Pourquoi quelque chose ?

Pourquoi y a-t-il quelque chose plutôt que rien ?

 

     Depuis les Principes de la nature et de la grâce de Leibniz, où elle est formulée pour la première fois, cette question est tenue, notamment par Heidegger, pour la question fondamentale de la métaphysique, du moins de la métaphysique rationaliste dont Leibniz et Spinoza sont les véritables fondateurs. Elle pourrait néanmoins passer pour une forme non seulement audacieuse, mais outrecuidante du questionnement humain. Si en effet il est possible à un homme d’expliquer pourquoi un produit de son art existe, soit le pourquoi de sa présence plutôt que de son absence, puisqu’il en est le principe, il paraît du même coup impossible qu’il puisse expliquer non seulement cette existence, mais n’importe laquelle, celle de n’importe quelle chose, soit l’existence en général, dont il n’est assurément pas le principe. Faut-il donc juger qu’il s’agit là d’une question que l’homme ne peut pas ne pas poser bien qu’il lui soit impossible d’y répondre, ou au contraire une question qu’il n’y aurait pas lieu de poser du tout ?

 

 

I. La métaphysique rationaliste

 

A. Sens et légitimité de la question

     Leibniz y voit une conséquence immédiate du « grand principe, peu employé communément, qui porte que rien ne se fait sans raison suffisante », soit sans « une raison qui suffise pour déterminer pourquoi il en est ainsi et non pas autrement »1. Ce principe, comme le penseront encore Kant et Schopenhauer, est pour Leibniz ce qui commande et rend possible toute explication scientifique d’une réalité quelconque, soit l’explicitation intelligible des rapports de cause à effet qui font que telle chose s’ensuit nécessairement de telle autre, ou que telle constitution naturelle entraîne nécessairement telle propriété. Selon Aristote, c’est la conscience intelligente d’une efficacité causale acquise et exercée dans les arts qui a conduit les hommes à chercher l’explication des réalités qui ne dépendaient pas d’eux. Les succès techniques et l’étude intelligente de la nature attestent qu’il y a des choses qui viennent à exister pour autant que les causes nécessaires à leur production leur préexistent et exercent leur causalité, soient des réalités dont l’existence ainsi que la causalité sont essentiellement conditionnées, de telle sorte que la connaissance de leurs conditions permette de dire pourquoi elles sont et sont comme elles sont. Par exemple, l’identification de la structure physico-chimique d’un virus est ce qui peut permettre de comprendre son mode d’action, et de savoir du même coup quels agents sont susceptibles d’y faire obstacle. La question de Leibniz se présente dès lors comme une généralisation, un passage à la limite de l’interrogation scientifique fondamentale : elle fait porter le pourquoi non plus sur telle existence ou tel mode d’existence, mais sur le fait qu’il existe en général quelque chose, soit sur l’existence de toute chose, parce que, comme écrivait déjà Descartes « il n’y a aucune chose dont on ne puisse rechercher la cause efficiente »2. C’est cette généralisation qui confère à la question son statut métaphysique, soit ce par quoi elle dépasse l’explication physique des réalités conditionnées pour s’interroger sur la condition de ce conditionnement lui-même.

 

B. La cause première

     Ce passage à la limite de la recherche scientifique conduit à reconnaître que la « raison suffisante de l’existence de l’univers », c’est-à-dire de la totalité des choses conditionnées – « ne se saurait trouver dans la suite des causes contingentes »3. La contingence est en effet le caractère de ce qui est mais peut ne pas être, ce qui est le cas de toutes les choses qui n’existant pas à un certain moment, ne sont advenues que moyennant l’efficacité de leurs causes, et l’absence d’empêchement à leur action. Toute réalité conditionnée est contingente en ce sens, même si elle est l’effet nécessaire – conditionnellement – des causes dont elle résulte. La conséquence est évidemment qu’une cause conditionnée ne peut jamais suffire à expliquer ses effets, puisqu’elle doit elle-même être expliquée, et ne peut les produire qu’en étant elle-même produite. Aucun être contingent ne peut donc être la cause suffisante de l’ensemble d’êtres contingents dont il fait partie, et la multiplication à l’infini des causes insuffisantes ne saurait non plus constituer une explication suffisante. Si donc il y a de l’explicable, comme l’attestent les explications scientifiques avérées et leurs applications techniques, et si expliquer, c’est savoir et dire pourquoi, il est logique de se demander pourquoi il y a de l’explicable, et d’inférer que l’existence des réalités explicables ne peut elle-même être expliquée que par une réalité qui n’en fait pas partie. Seule l’existence et non pas seulement l’idée d’un être peut répondre à la question posée, car le néant ne peut exercer aucune causalité, et la cause d’un être ne peut être cherchée que dans un être. Mais il faut aussi qu’il s’agisse d’un être qui n’ait pas lui-même à être expliqué par une cause, un être incausé, qui existe nécessairement non pas comme l’effet conditionnel d’une cause qui le nécessite, mais comme ce sans quoi rien de conditionné ne pourrait exister – un être absolument nécessaire et non pas conditionnellement nécessaire, que Leibniz, comme Thomas d’Aquin, dénomme « Dieu ».

 

C. L’explication de la création

     On comprend dès lors la fin de la question : « plutôt que rien ». Toute explication consiste en effet à montrer pourquoi il en est ainsi plutôt qu’autrement. La recherche d’une explication de l’existence en général implique donc qu’on puisse l’envisager dans une alternative avec son opposé, soit la négation absolue de toute existence, que nous appelons le néant. Cette alternative est tout à fait envisageable, car, s’il est vrai que la proposition il n’y a rien se présente comme manifestement fausse parce que ce qu’elle signifie est contredit par le fait  même de son énonciation, en revanche on ne voit pas quelle contradiction interne permettrait de la déclarer impossible. S’il y a du contingent, il y a du nécessaire et même de l’absolument nécessaire, mais cela ne prouve pas qu’il doive exister nécessairement quelque chose de contingent : la prémisse du raisonnement reste aussi contingente que l’être qu’elle énonce. La question posée demande donc pourquoi il existe de l’être contingent, et la réponse doit l’expliquer en tant que tel : aussi Leibniz n’hésite-t-il pas à recourir à la notion métaphysique de création, d’origine biblique certes, mais élaborée conceptuellement par des penseurs tels que Thomas d’Aquin, notamment. Cette notion signifie en effet essentiellement qu’il n’y a pas de rapport de consécution nécessaire entre l’incréé et le créé, soit que l’existence de ce dernier résulte d’un choix volontaire libre du premier. Le principe de raison impose toutefois à Leibniz de dire pourquoi Dieu crée, étant entendu qu’un choix libre n’est pas pour autant irraisonné. La réponse à la question est alors trouvée dans l’idée – ignorée et même rejetée par s. Thomas – du « meilleur des mondes possibles » : la création divine serait immotivée et arbitraire si elle n’était pas commandée par la connaissance qu’a Dieu du plus grand bien que sa toute-puissance est capable de réaliser. S’il créait autre chose, Dieu, selon Leibniz, ferait moins de bien qu’il ne peut, et contreviendrait à sa parfaite bonté, ce qu’il ne peut. La réponse à la question métaphysique fondamentale est donc que Dieu, Souverain Bien réel, ne peut que vouloir autant de bien qu’il peut, sauf à contrarier sa propre essence. La raison pour laquelle il y a quelque chose qui pourrait ne pas exister est qu’il ne pourrait y avoir de monde meilleur que celui-ci, et cette raison se ramène à la souveraine bonté du créateur divin, envisagée soit dans sa perfection intrinsèque, soit dans sa considération à l’égard de ses créatures.

 

 

II. Limites du rationalisme métaphysique

 

A. Le problème de la « causa sui »

     La réponse précédente peut paraître insuffisante, car la question posée ne porte pas seulement sur l’existence de l’être qui a besoin d’être expliqué, mais sur l’existence en général de l'être comme tel. Or l’inférence de la cause première, en attestant l’existence nécessaire de l’être incausé, semble attester aussi qu’il y a toujours un être dont l’existence n’est pas explicable, bien que ce soit précisément celui-là qui soit désigné comme l’être vraiment nécessaire : depuis la définition aristotélicienne de la science, on sait qu’il ne peut y avoir d’explication que de ce qu’il y a de nécessaire, mais l’être absolument nécessaire se présente paradoxalement comme l’être absolument inexplicable. On comprend ainsi l’embarras rencontré par Descartes à propos d’une notion inévitable à son rationalisme, rejetée par Thomas d’Aquin, mais reprise par Leibniz et par Spinoza : s’il faut poser en principe que tout a une cause, il faut dire que la cause première est « cause de soi », faute de pouvoir être causée par autre chose. Mais comme il est impossible qu’une chose soit cause efficiente d’elle-même, ce qui reviendrait à se précéder elle-même dans l’existence – et, pour Dieu, à être sa propre créature –, il faut entendre l’expression au sens où « la puissance inépuisable de Dieu est la cause ou la raison pour laquelle il n’a pas besoin de cause »4. Le sans-cause est ce dont l’essence est telle qu’il n’a pas besoin de cause pour exister, et c’est en cela qu’il est absolument nécessaire. Il faut donc entendre par « cause de soi ce dont l’essence enveloppe l’existence ; autrement dit, ce dont la nature ne peut pas être conçue sinon comme existante »5. Spinoza a vu que le rationalisme métaphysique avait besoin de se fonder sur l’argument ontologique, repris par Descartes à Anselme de Cantorbéry, soit d’attester l’existence de l’absolu non pas comme de ce sans quoi le reste ne pourrait exister, mais comme de ce dont on ne peut concevoir l’essence sans voir que l’existence y est impliquée, autrement dit : de ce qui existe par essence – a se et non pas ab alio. La question reste pourtant de savoir si l’existence de cet absolu entraîne de soi l’existence du reste, rendant celle-ci nécessaire : c’était la thèse de Spinoza, qui a pour conséquence inévitable que Dieu est à la fois éternel (quant à son essence), et non-éternel (quant à ses modes, qui ne lui sont pas coéternels, bien qu’ils soient dits nécessairement impliqués dans son essence). Si l’argument ontologique prouve l’existence de Dieu, à supposer qu’on puisse prétendre démontrer une existence à partir d’une simple définition – ce que Thomas d’Aquin, longtemps avant Kant, récusait –, il semble logique de juger qu’il montre la nécessité de la seule existence de Dieu et d’aucune autre.

 

B. Le problème du principe de raison

     Il est clair qu’il détermine autant la position de la question que la réponse rationaliste. Assez étrangement, Descartes a pensé qu’on ne pouvait démontrer l’existence de Dieu comme cause première sans absolutiser le principe de causalité, alors que la démonstration consiste plutôt à faire apparaître qu’il est impossible que tout ait une cause : la contradiction entre le principe et la conclusion était inévitable, et entraînait la conséquence embarrassante d’avoir à dénommer « cause de soi » ce qui est sans cause. Or le principe de raison était une innovation métaphysique du rationalisme, car il avait été explicitement rejeté par Aristote, du fait que « le principe de la démonstration n’est pas lui-même une démonstration »6. Heidegger a repris cette critique, en soulignant que l’absolutisation de la raison que constitue le principe de raison se heurte à une difficulté logique insurmontable. Si en effet le principe est vrai, on doit pouvoir en rendre raison, ce qui le destituerait assurément de son statut de principe. Inversement, s’il est un principe, il ne peut y avoir de raison qui montre pourquoi il doit être considéré comme vrai, puisque le propre d’un principe, sauf s’il s’agit d’une simple présupposition postulée, est que sa vérité s’impose sans qu’il soit nécessaire ni possible d’en rendre raison. Il faut donc reconnaître que « le principe de raison est sans raison »7, et qu’il n’en peut être autrement. Aristote avait bien recouru à la dialectique pour en tirer une vérification indirecte des principes qui ne prétende pas en être une démonstration. Mais cela s’avère impossible avec le principe de raison : car la proposition affirmant que quelque chose existe sans une raison qui fasse qu’il en soit ainsi plutôt qu’autrement ne comporte aucune contradiction interne, mais seulement une contradiction avec le principe de raison, laquelle ne peut donc suffire à attester l’évidence de ce dernier. Si contradiction il y a, elle est plutôt dans l’énonciation du principe rationaliste, comme Heidegger l’a bien vu. Aussi voit-il avec raison une autre contradiction dans le fait de vouloir, comme Leibniz et Spinoza, faire tenir ensemble, à titre de principes, le principe de contradiction et le principe de raison. Cette lucidité logique de Heidegger ne l’a pas empêché de verser dans un irrationalisme étranger à Aristote. Mais rien n’empêche de se refuser à absolutiser la raison sans pourtant y renoncer, ce qui est sans doute l’essence même des métaphysiques non rationalistes, qui ont fait fond sur les démonstrations a posteriori de l’existence de Dieu, sans reconnaître en revanche de validité à l’argument ontologique à titre de preuve d’existence.

 

C. Une question insoluble ?

     C’est ce qu’il semble, puisque l’explication de l’explicable n’est à tout jamais possible que sur fond d’inexplicable, que ce soit sur le plan logique ou sur celui de l’existant réel. Des deux points de vue, seul le nécessaire peut avoir rang de principe, mais de telle sorte que sa nécessité ne puisse être fondée sur rien d’autre, et que rien ne permet de poser en principe que tout puisse et doive être ramené à la nécessité du principe. C’est ainsi que le principe de contradiction sous-tend toutes les démonstrations, mais qu’il ne suffit pas à déduire quoi que ce soit : encore faut-il l’appliquer, dit Aristote, à des « genres d’êtres » existants, dont les sciences qui les prennent pour objet ne peuvent démontrer ni l’existence ni l’essence. De même, rien ne permet d’affirmer qu’il doive exister autre chose que l’être absolument nécessaire : sa nécessité n’est connue que régressivement et négativement comme condition du reste, sans que rien ne nous fasse savoir pourquoi cet être existe, car la proposition « l’être nécessaire existe nécessairement », comme toute autre tautologie, n’apprend rien, et il y a même un paralogisme, relevé par Kant et s. Thomas, à la prendre pour une preuve d’existence. Ainsi « je ne peux jamais achever la régression vers les conditions de l’existence (des Existierens) sans admettre un être nécessaire, mais je ne peux jamais commencer par lui »8. Il semble donc que la question posée soit condamnée à rester métaphysiquement sans réponse. On peut dès lors se demander si le caractère métaphysique de la question n’est pas une raison de la rejeter comme impertinente, ou si l’impossibilité d’y répondre n’est pas précisément ce qui en fait une question essentielle, une vraie question, l’objet d’un étonnement qu’aucune réponse ne vient supprimer en tant que tel. C’est ce qu’ont pensé Kant et Heidegger. Selon le premier, il est impossible que la réponse à la question soit trouvée dans les limites de « l’expérience possible », sur laquelle les sciences explicatives fondent leur objectivité : l’expérience ne donne à connaître que du conditionné, et la science objective est condamnée à la recherche indéfinie des causes explicatives des causes qui sont elles-mêmes des effets. Mais pour autant, du fait même que le conditionné appelle en tant que tel la recherche et la connaissance de ses causes, il ne peut manquer de susciter la question et l’inférence qui conduisent à mettre une cause inconditionnée à son fondement, dont la connaissance excède les conditions de l’objectivation scientifique.

 

 

III. L’existence comme mystère

 

A. Renoncer à la raison ?

     L’impossibilité de répondre à la question suscitée par le principe de raison paraît signer l’échec du rationalisme métaphysique. Ce constat peut conduire à mettre en cause, comme une présupposition discutable et non discutée, qu’il y ait un pourquoi ultime de l’existence, envisagé comme la « raison suffisante » de celle-ci, bref une interprétation de l’existence sous l’égide de la nécessité rationnelle, la faisant découler tout entière de la nécessité de sa cause première. Tel est bien l’élément commun aux rationalismes de Spinoza et de Leibniz, car le recours à l’idée du « meilleur des mondes possibles » en tant que motivation de la création divine a pour conséquence que Dieu ne peut pas ne pas créer ce monde-ci, sans quoi il ferait moins de bien qu’il ne pourrait faire : le créationnisme de Leibniz, qui attribue à Dieu un choix libre, converge avec l’anti-créationnisme de Spinoza, qui récuse une telle idée. Mais cela signifie tout au plus l’incompatibilité entre le rationalisme et la notion de création. Or l’échec du rationalisme peut apparaître comme une raison de reconnaître en dernière instance la contingence de l’être plutôt que sa nécessité. L’interprétation radicale de cette reconnaissance consiste alors logiquement à mettre au fondement de l’être non pas une raison qui en donnerait le pourquoi, mais ce que Quentin Meillassoux appelle une « irraison » – concept non moins négatif que le Dieu de la métaphysique non rationaliste, puisqu’il n’est pensé que comme l’absence de cette rationalité qui fait ses preuves dans les explications scientifiques et leurs applications techniques. Cette conception n’est pas loin de celle de Heidegger, pour qui la « logique » n’est qu’une interprétation parmi d’autres de l’étant, propre à la pensée grecque et à la philosophie qui s’est enracinée en elle. On peut la rapprocher aussi de Schopenhauer qui, s’inspirant de Kant, professe que le principe de raison trouve à s’appliquer dans l’ordre phénoménal, constitué par le sujet pensant et relatif aux structures mentales de celui-ci, tandis que la « chose en soi », c’est-à-dire l’existant considéré indépendamment de cette constitution, doit logiquement être considéré comme en son fond étranger au principe de raison : ce fond irrationnel de l’étant, Schopenhauer l’appelle volonté, et Nietzche le désignera à son tour comme une « volonté de puissance » absolument indéterminée, tout à l’opposé de la cause première suprêmement déterminée de la métaphysique.

 

B. Une métaphysique de « l’irraison » ?

     La conception précédente revient en fait à absolutiser la contingence comme le rationalisme absolutisait la nécessité. Or cette nouvelle absolutisation prête elle-même à plusieurs interprétations. Schopenhauer a en effet inauguré de loin le courant des « philosophies de l’absurde », en entendant par là les pensées selon lesquelles l’existence ne repose sur aucune raison dernière : l’absurde est un autre nom de l’in-sensé, et « l’irraison » de la nouvelle métaphysique ne peut signifier que l’absence de sens ultime des choses, en tant qu’elles ne sont pas dérivables d’un principe de sens qui serait lui-même sensé – tel l’intellect divin de l’ancienne métaphysique depuis Anaxagore. C’est ainsi que Camus entend l’absurdité du monde, tout comme Sartre, qui déclare « l’en-soi », c’est-à-dire l’étant autre que la conscience humaine, « incréé, sans raison d’être », et « de trop pour l’éternité »9. Être de trop, tels ces éléments d’une œuvre manquée qui ne s’intègrent pas bien à l’ensemble et compromettent son sens interne, revient au même qu’être pour rien, telle cette racine d’arbre qui donne à Roquentin la nausée d’exister. Les termes de Sartre indiquent toutefois d’eux-mêmes que cette forme d’absolutisation de la contingence revient en fait, malgré elle et contradictoirement, à donner à l’être contingent les attributs de l’être absolument nécessaire de l’ancienne métaphysique, à commencer par l’aséité. Thomas d’Aquin inférait l’existence de cet être de l’impossibilité qu’il n’y ait que du contingent, car, prise au sérieux, cette supposition impliquerait la possibilité qu’à un certain moment il n’y ait rien, puisque tout ce qui est pourrait ne pas être : or comme, selon l’axiome emprunté par Lucrèce à Aristote, du néant rien ne peut provenir, rien ne serait présentement s’il s’était trouvé une fois que rien ne fût. Sartre présuppose donc secrètement, et sans en faire l’examen, que l’en-soi – auquel le pour-soi est condamné à retourner – n’a jamais pu ne pas exister – c’est cela : être incréé –, et donc, contradictoirement, qu’il n’est pas contingent mais nécessaire. Le seul moyen d’éviter cette contradiction, comme Quentin Meillassoux semble vouloir l’envisager, serait de ne pas prêter à l’étant une existence à la fois insensée et incréée, mais de penser la contingence radicale de l’étant comme surgissement de l’être ex nihilo, sans que cela dérive d’un acte créateur opéré par un être premier. Cette interprétation peut paraître logique, mais il est clair qu’elle est incompatible avec l’axiome de Lucrèce, et donc avec le principe de contradiction qui sous-tend celui-ci : il en effet impossible non seulement d’attribuer sans contradiction au néant une quelconque causalité, mais en outre de penser sans contradiction une quelconque provenance à partir de lui. Cette interprétation métaphysique de la contingence paraît en outre clairement incompatible avec tous les principes qui président à l’explication scientifique du monde.

 

C. Gratuité de l’être

     Si donc il s’agit de reconnaître métaphysiquement la contingence, à l’encontre de son élimination rationaliste, la solution qui s’offre est de revenir à la notion métaphysique de création, à la condition toutefois de ne pas l’interpréter dans les termes du rationalisme leibnizien. Il s’agit alors de trouver la raison des choses dont il y a tout lieu de demander la raison dans un être dont l’existence ne dépend d’aucune raison, et qui peut constituer comme tel la raison ultime des choses, mais pas au titre d’une cause qui en impliquerait la nécessité, bien plutôt comme une cause qui donne son sens à l’existence du reste, parce que celle-ci est l’effet de son intention volontaire. Leibniz a prétendu expliquer pourquoi Dieu crée en alléguant que sa perfection absolue lui imposait de créer le meilleur. Il peut paraître plus logique de reconnaître que le seul bien adéquat à la perfection divine est elle-même, autrement dit, que, si Dieu veut nécessairement quelque chose, ce ne peut être que lui-même, et que, s’il veut autre chose, ce ne peut être que de façon radicalement contingente : il est en effet impossible qu’aucun bien créé puisse être considéré comme une motivation déterminante pour la volonté divine, et tout aussi impossible de concevoir qu’il y ait un degré de perfection créée qui soit le dernier avant la perfection incréée. Si donc Dieu crée – et c’est là tout le sens d’un créationnisme non rationaliste –, ce ne peut être que gratuitement, la gratuité étant l’équivalent métaphysique de l’absurde des doctrines antimétaphysiques : la création ne peut en effet rien ajouter à la perfection ontologique de l’être premier, et créer, c’est donc de la part de Dieu faire exister des êtres dont il n’a que faire, sauf à vouloir les faire participer au bien qu’il est lui-même. Le démiurge platonicien ne crée pas, puisqu’il ne fait pas exister la matière qu’il organise en monde, mais, parce qu’il « est bon », il a voulu que « toute chose fût autant que possible semblable à lui »10 : c’était déjà mettre l’amour qu’a pour lui-même l’être qui n’a pas besoin d’être produit au principe de tout ce qui a besoin de l’être pour exister. Le créationnisme métaphysique non rationaliste n’est qu’une réinterprétation radicale de cette création par amour, en ce que Dieu non seulement organise un monde, mais fait exister la matière dont sont faites les choses qui le composent : la création est alors pensée comme une causalité portant sur l’existence même de ce qui ne peut exister qu’à être causé. L’axiome de Lucrèce est alors satisfait, puisque ce n’est pas le néant qui est absurdement mis en position de cause première : ex nihilo signifie seulement que le dieu n’a besoin de rien d’autre que de sa propre puissance pour faire exister ce qui n’est pas lui.

 

Conclusion

     La proximité paradoxale du créationnisme non rationaliste et des philosophies de l’absurde paraît confirmer l’idée qu’il n’y a pas de réponse humaine à la question de Leibniz. Soit parce que l’homme, comme dit Nietzsche, n’est qu’une partie d’un tout dont il sait très bien qu’il n’est pas le principe. Soit parce que, si le monde est créé, c’est-à-dire effet d’une libre volonté divine, c’est Dieu, et non l’homme, qui sait « pourquoi il existe plutôt quelque chose que rien », la raison ultime n’étant alors, paradoxalement – ou mystérieusement –, rien d’autre que la gratuité d’un acte d’amour.

 

 

1 Op. cit., § 7

2 Descartes, Quatrièmes réponses (à Arnauld).

3 Leibniz, op. cit., § 8.

4 Descartes, ibid.

5 Spinoza, Éthique, I, déf.1.

6 Aristote, Métaphysique, IV, 6, 1011a 13.

7 Heidegger, Le principe de raison, 3, tr. fr. Gallimard p.70.

8 Kant, op.cit., Découverte et éclaircissement de l’apparence dialectique, p.584 (PUF p.438).

9 Sartre, L’être et le néant, Introduction, p.34.

10 Platon, Timée, 29e.