Philosophie et mystère

Y a-t-il en philosophie une place pour le mystère ?

 

            Dans le platonisme, première doctrine d’envergure passée à la postérité, la philosophie se présente sous deux aspects apparemment contradictoires.

            Platon peut d’une part être considéré comme le père, ou l’ancêtre, du rationalisme philosophique. Non seulement il pensait qu’il revient à la raison, et non pas aux sens ou à l’imagination, de connaître la vérité, mais il a en outre conçu et exposé l’idée d’une science achevée. Les mathématiques, déjà puissamment élaborées à son époque, lui en donnaient le modèle, mais tandis qu’elles se contentaient de déduire à partir de principes simplement présupposés, et ne constituaient par là-même qu’une dianoïa, une « pensée discursive », Platon ambitionnait de construire un système total de la vérité qui reviendrait à déduire tout le connaissable, c'est-à-dire tout le réel, à partir d’un principe à la fois réel et certain, identifié à partir de la République à l’idée du bien.

            Il est cependant notable - les commentateurs n’ont pas manqué de le souligner - que Platon n’a laissé aucune définition de son principe, et que la connaissance de ce dernier, d’après le texte même de la République, relève d’une intuition qui dépasse les possibilités d’une dialectique proprement rationnelle, un « divin saut périlleux (daïmonia huperbolè) ». On peut reconnaître à ce dernier un caractère mystique, pour autant qu’il postule une capacité de connaître qui dépasse non seulement le pouvoir des facultés sensibles, mais celui de la raison elle-même. Cette interprétation est confirmée par le fait qu’à tous les moments décisifs de sa démarche, Platon recourt à des mythes pour faire comprendre ce qu’il ne pourrait autrement expliquer. Par ailleurs, dans le Phédon (69 c-d), il appelle « vrais philosophes » les promoteurs des religions à mystères, tels ceux d’Éleusis, auxquels Platon a sans doute été initié.

            Il y a donc, dès son point de départ, une relation problématique de la philosophie au mystère, et l’on peut se demander si c’est là seulement une contradiction et une insuffisance du platonisme, qui représente la philosophie à l’état naissant et non pas la philosophie à l’état adulte, ou si la dualité équivoque du platonisme manifeste une nécessité à laquelle la philosophie en général ne peut se soustraire.

 

 

I. Le point de vue rationaliste

 

A. Circonscription du problème

a.     Partons d’une induction lexicale : qu’appelle-t-on mystère, et qu'est-ce que cela indique ? Le terme s'applique à des domaines très variés, depuis les énigmes policières (Le mystère de la chambre jaune) jusqu'aux dogmes religieux (la Trinité, l’Incarnation), en passant par les OVNI, les statues de l'île de Pâques et les mystères orphiques ou dionysiaques. Dans tous les cas, et pour s’en tenir d’abord à une signification minimale, le mystère désigne quelque chose qui échappe à la connaissance ou qu'il est difficile de connaître, ou dont la connaissance est interdite à certains. Mustèrion, en grec, veut dire : secret.

b.     Il faut préciser en quoi le mystère est inconnu.

     1/ Il ne peut pas être absolument inconnu ou inconnaissable car alors on ne pourrait même pas en parler.

     2/ Le mystère n'est pas simplement ce qui est ignoré, et il y a beaucoup de choses ignorées qui ne sont pas en elles-mêmes des mystères : par exemple une ville que je ne connais pas, et dont j'ignore jusqu'à l'existence.

     3/ On précisera donc : le mystère est ce dont l'existence est connue, mais dont la nature ou la cause ne sont pas identifiables - par exemple : un crime dont le coupable n'a pas été découvert ; un « mystérieux groupe terroriste », dont on ne connaît que le nom ; une écriture non-déchiffrée, c'est-à-dire des signes dont on sait qu'ils ont été intentionnellement tracés, sans connaître cette intention elle-même ; des symboles ésotériques pour les non-initiés ; le sourire de la Joconde etc.

c.     Tous ces mystères ne concernent pas la philosophie. Le problème posé ne peut concerner que des mystères qui ont quelque chose à voir avec l'objet de la philosophie. Donc qui touchent au domaine de la connaissance théorique, à son niveau le plus général, celui de la connaissance des principes. Le mystère peut désigner alors

     1/ ce qui paraît résister à l'explication scientifique,  par exemple les rapports de la matière et de la pensée. Mais il y a aussi

     2/ les dogmes religieux qui sont proposés à la foi par une révélation, comme des vérités qui peuvent être crues, mais non pas sues  : ces dogmes concernent les principes, par exemple l'origine et la fin dernière du monde.

     Le mystère c'est alors ce qui apparaît ou se donne pour inexplicable, au-delà de l'explication. La question est donc : la philosophie doit-elle faire une place à de tels mystères, c'est-à-dire en reconnaître la possibilité, ou au contraire viser une science qui explique tout ?

 

B. Philosophie et émerveillement

a.     On peut penser que le mystère a sa place dans la philosophie dans la mesure où il est à son point de départ. La philosophie commence dans l'étonnement. « S’étonner (thaumazeïn), ce sentiment est tout à fait d’un philosophe : la philosophie n’a pas d’autre commencement, et celui qui a fait d’Iris la fille de Merveille (Thaumas) n’était pas mauvais en généalogie » (Théétète 155d). C’est que l’étonnement est une conscience d'ignorer, dont Socrate, tel que Platon le présente, a fait un principe : si Socrate a été désigné par l’oracle de Delphes comme le plus sage des hommes, c’est que, contrairement aux idéologues politiques, il ne crois pas savoir ce qu’il ne sait pas (Apologie, 20d-e). Le sens du mystère est le début de la philosophie parce que le désir de savoir naît de la conscience d'ignorer. Être philosophe, c'est avant tout se demander  : comment se fait-il que... ? C'est pourquoi « l'amateur de mythes est quelque peu philosophe (ho philomuthos philosophos pôs estin) » (Aristote, Métaphysique A, 2) : les mythes - ceux de Platon notamment - expriment la conscience d'une ignorance sur l'essentiel, par exemple la destinée.

b.     L'émerveillement n'est toutefois que le commencement de la philosophie. Aristote montre que la recherche du savoir aboutit au renversement de son point de départ. « Ce qui étonnerait le géomètre, ce serait que la diagonale fût commensurable » (Métaphysique A, 2, 983 a11). Les pythagoriciens avaient démontré l'incommensurabilité de la diagonale du carré, mais ils en avaient fait un dogme secret, un mystère initiatique, du fait qu'elle contredisait scandaleusement les principes de leur secte - aussi la dénommaient-ils « irra­tionnelle ». De même, on est surpris de voir une baguette droite apparaître coudée quand on la plonge dans l’eau, mais, une fois le phénomène expliqué par les lois de la réfraction, ce qu’on trouverait surprenant, c’est qu’elle n'apparaisse pas coudée.

c.     L'attitude de la philosophie à l'égard du mystère est donc nécessairement ambivalente. En tant qu’elle se désigne elle-même comme désir du savoir, la conscience d'ignorer lui est essentielle, et elle peut bien la maintenir vive contre les prétentions du scientisme, c'est-à-dire l’illusion qui consiste à croire que la science explique tout. D’un autre côté, en tant que le désir philosophique vise le savoir, il vise à s'abolir comme simple désir dans la possession du savoir - « et c'est mieux », ajoute Aristote. En ce sens, le mystère qui étonne n'est que ce qui échappe provisoirement à la connaissance, et l'exigence de la philosophie est bien de faire disparaître son caractère mystérieux. La conscience d'ignorer doit être maintenue pour qu'on ne prenne pas pour de la science ce qui n'en est pas. Mais précisément cette exigence socratique ne trouve sa raison d'être que dans la possibilité de passer de l'ignorance à la science. De ce point de vue, l'attachement au mystère apparaît comme un obscurantisme  : la philosophie doit être un dépassement de l'émerveillement. C’est ainsi par exemple qu’Aristote oppose sa propre théologie à celle qui se transmet dans les affabulations mythologiques : la théologie philosophique n'a pour lui rien à voir avec le mystérieux et relève de la spéculation rationnelle.

 

C. Le principe de raison

a.     Le refus de l'obscurantisme n'est pas une attitude purement négative à l'égard du mystère. On peut y voir une forme de reconnaissance du mystère, opposée à ce que serait une indifférence à son égard. Le mystère comporte à certains égards en lui-même l'exigence de son propre dépassement. Il est en effet ce qui suscite la question : pourquoi ?  Il n’est pas seulement ce dont l'explication est ignorée, mais ce dont l'absence d’explication ne laisse pas indifférent : il y a, de fait, chez les hommes, une sensibilité au mystère, qui demande d'ailleurs elle-même à être expliquée. La capacité à demander pourquoi ? est présupposée à l’appréhension du mystère en tant que tel. Or la question pourquoi ? est la question rationnelle et philosophique par excellence, et on peut donc penser que le sens du mystère ne s’oppose pas à la rationalité puisqu’il en résulte : il l’exprime et la manifeste à sa manière.

b.     Demander pourquoi ?, c’est toujours implicitement supposer qu'il doit y avoir une explication  : c'est seulement par rapport à cette exigence que quelque chose peut apparaître mystérieux. Leibniz, faisant écho à Descartes et à Spinoza, a formulé cette exigence sous la forme d'un principe métaphysique, dit de raison suffisante : nihil est sine ratione. Pour comprendre ce principe, il faut donner la définition de la raison. Le terme ne désigne pas ici la faculté de raisonner, mais ce que cette faculté permet de comprendre, à savoir l’enchaînement logique des propositions qui composent un raisonnement. C'est pourquoi Leibniz définit « la raison » comme « la vérité connue dont la liaison à une autre moins connue fait donner notre assentiment à la dernière » (Nouveaux essais, livre IV, ch.17)  : la raison est ce qui rend raison, ce qui fonde logiquement, soit ce qui entraîne nécessairement autre chose comme sa conséquence. Cela s'applique à la démonstration logique, mais aussi à l'explication causale. L'exigence philosophique fondamentale est de rendre raison (logon didonaï)  : si cela est, c'est parce que... Cette exigence est la racine commune de la science et de la philosophie, ou plutôt la racine philosophique de la science, qui se traduit dans la définition philosophique - aristotélicienne - de la science comme « connaissance par les causes » - c'est-à-dire connaissance du pourquoi et non seulement du fait. Hegel a donné une autre formulation du principe leibnizien  : « tout ce qui est réel (wirklich) est rationnel, et tout ce qui est rationnel est réel » (Préface aux Principes de la philosophie du droit). Cela revient à dire : il n’y a à reconnaître une véritable réalité qu’à ce dont il est possible de rendre raison ; le reste n'est qu'apparence accidentelle. C'est pourquoi Hegel dit que  la tâche de la philosophie est de « comprendre ce qui est », au sens ou comprendre veut dire : saisir la nécessité intelligible.

c.     On peut tirer de là une première conclusion quant à la question posée. Le mystère paraît n’avoir une place en philosophie que si l'on considère le mouvement de la recherche philosophique, et non pas la connaissance philosophique, qui est acquise au terme de cette recherche et qui, pour autant, y met un terme et la rend désormais inutile. Le sens du mystère n'est pas étranger à la rationalité puisqu'il la présuppose, mais celle-ci consiste précisément, dans la science, à substituer l'explication au mystère par le moyen des preuves.  Kant établit une analogie entre l'ordre théorique et l'ordre judiciaire : selon lui, le savant étudie la nature comme un juge interroge un accusé, en cherchant à lui faire livrer ses secrets. Hegel a poussé l’entreprise de compréhension rationnelle au delà de la science de la nature, et l’a étendue aux mystères qui font l’objet des dogmes chrétiens, tels que la Trinité ou l’Incarnation. Le hégélianisme a eu l’ambition d’être une démonstration philosophique de ces dogmes, ce qui revenait à leur faire perdre leur caractère de mystère et à les présenter comme des connaissances rationnelles. C'est pourquoi Hegel considère la philosophie, et plus exactement sa philosophie, comme « la vérité de la religion ». Parce qu'elle s’en tient au mystère, la religion est une forme inaccomplie de la vérité : elle en reste à des expressions symboliques et ne va pas jusqu’au concept, contrairement à la philosophie. Hegel dit que la religion est vraie dans son contenu, mais fausse dans sa forme, du fait de l'écart entre le symbole est ce qu'il signifie. Par exemple, l’histoire de Jésus n’est, selon cette conception, que la représentation symbolique de deux propositions que Hegel prétend démontrer philosophiquement : d’une part, que la nature divine ne fait qu’un avec la nature humaine (l’Incarnation) ; d’autre part, que l’absolu ne s’accomplit lui-même qu’en se niant lui-même (la Croix).

 

 

II. Les mystères de la raison

 

A. [Quant au principe] La foi en la raison

a.     Le principe de raison énonce une exigence et non pas un état de fait  : c'est un principe que l’on peut dire a priori, pas forcément au sens kantien de cette expression, mais en ce sens que, même s'il s'enracine dans la possibilité effective de donner certaines explications, il étend cette possibilité à l'être dans toute son universalité. Or il n'est pas difficile d'opposer à cette exigence métaphysique le caractère toujours limité, voire conflictuel, de ses applications dans la recherche scientifique. Par exemple, dans le domaine de la démonstration mathématique, on a construit des géométries dites non-euclidiennes parce que, se fondant sur des propositions initiales autres que celles d’Euclide, elles rendent raison avec autant de logique que lui de conclusions contraires aux siennes. De même, dans l’ordre de l’explication physique, la nature de la lumière reste à certains égards mystérieuse parce qu’elle présente tantôt des caractères qui correspondent aux propriétés d’une onde (phénomènes d’interférence), tantôt des caractères qui correspondent aux propriétés d’un corpuscule (effet photoélectrique) : la difficulté ici est non seulement de rendre raison de chacune des deux sortes d’effets, mais de comprendre comment une même réalité peut produire de façon nécessaire des effets de nature opposée. Ainsi l'application scientifique du principe de raison ne conduit pas seulement à l’explication de l’inexpliqué. Elle engendre aussi un conflit entre des théories explicatives rivales. La prise de conscience que toute construction rationnelle paraît comporter une part d’arbitraire a conduit, au XXème siècle à ce qu’on a appelé la « crise des fondements », non seulement dans le domaine de la logique et des mathématiques, mais aussi dans celui des sciences de la nature. Cette crise a contribué à une mise en question de la rationalité elle-même dans sa prétention à expliquer le réel. Il en est résulté ce qu’on peut considérer comme une forme inédite de mystère : car d'une part, la science a poussé ses explications dans tous les domaines, et d'autre part, on en est venu à douter de sa nature même et de la possibilité d'articuler entre elles ses spécialités : par exemple, un phénomène tel que le suicide fait l’objet d’expli­cations sociologiques aussi bien que psychologiques, voire biologiques, et la question se pose de leur articulation et de l’éventuelle priorité à accorder à telle ou telle. Ainsi le développement même de la science a fait qu’elle est devenue à certains égards un mystère pour elle-même : comme l’écrit Edgar Morin, « la science ne se connaît pas scientifiquement et n'a aucun moyen de se connaître scientifiquement » (La méthode, t.I, p.14 ).

b.     Il y a une réponse à cette difficulté que l’on peut qualifier de scientiste. Elle consiste à en appeler au progrès de la science  : puisque la science n'a cessé de réduire l'inexplicable, elle surmontera son impuissance présente à se présenter comme un système totalement rationnel, rendant raison de tout le réel. Or il est clair le scientisme se fonde moins ici sur la science, dont il fait l’apologie, que sur un acte de foi dans la capacité de la raison à achever l'explication de ce qui est. Croire, c’est en effet juger vrai au delà de ce qu’on sait, et c’est forcément le cas lorsque l’on attribue à la science une capacité d’explication totale, alors que celle-ci est loin d’être effective. Le scientisme repose donc paradoxalement sur un dogme, et en vérité un dogme contradictoire : si le principe de raison est un acte de foi, il est contradictoire d’en faire le principe de l'explication scientifique, car fonder la science sur la foi est une contradiction - ou alors c'est qu'il n'y a pas de science. Au § 344 du Gai savoir, Nietzsche dénonce ce qui lui apparaît comme une contradiction sinon de la science, du moins du scientisme moderne, dont le positivisme est le principal représentant en philosophie : la science moderne se veut exclusive de toute conviction non fondée en raison et appuyée sur l’expérience, mais elle reste en cela fondée sur une conviction, une « foi métaphysique » dans la valeur de la vérité, qu’elle est absolument incapable de fonder. Il ne paraît pas philosophiquement sérieux de fonder l'exigence d'évacuer le mystère sur un acte de foi. Mais, si l’on en croit, Hegel, le rationalisme est inévitablement circulaire : car l'achèvement du système de la philosophie, c'est-à-dire de la science totale de ce qui est, ne peut se faire sans un acte de foi initial en la raison, dont seule la réalisation du système pourra dispenser en en rendant raison, soit en montrant qu’on avait raison de croire en la raison puisque c’est ce qui a permis de rendre raison de tout. L'acte de foi est nécessaire pour la construction du système qui doit le supprimer en tant que tel.

c.     Une solution de la difficulté consisterait à montrer que le principe de rai­son n’est pas un acte de foi, parce que c’est une vérité qui s’impose de manière évidente. Il le faut d’ailleurs bien si l’on veut ici parler d’un principe, car, con­formément à l’étymologie, un principe est une vérité première, soit une vérité qui s’impose comme telle sans qu’on ait besoin de la fonder sur une vérité logi­quement antérieure, c'est-à-dire, si l’on se réfère à la définition leibnizienne de la raison, sans qu’on ait besoin d’en rendre raison : telle est la définition de l’évi­dence, au sens logique plutôt que psychologique du terme - c’est la propriété des propositions qu’Aristote appelait des axiomes. Or il paraît difficile de présenter le principe de raison comme un axiome évident. Si en effet il est vrai, son universalité implique qu’il s’applique à lui-même : on doit donc pouvoir en rendre raison, sans quoi il serait faux. Mais si l’on peut en rendre raison, on est exposé à deux nouvelles difficultés : car le principe de raison étant supposé démontré, donc vrai, il faudra rendre raison de la raison qu’on en donne, et ainsi de suite à l’infini, de telle sorte que, comme dit Aristote, on ne l’aura en fait jamais démontré ; et d’autre part il faudra dire que le soi-disant principe de raison n’en est pas un, puisque le propre d’un principe est de n’avoir pas besoin d’une raison qui le démontre. Il y a une étrangeté et comme un mystère logique du principe de raison, en ce qu’il implique de lui-même de ne pouvoir être posé en principe. Heidegger formule cette contradiction en disant que « le principe de raison est sans raison » (Le principe de raison ch.3, trad. fr. Gallimard, p.70), et il souligne que « le principe de contradiction nous interdit de penser de la sorte » (p.71). Il met ainsi en évidence une contradiction interne du rationalisme classique, celui de Spinoza ou de Leibniz, pour autant qu’il a prétendu faire tenir ensemble les deux principes - que Leibniz présente comme les deux premières vérités, fondements de toutes les autres, qu’elles soient de fait ou de raison (cf. Monadologie, §§ 31-32). Il y a ainsi quelque chose de contradictoire dans le principe de raison lui-même  : la raison ne peut se poser en principe sans se contredire elle-même. Mais on voit aussitôt qu’il y a un moyen pour la raison d’éviter cette contradiction : il ne s’agit pas pour elle de renoncer à raisonner, mais de renoncer à se poser en principe, c'est-à-dire à s’absolutiser. C’est seulement lorsqu'elle s’absolutise que la raison tombe dans la contradiction, et l’on peut donc en conclure que, si une explication rationnelle est possible, ce ne peut être en vertu du principe de raison : ce ne peut être lui qui rend nécessaire et possible l’explication de quoi que ce soit, ou encore il n’est pas nécessaire de présupposer que rien n’est sans raison pour pouvoir expliquer quelque chose.

 

B. [Quant aux conséquences] La rationalisation de l'irrationnel

a.    La réfutation du principe de raison peut conduire à l’irrationalisme. C’est le cas chez Heidegger : « La pensée ne commence pour la première fois que si nous avons éprouvé que la raison glorifiée depuis des siècles est l’ennemie (Widersacher) la plus acharnée de la pensée » (Holzwege, Le mot de Nietzsche ‘‘Dieu est mort’’, fin).  Cette position peut apparaître comme un parti pris unilatéral, puisqu’elle revient à confondre la raison et le principe de raison : l’irrationalisme a paradoxalement la même conception de la raison que le rationalisme et, à cet égard, il s’identifie à ce à quoi il prétend s’opposer. De plus, l’irrationalisme peut apparaître comme un rejet de la philosophie elle-même, dans la mesure où l’exigence de rationalité en a été constitutive dès le départ. La philosophie se présente d’abord comme un certain refus de l’irrationnel. Inspiré par Socrate, Platon a fondé la philosophie en critiquant l’irrationalité, voire l’irrationalisme de l’opinion, c'est-à-dire de la croyance, sur laquelle faisait fond la persuasion sophistique. À l’opinion, il s’agit de substituer la science, laquelle ne s’oppose pas à l’opinion avant tout par sa vérité, car l’opinion peut être vraie, mais par la raison qu’elle en donne : aussi Platon définit-il la science, dans le Théétète comme une « opinion vraie accompagnée de raison » (201 c-d). Et cette valorisation théorique de la raison dans le domaine de la connaissance se double de sa valorisation dans le domaine pratique, dans lequel la maîtrise rationnelle de la conduite - la sagesse - s’oppose au vice et à la folie. La philosophie se définit ainsi originairement en référence à ce qu’elle reconnaît comme son contraire, et qu’elle rejette hors d’elle-même : en termes hégéliens, sa relation négative à son opposé la constitue positivement.

b.     Ici se présente une nouvelle difficulté du rationalisme. Car le principe de raison paraît correspondre à l'essence de la philosophie, en tant qu'elle rejette toute attitude étrangère, contraire ou indifférente à la raison. Mais le principe de raison exprime l'exigence philosophique d’une manière qui en réalité la compromet : si rien n'est sans raison, ce qu'on appelle l’irrationnel doit avoir lui-même une raison, donc être rationnel. Leibniz a rencontré cette difficulté à propos du mal - dont la pensée était pour Leibniz un « labyrinthe »  : le mal est ce qui ne devrait pas être ; comme tel, il doit être considéré comme contingent ; mais selon le principe de raison, le mal a lui-même une raison d'être ; et dès lors, il semble qu’il soit justifié comme un bien. Fonder le mal en raison, c'est lui conférer une nécessité  : un mal nécessaire est un bien (on ne fait pas d’omelette sans casser des œufs). Dans la philosophie morale issue du platonisme, le mal moral est considéré comme l’effet d’un usage irrationnel de la liberté. Mais le principe de raison interdit une telle définition : s'il y a une raison même aux choix apparemment les plus contingents de la liberté, comment peut-elle choisir mal ? Et si cette raison doit être cherchée au bout du compte par-delà la conscience subjective, dans une ordre naturel ou divin des choses, que restera-t-il de la notion du mal ? Ainsi le principe de raison conduit la raison à vouloir rendre raison de son opposé, ce qui revient pour la raison à l'introduire en elle-même, ce qui est une autre manière de se rendre contradictoire.

c.     La raison est alors confrontée à un dilemme  :

        - ou bien elle reconnaît l'existence de l'irrationnel qui lui échappe : ainsi le bien moral n'apparaît pensable pour la raison que si elle reconnaît un mystère dans l'existence du mal ;

       - ou bien elle bute sur une énigme  : comment est-il possible de rendre raison de l'irrationnel, et comment l’entreprendre sans rendre la raison contradictoire ? La résorption de l’irrationnel dans la raison doit logiquement aboutir à dissoudre l’opposition du vrai et du faux (Hegel), ou du bien et du mal (Nietzsche).

     Une issue se présente pourtant. La raison philosophique n’échappe à la contradiction qu’à la condition de maintenir son opposition à l’irrationnel. Or cela suppose que l’irrationnel soit pensé comme tel, mais que cette pensée de l'irrationnel ne prétende pas en rendre raison. On peut invoquer ici une distinction logique entre l'intelligible, entendu comme conceptualisa­ble, et le rationnel proprement dit, c'est-à-dire ce que l’on peut exprimer sous la forme d’une vérité nécessaire logiquement déduite. Cette solution revient à limiter la sphère du rationnel, et à faire de cette limitation une condition de l'exercice cohérent de la raison.

 

C. Limites de la raison

a.     Aristote a été le premier à explorer les moyens logiques dont dispose la raison pour établir des vérités (syllogismes), et il en a conclu à l’impossibilité de rendre raison de tout. Ce point peut être établi d’abord par l’analyse de la démonstration, qui est la manière proprement scientifique de rendre raison. Pour démontrer, il faut connaître les lois logiques qui permettent d’enchaîner des propositions les unes aux autres, de telle sorte qu’une conclusion résulte nécessairement de certaines prémisses : c’est l’objet de la syllogistique. Mais démontrer, c’est aussi conclure le vrai de manière à en être certain. Or la logique montre aussi que cette certitude ne peut être obtenue que si la vérité des prémisses est connue antérieurement à celle de la conclusion : si les prémisses ne sont pas vraies, ou qu’on ignore si elles le sont, c’est par accident qu’on sera dans le vrai en concluant, et on n’aura par là aucune science. Mais si l’on ne peut avoir de prémisses vraies qu’en les déduisant de vérités antérieures, on ira à l’infini dans la recherche des prémisses, et l’on n’aura jamais rien démontré. C’est donc supprimer la démonstration que de supposer que l’on doive et que l’on puisse tout démontrer, ou rendre raison de tout. Aristote en conclut que, si elle existe, la démonstration, preuve rationnelle, repose nécessairement sur de l'indvouloir éliminer le mystère au motif qu'il se donne sans preuve est une mauvaise raison puisque, pour qu'une preuve soit possible, il faut qu'il y ait du vrai sans preuve.émontrable. Mais on peut tirer de là une autre conclusion, au sujet du mystère :

b.     Le même raisonnement s’applique dans l’ordre de l’explication des phénomènes, dans la mesure où celle-ci consiste à montrer que tel effet s’ensuit nécessairement de telle cause. Toute explication renvoie à de l'inexplicable. C’est ce que Kant expose dans la preuve de la thèse de la troisième antinomie de la raison pure : si toute cause doit être considérée comme l'effet d'une autre cause, rien n'est jamais expliqué, car l’explication est renvoyée à l’infini. Toute explication est en ce sens finie . Cela est vrai des explications partielles que donne chaque science dans son domaine propre, mais peut aussi être étendu à la considération métaphysique de l'être en tant qu'être. Pour qu'il y ait des causes qui sont elles-mêmes des effets, il faut une cause qui ne soit pas un effet, c'est-à-dire une cause première, incausée, soit une cause dont l’existence et la causalité ne soient pas elles-mêmes l’effet d’une autre cause. Cela revient à dire que d'une telle cause, parce qu'elle est première, on ne peut dire pourquoi elle est, ni pourquoi elle produit ses effets - ce qui ne signifie pas qu'elle n'existe pas, mais seulement, comme Kant le souligne, que si on peut remonter à elle à partir de ses effets, on ne peut pas en partir pour les en déduire : « je ne peux jamais achever la régression vers les conditions de l’existence (des Existierens) sans admettre un être nécessaire, mais (...) je ne peux jamais commencer par lui » (Critique de la Raison pure, Découverte de l’apparence dialectique). Ainsi l'existence de la cause première est nécessaire pour expliquer l'existence et la causalité des causes secondes, et par suite rendre possible l'explication par les causes secondes. Mais la production des causes secondes par la cause première reste au-delà de l'explication : en termes théologiques, seul Dieu sait pourquoi il crée, et cette raison ne peut être que lui-même.

c.     La philosophie rencontre donc un mystère qui n'est pas un inconnu simplement accidentel et provisoire  : il y a un au-delà de l'explication qui fonde la possibilité même de l'explication. Selon Leibniz, la question fondamentale de la métaphysique, c'est-à-dire la question fondamentale tout court, est de savoir « pourquoi il y a plutôt quelque chose que rien ? » (Principes de la nature et de la grâce, § 7). Certaines choses qui sont à un moment ne sont pas à un autre. On en induit que ce qui est peut ne pas être, et on en vient par suite à envisager la possibilité que rien ne soit, ce qui motive la question de Leibniz. Or la réponse à cette question est commandée par une évidence : l'être ne peut avoir pour cause le néant, car, comme dit Lucrèce, « Nil (...) fieri de nilo posse fatemdumst » (De natura rerum, I, 205) - du néant rien ne peut provenir. Si donc il y a des êtres causés, il faut un être incausé  : s'il y a de l'être, il y a un être absolu. Cela signifie qu’il est impossible de rendre absolument raison de ce qui est : tout explication d’un être renvoie en fin de compte à l’être. La raison philosophique se trouve alors confrontée à ce qu’on pourrait appeler un trilemme. Ou bien l’on pose une distinction entre l’absolu et ce qui dépend de lui, et l’on admet le caractère inexplicable de l’origine des choses explicables : c’est là reconnaître ce qu’on appelle communément le mystère de la création, ou la création comme mystère. Ou bien l’on récuse la distinction entre l’absolu et le reste, ce qui revient à absolutiser la nature : il n’existe que des choses explicables, mais cette existence même est tenue pour inexplicable.  Ou bien l’on refuse la question même « de l'origine radicale des choses » (titre d’un opuscule de Leibniz), et l'idée d'un être nécessaire qui en découle logiquement : on pose la contingence de tout, c'est-à-dire l'absurdité de l’existence, l’absurde tel que l’entendent Sartre et Camus. Or il s’agit bien ici d’un trilemme, au sens où les trois possibilités convergent dans un même résultat : car le naturalisme athée - ou physicalisme - et la philosophie de l'absurde éliminent assurément la création, mais nullement le mystère, à savoir la reconnaissance d'une inexplicabilité fondamentale de ce qui est.

     On peut alors se demander si cette reconnaissance du mystère aux limites de la rationalité signifie qu'au fond tout est mystère, et que la volonté d'élucidation rationnelle n'est qu'une prétention illusoire ? L'impuissance de la raison à résorber l'irrationnel doit-elle conduire à un abandon de la rationalité ? La philosophie aurait alors moins à assigner une place au mystère qu'à lui faire toute la place et à se situer en lui plutôt que lui en elle.

 

 

III. Quel mystère a sa place en philosophie ? 

 

A. Mystère et irrationnel

a.     On ne peut admettre que tout ce qui est indémontrable soit un mystère. Ce serait le cas s'il fallait identifier la connaissance et la démonstration, mais c'est cette assimilation qui est impossible. Au contraire, il y a des vérités indémontrables qui ne peuvent aucunement être supposées fausses, c'est-à-dire des évidences logiques qui, à la différence du principe de raison, n’entraînent aucune contradiction. Aristote savait, et Leibniz l’a redit, que de telles évidences servent de principes à toutes les sciences.

     1/ Il y a ainsi des propositions qui ne peuvent pas ne pas être admises parce qu'elles sont directement impliquées dans le sens des termes qui les composent et que les nier reviendrait à supprimer ces notions. Soit par exemple l'axiome euclidien (a = c et b = c) Þ (a = b). Si je nie l’implication, j'admets qu'il est possible que a ¹ b, soit, en vertu des prémisses, que c ¹ c. Cela revient à supprimer la relation même d'égalité, et du même coup toute écriture mathématique  : car substituer c à c revient au même qu'écrire c, et si je ne peux substituer c à c, je ne peux l'écrire. On ne peut donc concevoir l’égalité sans admettre l'axiome, et réciproquement. C’est ce que les scolastiques ont appelé l’évidence ex terminis.

     2/ Il y a en outre des vérités qui s’imposent parce qu'elles sont impliquées dans leur propre négation  : par exemple, qu'il y a une vérité distincte de l'opinion. Veritatem esse est per se notum, quia qui negat veritatem esse concedit veritatem esse. Si enim veritas non est, verum est veritatem non esse. Si autem est aliquid verum, oportet quod veritas sit (Thomas d'Aquin, Somme de Théologie, q.2, a.1). L’existence même de la vérité est une vérité présupposée à toutes les autres, et il suffit d’en penser la notion pour s’apercevoir qu’elle s’impose d’elle-même.

     De telles vérités apparaissent comme nécessaires quoiqu'indémontrables, et peuvent du coup servir à établir la nécessité d'autres vérités, c'est-à-dire à les démontrer. Ces vérités sont « évidentes » en ce sens qu'elles apparaissent nécessaires par soi, pour peu que l’on y réfléchisse : en fait, remarque Leibniz, on les a toujours admises sans y réfléchir, mais c’est en y réfléchissant qu’on s’en aperçoit. Or, si elles s'imposent à l'intelligence par leur nécessité intrinsèque, on ne peut les appeler des mystères, alors même qu’elles sont indémontrables.

b.     De même, tout ce qui est inexplicable est pour autant irrationnel, mais n'est pas pour autant un mystère. Si l'on admet que la raison doit renoncer à se poser en principe absolu, il n'y aura aucune contradiction à ce qu'elle reconnaisse l'existence d'un inexplicable, par exemple un hasard résultant de l'interférence de causes indépendantes, et qui n'est donc l'effet nécessaire d'aucune d'elles : il est à la fois le produit de causes préexistantes (car ex nihilo nihil fit), sans que sa production obéisse à une règle qui le rende prévisible ; sa contingence ne peut être ramenée à aucune sorte de nécessité. La contingence du hasard n'est un mystère que si l'on présuppose qu'il doit y avoir une cause dont on pourrait en droit le déduire. Si la raison s'en tient à ce qu'elle sait, elle peut sans contradiction – et sans obscurantisme – reconnaître la contingence du hasard comme effet accidentel d'une interférence causale. Il n'y a pas là de mystère. Aussi bien la science fait-elle parfois une place au hasard pour compléter ses théories : c’est le cas du néodarwinisme en biologie, qui met le hasard à l’origine de la vie et des espèces. Ce qui est mystérieux ici, c’est seulement qu’un phénomène censément aléatoire se soit produit en un temps si bref avec autant de régularité et de sens. Mais c’est là une autre question, qui concerne la cohérence interne du darwinisme, et non pas le hasard en tant que tel.

c.     La philosophie n'a donc pas à étendre la notion de mystère à toute vérité, ni à considérer toute réalité comme mystérieuse. Elle a plutôt à assigner une place au mystère en précisant philosophiquement sa notion, dans sa relation négative à ce que la raison est capable de connaître. L'absence d'explication ne suffit pas à définir le mystère : elle peut n'être qu'une ignorance provisoire, ou correspondre à la vérité de la chose (hasard). Mais il y aussi des cas où quelque chose qui devrait pouvoir être expliqué se produit, mais d’une manière qui contredit l’explication : l'explication paraît nécessaire, et en même temps l'impossibilité de cette explication est en quelque manière connue. C'est alors qu'il y a mystère : on sait qu'il n'est pas possible d'expliquer la nature ou la cause de quelque chose qui cependant n'est pas purement contingente, ou fortuite. Par exemple, dans l'ordre physique, la production inexplicable d'un effet normalement explicable, et qu'on n'a pas de raison de considérer comme un hasard : une guérison est un processus naturel régulier, mais il y a, exceptionnellement, des guérisons médicalement inexplicables. Ici, le fait est patent, mais sous une forme telle que le comment et le pourquoi échappent à ce qui rend par ailleurs possible l'explication scientifique, c'est-à-dire les lois et le cours ordinaire de la nature. C'est pourquoi l’on parle d’un miraculum, c'est-à-dire, étymologiquement d’une source particulièrement remarquable d’étonnement (mirari). Le mystère s’identifie ici à l’extraordinaire : il est de l’ordre du fait réel, par opposition au merveilleux fantastique (mythique), mais il est irréductible aux lois qui commandent le type de réalité auquel il appartient. Un tel mystère échappe donc à la science, mais il est pensé - négativement - par un usage de la raison qui va au-delà de son usage scientifique, ce qui est la définition même de la philosophie : ce concept du mystère appartient donc bien à la philosophie.

 

B. L'incompréhensible

a.     L'exemple précédent est celui d'un mystère que la raison rencontre de l'extérieur. Mais elle rencontre un mystère analogue à l'intérieur même de son usage scientifique  : c'est le cas des « deux infinités » (Pascal, Pensées B.72) et plus précisément de l'infinie divisibilité de l'espace (L’esprit de la géométrie, §§ 58-65). Ce qui fait le mystère ici, c'est qu'il est impossible de « concevoir », c'est-à-dire de se représenter distinctement une division infinie. Pourtant la divisibilité infinie de l'espace est une vérité mathématique nécessaire et même à certains égards un principe de la géométrie - dont la démonstration de l'incommensurabilité de la diagonale est une preuve par l'absurde. Pascal pour sa part reprend la preuve aristotélicienne qui montre que l’espace ne peut pas être composé d’indivisibles, parce que des indivisibles ne pourraient pas se toucher : ici la preuve indirecte, réfutative, vient au secours de l’impuissance à rendre évident ce que cette preuve établit. Ainsi « il n'y a point de géomètre qui ne croie l'espace divisible à l'infini. (...) Et néanmoins il n'y en a point qui comprennent une division infinie ». La raison connaît donc comme nécessairement vrai quelque chose qui dépasse notre pouvoir de représentation, et ce mystère n'est ni étranger ni contraire à la rationalité, puisqu'il est au principe des démonstrations mathématiques.

b.     Leibniz fait écho à Pascal : « Tout ce que nous pouvons sur les infinités, c'est de les connaître confusément, et de savoir au moins distinctement qu'elles y sont » (Nouveaux Essais, Préface). C'est en ce sens que, selon Aristote, « l'infini est inconnaissable en tant qu'infini » (Physique, III, 6) : cette ignorance ne porte pas sur son existence ; mais l'infini est par définition ce dont la connaissance est inachevable. Il est ainsi incompréhensible, mais pas au sens où il serait inintelligible ou absurde. L'incompréhensible, c'est ce dont on sait qu'on ne peut avoir un savoir total. Descartes écrit à Mersenne, le 27 mai 1630 : « comprendre, c'est embrasser de la pensée ; mais pour savoir une chose, il suffit de la toucher de la pensée (...) de même que nous pouvons bien toucher avec les mains une montagne, mais non pas l'embrasser comme nous ferions un arbre, ou quelque autre chose que ce soit, qui n'excédât point la grandeur de nos bras ». Le mystère est ici ce qui s'offre à l'intellection comme objet nécessaire, mais dont l'intellection reste nécessairement obscure.

c.     Descartes se sert de cette notion pour penser la connaissance philosophique de Dieu  : « Je sais que Dieu est auteur de toutes choses, et que ces vérités (éternelles) sont quelque chose, et par conséquent qu'il en est l'auteur. Je dis que je le sais, et non pas que je le conçois ni que je le comprends ; car on peut savoir que Dieu est infini et tout-puissant, encore que notre âme étant finie ne le puisse comprendre ni concevoir » (ibid.). Ainsi le fait de l'existence de Dieu, être infini cause première des êtres finis, n'est pas pour Descartes un mystère, ni non plus les attributs qui dérivent de son caractère d'être absolu. Mais le comment de cette existence, le comment et le pourquoi de la création nous échappent : qu'est-ce que cela fait d’être Dieu, nous ne le savons pas plus que ce que cela fait d’être mort - chose dont ne peut pas ne pas parler, sans pourtant en avoir d’expérience. Il y a là deux mystères, mais dans le premier cas, c’est l’incompréhensibilité de la réalité désignée qui implique son caractère mystérieux : l’incompréhensible est à certains égards inconnu, mais son incompréhensibilité fait l’objet d’une connaissance. On retrouve ici l’idée que le mystérieux est l’objet d’une connaissance qui est en même temps une sorte d’inconnaissance consciente. Thomas d'Aquin parlait à ce sujet d’une connaissance « par voie de négation » : de Dieu nous pouvons dire ce qu’il n’est pas plutôt que ce qu’il est, et on ne le connaît vraiment qu’en le connaissant comme « distinct de tout » (Contra gentiles, I, 14), c'est-à-dire irréductible à quoi que ce soit d’autre. S. Thomas rejoint ici, quant au statut logique d’une connaissance philosophique de Dieu, les thèses de la théologie dite apophatique, et sa conception de l’incompréhensibilité divine rapproche sa philosophie d’une mystique comme celle de Jean de la Croix.

 

C. Philosophie et théologie

a.     Pascal écrit (Pensées B 267)  : « La dernière démarche de la raison est de reconnaître qu'il y a une infinité de choses qui la surpassent ; elle n'est que faible, si elle ne va jusqu'à connaître cela - Que si les choses naturelles la surpassent, que dira-t-on des surnaturelles ? » Pascal présente ici le mystère naturel, physique ou mathématique, comme une introduction au mystère surnaturel, religieux  : puisque la raison, dans son ordre propre, doit reconnaître l'incompréhensible, il n'y a rien d'irrationnel à ce que l’intelligence ajoute foi à des affirmations qui dépassent son domaine de compétence. Il n'y aurait contradiction que si la raison admettait alors des affirmations qui lui soient contraires. C'est pourquoi Leibniz distingue deux sortes d'irrationnel : ce qui est contraire à la raison et ce qui simplement la dépasse, soit :

     1/ ce qui est intrinsèquement contradictoire ou en contradiction avec une vérité que la raison démontre par ailleurs (par exemple que la diagonale soit commensurable) ;

     2/ ce qui est exempt d'une telle contradiction, mais ne peut être atteint par un raisonnement concluant.   

Ainsi « les mystères se peuvent expliquer autant qu'il faut pour les croire ; mais on ne les saurait comprendre ni faire entendre comment ils arrivent » (Théodicée, Discours § 5, GF p.53). Expliquer s'entend ici non pas au sens physique (montrer la cause), mais au sens linguistique (montrer la signification)  : il s'agit de montrer l'intelligibilité, c'est-à-dire d'établir l'absence de contradiction interne, ce qui n'est pas prouver  : « Il ne nous est pas possible non plus de prouver les mystères par la raison ; car tout ce qui se peut prouver a priori, ou par la raison pure, se peut comprendre. Tout ce qui nous reste donc, après avoir ajouté foi aux mystères sur les preuves de la vérité de la religion (qu'on appelle motifs de crédibilité), c'est de les pouvoir soutenir contre les objections ». Tel est le travail de la théologie, plus précisément de l'apologétique, dont le principe est : si Dieu est à la fois le créateur de la raison et l’auteur de la révélation, il ne peut y avoir de contradiction entre elles, et ce qui est vrai pour la science ne peut être faux pour la foi et réciproquement. Comme s. Thomas, Leibniz juge insoutenable l’idée d’une « double vérité », inventée par certains disciples d’Averroès. Leibniz indique d'ailleurs la condition d'une telle concordance  : il faut qu'il y ait des raisons de croire (qui ne sont pas des preuves démonstratives), fondées sur la crédibilité de l'auteur de la révélation, du moyen par lequel il se révèle, et du contenu même de la révélation. En ce sens, faire place au mystère, c'est pour la philosophie indiquer les conditions d'une foi raisonnable.

b.     Le mystère théologique n'appartient pas pour autant à la philosophie, parce qu'il est enseigné par une révélation, et reçu dans un acte de foi. Si la philosophie reconnaît qu'il peut y avoir là une forme de connaissance, elle s'en distingue : comme l’enseignait Albert le Grand, maître de Thomas d'Aquin, et comme le rappelle Pascal dans la Préface à son Traité du Vide, le fondement de la philosophie n'est pas l'autorité, mais l'expérience et la raison. Certes l'apologétique peut consister à montrer qu'un mystère de la foi est susceptible d'éclairer ce qui sans lui est un mystère pour la philosophie. C'est ce que fait Pascal avec le dogme du péché originel (Pensées B 434 et 425 - son interprétation du dogme est peut-être discutable mais le fond de l'argument est clair)  : du fait de la contradiction entre ses misères et ses grandeurs, la condition de l'homme fait qu'il est pour lui-même un « monstre incompréhensible » (B 420). Le dogme éclaire cette condition en situant son origine dans une corruption volontaire de l'homme qui a refusé la perfection surnaturelle que Dieu voulait lui donner en le créant, c'est-à-dire la relation d'amitié avec le Créateur ; en péchant, l'homme a détruit la solidarité dans la grâce, et lui a substitué la solidarité dans l'impuissance à réaliser le bien : le refus de la destinée surnaturelle a corrompu la félicité naturelle elle-même. Il y a là un indémontrable : le dogme porte en effet sur l'usage par l'homme de sa liberté en réponse à la liberté divine (le dessein de grâce  : se communiquer à sa créature) ; or la réalité de tels choix libres ne peut être démontrée puisqu'il faudrait pour cela en faire une conséquence nécessaire de la nature des choses, ce qui supprimerait leur liberté. Le dogme signifie donc, et c’est cette signification qui peut intéresser la philosophie, que la condition de l'homme a son origine non seulement dans sa nature créée, et comme telle bonne, mais encore dans sa liberté, et pour partie dans son refus de placer en Dieu le souverain bien : telle est la version théologique, dans le christianisme, du mystère du mal, en même temps que l'invention de l'historicité de l'homme. Si donc on suit l'apologétique pascalienne, on conclura que le dogme religieux ne supprime pas le mystère philosophique de la condition humaine : il en révèle simplement l'origine en le situant au niveau de la relation surnaturelle de l'homme avec Dieu ; il affirme le caractère en fin de compte contingent de cette condition, pour autant qu'elle relève non seulement de la nature, mais aussi de la liberté ; il s'oppose en cela à toute rationalisation du mal qui en ferait un effet de nature, et du coup supprimerait la liberté. Mais en référant le mystère philosophique, tiré de l'expérience, au mystère révélé, on est précisément sorti de la philosophie.

c.     Il faut de même distinguer la philosophie et l'usage théologique de la philosophie, selon la formule thomasienne, bien connue mais mal comprise : philosophia ancilla theologiae. La théologie se sert de l'élaboration philosophique de certains concepts pour expliquer le contenu intelligible des mystères révélés. S. Thomas voit par exemple dans la Trinité un irréductible mystère, parce que l'existence des trois Personnes - le Père, le Fils, et l’Esprit, nommés dans la profession de foi (le Credo) - est indéductible de l'unité absolue de l'essence divine. N'est-ce pas admettre alors un inconcevable  : 1+1+1 = 1 ? La contradiction est évitée si les personnes divines ne sont pas des individus (êtres de même essence subsistant distinctement), mais des relations : Paternité, Filiation, Spiration. Aristote souligne en effet, dans les Catégories (7), qu’un terme relatif ne peut subsister sans que son corrélat subsiste (double/moitié ; parent/enfant). S. Thomas invente donc la notion de « relation subsistante » pour exprimer conceptuellement, autant qu’il est possible, le mode d’être des personnes divines : ce qui subsiste éternellement en Dieu, ce sont les relations entre l'Engendrant, l'Engendré, et leur Amour commun - que le dogme présente comme inséparables. L’intelligence du dogme demande simplement d’admettre que cette réalité qu’est la relation peut exister non seulement entre des substances distinctes, telles qu’un géniteur et un engendré, mais aussi exister substantiellement, comme relation interne à l’unité d’un être, telle la relation à soi d’un intellect qui se connaît et s’aime lui-même, manière pour lui d’être un avec lui-même. Il n'y a là aucune démonstration, mais une explicitation des articles de foi pour rendre la Trinité compatible avec le monothéisme, et recevable pour la raison. L’on peut voir dans ce travail théologique une forme d’approfondissement de certains concepts philosophiques, puisque le concept de relation acquiert une signification qu’il n’avait pas au départ, et que pourtant il n’excluait pas.

 

Conclusion

        Einstein disait : « Ce qui est incompréhensible, c’est que le monde soit compréhensible ». Cette parole de physicien est une parole de métaphysicien. Elle concerne l’existence de cet ensemble de réalités que nous appelons le monde, pour autant qu’il comporte une intelligibilité. Or la présence au sein du monde de choses qui peuvent s’expliquer les unes par les autres ne fournit aucune explication quant à l’existence même du monde au sein duquel ces choses existent : l’existence d’un monde réellement intelligible est pour nous un fait, mais de telle sorte que rien de ce qui le compose ne puisse donner l’explication de son existence même.

        C'est pourquoi Wittgenstein écrit de manière similaire : « Ce qui est mystique, ce n’est pas comment est le monde, mais le fait qu’il soit » (Tractatus logico-philosophicus, 6.44), parce que « la solution de l’énigme de la vie dans l’espace et le temps se trouve hors de l’espace et du temps » (6.4312). Le terme mystique renvoie moins au mysticisme qu’à la notion de mystère, et le mystère dont il est question ici se présente comme l’inévitable limite de l’explicabilité des choses du monde.

            On peut donc penser qu’il y a en philosophie une place pour le mystère du fait même que la philosophie est une volonté de rendre compte rationnellement de ce qui est. La raison est au principe de l’étonnement devant ce qui est mystérieux, ainsi que de l’effort pour l’élucider, mais dès qu’elle veut se poser en principe absolu, elle tombe dans la contradiction. C'est pourquoi il importe à la rationalité philosophique de maintenir, aux limites de la science, la reconnaissance de l’inexplicable que la science, par nature, laisse en dehors d’elle-même. C’est ce qui fait écrire à Edgar Morin que nous avons « besoin d’un principe de connaissance qui non seulement respecte, mais reconnaisse le non-idéalisable, le non-rationalisable, le hors-norme, l’énorme. Nous avons besoin d’un principe de connaissance qui non seulement respecte, mais révèle le mystère des choses » (La méthode, t. I, p.22).

            Or, s’il est vrai que la philosophie ouvre au mystère, cela ne signifie pas que tout mystère ait sa place en philosophie : la conscience philosophique des exigences de la raison permet de définir philosophiquement la notion d’un mystère qui transcende la philosophie. D’un tel mystère, on peut dire que la philosophie lui fait une place, mais que cette place n’est pas en philosophie.