L'inégalité

     Le problème que pose cette notion n’est pas celui de sa définition, mais celui de l’application d’une notion formelle des plus abstraites au domaine concret des relations humaines.

     L’égalité passe souvent pour une valeur politique – un « préjugé populaire »1 – moderne, comme Marx le dit dans le Capital en analysant la théorie aristotélicienne de la valeur. Or Aristote écrivait déjà dans l’Éthique à Nicomaque (V, 6) : « L’injuste, c’est l’inégal, le juste, c’est l’égal, et c’est là, même sans raisonnement, un opinion unanime » (1131a 13-14). Que l’inégalité soit essentiellement injuste apparaît donc à Aristote comme un principe universellement reçu : cet « accord unanime sur la justice » est pour lui au fondement de la plupart des constitutions politiques. Il ajoute néanmoins (Politique, V, 1) que la réalisation de cette égalité a partout échoué. Certes, on peut voir là un accident plutôt qu’une nécessité, mais il faut reconnaître qu’un tel accident est récurrent dans l’histoire : ainsi les démocraties modernes ont pu supprimer les ordres des sociétés d’Ancien Régime et abolir les privilèges, mais elles n’ont supprimé ni les hiérarchies politiques, ni les inégalités sociales. De plus, s’il faut des juges dotés d’un certain pouvoir pour maintenir ou rétablir la justice, on ne voit pas comment celle-ci pourrait aller sans une certaine inégalité. On peut alors s’interroger sur la pertinence d’une définition de la justice et de l’injustice en termes d’égalité et d’inégalité, et sur la possibilité de considérer celle-ci comme essentiellement injuste.

     On pourra donc envisager d’abord la manière dont Aristote pense l’inégalité comme essence de l’injustice, puis montrer en quoi l’égalisation qui définit pour lui la justice peut paraître impossible, et enfin se demander si l’on peut concevoir un usage juste de l’inégalité.

 

 

I. L’inégalité comme essence de l’injustice

 

A. Analyse formelle de la notion

  • L’inégalité se présente comme la négation de l’égalité. Ces deux notions paraissent aussi indéfinissables l’une que l’autre, parce qu’il s’agit de notions premières, qui font partie des concepts mathématiques fondamentaux, ceux que Platon reproche aux géomètres de présupposer, alors qu’il est impossible qu’il en soit autrement. De telles notions peuvent seulementêtre approchées empiriquement, même si elles apparaissent toujours au-delà des exemples que l’on peut en donner, comme Platon le dit de l’égal-en-soi dans le Phédon. De ce point de vue, l’inégalité, bien que négative, paraît avoir une priorité sur l’égalité, s’il est vrai que l’expérience ne nous présente que des égalités approximatives, par exemple entre des bouts de bois. L’expérience de l’inégalité est celle du plus et du moins, de l’excès et du défaut : il ydes paires de chaussures trop grandes et d’autres trop petites. Dès lors c’est l’égal qui se définit négativement comme ce qui n’est ni plus ni moins : là où il y a excès et défaut, remarque Aristote, il y a nécessairement un milieu, et c’est lui qui est l’égal.
  • L’abstraction mathématique permet d’échapper aux approximations empiriques. Les mathématiques donnent la possibilité d’un traitement rigoureux des rapports d’égalité ou d’inégalité, « sans se mettre beaucoup en peine », eût dit Descartes, de les vérifier concrètement. Elles restent en effet dans le domaine des quantités abstraites, où elles ne font qu’appliquer des axiomes généraux à des quantités particulières. L’arithmétique enseigne par exemple que 4+3 = 5+2, parce que si a = b et b = c, alors a = c, de même que si a<b et b<c, alors a<c. L’égal apparaît ici, d’un point de vue mathématique, comme le substituable, et l’inégal comme le non-substituable. L’égalité et l’inégalité relèvent donc de la catégorie de quantité : le quantifiable est ce qui peut être exprimé par un nombre, moyennant un compte ou une mesure. L’égalité et l’inégalité peuvent être définies respectivement comme identité et différence quantitatives - ce qui ne constitue pas une définition, puisque on applique ici au genre premier quantité les transcendantaux encore plus universels et plus indéfinissables que sont le même et l’autre - l’identique et le non-identique.
  • L’égalité et l’inégalité ne sont pas des quantités, mais des relations entre des quantités exprimées par des nombres ou des expressions numériques différentes. L’une et l’autre énoncent le résultat d’une comparaison entre au moins deux termes, pour autant que ceux-ci soient quantifiables. Or, comme le souligne Aristote, on ne peut comparer quantitativement que des choses comparables, c'est-à-dire qualitativement semblables. C’est vrai des quantités abstraites étudiées par les mathématiques : il ne peut y avoir aucun rapport d’égalité ou d’inégalité entre une surface et une longueur, mais seulement entre deux surfaces ou deux longueurs. De même, dans l’ordre physique, on ne peut compter ensemble des pommes et des poires à moins de les considérer indifféremment comme des fruits, ni mesurer des températures avec des poids. Il en résulte que l’inégalité, en tant que différence quantitative, suppose l’identité qualitative, ou formelle, des réalités que l’on compare.

 

B. Application éthique

  • En tant qu’elles indiquent une relation sur fond d’identité, les notions d’égalité et d’inégalité paraissent particulièrement aptes à définir, sur le plan pratique, la justice et l’injustice. Selon Aristote (Éthique à Nicomaque, V), la vertu morale peut être définie en général comme un milieu entre un excès et un défaut. Cette définition n’a pas un sens avant tout quantitatif, sauf dans le domaine de la justice, qui demande de rendre à chacun son dû, et exige que chacun ne reçoive ni plus ni moins que ce qui lui revient. À la différence des autres vertus, qui visent un juste milieu chaque fois relatif à la personne considérée, la justice règle les rapports entre les personnes, c'est-à-dire les actions humaines en tant qu’elles concernent autrui et non pas seulement celui qui les accomplit. La justice se définit donc, à l’instar de l’égal, comme un milieu dans la relation : le juste milieu qu’elle vise est objectif - par exemple dans le cas de la restitution d’une somme prêtée - et non pas seulement subjectif. C'est pourquoi la justice exige essentiellement des personnes qu’elles se traitent à égalité : selon Thomas d'Aquin, le droit - jus - qui est l’objet de la justice est une sorte d’ajustement mutuel. Il y a donc injustice là où une inégalité empêche cet ajustement.
  • Aristote distingue toutefois deux formes de la justice, qu’il appelle respectivement générale et particulière. Elles ont en commun l’objet général de la justice : les relation humaines. Mais la première se définit comme légalité : Aristote la présente comme la « vertu totale », en tant qu’elle fait servir les autres vertus au respect de la loi commune - ce que Montesquieu appelle « la vertu », et nous le civisme. La notion d’égalité ne paraît donc pas propre à définir la justice générale, mais seulement la justice particulière. Celle-ci considère en effet l’aspect quantitatif du rapport entre les personnes : « non pas tous les biens, mais seulement ceux qui intéressent la prospérité et l’adversité » (V, 2), c'est-à-dire les biens extérieurs pour autant qu’ils soient évaluables - « honneurs, richesses, sécurité » (4). C’est seulement dans ces domaines que l’on peut comparer quantitativement les avantages et les désavantages que les personnes retirent de leur vie commune, et c’est donc seulement ici que les notions d’égalité et d’inégalité paraissent pertinentes.
  • Aristote remarque néanmoins que les notions d’égalité et d’inégalité peuvent être étendues par analogie au domaine de la justice générale. Car toute injustice consiste à s’octroyer illégalement un avantage indu, au préjudice de quelqu'un d’autre ou de la collectivité, par exemple en propageant une diffamation calomnieuse. En toute injustice, il y a gain et perte, et toute victime est en quelque manière diminuée. C’est pourquoi l’acte du juge - la décision de justice - a pour fonction de « restaurer l’égalité » (V, 7), même lorsqu'il ne peut pas s’agir d’une compensation strictement quantitative : c’est que le propre de la loi est d’être commune, c'est-à-dire de valoir pour tous, et qu’en ce sens il y a égalité devant la loi - isonomie. C’est cette égalité que l’injustice rompt, quand quelqu'un agit à l’encontre des droits d’un autre. L’illégalité est donc bien une forme d’inégalité, si l’on admet cette forme de plurivocité qu’est l’analogie.

 

C. Les espèces de l’inégalité

  • Cette plurivocité n’est pas la seule, car, même en son sens strictement quantitatif, soit d’un point de vue mathématique, la notion d’égalité s’entend en deux sens, et celle d’inégalité aussi par conséquent. Il y a d’abord l’égalité simple : a = b. On l’appelle aussi arithmétique, bien qu’elle s’appli­que en dehors du domaine des nombres. Aristote y voit le principe de la justice dite commutative, parce qu'elle règle les échanges, et plus généralement toute forme de transaction. L’échange est en effet essentiellement une opération de substitution fondée sur un principe d’équivalence : donner tant pour recevoir autant. L’injustice sera ici, par exemple, de faire payer un objet usagé comme s’il était neuf, ou du toc comme de l’or massif. Lorsqu'une telle inégalité se produit, il revient à la « justice corrective » de rétablir l’égalité, conformément au principe d’égalité simple : la Justice a une fonction compensatoire, symbolisée par l’image de la balance.
  • L’inégalité peut aussi s’opposer à une autre sorte d’égalité, dénommée géométrique. Il s’agit non plus d’une relation simple entre deux termes, mais de l’identité quantitative entre deux rapports, soit ce qu’on appelle une proportion : a/b = c/d, dans laquelle les quatre terme peuvent être arithmétiquement inégaux : 4/5 = 16/20. Cette égalité est le principe de la justice dite distributive, parce qu'elle concerne « la répartition des honneurs, ou des richesses, ou des autres avantages, entre les membres de la Cité » (V, 5). Selon ce principe, si deux personnes accomplissent le même travail, elles doivent recevoir la même rétribution, de même qu’une juste reconnaissance est proportionnée au bienfait qui la motive, à l’opposé de cette forme d’injustice qu’est l’ingrati­tude. Aristote remarque logiquement que, de ce point de vue, « le juste implique nécessairement quatre termes au moins : les personnes pour lesquelles il est juste, et les choses dans lesquelles il se manifeste, au nombre de deux également » (6) : le dû de chacun est ici relatif à ce qu’il est ou à ce qu’il fait.
  • Il faut alors distinguer deux sortes de situation d’inégalité, et donc deux sortes d’injustice. L’injustice peut en effet consister à traiter inégalement les égaux, mais aussi à traiter également les inégaux : « les contestations et les plaintes naissent lorsque des personnes égales se voient attribuer des parts inégales, ou lorsque, les personnes n’étant pas égales, leurs parts sont égales » (V, 6). Or cela implique que l’inégalité puisse être tout aussi bien juste qu’injuste. L’analyse aristotélicienne de la justice fait donc apparaître deux sens possibles du principe d’égalité, qui ne peuvent qu’entrer en tension l’un avec l’autre, s’il est vrai que ce qui paraît arithmétiquement juste peut se trouver injuste du point de vue de l’égalité proportionnelle. Si c’est cette dernière qui doit définir la justice, celle-ci n’est pas une simple égalité, mais une égalité dans l’inégalité. D’une manière paradoxale, l’obligation faite aux personnes de se traiter à égalité n’implique pas forcément qu’elles se traitent également, et Aristote souligne lui-même que cette ambiguïté de la justice est une source majeure des dissensions auxquelles elle est censée remédier.

 

 

II. L’égalisation impossible

 

A. Comment égaliser ?

  • Pour échapper à l’équivoque de la définition de l’injustice, on peut se demande si l’une des deux formes de l’égalité a une priorité sur l’autre. D’un point de vue formel, il paraît logique de la reconnaître à l’égalité simple, car la proportion se présente comme un cas particulier de cette égalité : dans a = b, a et b peuvent représenter n’importe quelle quantité, y compris celle qu’exprime un rapport entre deux nombres. Mais Aristote montre que, dans l’ordre pratique, c’est plutôt l’inverse. Car l’égalité simple exprime bien le rapport d’équivalence entre les termes d’un échange : deux objets semblables ont le même prix. Or « le génie d’Aristote », selon Marx, est d’avoir vu que cette équivalence dissimule en fait une égalisation proportionnelle qui est le véritable fondement de l’équivalence des produits échangés : par exemple, « il doit y avoir entre un architecte et un cordonnier le même rapport qu’entre un certain nombre de chaussures et une maison » (Éthique à Nicomaque, V, 8), rapport qui permet d’établir combien de paires de chaussures vaut une maison. Ainsi l’échange à égalité des produits est la manifestation d’une égalisation proportionnelle des producteurs : la justice commutative repose sur la justice distributive – la distribution en question n’étant pas à confondre avec la redistribution de la richesse publique.
  • Il y a ici une difficulté. Car, dans la pratique, l’égalisation des produits est facilitée par ce terme d’échange universel – Marx l’appelle « équivalent général » – qu’est la monnaie. Mais cet expédient pratique suppose résolu un problème plus fondamental : car « ce n’est pas entre deux médecins que naît une communauté, mais entre un médecin et un cultivateur, et d’une manière générale entre des gens autres et non égaux, qu’il faut pourtant égaliser » (ibid.). Aristote parle d’individus « non égaux » et non pas inégaux, parce que les différences qui peuvent fonder une communauté d’intérêts sont qualitatives et non pas quantitatives. Mais cela rend l’égalisation problématique, puisque la comparaison quantitative suppose la similitude qualitative des termes comparés : or ni les produits échangés, ni les travaux qui les produisent ne comportent une telle similitude, sans quoi l’échange des biens ou des services serait dépourvu d’intérêt. Dès lors, « il est en vérité impossible que des choses à ce point différentes deviennent commensurables, mais on y arrive suffisamment en vue de la satisfaction des besoins (chréïa) » (ibid.).
  • La justice commutative est donc fondée sur la fiction d’une commensurabilité, dont Aristote indique bien la raison d’être : l’utilité commune, mais sans que celle-ci puisse constituer une unité de mesure. Tout se passe comme si les choses valaient en fonction de ce que valent les personnes : la valeur marchande des produits ou des services échangés doit refléter l’inégalité des mérites, soit une différence de « valeur personnelle (axia) ». La question est alors de savoir d’après quoi cette valeur peut être estimée. Aristote souligne lui-même que le critère d’évaluation est variable, par exemple dans le domaine des honneurs, c’est-à-dire de l’attribution des charges publiques : « tout le monde reconnaît que la justice distributive doit s’exercer en fonction du mérite, mais tous ne parlent pas du même mérite : pour les démocrates, c’est la liberté, pour les partisans de l’oligarchie, la richesse, pour d’autres la noblesse de sang, pour les partisans de l’aristocratie la vertu » (V, 6). L’évaluation des mérites paraît alors relever d’une opinion arbitraire, sans fondement objectif, et la notion de justice distributive peut apparaître comme une fiction idéologique au service d’intérêts catégoriels et d’ambitions diverses.

 

B. L’égalitarisme

  • Si la justice distributive est arbitraire, on peut voir là une raison de préférer l’égalité simple àl’égalisation proportionnelle. L’égalité simple paraît en effet plus facile à fonder objectivement . Si l’on fait abstraction des mérites, c'est-à-dire si l’on renonce à les évaluer, il reste seulement les individus, considérés en tant que tels. Or un individu n’est pas plus un individu que n’importe quel autre : les individus sont des unités arithmétiquement équivalentes, et à ce titre, chacun vaut ce que vaut tout autre. Cette équivalence est au principe du suffrage démocratique : un homme, une voix. Mais on peut y chercher aussi le fondement de l’obligation qui leur est faite de se traiter à égalité : pourquoi la loi serait-elle la même pour tous si chacun n’était pas l’égal de l’autre ? Tel est le principe de l’égalitarisme politique et juridique, dont le Contrat social de Rousseau est la systématisation philosophique : la justice de l’ordre social dépend fondamentalement d’un libre consentement à l’association par lequel les individus, dotés d’une égale liberté naturelle, s’enga­gent les uns à l’égard des autres. Rousseau sait que le développement de la civilisation, tel qu’il l’analyse dans son second Discours, a détruit l’égalité naturelle au profit d’inégalités instituées. Aussi en infère-t-il la nécessité de réduire celles-ci au moyen d’un « vrai contrat », c'est-à-dire d’un contrat social réellement égalitaire, dans ses conséquences autant que dans son principe. L’égalité naturelle des individus contractants - l’égalitarisme politique - doit avoir pour conséquence logique l’égalisation de leurs conditions d’existence : « l’état social n’est avantageux aux hommes qu’autant qu’ils ont tous quelque chose et qu’aucun d’eux n’a rien de trop » (Contrat social, I, 9, note finale). C’est cette logique égalitariste qui a conduit à l’abolition des privilèges en 1789, et qui a inspiré les disciples de Gracchus Babeuf, les « babouvistes » ou « partageux », communistes avant la lettre.
  • L’histoire ultérieure du communisme témoigne d’une difficulté inévitable que rencontre la mise en œuvre politique de l’égalitarisme. Car l’égalisation autoritaire des conditions suppose un pouvoir politique fort. Machiavel en appelait à l’ambition et à la virtuosité sans scrupules d’un « prince » pour libérer le peuple de son exploitation par les « grands ». Les disciples de Marx mettront en œuvre son idée de la « dictature du prolétariat », c'est-à-dire du despotisme d’un parti exerçant le pouvoir au nom du prolétariat, comme étape historiquement nécessaire de l’établissement d’une société « sans classes ». Dans toutes les révolutions d’inspiration égalitariste, le remède cherché à l’inégalité sociale et économique suscite un renforcement de l’inégalité politique. On peut douter qu’il s’agisse là d’une nécessité passagère : car il s’agit non seulement d’instaurer l’égalité, mais aussi de la maintenir, donc de contrôler les individus pour qu’ils ne restaurent pas une situation inégalitaire. Objectera-t-on que l’égalitarisme de principe a servi en fait de couverture idéologique à une forme aggravée de despotisme - le despotisme de ceux qui sont « plus égaux que les autres » (George Orwell, La ferme des animaux), l’une des formes du totalitarisme -, ce sera une preuve de plus que l’égalitarisme est, en droit comme en fait, inégalitaire, et que c’est là sa contradiction. Le communisme n’a jamais existé, par consentement mutuel, que dans les monastères, qui ont servi de modèle au « phalanstère » de Charles Fourier, et aux communautés post-68, telles que l’Arche de Lanza del Vasto. Encore faut-il ajouter que ces communautés ne durent qu’en se plaçant sous l’autorité d’un supérieur.
  • Ce renversement de l’égalitarisme en inégalité n’est pas propre aux régimes despotiques : on le rencontre tout aussi bien dans la démocratie libérale, c'est-à-dire le type de régime qui vise à empêcher l’État de devenir totalitaire. C’est clair d’abord d’un point de vue politique. Car la démocratie est égalitaire dans son principe, mais ne peut s’exercer concrètement que par le recours au suffrage majoritaire, qui est arithmétiquement inégalitaire : c’est le fait d’être plus nombreux qui donne le droit de fixer la loi. D’autre part, sur plan socio-économique, il y a une sorte de dialectique de la liberté et de l’égalité qui est, selon Tocqueville, le problème central de la démocratie moderne. Car la liberté sans lois - l’anarchie - favorise l’inégalité, comme permet de le vérifier le libéralisme économique, qui est, littéralement, un anarchisme. Par suite, le principe de liberté - fondement du libéralisme politique et économique - conduit au principe d’égalité : l’égalité devant la loi est le moyen pour empêcher que la liberté des uns n’asservisse celle des autres. Comme disait Lacordaire : « Entre le riche et le pauvre, c’est la liberté qui opprime, et la loi qui libère ». Le libéralisme de principe conduit donc à une « passion de l’égalité » (De la démocratie en Amérique). Or celle-ci entraîne un renforcement du pouvoir central, dont les citoyens se rendent de plus en plus dépendants parce qu'ils ont besoin de faire appel à son arbitrage pour protéger leurs intérêts respectifs. La démocratie égalitaire apparaît dès lors, sous tous ses aspects, virtuellement inégalitaire.

 

C. L’inégalitarisme

  • L’égalitarisme est fondamentalement un individualisme, puisqu’il fait abstraction de toute différence entre les individus pour n’en retenir que leur individualité elle-même : son principe est « l’homme sans qualités » dont parle Robert Musil. Mais il peut apparaître aussi comme un individualisme inconséquent, puisqu’il retourne l’individualisme en soumission à une loi commune. C’est ainsi que les démocraties antiques « ont institué l’ostracisme, parce que c’est l’égalité qu’elles recherchaient avant tout, si bien que tous ceux qui semblaient dépasser les autres en puissance du fait de leur richesse, du nombre de leurs amis, ou de toute autre forme de poids politique, (...) on les bannissait de la cité pour une période déterminée » (Aristote, Politique, III, 13). Or, en luttant contre toute volonté d’émancipation, de dépassement du niveau commun, il semble que l’égalitarisme fasse la preuve de ce qu’il nie : s’il faut les combattre, c’est que de telles volontés existent. Il est donc faux que tous les individus soient semblables, et que, parce qu'ils sont tous également libres par nature, ils ne puissent vouloir que l’égalité : ils diffèrent bien plutôt en ce que certains veulent l’égalité, et d’autres l’inégalité, tout étant ici une question de point de vue. C'est pourquoi Nietzsche écrit : « Il est des hommes qui sur la vie prêchent ma doctrine, et en même temps, ils sont prêcheurs d’égalité, et tarentules » - il s’agit des socialistes, tel Duhring. « (...). Avec ces prêcheurs d’égalité je ne veux être confondu ni mêlé. Car ainsi me parle, à moi, la justice : ‘‘Égaux ne sont les hommes’’ » (Zarathoustra, 2ème partie, Des tarentules). L’inégalité que l’égalitarisme nie en principe et vérifie en fait est celle qui oppose les volontés faibles et les volontés fortes, celles-ci sachant et affirmant ce que les autres, dans leur « vouloir d’égalité », voudraient ignorer : que « monter, c’est ce que veut la vie, et, en montant, se dépasser » (ibid.).
  • L’égalitarisme démocratique est par suite dénoncé - de Thrasymaque et Calliclès à Nietzsche - comme culte de la médiocrité, et détestation de l’excellence, soit de la supériorité de ceux qui ont à la fois la capacité de dominer, et l’audace de le vouloir - la virtù que Machiavel attend de son prince, c'est-à-dire sa « vaillance » (P. Dupouey). Calliclès, s’inspirant des Sophistes, dénonce l’isonomie légale comme une institution contre nature, car la nature est inégalitaire, et sa loi est la domination du fort sur le faible. Cette évidence physique se vérifie dans l’ordre biologique sous la forme de la « lutte pour la vie (struggle for life) », et la théorie darwinienne le confirme en parlant d’une sélection naturelle par la survivance du plus apte - notion qui connote celle d’une inégalité, alors même que l’aptitude ne doit pas être confondue avec la force brute. Le darwinisme social apparaît à cet égard comme une version renouvelée de la contestation sophistique de la justice légale au nom de la nature. Nietzsche renchérit : « Vivre, c’est essentiellement dépouiller, blesser, dominer ce qui est étranger et plus faible, l’opprimer, lui imposer durement se propre forme, l’en­glober et au moins, au mieux, l’exploiter », car « l’‘‘exploitation’’ n’est pas le propre d’une société vicieuse ou d’une société imparfaite et primitive : elle est inhérente à la vie dont elle constitue une fonction primordiale, elle découle très exactement de la volonté de puissance, qui est la volonté de la vie » (Par-delà Bien et Mal, 9ème partie, § 259). Dans l’ordre humain, la loi de nature se vérifie dans les conflits armés entre États souverains (Gorgias, 83 d-e), mais aussi dans le recours à l’esclavage comme condition de la civilisation : « Jusqu’ici, toute élévation du type humain a été l’œuvre d’une société aristocratique, et il en sera toujours ainsi ; autrement dit elle a été l’œuvre d’une société hiérarchique qui croit à une longue échelle hiérarchique et à la différence de valeur de l’homme à l’homme, et qui a besoin d’une forme quelconque d’esclavage » (Nietzsche, op.cit., § 257).
  • Si l’égalitarisme est contre nature, il incombe au naturalisme inégalitaire d’expliquer comment il se fait que le conventionnalisme médiocratique ait pu acquérir force de loi dans les cités humaines. Nietzsche reprend sur ce point une explication déjà reçue au temps de Platon. L’isonomie est bien l’expression de « la morale des esclaves » (ibid. § 260), soit de la « révolte » des volontés faibles, celles qui préfèrent se soumettre à une loi commune plutôt que de chercher à satisfaire leurs désirs, et afin de ne pas subir la puissance des forts - ceux que Nietzsche appelle Herren, c'est-à-dire les « maîtres » ou les « seigneurs ». Or les volontés serviles ne doivent leur triomphe qu’au fait qu’elles sont majoritaires : selon Calliclès, « ceux qui font les lois, ce sont les hommes faibles qui sont aussi les plus nombreux. (...) Ils veulent faire peur aux hommes plus forts qu’eux et qui peuvent leur être supérieurs. C’est pour empêcher que ces hommes ne leur soient supérieurs qu’ils disent qu’il est mauvais et injuste d’avoir plus que les autres et que l’injustice consiste justement à vouloir avoir plus. Car ce qui plaît aux faibles, c’est d’avoir l’air d’être égaux à de tels hommes, alors qu’ils leur sont inférieurs » (Gorgias, 483b 5). Or Platon montre que ce point de vue se renverse aisément : si les soi-disant faibles l’emportent sur les soi-disant forts, c’est que les premiers sont les véritables forts. Si la loi de nature n’est rien d’autre que le pouvoir de la force, alors il faut dire que la loi imposée par le plus grand nombre est conforme à la loi naturelle : l’inégalitarisme naturaliste n’a dès lors rien à opposer à l’égalitarisme démocratique. Mais comme celui-ci s’est avéré implicitement inégalitaire bien qu’ouvertement égalitaire, l’inégalité paraît inévitable d’un point de vue autant que de l’autre, soit comme objet d’une revendication, soit comme effet collatéral d’une recherche de l’égalité.

 

 

III. Que faire de l’inégalité ?

     Comment sortir de l’impasse que constitue l’opposition entre les deux formes rivales d’individua­lisme ?

 

A. De l’inégalité dans ses rapports avec la nature

  • La revendication inégalitaire oublie une implication logique de la notion d’inégalité. La comparaison quantitative suppose l’identité d’essence. Or il n’y a pas de degrés dans la possession d’une essence spécifique, d’un prédicat essentiel, alors qu’il peut y en avoir dans la possession d’un prédicat accidentel : il peut y avoir plus ou moins de pommes dans la corbeille à fruits ; les pommes peuvent être plus ou moins grosses ; mais une pomme ne peut pas être plus ou moins pomme. Dès lors, « si telle substance est un homme, il ne sera pas plus ou moins homme, ni par rapport à lui-même, ni par rapport à un autre ; car il n’est pas plus homme qu’un autre, à la manière dont le blanc et le beau peuvent l’être plus ou moins, (...) de sorte que l’essence ne saurait admettre le plus et le moins » (Aristote, Catégories, 5, 3b 37 et 4a 8). On en conclura que les inégalités entre les hommes, qu’elles soient de fait ou de droit, supposent la communauté de nature humaine - l’humanité étant avant tout une forme spécifique d’être transmise par génération naturelle. C’est à cette universalité de la nature humaine, en tant qu’elle a une antériorité logique par rapport à toute différenciation individuelle, que se réfère la déclaration des droits fondamentaux de la personne humaine - les Droits de l’Homme. On peut toutefois remarquer qu’il est ambigu de présenter cette identité de nature comme une égalité – « Tous les hommes naissent libres et égaux en dignité et en droits » – car là où il ne peut y avoir de plus ni de moins, il ne peut pas y avoir non plus, à proprement parler, d’égalité. Si donc l’identité, essentielle et non quantifiable, qu’est la nature humaine implique la communauté de certains droits universels, du fait qu’elle n’est pas en soi une égalité, on ne peut la considérer comme de soi exclusive de toute inégalité : l’universalisme des Droits de l’Homme ne peut pas passer pour une forme d’égalitarisme
  • L’égalitarisme pèche lui aussi par abstraction : il s’en tient à l’abstraction de l’individualité, et néglige le fait que la nature humaine n’exclut pas mais inclut certaines inégalités, même si celles-ci peuvent être considérées comme des accidents par rapport à l’identité d’essence. Il y a des inégalités qui résultent d’accidents exceptionnels tels que les handicaps. Mais il y en a d’autres qui n’ont rien d’exceptionnel, telles que les différences d’âge, inhérentes au fait que l’homme est un être vivant, sujet à une croissance et à un vieillissement. L’humanité est en outre une espèce sexuée, et la différence qualitative qu’est le sexe implique un rapport inégal des sexes à la procréation, qui est la fonction naturelle du sexe. On peut aussi admettre que les individus naissent avec des prédispositions inégales et des besoins inégaux, liés à leur constitution et à leur tempérament personnels. Certes, cette affirmation a été combattue naguère, au point de devenir tabou, d’après l’idée que ces inégalités ne se révèlent que par le développement de l’individu, qui est tributaire de son environnement social. Mais c’est justement ce qui faisait dire à Marx que l’individu n’est qu’une « abstraction », à l’encontre de l’individualisme des doctrines classiques du contrat social : c’est en effet une condition naturelle pour l’homme que de développer ses capacités individuelles dans et par la société, sans laquelle lesdites capacités restent des virtualités vouées à l’extinction. Marx rejoint sur ce point l’affirmation aristotélicienne selon laquelle « l’homme est un animal social (koïnônikon) par nature », à l’instar d’autres espèces. Cela n’équivaut pas à dire que toutes les inégalités sociales existent par nature ni conformément à la nature, mais que la nature humaine, comme celle d’autres espèces qui ont précédé l’espèce humaine, comporte en elle-même l’inégalité comme une virtualité essentielle. C'est pourquoi Edgar Morin n’hésite pas à écrire : « Nous avons hérité les racines biologiques de l’inégalité, ce qui rend le problème non pas insoluble, mais radical »2.
  • Même si l’inégalité naturelle est un fait indéniable - comme Rousseau l’admet lui-même -, sa signification est ambiguë. Car c’est une inégalité involontaire. Elle n’est donc en soi ni juste ni injuste, et on peut donc difficilement y chercher un principe de justice, soit un principe de justification pour d’autres inégalités qui relèvent, elles, de l’institution. Le principe ultime de toute justification est ici que les personnes se doivent certaines choses du fait de leur commune vocation naturelle à l’humanité. Il en résulte que l’inégalité naturelle peut entraîner une inégalité dans le traitement des personnes, mais en un sens opposé à celui de l’inégalitarisme nietzschéen de la « morale des maîtres » : il s’agit en effet de compenser certaines inégalités involontaires par une inégalité des droits - par exemple, un handicapé de naissance aura droit à des soins particuliers, ou à l’occupation de certains espaces réservés, la raison étant qu’il n’a pas plus que quiconque choisi de naître et de naître ainsi, et que ce qui fonde les droits de tout autre - la naissance - fonde aussi les siens, mais rend nécessaire leur aménagement particulier. Or, en dehors des inégalités involontaires, la nature humaine comporte aussi la possibilité d’inégalités volontaires : par exemple, il dépend de chacun de développer ses aptitudes - même si ce développement est tributaire du milieu socio-éducatif -, et chacun peut le faire plus ou moins, voire corrompre ses aptitudes au lieu de les perfectionner. C'est pourquoi on en est venu à énoncer comme un principe de justice l’égalité des chances : il s’agit de réduire l’effet des inégalités naturelles, y compris les effets naturels du conditionnement social, de manière à laisser le champ libre à l’inégalité volontaire, et rendre du même coup cette inégalité légitime et acceptable. L’égalité des chances est un principe méritocratique.

 

B. De l’inégalité dans ses rapports avec le bien commun

  • À la fin de son 2ème Discours, Rousseau dénonce des inégalités qui apparaissent inacceptables parce qu’injustifiables, injustifiables parce qu’irrationnelles, et irrationnelles parce que contre nature : « L’inégalité morale, autorisée par le seul droit positif, est contraire au droit naturel, toutes les fois qu’elle ne concourt pas en même proportion avec l’inégalité physique. (...) Il est manifestement contre la loi de nature, de quelque manière qu’on la définisse, qu’un enfant commande à un vieillard, qu’un imbécile conduise un homme sage et qu’une poignée de gens regorge de superfluités, tandis que la multitude affamée manque du nécessaire ». Rousseau mentionne ici les deux formes majeures de l’inégalité sociale : l’inégalité politique dans l’exercice du pouvoir, et l’inégalité économique dans la répartition des richesses. Sa critique laisse entendre que ces deux inégalités peuvent être justes si elles ne tombent pas dans les excès qu’il dénonce, et conduit donc à se demander à quelle condition une inégalité peut être considérée comme juste. La Déclaration des Droits de l’homme et du citoyen du 26 août 1789 stipule dans son article 1er, après l’affirmation de l’égalité des droits issus de la naissance, que « les distinctions sociales ne peuvent être fondées que sur l’utilité commune ». Le principe de la justice en même temps que son objet est ici désigné comme ce qu’on appelle depuis Platon et Aristote le bien commun, soit ce qui fait que l’existence d’une communauté peut être un bien pour chacun de ses membres, pour autant qu’ils trouvent avantage à leur coexistence et à leur coopération. Les inégalités dénoncées par Rousseau sont destructrices du bien commun, ce qui est particulièrement évident pour la dernière. Inversement, une inégalité pourra être jugée juste si elle le favorise.
  • Le bien commun suppose la complémentarité des aptitudes et des fonctions, mais celle-ci implique la diversification qualitative des personnes, qui n’est pas de soi une inégalité et rend, on l’a vu, leur égalisation problématique. En revanche, il y a une certaine inégalité partout où il y a une relation de subordination Cette relation existe dans l’ordre technique dès qu’il y a division entre les tâches de conception et de décision d’une part, d’exécution d’autre part. Cette division s’impose dans l’acquisition du savoir - le maître-artisan forme son apprenti -, et partout où il est nécessaire de coordonner des activités - le chef de chantier commande aux ouvriers, comme l’architecte aux corps de métier : il y a dans tous ces cas inégalité dans le pouvoir de décision par rapport à la réalisation de l’œuvre commune. Et cette inégalité se retrouve partout où il y a relation de pouvoir et d’autorité : ainsi dans la famille, la soumission des enfants à l’autorité des parents, et l’inégalité de leurs droits, sont la condition de l’éducation, à laquelle l’enfant a droit, et qui constitue donc pour ses parents un devoir – la carence de l’autorité étant, aux dires des psychologues, et à l’en­contre de ce qu’on a cru naguère, plus préjudiciable encore que l’autoritarisme. De même, sur le plan collectif, la gestion du bien commun suppose l’obéissance aux pouvoirs publics, donc l’inégalité dans l’exercice du pouvoir, même quand la possibilité d’y accéder est offerte de droit à tous les citoyens.
  • La relation de subordination permet de reconnaître un rapport d’inégalité entre des tâches qualitativement diverses, et malgré l’impossibilité d’une quantification stricte : il y a ici inégalité dans le degré de responsabilité dès lors que s’exerce une forme d’autorité, soit de pouvoir légitime, c'est-à-dire quand la décision volontaire d’une personne a pour conséquence l’action d’une ou plusieurs autres. Il apparaît donc que les membres d’une collectivité ne contribuent pas tous également au bien commun, et c’est là que l’on peut trouver le fondement des « distinctions sociales ». L’inégale contribution au bien commun ne distingue pas seulement les dirigeants au sein de la collectivité, mais tout autant ceux qui exercent une responsabilité plus importante dans les divers secteurs d’activité dont la complémentarité est constitutive du bien commun, par exemple un chef d’éta­blissement dans l’école publique, ou un chef d’entreprise. Comme le suggère la fin du Discours de Rousseau, l’exercice de ce type de responsabilité réclame un degré de compétence - de qualification - supérieur, et il est injuste si ce n’est pas le cas. L’inégalité des rétributions découle - en tout cas dans son principe - de l’inégalité de contribution à l’œuvre commune, celle-ci trouvant son expression symbolique dans celle-là, étant entendu qu’en l’absence de toute possibilité de quantification stricte, l’établissement de cette expression ne peut faire l’objet que d’une estimation, ou d’une négociation entre « partenaires sociaux ». On peut en outre remarquer que c’est la même logique qui s’applique, mais en sens inverse, lorsque la collectivité fait payer le droit à l’en­richissement personnel par le versement d’une contribution obligatoire proportionnelle à la richesse acquise : la prospérité privée apparaît légitime pour autant qu’elle soit la source de la richesse publique, moyennant son imposition par l’État.

 

C. De l’inégalité dans ses rapports avec la prudence

  • Une question est restée en suspens : celle de l’égalisation proportionnelle des « partenaires sociaux », qui est à la base de leurs échanges de biens et de services. Aristote est lucide quand il déclare qu’il n’y a là aucune possibilité de commensuration, et qu’il n’y en a pas moins une évaluation, c'est-à-dire une estimation mutuelle des personnes à travers celle des biens, matériels ou immatériels, qu’elles échangent. Rapporter cette évaluation à la raison d’être qu’est l’utilité commune, c’est dire que, si elle ne peut relever d’un calcul, elle n’en relève pas moins d’un jugement, celui par lequel les individus associés se prononcent - implicitement - sur l’utilité qu’ils se reconnaissent, c'est-à-dire sur le besoin qu’ils pensent avoir les uns des autres. En l’absence de calcul, l’estimation mutuelle ne peut relever que d’une instance morale de jugement, et celle-ci ne peut être cherchée que dans la vertu de prudence, soit celle qui détermine non pas les jugements éthiques généraux sur le bien, mais les jugements qui déterminent les biens singuliers hic et nunc. La conception aristotélicienne de la « justice particulière » se présente ainsi comme la première théorisation philosophique de l’économie de marché, dont le principe est que la valeur d’échange des biens et des services est déterminée par le rapport entre la demande qui en est exprimée - c'est-à-dire le nombre de ceux qui les jugent utiles - et l’offre qui en est proposée, en fonction de leur rareté relative, c'est-à-dire de la difficulté qu’il y a à se les procurer, soit parce qu'ils sont naturellement rares, soit parce que leur obtention demande beaucoup de travail, ou un travail très difficile. Le principe de l’économie de marché est de confier l’évaluation des biens et, à travers eux, des personnes, au jugement prudentiel de ceux qui ont besoin d’entrer en relation de coopération par l’échange. Le contre-exemple en est fourni par la politique des États qui ont entrepris de supprimer l’économie de marché, s’imposant par là même la tâche de déterminer eux-mêmes la valeur des biens sans pouvoir prendre en compte l’expression des besoins de leurs utilisateurs. Le pur dirigisme économique s’est par suite heurté à une difficulté que tout pouvoir rencontre lorsqu'il se déconnecte de ceux sur lesquels il s’exerce. Cette difficulté a pesé très lourd dans l’autodes­truction du régime communiste de feu l’Union soviétique, et le retour du communisme chinois à une économie de marché quasiment ultralibérale. En sens contraire, la fonction égalisatrice du marché se vérifie aujourd’hui dans l’intérêt des pays dits émergents pour la globalisation planétaire des échanges, qui ne va pas sans ébranler la richesse acquise des pays dits développés. Par ailleurs, on peut trouver une vérification de la théorie d’Aristote dans le rôle récemment acquis par les associations de consommateurs, dont les recommandations - qui peuvent avoir une signification éthique (le « commerce équitable »), ou écologique - finissent par être prises au sérieux par les producteurs. Nous admettons beaucoup plus volontiers que naguère que notre consommation soit l’exercice d’une responsabilité personnelle, soit de la vertu de prudence sous sa forme « privée ».
  • Aristote n’en distingue pas moins de cette dernière une prudence « politique », en reconnaissant à celle-ci deux formes, que l’on peut désigner respectivement comme législative et exécutive, la première présidant à la détermination des règles communes, et la seconde au gouvernement de la Cité. Sur le plan politique, l’isonomie apparaît constitutive de « l’état de droit », par opposition à toutes les formes arbitraires du pouvoir. Cela peut expliquer la préférence d’Aristote pour le régime républicain : les régimes monarchiques ou aristocratiques ne sont pas à exclure, mais doivent se donner une base républicaine, car celle-ci est nécessaire pour qu’existe une véritable « chose publique (res publica) ». C’est en ce sens que, comme le redira Marx, « la démocratie est l’essence de toute constitution politique ». À quoi l’on peut ajouter que la forme moderne de la démocratie politique a consisté à étendre l’exercice de la prudence personnelle, au-delà de la sphère des échanges économiques, à l’attribution des charges publiques, ajoutant au principe d’isonomie celui de l’alternance. Les régimes qui entreprennent de supprimer le marché confisquent logiquement cette attribution : ils persistent parfois à le faire même après avoir rétabli l’économie marchande, mais on peut conjecturer que ce rétablissement constituera à terme un puissant incitateur à l’établissement d’une démocratie politique. Aristote pour sa part jugeait que l’inégalité politique qui résulte d’une telle confiscation est, ainsi que l’inégalité socio-économique dans la répartition de la richesse, sont la principale cause de dissension sociale, soit la principale menace pour la paix civile, sans laquelle il ne peut pas exister de bien commun. Une tâche majeure de l’autorité politique est donc d’empêcher que l’inégalité, sous toutes ses formes, ne devienne un facteur de dissension au lieu d’être une possible source de richesse collective. C'est pourquoi Thomas d'Aquin, inspiré autant par Aristote que par les Pères de l'Église, juge qu’il est de droit naturel que le superflu des riches serve à subvenir aux besoins des nécessiteux, et que cela ne relève pas seulement de la charité privée - l’aumône -, mais au moins autant de la justice publique. C’est en vertu de ce principe qu’un État prélève légitimement sur la richesse de ses membres une richesse publique destinée à assurer les services - tels la voirie, l’éducation ou la santé - que, faute de rentabilité, on ne peut guère attendre du seul marché, voire qu’on a des raisons morales de ne pas traiter comme une simple occasion de profit marchand. Par ailleurs, la légitime méfiance à l’égard de l’inégalité ne doit pas tourner au détriment du profit collectif, comme c’est le cas par exemple lorsqu’un État est confronté au phénomène de la « fuite des cerveaux », contre lequel il faut inévitablement choisir entre la rétention autoritaire par le contrôle policier, et une reconnaissance de la supériorité intellectuelle par des rétributions personnelles, et des dotations budgétaires suffisantes. C’est en ce sens que, comme on dit, il faut parfois protéger les forts contre les faibles - par exemple la création contre l’audimat -, pour éviter que l’excellence ne soit recouverte par un penchant pour la médiocrité, qui est toujours moins exigeante. Prises en ce sens, les mises en garde de Nietzsche apparaissent lucides et légitimes - c’est d’ailleurs à cela que Socrate ramène les positions initiales un peu simplistes de Calliclès. Et il faut reconnaître que les régimes démocratiques ne se montrent pas moins capables de favoriser l’excellence que les régimes inégalitaires dans lesquels Nietzsche plaçait l’avenir de la civilisation.
  • Sous sa forme politique autant que sous sa forme privée, la prudence paraît consister non pas à tenter d’éradiquer l’inégalité, mais à chercher, si l’on peut dire, à jouer avec elle, au sens où l’histoire donne des raisons de penser que la vie collective n’est vraiment profitable aux hommes que dans la mesure où elle comporte du jeu, et ne cherche pas à se figer dans le carcan d’une justice qui pourrait se flatter d’être définitive. Il y a ici, conformément aux principes aristotéliciens, à viser un milieu entre deux extrémités également absurdes, qu’Aristote présente comme une égalité totale et une inégalité totale : « Les uns pensent que s’ils sont égaux en quelque chose, ils sont égaux en tout, les autres au contraire, que s’ils sont inégaux en quelque chose, ils sont inégaux en tout » (Politique, V, 1). C’est ainsi que les partisans de la « démocratie » – au sens grec d’une dictature de la plèbe – concluent de l’égalité politique à l’égalité totale, et que les partisans de l’oligarchie concluent de l’inégalité de naissance ou de richesse à l’inégalité totale – et transforment leur condition en privilèges. Aristote reproche à ces deux positions extrêmes antithétiques de reposer sur une illusion commune qui consiste à mettre tous les biens sur le même plan : or « il n’y a aucune raison de donner les meilleures flûtes aux musiciens de meilleure naissance, car ils n’en joueront pas mieux pour cela » (op.cit., III, 12). Un mauvais flûtiste bien né ne jouera pas mieux sur une bonne flûte qu’un bon flûtiste avec une mauvaise flûte : s’il l’on veut de la bonne musique, il faut faire en sorte que les meilleurs flûtistes disposent des meilleurs flûtes, sans tenir compte de la naissance, mais seulement de l’art d’en bien jouer. Ce principe implique assurément, sur le plan concret, la compensation par l’initiative publique de certains manques de moyens résultant des inégalités en dernière instance incontrôlables qui peuvent toujours se développer au sein de la vie collective. Mais la remarque d’Aristote a l’intérêt de faire apparaître que le vrai remède à l’inégalité est la compensation mutuelle des inégalités, car c’est le cumul des inégalités qui est insupportable, et d’autant plus qu’il se dissimule derrière un égalitarisme de façade. L’esprit républicain consiste alors à faire jouer l’inégalité contre elle-même : dans l’état de droit, la richesse ne donne pas tous les pouvoirs, et tout pouvoir doit rencontrer sa limite dans un contre-pouvoir. Cet aspect de la pensée d’A­ristote a reçu un prolongement dans la théorie de John Rawls qui entreprend de définir la justice comme une « équité »3, c’est-à-dire non pas comme une simple égalité, mais comme l’ensemble des conditions pour que les inégalités rendues inévitables, ou simplement possibles, par la vie collective puissent faire l’objet d’une acceptation rationnelle, sur la base d’un engagement mutuel de type contractuel.

 

Conclusion

            L’inégalité n’est ni évitable, ni en soi injuste. Le problème n’est pas de savoir si l’on peut et doit l’éliminer, mais comment la rendre supportable et profitable. Toute inégalité n’est pas juste, et aucune n’est indiscutable. C’est la possibilité de la discussion et du compromis toujours renouvelable au sujet des inégalités - diverses - qui constitue l’essence de la démocratie. C’est cette même possibilité que suppriment les oligarchies autoritaires, ouvertement inégalitaires (dites de droite), ou soi-disant égalitaires (dites de gauche). Il n’y a pas de solution théorique à la question de l’inégalité : il n’y a que la solution pratique - le « misérable principe », eût dit Platon4 - du compromis démocratique. Cette solution n’est, par essence, jamais définitive, ni non plus innocente, parce que pas plus que les autres elle ne peut se flatter de ne pas faire de victimes5. Rousseau, qui savait à quelles dérives s’expose l’égalitarisme auquel il était lui-même enclin, cite dans le Contrat social (III, 4) la devise d’un Palatin de Pologne : « Malo periculosam libertatem quam quietum servitium - Je préfère une liberté risquée à un esclavage tranquille ». Il est trop clair que la liberté d’initiative dont les individus sont dotés est une source d’inégalité, qui rend celle-ci inévitable tant qu’on laisse cette liberté s’exercer. Il apparaît dès lors impossible, en théorie comme en pratique, de vouloir supprimer l’inégalité sans supprimer la liberté. Mais comment les lois communes pourraient-elles alors être légitimées en tant que conditions d’un authentique bien commun, susceptible d’être voulu en tant que tel ?

 

 

1 Marx, Le capital, Livre I, 1ère section, ch.1, III, c, fin.

2 « L’intégration sociale des primates avancés est déjà complexe dans le sens où elle comporte des antagonismes et du désordre, lesquels ne sont pas seulement du déchet que vidange l’organisation, mais des éléments partiellement constitutifs de l’organisation elle-même. La coopération, la complémentarité, ne sont pas des notions qui s’opposent absolument (ontologiquement) aux compétitions, aux conflits, aux antagonismes, mais constituent avec ceux-ci comme deux pôles oscillatoires à travers lesquels se constitue l’organisation sociale. Cette ambiguïté principielle se retrouve à tous les niveaux ; les relations interindividuelles (...) oscillent entre le matching et le fitting, et l’un et l’autre se conjuguent pour maintenir la rigidité de la hiérarchie et la mobilité sociale des individus ; il y a (...) à la fois antagonisme potentiel et complémentarité potentielle entre l’individu qui poursuit ses intérêts personnels et l’intérêt de l’organisation collective. Mais (...) ce système (...) impose non seulement de grandes déperditions, mais aussi de grands sacrifices, de grandes frustrations chez ceux qui sont au bas de l’échelle sociale. C’est dire que le principe de hiérarchie a deux faces : une face intégrative et une face d’exploitation du singe par le singe. Comme on le voit, nous avons hérité des racines de l’égalité sociale, ce qui rend ce problème non pas insoluble, mais radical » (Edgar Morin, Le paradigme perdu : la nature humaine, p.48-49).

3 John Rawls, Théorie de la justice (1971 – trad. fr. Seuil 1997).

4 Il utilise cette expression dans le Cratyle (435c) pour caractériser l’explication conventionnaliste de l’invention des langues, qu’il met dans la bouche d’Hermogène.

5 « Tout système totalitaire prétend ignorer le conflit et plus généralement imposer à toutes les activités sociales un dénominateur commun. Ne peut-on dire que la démocratie se caractérise à l’inverse par son intention d’affronter l’hétérogénéité des valeurs, des comportements et des désirs, et de faire des conflits un moteur de croissance ? La question a pour nous d’autant plus d’acuité qu’elle va jusqu’à porter sur la possibilité d’éviter que le conflit ne s’enracine dans les appétits de puissance et de richesse, et que l’inégalité ne demeure de forme socio-économique » (Claude Lefort, Éléments pour une critique de la bureaucratie, XI, p.348).