réduction pour l’hydrogène. En revanche, une puissance rationnelle, c'est-à-dire qui met en œuvre la faculté spécifiquement humaine de raison, se caractérise par sa capacité d’en­vi­sager et de réaliser des possibilités contraires, par exemple : adopter un régime carnivore ou un régime végétarien, modifier ou ne pas modifier génétiquement les organismes. Le lion ignore qu’il pourrait se nourrir aussi avec des graines, et n’est pas capable de suppléer ainsi un manque de proies. L’homme le sait, et peut agir en conséquence.

         Si donc il y a tout lieu de distinguer le naturel et le volontaire, cette distinction n’est pas pour autant une opposition entre les deux, car la manière propre à l’homme d’être naturel, celle qui le distingue spécifiquement des autres agents naturels, c’est précisément de pouvoir agir au sein de la nature par des initiatives volontaires, rendues possibles par son intelligence des choses.

         Cette conception fine et complexe de la nature permettait à l’aristotélisme d’échapper à certains simplismes de la tradition sophistique. Les Sophistes profitaient en fait de l’inévitable complexité de la notion de nature pour embarrasser leurs adversaires en jouant de ses diverses acceptions.

         Ils furent notamment les premiers à trouver dans la nature le principe d’une contestation de la légitimité des lois humaines. Platon s’est fait l’écho d’un tel point de vue à travers certains de ses personnages, tel Calliclès dans le Gorgias. Celui-ci affirme que les lois instituées par les cités humaines, celles de la morale et du droit, sont contre nature parce qu'elles vont à l’encontre de ce qui apparaît comme la plus évidente des lois naturelles : que le plus fort l’emporte sur le plus faible. Si limitée que fût la démocratie athénienne, elle avait inventé le principe d’isonomie qui est toujours nôtre, soit le principe d’une égalité devant la loi de tous les membres de la cité. Cet égalitarisme politico-juridique avait conduit à des dispositions légales visant à empêcher les individus de devenir des menaces internes pour la cité par l’acquisition d’un pouvoir d’influence excessif, notamment au moyen de leurs richesses. Et c’est contre cet égalitarisme que les Sophistes revendiquaient au nom de la nature un droit du plus fort à dominer sur ses semblables. Nous n’aimons guère en général les Sophistes, mais nous pensons encore comme eux lorsque nous parlons de loi de la jungle ; que nous réduisons le fonctionnement de la nature à ce cliché simpliste ; et que nous déclarons haut et fort, par exemple pour critiquer le « libéralisme sauvage », que nos sociétés ne sauraient fonctionner selon une telle loi.

         Or les Sophistes ne pouvaient critiquer la loi sociale au nom de la nature ainsi conçue, sans reconnaître que, de fait, ce n’est pas la loi du plus fort qui régit les cités humaines. Il leur fallait dès lors expliquer comment il est possible que ces cités se soustraient à ce qui est censé faire loi pour l’ensemble de la nature. La réponse consistait à dire que les lois qui régissent les cités humaines n’ont rien de naturel, mais sont de pures conventions, imposées par les plus faibles, qui sont aussi les plus nombreux, pour ne pas subir la domination des plus forts. Les Sophistes ont été ainsi les premiers conventionnalistes de l’histoire en matière de législation humaine, et ils ont anticipé de loin les positions de Nietzsche, qui dénonce dans la morale et le droit des formes majeures d’hostilité à la nature - positions qui passent bien à tort pour modernes.

         Platon n’eut aucune peine à réduire le point de vue sophistique à la contradiction. Si en effet les plus faibles sont les plus nombreux, ils sont socialement les plus forts, et si la loi civile n’a d’autre fondement que la force du nombre, il faut reconnaître que les normes ainsi imposées, par convention entre les membres de la cité, sont conformes à ce que les Sophistes considèrent comme naturellement juste, au nom de la loi du plus fort. Ce que Platon mettait en évidence, c’est en fait le caractère tout à fait creux et insuffisant du point de vue qui réduit la nature à cette prétendue loi. Cette conception simpliste peut sans doute être illustrée par un rapport de forces élémentaire : la balance penche du côté où le poids est plus lourd. Mais elle ne correspond aucunement à la réalité des rapports naturels plus complexes, et, contrairement aux visées sophistiques, elle ne permet pas plus de critiquer les lois humaines que de les fonder.

         Si donc la nature fait loi, ce n’est sans doute pas au sens que lui donnaient les Sophistes, et il reste à se demander en quel autre sens ce pourrait être le cas.

         Il reste quelque chose du simplisme sophistique dans notre conscience moderne lorsque nous n’arrivons plus à concevoir la loi naturelle autrement qu’en l’identifiant aux lois physiques, telles que nous les enseigne la science du même nom. Comme s’il n’y avait rien d’autre à juger naturel que les seuls mécanismes physico-chimiques !

         Il est vrai que notre biologie s’est parfois voulue, et se veut parfois encore « réductionniste ». Elle n’a pu pourtant ignorer, et elle met aujourd’hui plus que jamais en évidence, que les formes spécifiquement biologiques d’organisation de la matière produisent des propriétés émergentes, irréductibles à celles des éléments qu’elles organisent, irréductibles aussi à une simple addition des propriétés de ces derniers. Ce qui est naturel à un être vivant ne saurait se réduire aux propriétés du carbone et de l’hydrogène qui entrent dans sa constitution, pas plus d’ailleurs que les propriétés naturelles de l’eau ne sont identifiables à celles de l’hydrogène et de l’oxygène dont elle est composée. Ici encore, notre science donne raison à Aristote, et en cela elle est beaucoup moins « matérialiste » qu’on ne le prétend : car la nature des êtres tient beaucoup moins aux éléments qui les composent, qu’à la forme de leur organisation. Et il faut d’ailleurs ajouter que, comme Aristote l’avait pressenti, les propriétés physiques de ces éléments sont elles-mêmes liées à la manière dont s’y trouve structuré ce fond commun à toutes les réalités matérielles qu’il appelait matière première, et que notre physique dénomme énergie.

         Ce qui est naturel à un être doit donc être déterminé en référence à sa forme spécifique, et il est par conséquent absurde de supposer, comme certains Sophistes, que la manière d’être naturelle aux hommes et à leurs sociétés se réduirait à un jeu de forces très simplifié, tel que celui que l’on observe entre les plateaux d’une balance.

         C'est pourquoi Aristote affirmait, contre le conventionnalisme moral des Sophistes, que « l’homme est par nature un animal politique », c'est-à-dire non seulement un être fait pour vivre en société - un animal communautaire -, mais aussi un animal naturellement apte, et, pour autant, naturellement voué, à organiser volontairement sa vie collective par le moyen de règles communes et d’ins­titutions - les lois et les pouvoirs. Or la preuve du caractère naturel de la vie politique n’est évidemment pas qu’elle résulterait d’on ne sait quel déterminisme physico-chimique, ni même d’un simple instinct animal, mais bien plutôt, selon Aristote, qu’elle met en œuvre cette propriété naturelle spécifique de l’homme que les Grecs dénommaient logos, c'est-à-dire tout à la fois la faculté de raisonner, et la parole articulée qui en est l’expression : que l’organisation des collectivités humaines soit l’œuvre du logos humain, voilà ce qui est naturel aux hommes, et on ne saurait lui opposer une conception simpliste de la nature, qui revient à oublier ce qui est propre à l’homme, mais aussi que l’homme fait partie de la nature. Ce qui est naturel à l’homme ne se réduit ni à ce que lui impose sa composition physico-chimique, ni même à ce que lui dictent ses pulsions animales, mais consiste plus proprement à user de sa raison dans la communauté de ses semblables.

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         C’est ici que l’on peut comprendre comment la nature fait loi non seulement d’un point de vue physique, mais encore d’un point de vue moral, c'est-à-dire comment non seulement elle consiste dans une légalité des phénomènes naturels, à laquelle la volonté humaine n’a pas de part, mais aussi comment elle constitue le principe et le fondement de toute législation, soit de ce qui peut avoir valeur de loi pour les volontés humaines.

         Sur ce point aussi, nous pensons encore volontiers comme les Sophistes, et pas mal de courants dans la philosophie moderne nous y incitent. Comme l’écrivait un célèbre théologien allemand, devenu pape depuis, « que la nature ait une rationalité mathématique est pour ainsi dire devenu tangible ; qu’elle annonce aussi une rationalité morale est repoussé comme une rêverie métaphysique ». À la différence d’un Aristote, nous sommes obstinément dualistes, et nous pensons que notre agir moral, c'est-à-dire notre conduite en tant qu’elle dépend de notre volonté, ne relève pas de la nature, mais seulement de notre liberté. Un tel dualisme se rencontre chez Jean-Paul Sartre, selon qui ce que chacun est « en soi », en tant que corps engendré et fonctionnant naturellement, n’importe aucunement à ce qu’il est « pour soi », en tant que conscience libre. D’après ce point de vue, la liberté consiste à décider de soi, à travers ses actions, et en fonction des valeurs au nom desquelles on agit. Or, selon Sartre, il n’y a de valeurs que pour la liberté qui se les donne, en l’absence de toute valeur « objective », censée s’imposer universellement, ainsi que de tout fondement d’une telle objectivité.

         Un tel fondement ne peut évidemment être cherché et trouvé qu’en dehors des décisions de la liberté individuelle, et c’est pourquoi les Grecs l’ont situé dans la nature, tout comme l’Assemblée constituante française de 1789. C’est encore le cas de la Déclaration universelle des Droits de l’Homme de 1948, qui n’hésite pas à affirmer d’emblée que « les hommes naissent et demeurent libres et égaux en dignité et en droits ». La position de Sartre consiste à penser que la liberté humaine est essentiellement le pouvoir de tenir pour rien - Sartre dit : de « néanti­ser » - ce que l’homme est par nature, de telle sorte que chacun décide pour soi de ce que c’est que d’être homme. On ne saurait livrer plus clairement à l’arbi­traire l’humanité de l’homme, et la réduire à n’importe quoi, comme si un individu humain ne tenait pas de sa naissance - plus exactement : de son appartenance par conception à l’espèce humaine - la capacité de décider d’une action quelconque par un choix libre de sa conscience, capacité qui définit la personne humaine, et dont se trouve dépourvu tout individu né dans une autre espèce.

         Il est vrai que la prétention à tenir pour rien la nature est une tentation de la liberté humaine, comme l’atteste aujourd’hui durement la situation planétaire périlleuse qui résulte de l’action volontaire des hommes. Mais cela montre seulement que la liberté peut s’exercer au détriment d’elle-même, lorsqu'elle se rend indifférente à la nature qu’elle présuppose, qui la rend possible, et même qui la fait émerger en son propre sein par voie de génération naturelle. Se prétendre affranchie de la nature, c’est pour la liberté humaine scier la branche sur laquelle elle est assise, et la nature fait loi pour l’homme en ce sens qu’elle lui impose des conditions pour que l’usage qu’il fait de sa liberté ne se retourne pas contre elle, ou, comme aurait dit Kant, pour que sa volonté n’entre pas en contradiction avec elle-même. En d’autres termes, l’homme peut décider de ses actes, parce que sa faculté naturelle de raison le rend capable de décision et d’action libres, mais la liberté humaine ne peut pas décider de ce qui est bon pour l’homme en tant que tel, pas plus qu’il ne suffirait de changer d’opinion pour faire qu’une substance toxique cesse de l’être.

         Qu'est-ce qui, par exemple, peut faire considérer l’éducation comme un droit naturel, relevant d’une loi naturelle ? Cette dernière notion serait ici hors de propos s’il n’y avait de naturelles que les lois physico-chimiques, ou celles du métabolisme biologique : les processus qui en relèvent ne requièrent aucune éducation, pas plus que les comportements instinctifs des animaux autres que l’homme. En revanche, l’éducation fait pour l’homme l’objet d’une loi naturelle, parce que sans elle il est incapable de développer sa capacité spécifique de raison, dont il hérite par naissance. En témoigne suffisamment le contre-exemple des « enfants sauvages » : sans éducation, un petit d’hom­me est incapable d’ac­céder à sa propre humanité. Il se trouve alors dans un état de privation qui constitue un mal objectif pour l’être qui est devenu incapable d’user de sa propriété la plus spécifique, celle qui lui aurait permis d’avoir à la fois une conduite personnelle intelligente, et une relation pleinement humaine avec ses semblables.

         Ainsi, c’est la nature qui impose des conditions pour que la conscience libre de l’individu humain ne reste pas une potentialité native, privée à terme d’effectivité. Et aucune liberté humaine ne décide de ces conditions naturelles qui rendent possible son exercice. Or c’est un fait non moins naturel que ce qui permet à un individu humain d’accéder à cette libre disposition de soi dépend du comportement des autres à son égard. Et c’est bien pourquoi l’éducation a été mise au nombre des droits fondamentaux : car ce droit que le petit d’homme est dit posséder par naissance, comme la condition de son développement humain - non pas de son appartenance à l’espèce humaine, mais de son humanisation -, ce droit signifie pour les humains qui l’accueillent à sa naissance le devoir de lui donner l’éducation que son humanité exige, comme condition de son accomplissement. Il est donc purement et simplement faux de prétendre que l’éducation n’est pas un bien humain objectif, et qu’elle ne serait un bien que pour celui qui déciderait de s’en faire une valeur.

         C'est pourquoi il faut bien admettre qu’il y a une loi morale naturelle, et le fait que, à la différence des lois physiques, elle puisse être transgressée volontairement n’infirme pas son caractère de loi, mais indique au contraire son essence propre qui est d’être une loi pour le bon usage de la volonté des hommes, les uns à l’égard des autres.

         Il faut bien parler ici de lois, car il s’agit d’exigences universelles dont aucun arbitraire individuel ne saurait décider. Sur le plan politique, la prétention à un tel arbitraire, ou son institution, correspondent à ce que l’on a appelé traditionnellement la tyrannie, laquelle s’est trouvée réalisée dans toutes les formes du despotisme, y compris et notamment les modernes régimes totalitaires : la notion de loi naturelle au sens susdit, et celle des Droits de l’Homme, n’ont pas eu de pire ennemi. Selon Aristote, c’est à une telle notion qu’Antigone se réfère, dans la pièce éponyme de Sophocle, lorsqu’elle invoque les « lois non écrites », contre le décret du roi Créon, son oncle, qui interdisait de rendre les honneurs funèbres à son frère. La loi naturelle est le seul recours possible pour juger les lois instituées par les hommes, et éventuellement dénoncer les lois iniques, lesquelles, selon la forte parole de s. Augustin, ne sont pas des lois, mais des contraintes. La notion de loi naturelle est à cet égard, sur le plan politique, le principal rempart intellectuel contre le totalitarisme.

         La loi morale - qu’il ne faut pas confondre avec les usages en vigueur ici ou là - est naturelle en ce sens qu’elle trouve son fondement dans la communauté de nature entre les membres de l’espèce humaine. Le fondement de toute obligation morale est que nul ne saurait décider de l’humanité de l’autre, ou, autrement dit, que l’humanité doit être reconnue comme un fait de nature, et aucunement comme une condition d’existence qu’il reviendrait à l’homme d’insti­tuer. Il est à cet égard contre nature, et moralement indéfendable, de prétendre décider par une loi, explicitement ou implicitement, à partir de quand un être appartenant génétiquement à l’es­pèce humaine devient effectivement une personne respectable. Car ce qui peut être institué ici, ce n’est pas le fondement qui met les hommes naturellement en condition d’obligation réciproque, mais seulement l’expression de ce fondement dans des prescriptions légales particulières, à savoir : les préceptes moraux au niveau le plus général, puis leur traduction juridique dans les codes législatifs, dont la Déclaration des Droits de l’Homme constitue la charte fondamentale.

         La première loi morale naturelle est que le bien est à faire et le mal à éviter. Il y a là un axiome évident, qu’on serait tenté de considérer comme une tautologie creuse, si les notions de bien et de mal étaient des inventions humaines, alors qu’elles expriment une dimension du réel qui précède et dépasse notre espèce, soit un caractère inhérent aux êtres naturels.

         C'est pourquoi, sous une forme plus précise, la première loi naturelle est qu’aucun être ne peut réaliser son propre bien en agissant contre sa nature. Certes, la question ne se pose même pas pour les êtres qui n’exercent qu’une puissance irrationnelle, et dont tout le bien consiste à être comme ils sont sans pouvoir se rendre autres. Mais plus l’on s’élève dans l’échelle des êtres, plus il y a de contingences qui peuvent affecter cette réalisation, soit l’accomplissement par un être des potentialités qu’il possède par nature. Et là où cette contingence n’est pas seulement celle des hasards rendus possibles par l’ordre naturel - les aléas de l’existence -, mais où elle résulte aussi d’actions personnelles volontaires, alors la loi naturelle prend nécessairement la forme d’une prescription éthique. Celle-ci n’est en rien une simple brimade répressive et castratrice, qui serait infligée arbitrairement à la liberté individuelle : son fondement est au contraire la reconnaissance, exigée de tout individu, de l’huma­nité de l’autre, même et surtout si l’autre dont il s’agit n’est pas encore ou plus capable d’exprimer et de revendiquer publiquement son humanité.

         Ainsi il est toujours physiquement possible d’éliminer un humain à un stade quelconque de son existence, par exemple en l’empoisonnant. La mise en œuvre de cette possibilité sera conforme aux lois naturelles qui commandent l’action chimique du poison, et à celles qui font que l’organisme humain ne résiste pas à l’intoxication. Dans la mesure où il s’agit d’une action volontaire, on pourra même dire que celle-ci est la mise en œuvre de cette capacité spécifiquement naturelle à l’homme qu’est la volonté. L’acte n’en est pas moins contre nature pour autant qu’il comporte un déni de l’humanité de sa victime, l’empoi­sonneur réduisant celle-ci au statut d’objet manipulable à son gré, et décidant d’une vie dont il n’est, pas plus que sa victime d’ailleurs, le principe.

         Ce qui est naturel à l’homme en tant que tel, et qui constitue la norme de son bien propre, ce n’est pas seulement d’être soumis à la gravitation et de subsister grâce à un métabolisme biologique, c’est plus encore d’exercer cette différence spécifique qu’est la raison : la loi naturelle se confond pour l’homme avec ce que la raison lui dicte, non pas en faisant abstraction de ce que l’homme est par nature, mais au contraire en le connaissant et en en tenant compte. Or la raison est précisément ce qui à la fois permet à l’homme et exige de lui - intérieurement - de se comporter en fonction de règles universelles, ou au moins communes, et non pas seulement d’après son caprice personnel. En tant que conscience morale, la raison est ce qui permet et demande à chacun de déterminer sa conduite en se plaçant au point de vue de l’autre, et en reconnaissant que ce qu’il peut tenir pour son bien propre vaut tout autant pour l’autre du fait même de leur commune appartenance naturelle à l’espèce humaine. Tel est le principe qui fonde toutes les règles de ce que nous appelons la justice.

         Cela revient à dire que les règles qui assurent la justice des rapports humains supposent la connaissance du bien de l’homme en tant que tel, laquelle trouve son fondement et sa norme dans la nature humaine, caractéristique universelle dont aucune liberté ne décide.

         Nous avons aujourd’hui du mal à admettre cette priorité du bien sur le juste. Le libéralisme moderne, foncièrement individualiste, voudrait au contraire qu’aucune définition du bien humain ne préside à l’organisation des sociétés humaines, et que les règles qui la déterminent relèvent seulement du compromis démocratique, toujours renouvelable. C’est là faire retour au conventionnalisme des Sophistes, mais il est aisé de voir que cette conception revient à réduire la règle du bien et du juste à l’opinion majoritaire, et donc à les fonder sur la seule force du nombre : la soi-disant justice démocratique ne serait alors qu’une autre forme, hypocrite et mensongère, du « droit du plus fort », dont Rousseau n’avait pas de peine à montrer qu’il est le contraire même du droit.

         Pour échapper à cette impasse, il faut admettre avec Aristote qu’en matière de justice politique, il y a lieu de distinguer entre le naturel et le légal, soit entre ce qui est juste par nature, et ce qui le devient par une convention humaine. Par exemple, aucune loi naturelle n’impose de rouler à droite plutôt qu’à gauche sur les voies de circulation, et il revient à un décret humain d’en décider publiquement : une telle décision relève du droit positif. En revanche, nul ne peut revendiquer le droit de circuler librement sans admettre que ce droit vaut aussi pour autrui, et que cela soumet logiquement tout un chacun aux règles qui assurent le partage de l’espace de circulation. Pour autant qu’il s’agit là d’une volonté universelle, attribuable à tout être raisonnable, cette exigence relève du droit naturel, dont les règles ne font qu’exprimer la logique interne de l’action d’un être raisonnable en général.

         Ainsi c’est la raison qui dicte aux hommes les règles de leur agir, soit la juste manière de poursuivre et d’atteindre des fins qui leur sont communes, parce qu’elles tiennent à leur commune nature : c’est par l’injonction de la raison que la nature fait loi pour l’homme. Pour autant, il ne peut y avoir aucune bonne raison de dénier l’humanité à un humain, comme l’ont fait les idéologues nazis, en s’inspi­rant de certains propos de Nietzsche.

         Certes, les lois pratiques de la raison ne s’imposent pas comme les autres lois naturelles, puisque cette même raison donne à l’homme une liberté qui lui permet aussi de transgresser ses lois. Mais c’est précisément pour cela qu’on peut juger celles-ci naturelles, car elles découlent essentiellement de la nature d’un être libre. Cette dernière expression serait une contradiction dans les termes s’il fallait admettre, comme on l’a cru un temps, que la nature est un déterminisme excluant la liberté. Mais, sauf à nier la liberté humaine - comme le font certains, sans toutefois en tirer les conséquences politiques que cette supposition entraîne -, on devrait considérer que la seule présence de l’homme et de ses libres initiatives au sein de la nature atteste que celle-ci n’est pas un déterminisme tel que rien de contingent ne puisse s’y produire. Il est d’ailleurs clair aujourd’hui que l’affir­mation d’un tel déterminisme relève d’un état dépassé de la science.

         Cela permet de comprendre pourquoi Rousseau, l’auteur de ce Contrat social que nous considérons volontiers comme la Bible des démocraties modernes, ou du moins comme la formulation la plus achevée du conventionnalisme politique, pourquoi Rousseau n’en déclarait pas moins qu’« il n’est pas plus permis d’enfreindre les lois naturelles par le contrat social, qu’il n’est permis d’enfreindre les lois positives par les contrats des particuliers, et ce n’est que par ces lois-mêmes qu’existe la liberté qui donne force à l’engagement »1, et il rétorque à D’Alembert, qui le contestait, qu’il faut considérer « la loi naturelle qui dérive de la constitution de l’homme »2 comme une autorité supérieure à celle de l’État et indépendante d’elle.

         De fait, c’est la référence à une telle loi qui a permis aux humanistes modernes de déclarer enfin « injuste en soi et pour soi »3, comme dit Hegel, l’institution de l’esclavage, que la chrétienté avait condamnée, mais jamais officiellement abrogée.

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         Je voudrais considérer pour terminer, et pour ne pas rester dans l’abstraction, deux cas plus actuels pour nous que la question de l’esclavage, qui illustrent la portée de la notion de loi naturelle, et les difficultés qu’elle présente non pas quant à sa conception, en tant que prescription de la raison fondée en nature, mais quant à son application à des situations problématiques.

         Le premier est celui de l’assistance médicale à la procréation, pratique assurément ancestrale, mais qui a pris des formes inédites dans les dernières décennies.

         Ce qui est en cause ici n’est pas seulement ni d’abord le risque déjà évident de dérive eugéniste, bien que ce dernier puisse apparaître comme une conséquence assez logique, non pas tant de ce qui a motivé le recours à la Procréation Médicalement Assistée, que de la manière nouvelle dont celle-ci y a répondu.

         Elle est en effet une réponse à ce qu’on peut bien considérer comme un échec de la nature : la stérilité, empêchement accidentel de la fonction générative, le caractère naturel de cette dernière étant attesté par le fait qu'elle se présente, aurait dit Aristote, sinon « toujours », du moins « le plus souvent ». La physique aristotélicienne était consciente de ce que de tels échecs sont toujours possibles, parce que des causes indépendantes peuvent venir faire obstacle au développement normal d’un organisme, et le priver de certaines capacités spécifiques essentielles. Si l’on prétend trouver dans la nature le fondement des prescriptions éthiques, on ne saurait s’abstenir de voir dans la stérilité un mal à combattre, au même titre que toute autre déficience pathogène.

         La réponse à cette légitime exigence par la fécondation in vitro ne peut aller toutefois sans une artificialisation du processus générateur. L’enfant conçu ne l’est plus dans le corps de sa mère, moyennant la semence qu’y aura déposée son père. Un ou plusieurs tiers, ainsi qu’un appareillage, s’interposent entre les deux, et c’est par leur intervention, non par l’union amoureuse de la mère et du père – dans le meilleur des cas –, que l’enfant vient prendre place dans la matrice qui assurera son premier développement.

         Cette assistance médicale ne consiste plus seulement à aider la nature, selon l’antique définition de l’art en général, et de la médecine en particulier, mais à substituer une forme de production de l’homme à sa procréation. Indépendamment du problème éthique incontournable que pose l’inévitable réduction des embryons surnuméraires – acte  homicide –, on ne mesure pas les implications multiples, psychologiques autant que physiologiques – bref : anthropologiques –, d’une telle pratique, implications aussi certaines et aussi peu mesurables pour l’instant que celles d’un recours à long terme aux moyens chimiques de contraception4.

         Quoi qu’il en soit de ces conséquences, c’est en tout cas le sens même de l’acte générateur, donc de la filiation humaine, premier rapport interhumain fondateur de tous les autres, qui se trouve altéré en profondeur. L’enfant qui ne peut être engendré naturellement est produit artificiellement pour répondre à ce qu’il est convenu d’appeler un « projet parental ». Or, dans la mesure où ce qui est en jeu ici, c’est l’existence d’une nouvelle personne humaine, la réponse à cet échec de la nature qu’est la stérilité ne paraît pas pouvoir être du même type, ni relever des mêmes principes, que la position d’une prothèse, ou d’un appareil, pour remédier à une insuffisance organique. Dans le cas de la procréation in vitro, le refus opposé à l’échec de la nature conduit à refuser les conditions naturelles de la génération humaine, et postule implicitement un droit de « produire l’homme »5, qui ouvre la porte à toutes les manipulations procréatives ou expérimentales qui se développent aujourd’hui.

         Le deuxième cas est celui de l’anomalie génétique, désormais décelable par le diagnostic prénatal.

         Ici encore on peut parler d’échec partiel de la nature. Aristote a le premier caractérisé le monstre comme une erreur de la nature et, plus précisément comme une « erreur de la finalité »6. Son génie anticipait de très loin notre génétique puisqu’il conjecturait que l’erreur en question pourrait provenir d’une corruption de la semence sous l’effet d’une cause extérieure. Nous savons qu’un tel phénomène peut résulter aussi, par exemple, de l’interférence d’un rayonnement nucléaire avec un processus de gestation. Aristote voyait dans le monstre un véritable cas de hasard biologique, et c’est pourquoi il jugeait absurde, à la différence de certains biologistes contemporains, de mettre le hasard au principe de l’ordre biologique lui-même. Et il y voyait un échec de la finalité, pour autant que la monstruosité est l’empêchement partiel d’une orthogenèse, soit d’un développement normal dont le sens évident est la promotion du vivant adulte avec toutes les propriétés de son espèce.

         Une pression s’exerce aujourd’hui en faveur de l’élimination prénatale des handicapés, mesure qui fut au programme d’un parti du siècle dernier dont pourtant l’idéologie nous fait horreur. Aristote lui-même la préconisait, car son humanisme n’était pas encore aussi universaliste que le nôtre, héritier du sien, mais aussi du christianisme.

         Il est vrai par ailleurs que l’accueil d’un enfant handicapé est une épreuve telle que nul ne peut sans doute se sentir en droit de juger ceux qui s’y refusent. Et pourtant il est trop évident que ce qui est ici mis en cause, c’est ce que Jean-Claude Guillebaud appelle « le principe d’humanité »7, en entendant par ce terme non pas avant tout une bienveillance compassionnelle, mais bien plutôt la reconnaissance de l’humanité en tant que telle comme n’étant à la disposition d’aucun homme. Le caractère d’indisponibilité est ce qui dans notre droit sert à distinguer les personnes respectables des choses utilisables. L’élimination violente de la personne handicapée consiste à la traiter comme une chose, alors qu’elle est, comme n’importe quel autre être humain, le fruit d’une génération humaine, même si celle-ci s’est trouvée accidentellement et malheureusement entravée, privée par suite de sa pleine normalité.

         Il est clair que la loi naturelle ne peut être qu’un motif de refus à l’égard de telles pratiques. Pas plus qu’aucun humain ne peut en droit décider de l’hu­manité d’un autre, nul ne peut non plus décider que la vie de tel autre, comme on dit, ne vaut pas la peine d’être vécue : s’ils avaient fait l’objet des pratiques actuelles, ni Ludwig van Beethoven, ni le pianiste Michel Petrucciani, ni le physicien Stephen Hawking, ni le baryton Thomas Quasthoff, tous aussi géniaux, n’auraient vu le jour. Or cela veut dire aussi qu’à prendre au sérieux la loi naturelle comme principe de toute justice humaine authentique, on s’em­ploie, d’un côté, à chercher les remèdes aux handicaps, dont il n’est pas exclu qu’on les trouve, et, d’un autre côté, à instituer les conditions qui rendent possible l’ac­cueil du handicapé, non seulement dans les magasins et les lieux publics, mais à la vie elle-même. C’est toute la société qui est concernée, et qui donne à mesurer là le degré de solidarité dont elle est capable, soit le prix matériel et moral qu’elle est prête à payer pour reconnaître la dignité des humains frappés de déficience.

 

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         Pour conclure, je dirai qu’admettre la notion de loi naturelle, c’est en fait reconnaître que la nature et plus particulièrement la vie ont un sens, et qu’il importe avant tout de sauvegarder celui-ci pour que la vie des hommes ne devienne pas tout simplement inhumaine.

                                                                            Michel Nodé-Langlois

                                     

1 Sixième des Lettres écrites de la Montagne, Pléiade, p.807.

2 Lettre à D’Alembert du 15 octobre 1758.

3 Hegel, La raison dans l’histoire.

4 Voir Cornélius Castoriadis, Domaines de l’homme, 2ème partie, Réflexions sur le « développement » et la « rationalité », § 5, La technique moderne comme véhicule de l’illusion de toute-puissance (Seuil 1986, pp.148 ss).

5 Catherine Labrusse-Riou et Jean-Louis Baudouin, Produire l’homme : de quel droit ? Étude éthique et juridique des procréations artificielles, PUF 1987.

6 Aristote, Physique, livre II, ch.8, 199b 4.

7 Jean-Claude Guillebaud, Le principe d’humanité, Points Seuil 2001.