Le hasard

            On a coutume de dire de certains événements qu’ils se sont produits « par hasard », par exemple des rencontres que l’on fait au cours d’un voyage qui avait pour but la visite d’un pays. C'est pourquoi Aristote écrit : « On dit que la fortune (tuchè) et le hasard (automaton) font partie des causes, et qu’il y a beaucoup de choses qui doivent leur existence et leur génération à la fortune et au hasard » (Aristote, Physique, II, 4 195b 30). Antérieurement, la sophistique avait distingué trois sortes de causes en disant que les choses se produisent soit par nature (phusis), soit par art (technè), soit par hasard (tuchè).

            Cette trichotomie popularisée par les Sophistes indique que le fortuit est ce qui se produit en dehors du cours naturel des choses et des intentions humaines, et même souvent à leur encontre. Dans ce cas le hasard est ce que nous appelons la fatalité, désignant par là un événement malheureux que l’on n’a pas pu ou su éviter, tout en nous disant qu’il aurait pu l’être. Ainsi, alors que la causalité naturelle ou technique est ce qui rend ses effets explicables, ce qui est dit arriver par hasard nous apparaît plutôt comme inexplicable, voire absurde.

            On peut donc se demander s’il est légitime de considérer le hasard comme une forme de la causalité ?

 

I. Recherche d’une définition.

 

A. L’analyse d’Aristote.

  • Cette analyse peut être caractérisée d’abord comme phénoménologique, s’appuyant tout à la fois sur le discours ordinaire, et sur les singularités empiriques qu’il vise à exprimer : « Puisque nous voyons des choses se produire toujours pareillement, et d’autres le plus souvent (hôs épi polu), il est clair que la fortune n’est la cause ni des unes ni des autres, et que ce qui arrive fortuitement n’est ni ce qui arrive nécessairement et toujours, ni ce qui arrive le plus souvent. Mais puisqu'il arrive aussi des choses en dehors de celles-là, dont tout le monde dit qu’elles sont fortuites, il est clair que la fortune et le hasard sont quelque chose » (Ibid., 5, 196b 10). Sous un premier aspect, le fortuit apparaît comme ce qui s’oppose à la constance et à la régularité de l’ordre naturel : il est irrégulier (anomalon), c'est-à-dire hors règle, et, par suite, exceptionnel.
  • Toujours d’un point de vue phénoménologique, on peut voir ce qui oppose le hasard à l’art : ce dernier est l’exercice d’une causalité intentionnelle, et c’est cette intentionnalité qui paraît faire défaut dans le fortuit. En adaptant ses moyens à ses fins, l’art lutte contre ce que nous appelons les aléas de l’existence - par exemple en concevant ou en installant les prises électriques de façon que les petits enfants ne puissent s’électrocuter en y mettant les doigts. Cette finalité est selon Aristote ce qui apparente l’art à la nature, ou ce en quoi le premier imite la seconde : « Parmi les choses qui arrivent, certaines arrivent en vue d’une fin, d’autres non ; et parmi les premières, certaines sont objet de choix, d’autres non, mais les unes et les autres sont en vue d’une fin ; et il apparaît dès lors que, même en dehors de ce qui arrive nécessairement ou le plus souvent, il peut y avoir des choses qui se trouvent être en vue d’une fin. Or sont en vue d’une fin toutes les choses qui peuvent être réalisées par la pensée (dianoïa) autant que par la nature (phusis) » (Ibid., 17). Aristote ne dit pas que tout arrive en vue d’une fin, ou qu’il y a de la finalité partout - il dit le contraire -, mais que ce qui se produit par nature est dans ce cas, c'est-à-dire a un sens - telle la croissance d’un organisme, et que l’art humain n’est jamais que la forme intentionnelle, subjectivement consciente, d’une finalité déjà présente dans la nature, avant l’intervention de l’art. Ce caractère de finalité manque au hasard.
  • Aristote voit là le moyen d’énoncer une première définition du hasard : « Quand donc de telles choses arrivent par accident, nous les déclarons fortuites » (ibid.). On peut voir un hasard dans la production accidentelle d’une finalité : les hasards « se produisent dans le domaine de ce qui est en vue d’une fin : c’est le cas, par exemple, de celui qui aurait pu venir récupérer son argent s’il avait su que son débiteur faisait une quête ; or il n’est pas venu pour ça, mais c’est par accident qu’il est venu et a fait ce qui lui permettait la récupération ; et cela non pas parce qu'il fréquente l’endroit la plupart du temps ou par nécessité ; quant à la fin, la récupération, elle ne fait pas partie des causes immanentes, mais elle relève du choix et de la pensée ; dans ce cas, dit?on, c’est fortuitement qu’il est venu. Mais si ç’avait été par choix et en vue de cette fin, qu’il fréquente cet endroit toujours ou le plus souvent, ce n’aurait pas été fortuit. Il est ainsi clair que la fortune (tuchè) est une cause accidentelle dans le domaine de ce qui est par choix en vue d’une fin »  (Ibid., 33). Là où une fin se réalise sans que ce soit par nature ou par volonté, on peut parler de hasard.

 

B. Insuffisance de la définition précédente.

  • Aristote la met lui-même en évidence en montrant que cette définition est celle de la chance, soit de la fortune, bonne ou mauvaise (malchance), et que celle-ci n’est qu’une forme du fortuit. Il faut distinguer tuchè et automaton : « Ils diffèrent en ce que le hasard a plus d’extension : car tout effet de fortune arrive par hasard, mais l’inverse n’est pas vrai. C’est que la fortune et ses effets se trouvent dans ce qui peut être objet de chance et en général d’action (praxis). Aussi la fortune concerne?t?elle nécessairement les objets de l’activité pratique. (...) Le hasard quant à lui se produit aussi chez les bêtes et beaucoup d’inanimés : on dira par exemple que le cheval est venu par hasard, parce qu'il s’est sauvé en venant, sans être venu pour ça. Et que le trépied est tombé par hasard : car il tient debout en sorte qu’on puisse s’y asseoir, mais il n’est pas tombé pour ça. Il est dès lors clair que c’est dans le domaine des choses qui ont lieu absolument en vue d’une fin, quand ce dont la cause est extérieure n’a pas été en vue de ce qui est arrivé, que nous parlons de hasard ; et de fortune, pour tout ce qui arrive par hasard dans ce qui peut être objet de choix chez les êtres qui en ont la faculté. (...) Ainsi le hasard (automaton), comme son nom l’indique, est ce qui se produit de soi en vain (auto matèn) : car la pierre n’est pas tombée en vue de frapper ; elle est donc tombée par hasard, personne ne l’ayant fait tomber pour frapper » (Ibid., 197a 36, 197b 13, 29).
  • La dernière phrase énonce déjà, on le voit, l’exemple éculé que reprend Bergson : « Une énorme tuile, arrachée par le vent, tombe et assomme un passant. Nous disons que c’est un hasard. Le dirions?nous, si la tuile s’était simplement brisée sur le sol ? Peut-être, mais c’est que nous penserions vaguement alors à un homme qui aurait pu se trouver là, ou parce que, pour une raison ou pour une autre, ce point spécial du trottoir nous intéressait particulièrement, de telle sorte que la tuile semble l’avoir choisi pour y tomber. Dans les deux cas, il n’y a de hasard que parce qu’un intérêt humain est en jeu et parce que les choses se sont passées comme si l’homme avait été pris en considération, soit en vue de lui rendre service, soit plutôt avec l’intention de lui nuire. Ne pensez qu’au vent arrachant la tuile, à la tuile tombant sur le trottoir, au choc de la tuile contre le sol : vous ne voyez plus que du mécanisme, le hasard s’évanouit. Pour qu’il intervienne, il faut que, l’effet ayant une signification humaine, cette signification rejaillisse sur la cause et la colore, pour ainsi dire, d’humanité. Le hasard est donc le mécanisme se comportant comme s’il avait une intention » (Bergson, Les deux sources de la morale et de la religion, ch.II, pp.155?156). À la différence d’Aristote, Bergson entend montrer par là que la notion de hasard est purement anthropomorphique : loin de correspondre à un aspect du réel, à la nature de certains faits, elle ne fait jamais qu’exprimer la considération privilégiée que nous adoptons à l’égard de certains d’entre eux parce qu'ils nous intéressent. En ce sens, la notion de hasard est dépourvue d’objectivité, car elle n’est que la manifestation d’une intention subjective de la part de l’homme.
  • La critique bergsonienne est équivoque : d’un côté elle prend appui sur la première définition donnée par Aristote ; d’un autre côté, elle néglige la distinction que réclame Aristote entre le hasard et la chance. Ce qui semble donner raison à Bergson, c’est que l’exemple donné par Aristote pour illustrer la notion d’automaton peut être soupçonné de renvoyer implicitement à un intérêt humain. Or les conceptions de l’un et de l’autre indiquent aussi un moyen simple d’échapper à l’interprétation purement subjectiviste du hasard. Il suffit pour cela d’en étendre la notion à des événements dans lesquels aucun intérêt humain n’est manifestement en jeu : on dira par exemple que c’est par hasard que telle tuile est venue se briser à tel endroit du trottoir, ou que la pierre qui est tombée a fait un trou à tel endroit du sol.

 

C. Définition objective du hasard.

  • On peut la tirer d’une analyse plus approfondie de la première définition d’Aristote. Bergson n’en a retenu que l’aspect finaliste. Or cette définition décrit l’événement fortuit comme celui par lequel se réalise éventuellement, et non pas nécessairement, une finalité. Mais les exemples donnés par Aristote montrent clairement que, même lorsque c’est le cas, la finalité n’a joué aucun rôle causal dans la production de l’événement : tout se passe comme si l’événement était déterminé par une cause finale, mais précisément, ce n’est pas le cas, et c’est pour cela qu’il s’agit d’un hasard. On pourrait appliquer à celui-ci la formule que Kant utilise - problématiquement - au sujet de la beauté : finalité sans fin, ou, plus précisément, « forme d’une finalité sans représentation d’une fin ». Tel paraît être le sens de l’exégèse aristotélicienne du terme automaton : tandis que la nature et l’art n’agissent jamais en vain (matèn), l’efficience causale qui produit le hasard est dite vaine parce que la détermination téléologique n’y joue pas de rôle causal.
  • Pour définir objectivement le hasard, il faut donc détacher sa notion de celle de finalité, et l’envisager par conséquent du point de vue de la cause efficiente, abstraction faite de toute détermination téléologique. Cela revient à envisager le hasard du point de vue de la causalité mécanique, par exemple comme intersection de deux trajectoires dans l’espace, celles du passant et de la tuile détachée du toit, ou celles de la voiture roulant sur l’autoroute et du pigeon qui la heurte en plein vol. Ce qui fait qu’il y a hasard, c’est l’interférence de causes efficientes qui produisent leur effet indépendamment l’une de l’autre : « Ce qui provient du concours de causes diverses est fortuit (casuale). (...) Tout effet provenant du concours de deux volontés qui ne sont pas ordonnées l’une à l’autre est un effet fortuit : comme dans le cas de celui qui, venant s’approvisionner au marché, y rencontre son créancier sans qu’il y ait eu rendez?vous » (Thomas d'Aquin, Somme contre les Gentils, II, 44 et 83). Même dans le cas d’actions volontaires, c’est l’interférence des causes efficientes tendant chacune à son propre effet qui produit le hasard, chanceux ou malchanceux, soit comme surcroît de finalité, ou comme obstacle à la réalisation d’une fin voulue.
  • Le hasard se trouve alors objectivement défini comme interférence de séries causales indépendantes, définition que Cournot a reprise à saint Thomas : « Les événements amenés par la combinaison ou la rencontre d’autres événements qui appartiennent à des séries indépendantes les unes des autres, sont ce qu’on nomme des événements fortuits, ou des résultats du hasard. (...) Les hommes n’auraient jamais fait usage de leur mémoire et de leur raison pour écrire l’histoire et des traités sur les sciences, qu’il n’y en aurait pas moins, dans l’évolution des phénomènes, une part faite à des lois permanentes et régulières, susceptibles par conséquent de coordination systématique, et une part laissée à l’influence des faits antérieurs, produits du hasard ou des combinaisons accidentelles entre diverses séries de causes indépendantes les unes des autres. La notion du hasard, comme nous nous sommes efforcés de l’établir ailleurs, a son fondement dans la nature, et n’est pas seulement relative à la faiblesse de l’esprit humain. Il faut en dire autant de la distinction entre la donnée historique et la donnée théorique. Une intelligence qui remonterait bien plus haut que nous dans la série des phases que le système planétaire a traversées, rencontrerait comme nous des fais primordiaux, arbitraires et contingents (en ce sens que la théorie n’en rend pas raison), et qu’il lui faudrait accepter à titre de données historiques, c'est-à-dire comme les résultats du concours accidentel de causes qui ont agi dans des temps encore plus reculés [la comète et la fin des dinosaures]. Supposer que cette distinction n’est pas essentielle, c’est admettre que le temps n’est qu’une illusion, ou c’est s’élever à un ordre de réalités au sein desquelles le temps disparaît » (Cournot, Essai sur les fondements de la connaissance et sur les caractères de la critique philosophique, pp.37, 460). La fin de ce texte a l’intérêt de montrer que la critique bergsonienne du hasard est à certains égards inconséquente, car l’objectif philosophique essentiel de Bergson était d’attester la réalité du temps. Or celle-ci serait annulée dans un univers qui exclurait par principe l’existence du hasard et l’objectivité de sa notion.

 

II. Apories.

 

A. Irrationalité du hasard.

  • Le hasard, considéré dans sa définition objective, ne peut que choquer la raison, car il apparaît comme un mixte mystérieux et peut-être contradictoire de causalité et de non-causalité. On ne peut en effet le déclarer sans cause, puisqu'il n’existe que par l’interférence d’efficiences mécaniques. Ainsi l’événement fortuit est causé, mais, en même temps, il apparaît inexplicable parce qu'il n’est lié de façon déterminée à aucune des causes qui le produisent : chacune ne le produit que par son interférence avec l’autre, et il n’y a rien pour expliquer l’interférence elle-même, comme le ferait une cause finale, par exemple dans le cas du joueur de billard qui sait ordonner les impulsions mécaniques pour obtenir son résultat. Or, dire que le hasard est à la fois causé et inexplicable paraît comporter un usage contradictoire de la notion de causalité, qui implique un lien déterminé entre cause et effet.
  • C'est pourquoi Aristote caractérise le fortuit comme essentiellement indéterminé : « Les causes d’où proviennent le fortuit sont nécessairement indéterminées. De là vient que la fortune paraît elle-même relever de l’indéterminé, et qu’elle échappe à l’homme, et qu’on en vienne à penser que rien n’arrive fortuitement. Il est correct de s’exprimer ainsi, pour autant que c’est rationnel. D’une part en effet, il est possible que quelque chose arrive par hasard, car il se produit de l’accidentel, et la fortune est cause par accident, mais absolument parlant elle n’est cause de rien : par exemple c’est le bâtisseur qui est cause de la maison, mais par accident il s’agit d’un joueur de flûte ; ou encore l’on recouvre son argent en venant, sans être venu pour ça, mais pour une infinité de raisons possibles : on voulait voir quelqu'un, accuser ou se défendre, voir un spectacle... Et il est juste de dire que la fortune est quelque chose d’irrationnel : car la raison se trouve dans ce qui existe toujours ou le plus souvent, tandis que le fortuit est ce qui y fait exception » (Aristote, Physique, 5, 197a 8). Aristote paraît contester ici son propre point de départ en disant que la fortune est « cause par accident » et, comme telle, « cause de rien », c'est-à-dire pas cause du tout. Tel est le sens de la distinction entre la cause par soi - qui est seule véritablement cause -, et la cause par accident, qui n’a pour ainsi dire de la cause que le nom : « De même qu’il y a ce qui est par soi (kath’auto) et ce qui est par accident (kata sumbébèkos), de même en va?t?il pour la cause : par exemple, la cause par soi de la maison, c’est le bâtisseur, par accident, c’est le blanc ou le lettré. La cause par soi est donc déterminée (hôrisménon), tandis que la cause par accident est indéterminée (aoriston) : une chose unique peut en effet avoir une infinité d’accidents » (Ibid., 196b 24). Comme dit ailleurs Aristote, n’importe quoi arrive par hasard, alors que le principe général de la détermination causale est : mêmes causes, mêmes effets. Il s’explique par là que la réalité du hasard soit déniée au nom de la raison : parce qu’il est paralogon, il est aussi adèlos anthrôpinèi dianoïai.
  • Cette dénégation se heurte cependant au fait que le hasard paraît non seulement exister, mais exercer une causalité éventuellement impressionnante, notamment dans l’histoire humaine : « Qui voudra connaître à plein la vanité de l’homme n’a qu’à considérer les causes et les effets de l’amour. La cause en est un je ne sais quoi (Corneille), et les effets en sont effroyables. Ce je ne sais quoi, si peu de chose qu’on ne peut le reconnaître, remue toute la terre, les princes, les armes, le monde entier. – Le nez de Cléopâtre, s’il eût été plus court, toute la face de la terre aurait changé » (Pascal, Pensées, B 162). Cette causalité du hasard s’exprime dans le dicton : « petites causes, grands effets », qui contredit directement le principe de la détermination causale, selon lequel « Il doit y avoir pour le moins autant de réalité dans la cause efficiente et totale que dans son effet ; car d’où est-ce que l’effet peut tirer sa réalité, sinon de sa cause ? et comment cette cause la lui pourrait?elle communiquer si elle ne l’avait en elle-même ? » (Descartes, 3ème Méditation, § 16). L’irrationalité consiste ici dans la disproportion entre la cause et l’effet :admettre la possibilité et la réalité d’une telle disproportion, c’est en fait remettre en question la validité du principe de causalité en tant que principe rationnel d’explication.

 

B. Hasard et rationalisme.

  • Cette irrationalité explique pour Aristote « le vieux discours qui supprime le hasard (ho palaïos logos ho anaïrôn tèn tuchèn) » (Physique, II, 4, 196a 14), au nom de la nécessité naturelle. La science semble ne pouvoir que nier le hasard dans la mesure même où elle a vocation à rendre compte de la production des événements en termes de causalité déterminante et, pour autant, intelligible. Ce point de vue de certains des physiologues présocratiques se retrouve dans la science moderne : « Tout ce qui arrive est hypothétiquement nécessaire ; c’est là un principe qui soumet le changement dans le monde à une loi, c'est-à-dire à une règle de l’existence nécessaire, sans laquelle il n’y aurait pas même de nature. C'est pourquoi le principe : rien n’arrive par un hasard aveugle (in mundo non datur casus) est une loi  a priori de la nature » (Kant, Critique de la Raison pure, Analytique des principes, GF p.254). Le hasard serait une causalité aveugle en ce qu’il est dépourvu d’intelligibilité. La négation du hasard apparaît par suite à Kant comme un a priori constitutif, une condition de possibilité de l’explication scientifique : en admettre la possibilité rendrait impensable l’existence d’un ordre des choses. À la fin de la Remarque sur la preuve de l’antithèse de la 3ème antinomie, Kant souligne que c’est cette raison qui rend la liberté tout aussi inassimilable à la science tout autant que le hasard : ils seraient l’un et l’autre une source de désordre, alors que la science ne connaît que des principes d’ordre.
  • Spinoza a donné une justification métaphysique de cette négation rationaliste du hasard : s’il est vrai que seul existe l’être nécessaire, c'est-à-dire le seul être dont la raison doive admettre a priori l’existence (argument ontologique), alors tout ce qui existe est nécessaire. Parce qu’« il est de la nature de la raison de considérer les choses non comme contingentes, mais comme nécessaires » (Spinoza, Éthique, 2ème partie, Prop. XLIV), il faut dire qu’« il n’est rien donné de contingent dans la nature, mais tout y est déterminé par la nécessité de la nature divine à exister et à produire quelque effet d’une certaine manière » (op.cit., 1ère partie, Prop. XXIX). Le hasard, comme la liberté au sens ordinaire, ne peuvent être que des illusions résultant d’une ignorance de l’efficience réelle des causes. Voltaire - qui par ailleurs se faisait le chantre de la liberté niée par Spinoza - écrit dans le même sens : « Ce que nous appelons hasard n’est et ne peut être que la cause ignorée d’un effet connu » (Dictionnaire philosophique, art. Atomes).
  • Hegel, dans sa volonté d’achever le rationalisme philosophique, a logiquement étendu la négation du hasard à l’histoire, dans laquelle Thomas d'Aquin, Pascal et Cournot voyaient son principal domaine : « La réflexion philosophique n’a d’autre but que d’éliminer le hasard. La contingence est la même que la nécessité extérieure : une nécessité qui se ramène à des causes qui elles-mêmes ne sont que des circonstances externes. Nous devons chercher dans l’histoire un but universel, le but final du monde – non un but particulier de l’esprit subjectif ou du sentiment humain. Nous devons le saisir avec la raison, car la raison ne peut trouver de l’intérêt dans aucun but fini particulier, mais seulement dans le but absolu. (...) Il faut apporter à l’histoire la foi et l’idée que le monde du vouloir n’est pas livré au hasard. Une fin ultime domine la vie des peuples ; la raison est présente dans l’histoire universelle – non la raison subjective, particulière, mais la raison divine, absolue » (Hegel, La raison dans l’histoire, L’histoire philosophique, ch.1, éd. 10/18 p.48). L’ambition de Hegel est donc de penser l’histoire en totalité, comme un processus intégralement rationnel, c'est-à-dire nécessaire. Marx pour sa part professera un déterminisme historique qui se présentera comme une transposition matérialiste du nécessitarisme hégélien, dans laquelle l’avènement de la société sans classes - « l’humanité socialisée » de la 10ème thèse sur Feuerbach - remplacera l’accomplissement de l’esprit absolu.

 

C. Le hasard est-il éliminable ?

  • En même temps qu’il fait de cette élimination un mot d’ordre, Hegel en indique la condition théorique, déjà mise en évidence par Kant dans son Idée d’une histoire universelle : il faut appliquer à l’histoire le principe qui permet de comprendre les organismes naturels, c'est-à-dire la penser du point de vue de la fin qui lui donne son sens. Si en effet l’on ne se réfère pas à la cause finale, il ne reste que les causes mécaniques, dont l’entrecroisement apparaît contingent dans la mesure où elles ne dépendent pas les unes des autres : cette contingence n’est surmontée, et l’ensemble des causalités mécaniques ne forme une totalité intelligible que si on montre comment elles sont coordonnées pour concourir à une fin. Dans l’histoire, les actions humaines peuvent être envisagées comme des causes mécaniques pour autant qu’elles entraînent des conséquences. Si l’on s’en tient à ce point de vue, l’histoire se présente comme l’interférence aléatoire des actions humaines, soit comme une série de hasards, et par suite comme un scandale aux yeux de la raison : alors qu’elle est censée être le lieu d’exercice de la volonté rationnelle des hommes, elle se présente comme « un récit inintelligible, plein de bruit et de fureur, et raconté par un idiot » (Shakespeare, Macbeth). Le hasard ne sera éliminé que si l’on peut montrer que la contingence apparente du cours des choses est la manifestation d’une nécessité interne - ce que Kant appelle un « plan caché de la nature », et Hegel une « ruse de la raison » -, selon laquelle les acteurs historiques contribuent malgré eux à la réalisation d’une fin qui les dépasse. Or, tant qu’elle n’est pas arrivée à sa fin, « l’histoire continue », comme l’aurait avoué Hegel sur son lit de mort, ce qui est une banalité, mais signifie que la fin de l’histoire reste en suspens, ou qu’on ne sait pas en quoi consiste la fin qui permettrait de la penser comme une totalité nécessaire.
  • Le point de vue de Hegel renvoie ainsi à un problème soulevé par Aristote à propos de ceux de ses devanciers qui niaient le hasard au nom de la nécessité naturelle. Ils identifiaient celle-ci à la détermination mécanique, comme c’est encore le cas chez Spinoza, et chez les matérialistes du siècle des Lumières, qui récusaient la notion de cause finale. Aristote n’a pas de peine à montrer que ce nécessitarisme est inconséquent, car, du point de vue de la causalité mécanique, l’interférence des causes ne peut apparaître que comme un hasard : il n’y a pas d’explication mécanique de la coordination des causes mécaniques. Pour rendre compte de celle-ci, il faut faire appel à un autre type de causalité, et c'est pourquoi Aristote avait inventé la notion de cause finale, et affirmé qu’elle était nécessaire à l’explication physique des phénomènes. Si donc la nécessité naturelle est réduite à la détermination mécanique - réductionnisme mécaniciste -, il apparaît que cette soi-disant nécessité se renverse dans son opposé, la contingence du fortuit. D’un autre côté, Aristote montre que le recours à la cause finale fournit sans doute un principe d’explication qui manque au mécanicisme, mais qu’il n’entraîne pas une élimination du hasard : dans la mesure où une finalité ne se réalise que par la mise en œuvre coordonnée de mécanismes - comme c’est le cas dans l’organisme naturel, mais aussi dans l’art, et plus généralement dans toute action intelligente -, il peut se faire qu’une finalité soit accidentellement entravée par l’interférence d’une cause mécanique, comme c’est le cas, selon Aristote, chez les monstres.
  • Le raisonnement d’Aristote explique certains aspects du discours scientifique contemporain. Aristote avait en effet anticipé, en critiquant les présocratiques, certains thèmes de la biologie darwinienne : « Voici une aporie : qu'est-ce qui empêche la nature de produire non pas en vue d’une fin et parce que c’est le mieux, (...) mais par nécessité ? (...) Par exemple, que les dents poussent par nécessité, les unes, incisives, tranchantes et aptes à déchirer, les autres, molaires, plates et utiles pour broyer la nourriture, sans qu’elles soient apparues pour cela, mais seulement par rencontre. De même pour toutes les autres parties où il semble y avoir de la finalité. De sorte qu’assurément, les êtres qui présentaient une apparence de finalité, ceux?là ont été conservés pour avoir été constitués par hasard (apo toû automatou) de manière adaptée ; les autres au contraire ont péri et périssent, comme Empédocle le dit des bovins à face d’homme » (Aristote, Physique, II, 8, 198b 16 et 24). Le néo-darwinien Jacques Monod pense que la biologie, comme toute science de la nature, repose sur un « postulat d’objectivité » qui consiste à poser en principe que « la nature est objective et non pas projective », et que l’explication des êtres naturels doit exclure le recours aux causes finales, soit la possibilité d’expliquer les êtres en leur supposant un sens, en montrant pourquoi ils sont faits, à quoi ils sont bons. La conséquence est que Monod doit considérer comme un hasard tout ce qui dans la nature permet un concours organisé de causes mécaniques : « Toute évolution sensible, telle que la différenciation de deux espèces, même très voisines, résulte d’un grand nombre de mutations indépendantes, successivement accumulées dans l’espèce originale, puis, toujours au hasard, recombinées grâce au ‘’flux génétique’’ promu par la sexualité. (...) Nous disons que ces altérations sont accidentelles, qu’elles ont lieu au hasard. Et puisqu'elles constituent la seule source possible de modifications du texte génétique, seul dépositaire, à son tour, des structures héréditaires de l’organisme, il s’ensuit nécessairement que le hasard seul est à la source de toute nouveauté, de toute création dans la biosphère. Le hasard pur, le seul hasard, liberté absolue mais aveugle, à la racine même du prodigieux édifice de l’évolution : cette notion centrale de la biologie moderne n’est plus aujourd’hui une hypothèse, parmi d’autres possibles ou au moins concevables. Elle est la seule concevable, comme seule compatible avec les faits d’observation et d’expérience. Et rien ne permet de supposer (ou d’espérer) que nos conceptions sur ce point devront ou même pourront être révisées. (...) D’un jeu totalement aveugle, tout, par définition, peut sortir, y compris la vision elle-même » (Jacques Monod, Le hasard et la nécessité, pp.139, 127, et 112). Il paraît donc très douteux que la science puisse et doive éliminer le hasard. En effet, une science qui se voudrait mécaniste - celle dont Kant fait la théorie dans la Critique de la Raison pure -, loin d’éliminer le hasard, le généralise en l’étendant même à des régularités naturelles particulièrement remarquables. Et une science qui s’autoriserait à être finaliste pour éviter cette absurdité - celle dont Kant fait la théorie dans la Critique de la Faculté de Juger - ne l’éliminerait pas non plus. Il y a ici une sorte de dilemme : la science ne peut exclure a priori le hasard parce que, si elle est mécaniste, elle est conduite à en faire un principe, et si elle est finaliste, elle lui fait une place. Elle doit donc le considérer comme inéliminable, tout en reconnaissant qu’il n’est pas objet de science : « De ce qui est fortuit, il n’y a pas de science démonstrative : car le fortuit ne se présente ni comme ce qui est nécessaire ni comme ce qui est constant ; il s’y oppose plutôt, alors que c’est d’eux qu’il y a démonstration. Car tout syllogisme part de prémisses nécessaires ou constantes : et si les prémisses sont nécessaires, la conclusion est nécessaire ; si les prémisses sont constantes, la conclusion l’est aussi. Dès lors, si le fortuit n’est ni constant ni nécessaire, il ne saurait y en avoir de démonstration » (Aristote, Seconds Analytiques, I, 30).

 

III. Réalité et signification du hasard.

 

A. Le hasard est un fait.

  • La science doit renoncer à nier a priori le hasard à partir du moment où elle le vérifie en quelque sorte expérimentalement, dans la mesure où elle le produit elle-même, et introduit ce faisant une indétermination dans les phénomènes qu’elle étudie, laquelle impose une limite à son pouvoir explicatif. C’est ainsi qu’on peut interpréter le cas des expériences en microphysique, qui ont conduit à la formulation par Heisenberg de sa « relation d’incerti­tude », autrement appelée « principe d’indétermination » (Heisenberg, Physique et philosophie, ch.2, p.27). On peut bien parler de hasard ici, parce que les particules observées et les photons dont on les bombarde interfèrent comme des causes indépendantes, et cette interférence produit un effet aléatoire qui rend impossible l’explica­tion déterministe du phénomène.
  • Ces avancées récentes de la science montrent du même coup qu’elle n’a pas besoin d’éliminer le hasard, mais seulement de limiter sa propre capacité explicative. Ce qui se vérifie jusque dans l’expérimentation microphysique, c’est que la légalité des processus naturels n’exclut nullement la production des événements fortuits : elle la rend possible, de telle sorte que ces événements ne changent rien aux lois dont ils résultent. Par exemple, on peut très bien se dire que la particule observée aurait effectué un mouvement différent si elle n’avait pas interféré avec des photons, mais pour autant, le mouvement en question est physiquement indéterminable, parce qu'on ne peut connaître également, par les moyens expérimentaux, la vitesse et la position de la particule. On voit par là que, pour que la science soit possible, il faut et il suffit qu’il y ait de l’explica­ble, c'est-à-dire des rapports de causalité déterminés, connaissables à partir de l’expérience ; mais il n’est nullement nécessaire de présupposer a priori que tout soit explicable, contrairement à ce qu’affirme la Critique de la Raison pure. Aristote pour sa part distinguait entre ce qui arrive dans la nature et ce qui arrive par nature : selon une terminologie ultérieure reprise par Kant, la première expression signifie la nature au sens matériel, comme ensemble des êtres naturels, et la deuxième au sens formel, comme « conformité » des phénomènes « à des lois » (Prolégomènes, § 16).
  • Cela permet de comprendre qu’on puisse construire de véritables machines à produire du hasard, soit des dispositifs mécaniques conçus pour produire des effets aléatoires, par exemple une roulette. Un tel dispositif permet de faire interférer de façon aveugle des causes indépendantes : une fois le plateau lancé, les numéros deviennent invisibles, et le croupier ne peut en viser un - à supposer qu’il ait l’agilité nécessaire pour l’atteindre à coup sûr. Le dispositif rend ainsi impossible tout contrôle sur le jeu mutuel des causes mises en présence, au contraire de ce qui se passe par exemple au jeu de billard, où l’art du joueur lui permet de savoir quelle coordination de mouvements lui permettra d’atteindre son but. Un jeu de hasard tel que la roulette est une machine à produire de l’imprévisible, tant pour l’opérateur que pour les observateurs, condamnés à parier sans pouvoir prévoir. Et l’on pourrait certes se dire, comme Laplace, que l’événement considéré - la sortie d’un numéro - pourrait être prévu si l’on connaissait la totalité des causes qui y concourent, soit que l’imprévisibilité de l’événement est due seulement à un défaut de connaissance. Or il faut dire aussi que la prévision en fait irréalisable de l’événement ne supprimerait pas son caractère fortuit, parce qu'elle serait effectuée à partir d’une situation initiale dans laquelle les causes multiples - par exemple le lancer de la bille à tel moment de la rotation du plateau - seraient mises en présence de manière contingente et non pas nécessaire : c'est l’absence de coordination initiale qui rend aléatoire le résultat final.

 

B. Le hasard ne peut pas être un principe.

  • Ce que vérifie entre autres le jeu de hasard, c’est que la rencontre des causes présuppose les causes : il ne peut y avoir interférence aléatoire que s’il y a d’abord détermination causale, par exemple s’il y a une loi qui fait que le frottement du plateau sur le pivot ralentit progressivement la rotation du premier jusqu’à l’arrêter, et une loi de composition des mouvements qui fait que l’interférence entre la rotation et la trajectoire de la bille conduit celle-ci à s’arrêter sur tel numéro. En termes aristotéliciens, la cause par accident ne saurait être antérieure à la cause par soi : « Puisque le hasard et la fortune sont cause de ce dont l’intelligence et la nature peuvent être cause, (quand ils sont cause par accident d’une telle chose), et puisque rien d’accidentel n’est antérieur à ce qui est par soi, il est clair que la cause par accident ne sera pas non plus antérieure à la cause par soi. Le hasard et la fortune sont donc postérieurs à l’intelligence et à la nature » (Aristote, Physique, II, 6, 198a 5).
  • Cela permet de comprendre qu’il puisse y avoir, paradoxalement, des lois du hasard. Il s’agit en fait de ce qu’on appelle aussi lois des grands nombres, lesquelles font l’objet du calcul des probabilités. Les processus aléatoires présentent en effet une forme de régularité à partir du moment où ils sont reproduits de façon fréquente. La loi la plus simple ici est que dans un dispositif aléatoire, les nombres d’occurrences de chaque événement possible tendent à s’égaliser : plus longtemps on fera fonctionner le dispositif, plus les écarts de fréquence entre les événements s’amenuiseront. Cela s’explique aisément par le fait que, dans un dispositif aléatoire, les mêmes causes agissent toujours de la même façon, et non seulement produisent tous leurs effets possibles, mais les reproduisent indéfiniment aussi longtemps qu’elles sont à l’œuvre : les conditions initiales sont toujours les mêmes, ou du moins les différences dans ces conditions (position du plateau au moment de son lancement, moment et direction du lancer de la bille) tendent elles aussi à se compenser, et par suite, les nombres d’occurrences de chaque événement possible (sortie d’un numéro) tendent à s’égaliser. Cette légalité de l’aléatoire donne en fait à vérifier qu’il est conditionné par les régularités naturelles qui le rendent possible.
  • Aristote en déduisait que le hasard ne peut d’aucune manière être considéré comme un principe, et invoqué comme un principe d’explication, voire comme une cause première : « si pour comble le hasard était cause du ciel, il faudrait d’abord qu’intelligence et nature soient cause de beaucoup de choses en plus de cet univers » (ibid.). Autrement dit, il est impossible de faire du hasard une cause première, et l’hypothèse d’une production aléatoire de l’ordre cosmique supposerait des conditions préalables beaucoup plus difficiles à concevoir que la production directe de cet ordre par une intelligence divine. Monod confirme d’ailleurs Aristote sur ce point, en prêtant au hasard la capacité divine de faire des miracles (Le hasard et la nécessité, pp.152 et 155). Il n’y a pour Aristote aucune irrationalité à admettre que du hasard puisse se produire à l’intérieur de l’ordre causal qui constitue l’univers, mais il y en a une à penser que le hasard pourrait fonder l’ordre qu’il présuppose : la science ne se contredit pas elle-même en admettant le hasard, mais elle renonce à elle-même quand elle prétend en faire un principe. C’est le sens qu’on peut donner au titre de Mallarmé : « Un coup de dés jamais n’abolira le hasard ». Ce qui abolit le hasard, c’est l’ordre intelligible des lois naturelles, qui fait que les choses ne vont pas au hasard, alors même qu’elles entraînent certains hasards. Mais il apparaît alors contradictoire de supposer que ce soit par hasard - le coup de dés - que le hasard puisse être ainsi aboli : l’abolition, fût-elle limitée, du hasard, requiert autre chose que le hasard.

 

C. Le hasard comme forme particulière de contingence.

  • Le hasard ne présuppose pas seulement l’existence et la légalité des causes, aussi et surtout leur indépendance. C’est pourquoi il est impensable dans le cadre d’un monisme ontologique comme celui de Parménide ou de Spinoza, dans lequel la diversité des êtres n’est qu’une apparence dépourvue de substantialité. Il l’est tout autant dans le substitut « scientifique » de ce monisme qu’est le déterminisme intégral. Le hasard n’est admissible que dans le cadre d’un pluralisme ontologique, soit d’une ontologie qui admette l’existence d’êtres substantiellement distincts et relativement autonomes les uns par rapport aux autres, c'est-à-dire capables de produire des effets propres indépendamment de l’efficience des autres substances. C'est pourquoi on peut voir un lien en profondeurchez Aristote entre la place reconnue au hasard dans la nature et la reconnaissance de la substantialité de l’individu, ou, si l’on veut, du caractère avant tout individuel de la substance en tant que telle. Mais on peut juger aussi que la pratique scientifique confirme ce point de vue : comme le souligne Bachelard, l’expérimentation scientifique repose sur la possibilité d’isoler les causes, jusque dans le détail des phénomènes, pour savoir ce qui au juste dépend de quoi - par exemple, en biologie, de savoir quelle molécule spécifique est capable de bloquer le développement de tel virus. Que l’isolement des causes permette la compréhension intelligente des phénomènes suppose évidemment que les causes soient isolables, c'est-à-dire réellement multiples, et donc puissent agir de manière indépendante.
  • On peut alors définir le hasard comme cette forme particulière de contingence qui résulte de l’indépendance des causes. C'est pourquoi le hasard se présente à nous avec le statut équivoque de ce que nous appelons l’inévitable, comme le souligne saint Thomas : « La diversité des causes étant supposée, il faut bien (oportet) que parfois l’une en rencontre une autre par laquelle la production de son effet est soit empêchée, soit facilitée. Or c’est par le concours de deux ou plusieurs causes qu’un hasard se produit » (Somme contre les Gentils, III, 74). Le nécessaire est inévitable, et il l’est sans équivoque. Ce qui est équivoque dans le cas du hasard - et cette équivoque est sans doute elle-même inévitable -, c’est qu’il s’agit d’un événement contingent, et en ce sens évitable par définition, mais tel qu’on puisse se dire que de tels événements ne peuvent pas ne pas se produire, dès lors que des causes multiples coexistent. On serait tenté de parler, malgré l’apparente contradiction, d’une contingence nécessaire, en entendant par là qu’il est nécessaire que tels événements contingents se produisent, bien qu’aucun d’eux considéré en lui-même ne se produise nécessairement.
  • La possibilité du hasard au sein de la nature apparaît aussi comme une condition de possibilité de la l’existence d’une liberté au sein de cette même nature. Comme le souligne Kant après Spinoza, les mêmes raisons qui conduisent à nier le hasard au nom d’une science supposée nécessairement déterministe conduisent aussi à exclure la liberté soit de l’être, soit du connaissable. La liberté, en son sens ordinaire, ne désigne en effet rien d’autre que la forme consciente de l’indépendance causale, en même temps que la conscience de la contingence de certains effets rendus possibles par l’ordre naturel des causes. La liberté et le hasard ont partie liée, parce que les libertés ne peuvent qu’interférer entre elles autant qu’avec les autres causes présentes dans la nature, pour le meilleur ou pour le pire, comme le montrent les effets sur l’environnement des initiatives volontaires des hommes. D’une manière générale, on peut juger important du point de vue éthique qu’il n’apparaisse ni possible ni nécessaire à la science d’éliminer le hasard parce qu’un monde excluant le hasard exclurait tout autant la liberté qui est au fondement de la morale.

 

Conclusion

            Comme le reconnaît Monod lui-même, dans le n° 268 de la Revue Atomes, « le hasard est un fait, jamais une explication ». On peut difficilement nier que le hasard soit une sorte de cause, puisqu’aucun événement fortuit n’est sans effet, au même titre que n’importe quel autre événement. Mais cette causalité a ceci de particulier que la cause n’y est pas à proprement parler explicative, parce que la production de l’événement fortuit comporte un aspect de contingence radicale qui en fait une pure factualité, irréductible aux lois qui permettent l’explication scientifique en général. C’est ce qui fait que le hasard est difficilement acceptable pour la raison, parce qu’il constitue une limite à son pouvoir d’explication, donc à ses prétentions explicatives et à la tentation nécessitariste qui peut en résulter. Admettre le hasard, c’est reconnaître qu’il y a dans l’univers une part irréductible à la nécessité rationnelle.