Nature humaine

Y a-t-il une nature humaine ? *

 

            La thèse selon laquelle il n’y a pas de nature humaine est un lieu commun que l’existentialisme a imposé naguère en philosophie. Certains y ont vu « une idée désormais conquise », et « une vérité qu’on peut voir annoncée par tous les grands courants de la pensée contemporaine »1, comme l’écrit Lucien Malson, en invoquant le béhaviorisme, le marxisme, la psychanalyse, et le culturalisme.

            Malgré le poids qu’a pris cette thèse ressassée, il reste pourtant évident que l’homme est un produit de la nature : il l’est par génération pour ce qui est de l’individu, comme le savaient déjà les Anciens, et les Modernes en sont venus à admettre qu’il l’est par évolution pour ce qui est de l’espèce. La thèse susdite comporte donc le paradoxe, si ce n’est la contradiction, de définir l’homme comme un être naturel sans nature, et de l’opposer par là même à tous les membres des autres espèces naturelles, qui sont censés en avoir une.

            Il semble que la négation de la nature humaine rende énigmatique l’ap­partenance de l’homme à la nature : comment l’homme pourrait-il faire partie de la nature, et même en provenir, sans avoir lui-même de nature ? Il y a lieu par conséquent de se demander si la négation de la nature humaine ne revient pas à faire arbitrairement abstraction de cette appartenance.

 

*

 

            La notion de nature humaine s’est heurtée à une objection que l’on peut caractériser comme culturaliste.             Celle-ci se fonde sur l’idée de ce que devrait être la nature humaine si elle existait : un invariant universellement présent en tous les individus et en tous les groupes humains - une essence au sens que la tradition philosophique a donné à ce terme depuis Aristote. À cette universalité de droit d’une nature humaine, on oppose l’infinie diversité des modes d’existence collective de l’humanité, soit la diversité culturelle des sociétés humaines, en matière d’alimentation, de vêtement, de canons esthétiques, de normes éthiques, de religion. On sait qu’au-delà de réflexes élémentaires nécessaires à la survie du nouveau-né, telle la tétée, il n’y a pas de détermination instinctive du comportement humain.

            On pourrait assurément répondre que cette diversité culturelle manifestée dans les comportements collectifs est justement ce qui distingue l’humanité des autres espèces animales, et que c’est en elle qu’il faut reconnaître ce qui est essentiel à l’homme : comme le pensaient les Grecs, l’essence d’une chose, c’est aussi ce qui fait sa spécificité, soit ce qui la distingue des autres types d’êtres. Mais ce que nie précisément le culturalisme, c’est que cette spécificité de l’homme soit naturelle. La culture en effet n’est pas transmise par hérédité : elle ne relève pas du patrimoine génétique. Elle est transmise par héritage à travers l’éducation et la vie de relation, moyennant des codes symboliques institués, au premier chef : la langue. La culture est acquise, et non pas innée, et, comme on le sait, il n’y a pas d’hérédité des caractères acquis. Si donc la culture peut spécifier une essence de l’homme, cette essence spécifique n’est pas une nature.

            Ainsi la négation culturaliste de la nature humaine ne nie pas l’appartenance de l’homme à la nature, qui reste pour le culturalisme une évidence, mais une évidence sans portée. Car le culturalisme pose seulement que l’homme ne tient pas de la nature ce qui en lui manifeste son humanité. Son hérédité biologique ne le prédispose pas à acquérir telle culture, et il lui est impossible, sans la vie en société et l’éducation, d’accéder à ce qui distingue une vie humaine de celle des bêtes. Preuve en est le cas de l’enfant sauvage, qui, du fait qu’il a été précocement privé de l’in­sertion dans son groupe social d’origine, se retrouve à terme littéralement déshumanisé, puisque définitivement incapable d’accéder aux modes de comportement proprement humains, à commencer par la parole. Ainsi l’homme naît essentiellement inachevé, et cela se vérifie même d’un point de vue biologique, puisque les liaisons synaptiques continuent de s’instaurer dans le cerveau au-delà de la naissance2.

 

            L’objection culturaliste se double d’une autre que l’on pourrait qualifier d’histo­riciste, puisqu’elle revient à opposer à l’idée d’invariant naturel non pas seulement la diversité des cultures, mais la variabilité de celles-ci au cours du temps, laquelle fait écrire à Lucien Malson que « l’homme n’a point de nature, mais qu’il est une histoire »3. Selon ce point de vue, une nature humaine serait pour l’homme un donné. Or, précisément, l’homme naît démuni : « de tous les êtres vivants, l’homme est à sa naissance le plus incapable, condition de ses progrès ultérieurs »4. Ce n’est certes pas une découverte moderne : l’état natif de privation, et le rôle compensateur de la main, outil naturel de l’intelligence, était souligné depuis les Grecs. Plutôt que bénéficiant d’une nature donnée, l’homme s’est trouvé contraint, et s’est montré capable, de dépasser toute condition donnée d’existence. Selon Kant, c’est l’ingratitude de la nature qui a poussé l’homme à être lui-même cause de son accession à l’humanité. Le petit d’homme naît toujours démuni, mais la culture est ce qui le dispense d’avoir à refaire tout le parcours historique des générations antérieures.

            En ce sens, il faut dire avec Marx que « l’histoire est la véritable histoire naturelle de l’homme »5. L’histoire est ce qui, chez l’homme, vient se substituer à l’évolu­tion naturelle. La sélection naturelle fixe pour un temps des espèces, avec un patrimoine héréditaire qu’elles ne font que transmettre. Mais l’homme est, comme écrit Nietzsche, « cet animal dont le caractère propre n’est pas encore fixé »6. Les autres espèces subsistent pour autant et aussi longtemps qu’elles sont adaptées. L’homme s’adapte lui-même en adaptant son milieu à lui-même, par ses découvertes et ses inventions. Marx voit là un processus par lequel l’homme se naturalise en humanisant la nature : il n’y a pas de nature humaine ; il y a une nature humanisée, et cette humanisation de la nature – que Michel Serres appelle « hominescence » – est aussi la production volontaire de l’humanité de l’hom­me. Selon une formule de Jules Lequier que Sartre reprendra, l’homme fait et, en faisant, se fait : il est son propre produit, et la nature qu’il connaît porte toujours la marque de la praxis humaine, car c’est avant tout en utilisant la nature à ses fins propres que l’homme en est venu à la connaître et à l’expliquer.

            Pour autant que l’histoire est le produit des initiatives volontaires de l’homme, le devenir historique apparaît irréductible au devenir naturel. La nature se caractérise en effet par la permanence de ses lois et la répétitivité cyclique de ses processus : Kant la définit en général comme « l’existence des choses en tant que celle-ci est déterminée suivant des lois universelles »7. C’est cette légalité qui rend les phénomènes explicables et prévisibles. Mais il n’y a pas de lois de l’histoire : elle est faite d’événements singuliers, et de situations non reproductibles. Les lois naturelles sont insuffisantes pour rendre compte du cours de l’histoire : par exemple le besoin naturel de s’alimenter ne peut, justement parce qu'il est universel, rendre compte de l’impressionnante diversité des modes d’alimentation que les groupes humains ont inventés au cours de leur histoire. Si le devenir de l’espèce humaine était prédéterminé naturellement, l’homme n’aurait pas d’histoire : son historicité paraît au contraire attester sa transcendance par rapport à toute détermination naturelle.

 

            Une telle transcendance n’est qu’un autre nom de ce qu’on appelle plus couramment la liberté humaine, et c’est au nom de celle-ci que l’existentialisme philosophique en est venu à nier l’existence de la nature humaine, sous une forme tout à fait explicite chez Sartre. L’objection est ici d’ordre ontologique, et elle se place au point de vue de l’individu plutôt que de la collectivité. Être libre, en effet, c’est être capable d’une action non prédéterminée par des causes autres que soi, et, en ce sens, comme dit Aristote, être « cause de soi »8. La formule de Lequier – « faire et en faisant se faire »9 – fournit une interprétation radicale de cette notion de la liberté, si l’on considère que l’homme n’est rien d’autre que cela. La transcendance historique de l’homme manifeste les deux caractères fondamentaux qui, selon Sartre, font de l’homme, dans les termes de L’être et le néant, un « être-pour-soi », c'est-à-dire un être conscient de soi et décidant de ce qu’il veut être. Il s’agit d’une part de la néantisation et du projet, c'est-à-dire de la capacité de dépasser le déjà donné - de le tenir pour rien -, et de se déterminer soi-même par l’anticipation de soi : capacité de dépasser l’« en-soi » - c'est-à-dire : les choses ; mais aussi : le passé - pour l’ordonner à ce qu’on décide d’être. La liberté va de pair avec la conscience, qui permet la distanciation d’avec soi, la projection : plagiant Heidegger, Sartre dit que l’existence du pour-soi est une ek-sistence - une sortie de ce qu’on a été -, et qu’elle « précède l’es­sence »10, parce que c’est elle qui détermine ce qu’est l’homme, et non pas l’inverse. Les objets artificiels, tel un coupe-papier, ou les vivants autres que l’homme, ne sont que les exemplaires individuels d’un type qu’ils reproduisent, un modèle - un archétype. Mais chaque homme est un exemplaire d’humanité au sens où chacun décide pour lui-même ce que c’est que d’être homme, en l’absence d’un tel archétype. C'est pourquoi il n’y a pas de nature humaine, car s’il y en avait une, l’homme ne pourrait pas être libre, se choisir.

                        Cette conception sartrienne de la liberté a un présupposé ontologique : l’absurdité de l’étant, en tant qu’il est absolument contingent, dépourvu de raison d’être, « de trop »11. Ce présupposé est lui-même lié à l’athéisme, entendu comme négation de la création : « l’existentialisme n’est pas autre chose qu’un effort pour tirer toutes les conséquences d’une position athée cohérente »12. Notamment : « il n’y a pas de nature humaine, puisqu’il n’y a pas de Dieu pour la concevoir »13. La raison de cet athéisme est l’affirmation de la liberté humaine : si l’homme était créé, il répondrait à un projet qui le précéderait, comme le coupe-papier, et il ne pourrait être libre. Et comme l’homme a conscience d’être libre, il ne peut que nier Dieu, et du même coup nier que ce qui existe ait un autre sens que celui que les hommes lui prêtent : l’en-soi ne prend de sens qu’à l’intérieur d’un projet humain (pratique ou théorique). En l’absence d’un Dieu créateur, et d’une nature qui manifesterait sa volonté, l’homme donne sens à lui-même et aux choses en instaurant des valeurs dont sa liberté est le seul fondement.

            Ce point de vue entraîne une conséquence morale : il n’y a pas de valeurs en soi, objectives et universelles, puisqu’une valeur n’existe que dans la mesure où une liberté toujours singulière se la donne. Être libre, c’est l’être absolument, et donc être totalement responsable de son être. Prétendre que les valeurs s’imposent d’elles-mêmes à la conscience, c’est de la « mauvaise foi », qui est une manière de se soulager de « l’angoisse » inhérente à la liberté, celle d’avoir à choisir : la responsabilité consiste au contraire à avoir conscience que, dans ses choix, la liberté est « injustifiable et sans excuse »14, parce qu'elle ne peut s’abriter derrière aucun principe universel et objectif d’obligation. La mauvaise foi conduit à l’esprit de sérieux, qui caractérise celui que Sartre appelle un salaud, et auquel il oppose l’exigence de l’authenticité : être soi-même en étant lucide, c'est-à-dire savoir que « rien ne fait exister la valeur, si ce n’est cette liberté qui du même coup me fait exister moi-même »15. Exister de manière authentique, c’est savoir qu’il n’y a rien en soi qui détermine ce que j’ai à être. Tel est le sens moral de la négation de la nature humaine dans la philosophie sartrienne de la liberté : il n’y a pas de bien ni de mal qui précéderaient le choix qu’en fait la liberté humaine, et qui pourraient constituer pour elle des principes d’obligation ou de réprobation.

 

*

 

            On peut toutefois remarquer qu’il y a une inconséquence dans la définition sartrienne de l’existence authentique. Dans son acception courante, le terme signifie la conformité de quelque chose à une norme ou un critère : en matière d’art, l’authentique s’oppose au faux. Au sens sartrien, l’authenticité apparaît comme la vraie manière d’être homme : ne pas faire comme si la liberté de chacun n’était pas absolue, et comme si l’homme pouvait être autre chose que ce que chacun décide d’être. C'est pourquoi, d’un côté, Sartre affirme qu’il n’y a pas de valeurs morales universelles exprimant ce que l’homme aurait à être en tant que tel. D’un autre côté, il qualifie de manière évidemment péjorative les formes « inauthentiques » de l’exis­tence, réintroduisant ainsi l’idée d’une normativité et d’une condamnation morales. Si la liberté est absolue, il est clair qu’elle peut choisir aussi bien les voies de l’authenticité que celles de l’inauthenticité. La logique du point de vue de Sartre voudrait que ces choix soient considérés comme également authentiques. Il faut donc récuser l’opposition des deux types de conduite : lorsque Sartre disqualifie la morale traditionnelle fondée sur l’idée de nature humaine, il ne fait rien d’autre que ce qu’il disqualifie, mais, à la différence de cette morale, il le fait de manière contradictoire.

            La notion sartrienne d’authenticité se détruit ainsi elle-même parce qu'elle n’a de sens qu’en référence à une idée universelle de ce qu’est l’homme, tout en niant une telle idée. L’homme est pour Sartre cet être qui n’est pas seulement « en soi », mais aussi « pour soi » : la liberté est donc bien une caractéristique universelle qui distingue une certaine catégorie d’êtres, c'est-à-dire une différence spécifique. Il y a par conséquent chez Sartre une définition de l’homme en tant que tel, indépendante de toute existence humaine singulière, et qui en même temps rend possible la singularisation de cette existence : l’homme est le seul être capable - spécifiquement - de se faire lui-même individuellement. Mais cela signifie tout aussi bien que l’exis­tence de chacun n’est pas purement singulière, puisqu'elle vérifie l’essence universelle qui rend possible sa singularisation. Dès lors, on ne voit pas pourquoi il y aurait une contradiction entre l’attribution à l’homme d’une essence - d’un universel humain, logiquement antérieur à toute existence individuelle -, et l’attribution à l’homme de la liberté.

            Que Sartre ait vu là une contradiction s’explique par certaines dérives du créationnisme métaphysique inhérent à la pensée chrétienne. L'être et le néant vise en effet explicitement la doctrine leibnizienne de « l’harmonie préétablie »16, qui est la transposition philosophique du prédestinationnisme introduit dans la théologie chrétienne par Luther. Si l’homme n’a rien d’autre à faire, comme l’enseigne Leibniz, qu’à dérouler des prédicats inscrits dans son essence individuelle, qui est elle-même une composante du meilleur des mondes possibles, alors sa liberté ne diffère pas de celle d’un « tournebroche »17. Et si Dieu ne peut créer qu’en produisant un monde où tout est préordonné d’avance, alors l’affirmation de la liberté humaine doit avoir pour corrélat la négation de la création divine. Mais d’un autre côté, d’où l’homme tiendrait-il sa liberté si ce n’est d’une cause qui la possède, d’un créateur libre et non pas d’une nature non libre ? La solution est alors d’éliminer non pas l’idée d’une essence spécifique de l’homme, mais l’idée leibnizienne d’une essence individuelle préétablie par Dieu : l’homme est créé libre dans la mesure où la liberté fait partie de l’essence humaine universelle, ce qui rend tout être qui possède cette essence capable de se donner, par ses actes, des caractères qui n’y sont pas nécessairement impliqués. L’être libre est celui dont l’existence ne se laisse pas déduire de son essence, tout en étant rendue possible par elle.

 

           

            Il y a une deuxième inconséquence dans la position sartrienne. Sartre dit que « nous sommes condamnés à la liberté »18. Cet attribut pessimiste s’explique par ce qu’il y a de nihiliste dans la philosophie de l’absurde : l’homme est pour rien, dès lors que l’univers est supposé « incréé, sans raison d’être »19, parce que, faute de Créateur, il ne peut avoir ni origine ni destination. L’existence humaine est donc une « passion inutile », à l’« inverse de celle du Christ »20. Elle est en effet vouée de toute façon à la mort, qui est « la néantisation de toutes mes possibilités »21. La liberté est une condamnation parce qu'elle redouble l’absur­dité de l’être. L’être est en soi est absurde parce que dépourvu de raison d’être. Mais l’être pour soi est en outre contradictoire : il ne peut être qu’en étant pour..., en visant des buts  – c’est ce que Sartre appelle son projet –, tout en sachant que c’est, au bout du compte et quoi qu’il fasse, pour rien. En l’absence d’un Dieu qui fasse sens en créant une nature sensée, l’homme « est absurde en ce sens qu’il est ce par quoi tous les fondements et toutes les raisons viennent à l’être, ce par quoi la notion même d’absurde reçoit un sens »22.

Si nous sommes condamnés à la liberté, cela signifie aussi qu’il ne dépend pas de nous d’être ou de ne pas être libres : les abdications de la liberté sont encore son œuvre. La liberté est donc pour nous une condition indépendante de notre volonté, ce qui correspond à la définition de la nature depuis la philosophie grecque. Il ne dépend pas de nous d’avoir à exercer notre capacité d’au­to­dé­termi­nation. Si donc la liberté n’était pas pour l’homme une nature, l’homme devrait pouvoir se choisir libre : il le serait par choix, et non par nature. Mais Sartre montre précisément que c’est impossible, car un tel choix présupposerait la liberté, qui se précéderait elle-même. La seule solution cohérente est alors d’admettre que l’humanité, définie par la liberté, ne peut pas être pour l’homme l’objet d’un choix : elle le constitue comme tel, et le rend naturellement capable de choix.

            La négation de la nature humaine conduit d’ailleurs Sartre au paradoxe : « en un certain sens, écrit-il, je choisis d’être né »23. Nul n’ayant demandé à venir au monde, cela peut seulement signifier que l’homme est un être chez qui l’existence devient l’objet d’un consentement volontaire : nous sommes libres d’assumer ou de refuser notre existence, y compris par le suicide - que Sartre récuse un peu étrangement comme « une absurdité qui fait sombrer ma vie dans l’absurde »24, comme si elle en avait besoin pour ça. Ainsi nous ne sommes pas prédéterminés à persévérer dans notre être. Mais c’est précisément parce que nous sommes nés hommes que nous sommes capables d’un tel choix. Notre liberté est donc bien l’effet, et non la cause, de notre naissance, et « choisir d’être né » ne peut être que le consentement à quelque chose qui est à la fois un donné, et une absence de prédétermination. C’est par naissance - par nature - que nous sommes libres d’assumer notre naissance.

 

            « Naître humain »25 est toutefois une condition nécessaire, mais non suffisante, pour être capable de « projet existentiel ». Dans la mesure où celui-ci consiste à se donner des fins orientant l’existence, il suppose que l’individu soit devenu capable de décision consciente. Or cette capacité ne peut être acquise que moyennant l’éduca­tion et la transmission de l’héritage culturel, qui rend seule possibles le choix délibéré et l’action responsable. En ce sens, l’individu ne naît libre qu’en puissance, et le développement de cette potentialité est soumis à des conditions indépendantes de la volonté individuelle, à savoir : la vie en société et la communication, à la fois affective et intellectuelle, au cours de l’enfance. Il y a une limite d’âge naturelle au-delà de laquelle la privation de culture est quasiment irrémédiable : on peut donc dire que le cas de l’enfant sauvage ne prouve pas l’inexistence, mais bien plutôt l’exis­tence de la nature humaine.

            Dira-t-on que les capacités qui font la liberté humaine sont des acquis sociaux, et non pas des dispositions innées ? On répondra que cela ne saurait empêcher de les considérer comme naturelles. La société et l’apprentissage existent en effet en dehors de l’espèce humaine, et, chez les bêtes, l’instinct est tributaire de la relation : en témoigne le phénomène de l’empreinte, étudié par Konrad Lorenz, qui peut donner lieu à une fixation artificielle contre nature de l’instinct26. Que la nature humaine ne se révèle qu’à l’état social n’enlève rien à son caractère naturel. Une nature peut en effet avoir besoin de certaines circonstances pour se manifester, comme on le vérifie jusque dans le domaine physico-chimique : ainsi certaines réactions chimiques ne se produisent qu’en présence d’un catalyseur.

            L’acquisition de l’héritage culturel a une condition biologique : la constitution du cerveau humain, transmise par hérédité. Il ne s’agit pas ici seulement de sa grande complexité triunique, mais surtout du fait qu’il ait besoin des stimulations externes pour parachever son organisation interne. François Jacob a dit à ce propos que nous sommes programmés pour apprendre. Il ne sert donc à rien d’invoquer l’importance de l’acquis chez l’homme pour nier la nature humaine, car toute acquisition présuppose une capacité innée d’acquérir : comme le savaient déjà les Grecs, on peut tout apprendre par imitation, sauf à imiter, et si l’homme peut avoir une culture, c’est sans doute parce qu'il est par nature, comme dit Aristote, « le plus imitateur des animaux »27. En ce sens, l’acquis est toujours une révélation de l’inné qui lui préexiste. Que cet inné soit d’un autre type que la constitution chimique d’un minéral, ou l’instinct d’un volatile, ne l’empêche pas n’être autant qu’eux un caractère naturel.

 

*

 

            La notion de nature humaine paraît, on le voit, difficile à éliminer, mais on peut alors se demander s’il ne faut pas éliminer la notion au nom de laquelle l’existentia­lisme l’a niée, à savoir celle de liberté. L’attribution de celle-ci à l’homme situe en fait l’existentialisme dans le prolongement de la tradition métaphysique la plus classique. Mais la question est de savoir si l’on peut sans contradiction dire que l’homme est à la fois libre et naturellement conditionné. Thomas d'Aquin a pensé sur ce point que la définition aristotélicienne de l’homme comme animal rationnel permettait d’articuler l’apparte­nance de l’homme à la nature et sa liberté. Pour lui comme pour Aristote, la raison est ce qui permet de délibérer en matière contingente, soit au sujet d’événements qui peuvent se produire ou ne pas se produire : la délibération rationnelle détermine les choix par la considération des possibilités diverses, voire opposées, qui s’offrent à l’action humaine, ce dont l’instinct animal n’est pas capable. C'est pourquoi Thomas d’Aquin en vient à dire que « l’homme possède le libre arbitre du fait même qu’il est rationnel »28.

            Or cette définition de l’homme est apparue contradictoire à partir du moment où la nature a été conçue a priori comme un déterminisme, c'est-à-dire comme excluant toute forme de contingence. Kant a vu là un postulat fondamental de la science moderne, mais il a vu aussi que ce postulat condamnait l’anthropologie à présenter l’homme comme un être contradictoire. Car celui-ci doit être, en tant qu’a­ni­mal, c'est-à-dire en tant qu’être sensible et empirique, considéré comme déterminé de façon nécessaire dans son comportement, lequel doit pouvoir être expliqué scientifiquement. Mais comme être rationnel, l’homme doit être considéré comme une personne libre et responsable, sujet et objet de la loi morale, ayant des droits et des devoirs. Ainsi, du point de vue de la science de la nature, la liberté est impossible. Et du point de vue de la morale, la détermination naturelle est l’obstacle essentiel.

            Cette antinomie kantienne permet de comprendre pourquoi la nature humaine a été niée au nom de la liberté, mais aussi pourquoi la liberté humaine a été niée au nom de la nature. Ces deux négations dépendent du même présupposé : que la nature est un ordre nécessaire excluant la contingence, et par conséquent la liberté. On peut pourtant considérer comme un fait que la liberté humaine s’exerce au sein de la nature, et d’autant plus qu’elle la connaît mieux : c’est ainsi que la découverte du génome a rendu les hommes capables d’intervenir à volonté sur leur propre programmation génétique. Edgar Morin en conclut que la science ne permet certainement pas de considérer l’homme comme le « pantin de l’ADN » : elle donne plutôt la preuve du contraire, et par là-même de la réalité de cette liberté que les hommes tiennent précisément de leur filiation génétique.

 

            L’incohérence précédente peut être évitée si l’on renonce à la définition kantienne déterministe de la nature par la seule nécessité, et cela d’autant plus aisément que la science ne l’impose plus, comme l’attestent entre autres les avancées de la physique quantique. Comment alors penser la nature comme un ordre - un système de déterminations - qui n’exclue pas la contingence ? C’était le cas chez Aristote, qui ne définissait pas la nature a priori, mais à partir de l’expérience comparative des êtres produits par l’homme - les artefacts -, et de ceux qu’il ne produit pas. Les premiers reçoivent de l’extérieur le principe de leur genèse, de leur essence, et de leur fonctionnement. Les seconds se caractérisent au contraire par la spontanéité de leur devenir, et l’intériorité de son principe : la nature - phusis en grec - est ainsi définie comme un principe de devenir à la fois interne et spécifique des êtres naturels. L’art et la nature sont assurément distingués, mais non pas opposés, pour autant que « l’art imite la nature », alors même qu’il lui « fait produire ce qu’elle n’est pas capable de produire toute seule »29 : c’est la nature qui donne à l’art humain ses moyens, et la culture n’a jamais cultivé que la nature. Ainsi comprise, la nature est moins une détermination nécessaire que l’ouverture de certaines possibilités spécifiques, parmi lesquelles il y a l’efficacité propre de l’art humain en tant que transformation volontaire de la nature.

            Appliquons à l’homme cette définition aristotélicienne de la nature. Il y a en l’homme un principe interne et spécifique de devenir, qui est précisément sa capacité de transformer volontairement son milieu naturel, et de se transformer lui-même. L’action volontaire est la forme humaine de la spontanéité naturelle. C'est pourquoi Platon dit que l’homme est l’animal qui se domestique lui-même, contrairement aux autres animaux, qui sont domestiqués par la contrainte de l’art humain, surajoutée à leur nature. L’homme est donc domestique par nature, parce qu'il est non seulement naturellement domesticable, comme d’autres espèces, mais aussi voué par nature à se domestiquer lui-même. C'est pourquoi Edgar Morin peut donc écrire sans contradiction : « l’homme est un être culturel par nature »30. L’enfant sauvage est un animal dénaturé.

            Il y a donc une nature humaine en ce sens que l’homme est naturellement voué à développer son intelligence et sa volonté. Cette vocation est naturelle précisément parce qu'elle ne dépend pas d’un choix volontaire de l’homme. Mais la mise en œuvre de cette vocation et son accomplissement en dépendent, puisqu'ils consistent dans l’usage même de la volonté. Aussi Aristote distingue-t-il ce qui est « par nature », et ce qui est « conformément à la nature »31 : les dispositions acquises - qu’il s’agisse de compétences techniques ou de vertus morales - n’existent ni par nature, ni contrairement à la nature, parce que c’est une indétermination initiale de la nature humaine qui les rend possibles. Si donc on identifie la nature humaine à ce dont l’homme dispose nativement, il faut dire qu’elle n’est pas un donné, mais une virtualité, qui ne s’actualise que par la culture, laquelle présuppose la raison, en tant que puissance innée qu’elle ne produit pas. C'est pourquoi la diversité des cultures n’infirme pas la réalité de la nature humaine : elle vérifie seulement que cette nature est spécifiée par la liberté inhérente à la raison. La diversité culturelle est donc en soi conforme, et non contraire, à la nature humaine.

 

            À la définition de l’homme comme animal rationnel on oppose toutefois le caractère souvent déraisonnable de la conduite humaine : l’homme est de fait le seul animal qui soit capable de se rendre fou. En fait, il n’y a pas là de contradiction. Car s’il est vrai qu’on ne peut être fou et sage à la fois, en revanche la possibilité de la folie est inhérente à la nature rationnelle : « la démence est la rançon de la sapience »32. Seul homo sapiens peut être aussi demens, parce que la liberté est ce qu’Aristote appelle une « puissance rationnelle »33 : sa propriété, par opposition aux causes naturelles irrationnelles - tel le feu qui chauffe et ne peut faire autre chose -, est d’être ouverte aux contraires. La démence de l’homme n’infirme pas la rationalité de la nature humaine : elle la vérifie en attestant la liberté qui est inhérente à celle-ci, pour le meilleur ou pour le pire. Ainsi, « l’être de l’homme, non seulement ne peut être compris sans la folie, mais il ne serait pas l’être de l’homme s’il ne portait en soi la folie comme la limite de sa liberté »34, c'est-à-dire comme le point où cette liberté s’annule.

            La possibilité d’un usage irrationnel de la liberté est donc inhérent à la nature humaine, mais il est en même temps contre nature. La nature de l’homme le rend capable d’agir en contradiction avec sa nature, ce qui définit sa liberté, mais n’impli­que pas que l’homme soit moins libre quand il agit conformément à sa nature d’être rationnel, que quand il agit de façon déraisonnable. La possibilité d’agir contre la raison prouve que c’est librement qu’on obéit à la raison. Mais tout usage irrationnel de la liberté met l’homme en contradiction avec les exigences de sa propre nature : c’est ce qui pour Thomas d'Aquin définit le péché, qui constitue en tant que tel un mal objectif. Par exemple, la culture, on l’a vu, est pour l’homme une exigence naturelle. C’est pourquoi la situation de l’enfant sauvage est contre nature. Mais ne pas éduquer ses enfants ne l’est pas moins. Aussi le droit à l’éducation est-il un droit naturel parce que, d’une part, il répond à une nécessité universelle qui s’impose à la conscience humaine, et, d’autre part, sa réalisation dépend de la conduite volontaire des hommes. C’est en ce sens que la nature humaine est un principe moral : l’homme a une nature qu’il n’a pas faite, et il doit la reconnaître comme condition de possibilité de sa liberté, soit comme norme de l’usage de cette liberté, afin que celle-ci ne se mette pas en contradiction avec ce qui la rend possible.

            Seule l’universalité de la nature humaine peut servir de fondement à une législation morale, parce que seule elle permet de définir un bien objectif, indépendant des choix individuels arbitraires. Sartre a bien vu que sa conception de la liberté, parce qu'elle éliminait la notion de nature humaine, rendait impossible une telle législation : chacun décide de ce qu’est l’homme, et donc de ce qui est « inhumain »35. L’usage de la liberté ne peut être ici que le règne de l’arbitraire. C'est pourquoi Sartre, d’une part, n’a jamais pu écrire la philosophie morale qu’il annonçait à la fin de L'être et le néant, et, d’autre part, a fini par reconnaître explicitement36 qu’il voyait une contradiction radicale entre sa philosophie de la liberté et son combat tardif de militant des Droits de l’Homme. C’est bien la nature, et non la liberté seule, ou plutôt c’est l’existence des conditions naturelles, universellement humaines, de l’exercice de la liberté, qui peut fonder la notion des Droits de l'Homme comme de ce qui s’im­pose à la volonté des individus et des États, droits qu’ils ont à reconnaître, mais dont ils ne peuvent décider. Aussi déclare-t-on que « les hommes naissent libres et égaux en droits ». Cela signifie d’abord que la liberté, non référée à la nature, décide arbitrairement des limites de son exercice, ce qui fait disparaître le droit ; ensuite que l’appartenance naturelle à l’espèce humaine, par voie de génération et donc dès la conception, est le fondement premier et seul objectif du respect mutuel exigible entre personnes libres. C'est pourquoi il est notamment absurde de vitupérer le racisme, tout en niant la nature humaine en tant que fondement de valeurs morales objectives.

 

*

 

            On voit que la question de la nature humaine n’est pas de savoir si l’homme est nativement tout ce qu’il peut être, mais celle de savoir si l’homme en tant que tel est quelque chose de définissable indépendamment de ce que chaque homme veut être.

            On est tenté de dire que la nature humaine n’est pas un donné, mais il paraît plus cohérent de dire qu’elle n’est donnée que comme une vocation naturelle de l’homme, un appel à être qu’il porte en lui-même par naissance, et qu’il dépend de lui, en société avec ses semblables, d’accomplir à leur commun profit plutôt qu’à leur détriment. Une conception déterministe de la nature et une conception anomique de la liberté ont conduit à penser l’homme comme une contradiction. Conformément au principe le plus fondamental de toute pensée rationnelle, il faut plutôt se dire que si l’homme était en soi contradictoire, il n’existerait pas. C’est bien pourquoi, dans la théorie, la liberté a été déniée à l’homme au nom du déterminisme, et sa nature a été niée au nom de sa liberté. Et, sur le plan pratique et existentiel, l’homme s’impose à lui-même une condition malheureuse s’il pense que sa rationalité contredit nécessairement son animalité, ou que son animalité contredit nécessairement sa rationalité.

            Reste que l’attribution à l’homme d’une liberté naturelle revient à lui reconnaître une « programmation ouverte », qui ne l’enferme pas absolument dans certaines possibilités, mais lui permet d’accéder, par la connaissance et l’invention, à des possibilités inédites. C'est pourquoi il y a du sens à dire que l’homme échappe d’une certaine manière à la définition, et que c’est cela même qui le définit, c'est-à-dire le distingue. La nature humaine ne prive pas la personne humaine du pouvoir de décider de soi, mais au contraire le lui donne, et fait dès lors un devoir à chacun de reconnaître en autrui le mystère d’une liberté incoercible, dont personne d’autre ne décide.

 

 

* Une version réduite de ce travail a été publiée dans l'ouvrage collectif Faire naître. De la conception à la naissance : l'art au service de la nature ? (Artège 2009).

 

 

1 Lucien Malson, Les enfants sauvages, p.7.

2 La longueur du temps de maturation du système nerveux central est une caractéristique humaine : elle prend chez l’homme des années, alors qu’elle est achevée en quelques semaines chez les autres mammifères.

3 Lucien Malson, loc. cit..

4 Henri Wallon, cité par L. Malson, loc. cit.

5 Marx, Manuscrits parisiens, 1844.

6 Nietzsche, Par-delà Bien et Mal, § 62.

7 Kant, Prolégomènes, § 14.

8 Aristote, Éthique à Nicomaque, III.

9 Lequier, La recherche d’une première vérité, Fragments posthumes, Saint-Cloud 1865.

10 Sartre, L'être et le néant, p.515.

11 Sartre, La nausée.

12 Sartre, L’existentialisme est un humanisme, p.77.

13 Ibid., p.29.

14 Id., L'être et le néant, p.77.

15 Op.cit., p.138.

16 Leibniz, Monadologie, § 78.

17 Kant, Critique de la Raison pratique.

18 Voir : Sartre, L’être et le néant, Gallimard 1943, p.565.

19 Op. cit., p.34.

20 Op. cit., p.708.

21 Op. cit., p.621.

22 Op. cit., p.559.

23 Op.cit., p.641.

24 Op.cit., p.624.

25 Titre d’un livre de Jacques Mehler et Emmanuel Dupoux, paru en 1990 aux éditions Odile Jacob.

26 Les oies cendrées adoptent comme congénère, et donc comme partenaire sexuel, le premier objet mobile qu’elles aperçoivent après leur éclosion. Les oies de Lorenz se sont ainsi fixées sur... Lorenz lui-même, et lui ont par suite fait la cour au lieu de la faire à leurs congénères naturels.

27 Aristote, Poétique, ch.4, 1448b 7.

28 Thomas d'Aquin, Somme de Théologie, Ia, q.83, a.1.

29 Aristote, Physique, II, 8.

30 Edgar Morin, Le paradigme perdu : la nature humaine, p.100.

31 Aristote, Éthique à Nicomaque, II, 1.

32 Edgar Morin, Le paradigme perdu : la nature humaine, p.145.

33 Aristote, Métaphysique, IX, 1.

34 Jacques Lacan, L’enfance aliénée, cité par E. Morin, loc. cit.

35 Sartre, L'être et le néant, p.630.

36 Dans ses dernières interviews au Nouvel observateur.