Rien

     Le terme rien fait partie de notre lexique le plus ordinaire, et nous pensons le comprendre fort bien quand nous l’entendons, parce que nous ne nous y arrêtons pas. Il semble pourtant contrarier les conditions générales de la signification, car il paraît tautologique d’admettre que rien ne signifie… rien. Pourtant, la tautologie consisterait ici à dire : rien signifie rien, et cette formule est aussi insignifiante que toutes les propositions « identiques » – telle : un chat est un chat – dont Leibniz dit qu’elles « ne font que répéter la même chose, sans nous rien apprendre »1 : elles ne font rien savoir, ne donnant même pas à entendre le sens de leur sujet, si celui-ci n’est pas déjà connu. En revanche, rien ne signifie rien apparaît immédiatement comme une proposition fausse, parce qu’elle présuppose précisément que son sujet signifie quelque chose, et si elle n’est pas tautologique comme la précédente, c’est qu’elle l’assortit de l’adverbe négatif, et du coup offre un sens qui permet de juger de sa vérité. Le paradoxe est alors que le terme rien paraît ne pouvoir signifier qu’à la condition de ne pas être pris isolément. C’est ce que confirme son étymologie, car il provient d’une altération de l’accusatif latin rem, qui signifie la chose, soit tout juste l’opposé du rien : la dérivation vient précisément de ce que cet accusatif servait à former l’expression ne rem, soit : pas (même) une chose – en anglais : no thing. Le terme rien se caractériserait donc moins par son insignifiance que par son impuissance à signifier sans impliquer dans sa signification son contraire, de telle sorte que la présence de la chose soit toujours impliquée dans ce qui prétend exprimer son annulation totale. Or, que l’on ne puisse penser rien sans penser à la chose, sinon à telle chose, pourrait bien signifier que l’on ne peut penser le rien en tant que tel. C’est en un sens ce qu’affirmait Parménide en disant qu’il n’y a de pensée que de l’être, parce qu’ « être et pensée sont un et le même » : il est tautologique de dire que « l’être est », et que « le non-être n’est pas »2, ou qu’il n’y a pas rien, et que rien ne saurait donc constituer un véritable objet de pensée. Pourtant, si la négation appartient à la pensée, et permet de déclarer que le rien n’est pas pensable, comment la négation de l’être pourrait-elle être exclue de la pensée ? Et comment l’être comme tel pourrait-il être pensé, et même être le principe de toute pensée – comme Parménide est le premier à l’affirmer avec toute la force possible –, sans que sa négation, c’est-à-dire le rien en tant que tel, le soit ?

 

 

I. « Être quelque chose ou rien »

 

A. Approche sémantique

     Kant3 souligne que le concept de rien s’impose logiquement puisqu’il correspond au signifié d’une proposition universelle négative, telle : aucun triangle n’est chevelu. À ce signifié, il faut reconnaître le statut d’un « être de raison (ens rationis) », soit de quelque chose qui n’a d’autre existence que celle d’une représentation dans la pensée : un triangle chevelu n’est rien, mais la pensée qui le sait est quelque chose, et elle sait que cela n’est rien en dehors d’elle, n’existant qu’en elle sous la forme de deux termes dont la composition ne peut être que fausse. On comprend que Kant rapproche de l’être de raison l’ens imaginarium, par quoi il faut entendre soit la fiction en général, soit ce que la pensée se représente séparément des réalités physiques alors qu’elle n’en a aucune intuition séparée, tels le temps et l’espace considérés – comme en géométrie pour le second – abstraction faite de leur inhérence aux existants sensibles. Commentant Aristote, Thomas d’Aquin écrivait : abstrahentium non est mendacium, parce que les mathématiciens ne prêtent aucune existence réelle aux formes non réellement séparables qu’ils considèrent séparément. On en dira autant des privations, qui, telle la cécité, ne sont autres que la « négation dans un sujet » d’un attribut qu’il devrait posséder : dire d’un animal qu’il est aveugle n’est pas exprimer la présence en lui d’une qualité positive, mais bien plutôt l’absence d’une certaine qualité. Bien qu’elle soit signifiée aussi positivement que les autres prédicats, la cécité n’est qu’une réduction à rien de la vision. Kant néanmoins suggère qu’il y a encore trop de réalité dans l’imaginaire, ou dans le sujet de la privation, pour qu’on puisse les considérer comme de purs riens, soit ce qu’il appelle nihil negativum – en allemand : nichtiges Nichts –, et qu’il illustre par l’exemple d’une « figure rectiligne à deux côtés ». Un triangle chevelu est une simple incongruité que la fiction peut bien s’autoriser, mêlant des notions hétérogènes, tandis que l’exemple de Kant est, d’un point de vue géométrique, une contradictio in adjecto. Or la contradiction, d’après le principe du même nom, est l’indice de l’impossible, soit de ce qui ne peut pas être. C’est pourquoi Kant parle à ce propos d’un « objet vide sans concept », car il n’y a rien ici de concevable ni d’imaginable, c’est-à-dire de représentable.

 

B. La négation de l’être

     Rien doit donc avant tout désigner ce qui implique contradiction. Parménide semble avoir été le premier à poser en principe l’identité de la pensée vraie à l’être en posant qu’il fallait voir le premier principe de toute vérité dans l’affirmation que l’être est – celle que Heidegger appelle « la merveille des merveilles » –, parce que l’attribution à l’être d’autre chose que lui-même reviendrait à lui attribuer un non-être, et à tomber aussitôt dans la contradiction qui condamne une telle pensée à s’anéantir elle-même, révélant du même coup sa propre fausseté. En posant comme un principe corrélatif que le non-être n’est pas, Parménide semblait cohérent avec lui-même. Gorgias pourtant n’eut pas de peine à montrer que cette proposition revient à énoncer du non-être la même identité à soi qui est censée caractériser l’être, et que par conséquent le non-être n’est pas moins que l’être tel que Parménide le pose, en niant au nom de son identité autant la multitude apparente des êtres que leur devenir. Si l’être est signifie que l’être est l’être, alors, puisque le non-être est non-être, il faut dire que le non-être est. Gorgias inaugurait ainsi le nihilisme philosophique, puisqu’il tirait logiquement de l’ontologie parménidienne que l’être, tel que Parménide le pense, se réduit à… rien. « Rien n’est »4 – ce qui ne veut pas dire qu’il n’y a rien, ou qu’il n’existe aucune chose, mais que l’absolutisation de l’être conduit paradoxalement à l’annulation de sa signification, et par suite à l’absolutisation équivalente du non-être. Et ici, le rien a l’avantage, car s’il est fâcheux pour l’être de se trouver réduit à rien, il n’en va évidemment pas de même du non-être. La première position de ce qui est comme principe de la vérité se trouvait ainsi anéantie, sur le mode non pas d’une récusation externe et dogmatique, mais plutôt d’une réfutation interne – dialectique.

 

C. La négation de l’existant

     Cette difficulté a conduit Platon à commettre son parricide philosophique, c’est-à-dire à récuser ce qui dans la pensée de Parménide produit la contradiction qu’il prétendait écarter. On n’y échappe qu’en récusant l’opposition simple, voire simpliste, de l’être et du non-être, laquelle ne s’impose que si l’on envisage le second comme un « contraire absolu »5 du premier, soit au sens de ce que nous appelons le néant. Il faut en revanche reconnaître qu’il y a un certain non-être qui est inhérent à l’être, et qui lui est même essentiel, à savoir la relation négative par laquelle tel être n’est pas un autre : le parricide platonicien consiste à reconnaître, contre Parménide, que l’altérité est une dimension constitutive de l’être, parce que ce qui évite à ce terme de rester vide, c’est la possibilité d’identifier et de définir des essences, qui ne sont elles-mêmes, dans la réalité comme dans la pensée, qu’en différant les unes des autres, et en conférant aux êtres tout à la fois leur diversité et leur intelligibilité. Si être, c’est, pour une chose quelconque, ne pas être ce dont elle diffère, il faut renoncer à penser l’être comme exclusif de tout non-être. Mais il faut alors dire aussi qu’un tel non-être n’est pas rien, puisqu’il appartient réellement à l’être : il est ce par quoi l’autre est tout autant que le même, faisant place, au sein de la pensée de l’être, à la multiplicité des êtres ainsi qu’à leur changement. L’être cesse alors d’être pensé sous l’égide de la seule identité, parce que celle-ci se renverse d’elle-même en contradiction. Or Aristote n’a pas de peine à montrer que ce renversement, si justifié qu’il soit par les positions de Parménide, n’en est pas moins un sophisme, qui consiste à dire que « le non-être est » puisqu’il est non-être, alors que « être tout court (haplôs) » ne signifie pas la même chose que être ceci ou cela6. La réfutation sophistique de l’ontologie parménidienne apparaît comme la preuve dialectique qu’il faut distinguer de tous les sens relatifs de l’être – inclusifs de ce non-être qu’est l’altérité – un sens absolu qui correspond à ce que nous appelons l’existence : si c’est comme existant, et non comme identique, que l’être est posé en principe, alors le sophisme de Gorgias ne s’impose plus. Ce qui est est signifie que ce qui est ne dépend pas de l’opinion qu’on en a – thèse de Platon –, et le principe corrélatif devient : il n’y a pas rien, c’est-à-dire qu’il existe quelque chose.

 

 

II. Le néant impensable ?

 

A. Pourquoi pas rien ?

     Ici le problème rebondit, car les avancées de Platon et d’Aristote pour sortir des impasses de l’éléatisme consistent bien à montrer que le non-être inhérent à l’être n’est pas rien, et que par conséquent ce dernier terme ne pourrait signifier que ce « contraire absolu de l’être » dont la philosophie, selon Platon, n’a plus à se préoccuper. Si d’autre part on tient compte de ce qu’Aristote a inauguré le dépassement d’une ontologie purement essentialiste dans une ontologie qui distingue et articule, comme les deux aspects majeurs de l’être, l’essence et l’existence, on en déduira que la question de savoir ce que rien peut signifier revient à l’envisager comme signifiant la négation de l’existence en général, et non pas n’importe quelle sorte de négativité. En un sens le « rien n’est » nihiliste de Gorgias est inoffensif, dès lors qu’il se présente comme indissociable de l’ontologie identitaire de Parménide. Mais il est plus redoutable d’examiner précisément ce que cette formule ne signifie pas, à savoir que rien n’existe. Cette proposition paraît manifestement fausse – au point que les Sceptiques eux-mêmes se sont gardés de l’énoncer, en affirmant qu’ils ne songeaient aucunement à nier les phénomènes, et qu’ils admettaient au contraire l’existence de ceux-ci, tout en doutant qu’ils permettent de se prononcer sur un être ou une essence des choses indépendants de leur apparaître. On peut même se demander s’il est nécessaire de recourir à la mise en scène cartésienne du doute méthodique pour s’assurer qu’il y a quelque chose plutôt que rien : c’est sans doute une question oiseuse que de vouloir se demander s’il existe quelque chose, puisque même le Sceptique n’aura aucune peine à admettre qu’il y a toujours au moins celui qui se pose la question. C’est pourquoi la vraie question est celle qui donne son vrai sens à l’émerveillement parménidien, à savoir celle qui exprime l’étonnement devant l’existence même des choses : elle ne consiste pas à demander si vraiment il existe quelque chose, mais comment il se fait qu’il en existe, soit, comme dit Leibniz, « pourquoi il y a plutôt quelque chose que rien »7. Or Leibniz souligne lucidement qu’un tel questionnement implique une certaine préséance – dans l’interrogation – du rien sur l’être, car « le rien est plus simple et plus facile que quelque chose »8 : cette dernière notion implique en effet les traits distinctifs qui caractérisent l’ali-quid. L’étonnement philosophique, source de toute connaissance, revient alors à interroger sur l’existant en l’envisageant dans la perspective de sa négation, et comme celle-ci ne peut être envisagée comme une vérité, elle doit l’être à titre de possibilité, et la question de la signification de rien revient donc à se demander si la proposition rien n’existe est non seulement fausse, mais impossible.

 

B. Critique bergsonienne de l’idée de néant

     Bergson a contesté que le terme néant, en tant qu’il veut désigner l’inexistence de quoi que ce soit, puisse être associé à une représentation effective, et il en a tiré une contestation de toutes les démarches métaphysiques qui en comportaient la présupposition : « l’idée du néant absolu, entendu au sens d’une abolition de tout, est une idée destructive d’elle-même, une pseudo-idée, un simple mot »9. Pour justifier cette thèse, Bergson n’a pas trop de peine, d’abord, à montrer que ce qu’on appelle le néant n’est rien qui soit imaginable. Sur le plan de l’imagination, le terme paraît désigner le passage à la limite de l’opération de pensée par laquelle nous nous efforçons de la vider progressivement de tout contenu : « L’image proprement dite d’une suppression de tout n’est (…) jamais formée par la pensée », parce que la suppression d’une image consiste toujours dans son remplacement par une autre. Il ne s’agit pas en effet d’abolir la représentation – de cesser de penser –, mais de se représenter l’abolition. Or, cesser de penser à une chose, c’est toujours penser à une autre, fût-ce à la place que la première laisse dans la pensée : « quand je dis que l’objet, une fois aboli, laisse sa place inoccupée, (…) il s’agit par hypothèse d’une place, c’est-à-dire d’un vide limité par des contours précis, c’est-à-dire d’une espèce de chose »10. Dès lors, « qu’il s’agisse d’un vide de matière ou d’un vide de conscience, la représentation du vide est toujours une représentation pleine, qui se résout à l’analyse en deux éléments positifs : l’idée, distincte ou confuse, d’une substitution, et le sentiment, éprouvé ou imaginé, d’un désir ou d’un regret »11. Par conséquent, « si supprimer une chose consiste à la remplacer par une autre, si penser l’absence d’une chose n’est possible que par la représentation plus ou moins explicite de la présence de quelque autre chose, enfin si abolition signifie d’abord substitution, l’idée d’une ‘‘abolition de tout’’ est aussi absurde que celle d’un cercle carré. (…) La suppression de tout absolument implique une véritable contradiction dans les termes, puisque cette opération consisterait à détruire la condition même qui lui permet de s’effectuer »12. Reste alors à envisager que l’inimaginable soit pourtant concevable. Bergson le  nie en arguant du caractère toujours second de la négation : « nier consiste toujours à écarter une affirmation possible »13. Il en résulte, contre Leibniz, qu’« il y a plus et non pas moins, dans l’idée d’un objet conçu comme ‘‘n’existant pas’’ que dans l’idée du même objet conçu comme ‘‘existant’’, car l’idée de l’objet ‘‘n’existant pas’’ est nécessairement l’idée de l’objet ‘‘existant’’, avec, en plus, la représentation d’une exclusion de cet objet par la réalité actuelle prise en bloc »14. Bergson en infère un geste philosophique exactement symétrique du nihilisme de Gorgias : « si nous analysons cette idée de Rien, nous trouvons qu’elle est, au fond, l’idée de Tout, avec, en plus, un mouvement de l’esprit qui saute indéfiniment d’une chose à une autre (…). Comment opposer alors l’idée de Rien à celle de Tout ? Ne voit-on pas que c’est opposer du plein à du plein, et que la question de savoir ‘‘pourquoi quelque chose existe’’ est par conséquent une question dépourvue de sens, un pseudo-problème soulevé autour d’une pseudo-idée »15.

 

C. Limites de la critique bergsonienne

     Il semble que Bergson passe à côté de la seule question qu’il y ait lieu de poser si l’on ne confond pas les actes d’imaginer et de concevoir, à savoir s’il est ou non contradictoire, non pas de chercher à se représenter le néant sous les formes effectivement contradictoires qu’il expose, mais simplement d’énoncer que rien n’existe. Car la question n’est pas de savoir si cette proposition est vraie ou fausse, mais de savoir si c’est parce qu’elle est contradictoire qu’elle est fausse. Car il est de nombreuses propositions fausses qui ne sont pourtant pas contradictoires, à savoir celles qui expriment des faits contingents dont l’opposé est possible. Par exemple, il est contradictoire et impossible que je sois à la fois debout et assis, mais il n’y a rien de contradictoire dans la proposition « je suis assis », et ce n’est pas l’impossibilité de cette proposition qui ferait qu’il soit vrai que je suis debout : les deux positions sont également possibles pour le sujet que je suis, et c’est pourquoi il est contingent que je sois dans l’une ou dans l’autre. Or la proposition rien n’existe apparaît nécessairement fausse dès lors que l’on sait qu’il existe quelque chose, ne serait-ce que celui qui l’énonce. Mais il apparaît en même temps impossible que cette proposition comporte la moindre contradiction. Car le principe de contradiction énonce qu’il est impossible que le même sujet ait à la fois des prédicats dont l’un est la négation de l’autre : la notion de contradiction suppose donc l’existence d’un sujet ; elle est adossée à l’être, et l’on peut en inférer que la suppression de tout sujet implique d’elle-même la suppression de toute possibilité de contradiction. C’est ce qu’explique Kant lorsque, critiquant la preuve ontologique de l’existence de Dieu, il fait valoir qu’il n’y a jamais de contradiction à nier l’existence d’un sujet, quel qu’il soit, parce que le prédicat de l’existence ne fait que poser un sujet avec tous ses prédicats, et que la suppression dudit sujet supprime aussi la possibilité qu’il y ait de la contradiction entre ses prédicats, voire entre son essence et tel de ses prédicats. Bergson est donc fondé à dire que la question de savoir pourquoi il existe quelque chose suppose que soit reconnue la possibilité qu’il n’y ait rien. Mais si l’on admet comme lui16 que la contradiction est la marque de l’impossible et la non-contradiction celle du possible, on doit reconnaître qu’il n’y a en soi aucune impossibilité, logiquement parlant, à ce que rien n’existe.

 

 

III. Le rien et l’absolu

 

A. Pourrait-il ne rien y avoir ?

     C’est sur cette possibilité que se fonde la troisième des « voies »17 thomistes pour démontrer l’existence de Dieu. Son point de départ est l’existence d’êtres contingents, soit d’êtres qui peuvent être ou ne pas être. Cette contingence est attestée par le fait que certaines substances, sujets d’être, viennent à être et cessent d’être, sont et ne sont pas tour à tour : l’univers physique se présente comme constitué intégralement de telles substances. Il existe donc des êtres dont l’existence est seulement possible, et qui ne viennent à être que pour autant que certaines causes les produisent. La question qui se pose alors est de savoir s’il est possible qu’il n’existe que des êtres simplement possibles, ou contingents. Pour y répondre, Thomas examine l’hypothèse qu’il n’existe que du contingent. Le raisonnement – dialectique – qu’il tire de cette supposition est elliptique, parce qu’il n’explicite pas le dilemme qui lui est sous-jacent. Si en effet le monde est supposé avoir commencé – ce que selon Thomas on ne peut savoir –, il faut admettre, comme Edgar Morin le reconnaîtra à son tour, que son existence requiert une cause qui le précède dans l’être, sinon dans le temps. Car, selon l’axiome emprunté par Lucrèce à Aristote, ex nihilo nihil fit, et seul un existant peut causer une existence : le rien exclut la causalité autant qu’il exclut la contradiction. Aussi bien Thomas ne se place-t-il pas dans cette perspective, mais dans celle de l’hypothèse opposée, celle d’un monde dont le temps n’a jamais eu de commencement, soit d’un monde temporellement infini en amont du moment présent. Le raisonnement consiste alors à prendre au sérieux la supposition qu’il n’existe que des êtres possibles et contingents. Le contingent se définissant comme ce dont l’inexistence est possible, la supposition qu’il n’y ait que du contingent implique de soi la possibilité de l’inexistence de toute chose, soit la possibilité que rien ne soit. Or dans un temps supposé infini, toutes les possibilités ont toujours eu tout le temps de se réaliser : c’est seulement dans un temps limité que le contraire est vrai. S’il est possible que rien ne soit, cette possibilité a dû en toute logique être le cas dans un temps supposé infini. Mais alors, objecte saint Thomas, il n’y aurait rien encore, toujours pour cette raison que ex nihilo nihil fit. Or cette proposition est fausse. Il est donc impossible qu’il n’y ait que du possible. Autrement dit : s’il existe du contingent, il y a aussi du nécessaire, et si le conditionnellement nécessaire n’existe qu’en vertu de ses causes, il doit exister aussi de l’inconditionnellement nécessaire, qui n’a pas besoin d’être causé pour exister, mais existe absolument.

 

B. L’existence comme donnée de fait

     L’argument thomasien conclut bien à l’existence d’un être absolument nécessaire, mais nullement à l’affirmation que la nécessité serait un caractère de l’être en tant que tel. Ce serait le cas si l’affirmation que rien n’existe était intrinsèquement contradictoire, et si le néant était en ce sens impensable : cela reviendrait à dire en effet que la négation de l’être est impossible, et cela vaudrait pour l’être comme tel, et donc pour tout être en général. Autrement dit : il n’y aurait que du nécessaire, comme le professe le spinozisme, forme aboutie du rationalisme auquel s’en prend Bergson. Le nerf de la preuve thomasienne n’est pas l’impossibilité du néant, mais l’impossibilité que le néant soit cause, et cette dernière impossibilité n’a ici valeur d’argument que par rapport au fait de l’existence du contingent, et à sa tout aussi contingente affirmation. À la question tout à fait sensée : comment se fait-il qu’il y ait quelque chose plutôt que rien ?, la réponse ne peut être trouvée que dans l’existence d’un être qui, plus radicalement que la rose d’Angélus Silésius, est « sans pourquoi »18, et sans lequel, pour autant, il ne pourrait y avoir rien d’autre. Que le néant ne puisse pas être a l’évidence d’une tautologie. Il n’y a pourtant là aucune preuve logique qu’il doit y avoir quelque chose, pas plus que la notion d’un être absolument nécessaire n’implique qu’un tel être existe, comme Kant le fait valoir longtemps après Thomas d’Aquin. L’existence en général ne se laisse déduire de rien, et surtout pas celle de l’absolument nécessaire, qui ne peut être inférée que de l’existence donnée de ce qui n’est pas lui. Certes, s’il existe un être absolument nécessaire, cela revient à dire qu’au fond, il est impossible que rien ne soit, puisque cet être ne peut absolument pas ne pas être. Et si cette existence nous était d’emblée évidente, l’impossibilité du néant nous le serait aussi, mais la nécessité qui s’imposerait à nous serait celle de cet être et d’aucun autre. Quant à ces autres êtres dont l’existence demande à être expliquée, et l’est dès lors que nous en identifions les causes, il est faux mais aucunement impossible de supposer qu’aucun n’existe, puisqu’aucun d’eux n’est un être absolument nécessaire, et que c’est précisément pour cela qu’ils requièrent l’existence de ce dernier.

 

C. « Todo y nada »

     L’inférence métaphysique de l’absolument nécessaire à partir de l’existence donnée et de l’inexistence possible du contingent n’était pas sans conséquence quant à la caractérisation conceptuelle du premier. Car il appert qu’il n’y a pas plus de connaissance positive de celui-ci à l’arrivée qu’ au départ : l’absence d’évidence de son essence autant que de son existence conduit à admettre que la démarche qui remonte jusqu’à lui ne le fait connaître que négativement et par analogie, c’est-à-dire, selon une formule que Thomas d’Aquin emprunte à Plotin, fait connaître moins ce qu’il est que ce qu’il n’est pas – en tant que l’absolument nécessaire est exempt de toute contingence, y compris celle que comporte une nécessité conditionnelle –, et ne le fait connaître qu’à travers le rapport de dépendance des autres choses à lui. Telle est l’apophase inévitable en toute métaphysique a posteriori, issue de l’émerveillement devant l’étant donné. Plotin en avait exhibé lucidement la conséquence que rien est le vrai nom de l’absolu, non pas au sens où il n’existerait pas – car il n’est pas possible de reconnaître l’être comme tel sans mettre un absolu à son fondement –, mais au sens où l’on peut seulement dire de lui qu’il n’est rien d’autre, et qu’il est autrement que tout le reste, soit, comme dit Thomas d’Aquin, qu’il est « distinct de tout »19, et que c’est la seule manière de vraiment le connaître intellectuellement. Il est remarquable que les formules paradoxales de Plotin à propos du premier principe se retrouvent jusque dans le discours mystique d’un Jean de la Croix : de l’absolu il faut dire qu’il est à la fois tout et rien – tout parce que ce qui n’est pas lui ne saurait rien être qu’il ne soit d’abord, et rien parce que sa manière de l’être est irréductible et n’est comparable à aucune autre. C’est pourquoi Plotin préférait le dénommer « l’un », plutôt que l’être, parce que ce dernier terme connotait trop à ses yeux l’idée d’une essence définissable, inapplicable au principe absolu de ce qui est.

 

Conclusion

     On comprend que Plotin ait trouvé deux significations aussi nécessaires qu’opposées du terme rien. N’être pas quelque chose peut en effet s’entendre comme négation de tout ce par quoi les choses sont des choses, soient les formes qui leur donnent d’être les choses qu’elles sont, d’être ceci ou cela, d’avoir une identité propre. De ce point de vue, auquel en étaient restés Gorgias autant que Parménide, et Platon lui-même à certains égards, rien signifie la négation de toute forme, et désigne donc la matière, qui, conçue au moyen d’une telle abstraction, s’avère incapable de subsister ni de rien produire par elle-même. Or, de ce rien par défaut il faut distinguer le rien par excès qu’implique l’existence transcendante du premier principe, qui fait qu’il n’est pas quelque chose, et pour autant n’en est pas moins, mais plus, et autrement, que tout ce qui dépend de lui.

 

 

1 Leibniz, Nouveaux essais, livre IV, ch. 2, § 1.

2 Parménide, Poème.

3 Voir : Kant, Critique de la Raison pure, Analytique transcendantale, fin.

4 Gorgias, Du non-être ou de la nature.

5 Platon, Sophiste, 258e.

6 Aristote, Réfutations sophistiques, 5.

7 Leibniz, Traité de la nature et de la grâce, § 7.

8 Ibid.

9 Bergson, L’évolution créatrice, ch. IV, p. 307.

10 Ibid., p.305.

11 Ibid., p.306.

12 Ibid., p.307.

13 Ibid., p.311.

14 Ibid., p.310.

15 Ibid., p.320.

16 « Quand j’ai défini le cercle, je me représente sans peine un cercle noir ou un cercle blanc, un cercle en carton, en fer ou en cuivre, un cercle transparent ou un cercle opaque, – mais non pas un cercle carré, parce que la loi de génération du cercle exclut la possibilité de limiter cette figure avec des lignes droites » (Ibid., p.304).

17 Thomas d’Aquin, Somme de théologie, 1ère partie, q.2, a.3.

18 Cité par Heidegger, Le principe de raison, 5.

19 Thomas d’Aquin, Somme contre les gentils, 1ère partie, ch.14, 3.