L'histoire

Qui fait l’histoire ?

 

     Christophe Colomb a rencontré l’Amérique en croyant aborder aux Indes : il pensait ouvrir une nouvelle route pour acquérir des épices déjà connues, et il inaugure quatre siècles de colonisation d’un continent inconnu des Européens, déclenchant son bouleversement et, du même coup, d’autres bouleversements dans son continent d’origine. Colomb était parfaitement ignorant non seulement des suites de son aventure, mais de sa réalité même, puisqu’il croyait être ailleurs que là où il était. Il a eu un rôle historique évident, mais paradoxalement, ce rôle a consisté à faire malgré lui ce qu’il ne croyait pas faire : il a été agent sans être acteur – car un acteur connaît son rôle –, et encore moins auteur – car un auteur connaît ses buts et ses moyens – de cet épisode d’abord obscur et historiquement décisif que nous avons coutume d’appeler – fallacieusement – la découverte de l’Amérique. Ainsi, ce qui fait l’histoire, ce qui nous apparaît a posteriori comme historique, paraît se produire indépendamment de la conscience de ceux qui en sont les agents. Commentant et résumant la conception hégélienne de l’histoire, Raymond Aron disait : « Les hommes font leur histoire, mais ne savent pas l’histoire qu’ils font ». La question est de savoir si la première partie de la phrase peut être maintenue en dépit de la seconde. Ce qui est en cause, ce n’est pas que l’histoire, objet d’étude de l’historien - c’est-à-dire, selon la définition de Marrou, le « passé humain » - soit, entre toutes les autres formes du devenir, celui qui est spécifiquement attribuable à l’homme, celui dont les hommes et eux seuls sont les sujets. Le problème est bien plutôt de savoir en quel sens ils le sont : si l’histoire se fait malgré eux, les hommes ne sont sujets de l’histoire qu’au sens où ils sont concernés par elle, soit comme sujets d’attribution – sens physique et logique – plutôt que comme déterminant le cours des choses par la conscience subjective qu’ils en ont : les hommes apparaissent alors en vérité comme objets de l’histoire plutôt que comme ses sujets, comme faits par elle plutôt qu’ils ne la font. Fait?on quelque chose, à proprement parler, lorsque, qu’on le veuille ou non, on ne sait pas ce que l’on fait ? Comment penser l’histoire comme le résultat du faire humain, s’il lui manque précisément la dimension par laquelle le faire est propre à l’homme ?

     La nichée d’équivoques que l’on peut tout d’abord mettre en évidence dans la question posée amènera à se demander si elle n’est pas, en la forme, indécidable, et s’il ne faut pas plutôt se demander : qu'est-ce qui fait l’histoire ? - question qui est à l’origine des modernes philosophies de l’histoire, et à laquelle elles ont cherché une réponse dans l’idée d’une histoire universelle, et celle d’une fin de l’histoire, dont on se demandera en dernier lieu si, loin de rendre compte de l’histoire, elle n’annule pas la notion même d’historicité.

 

 

I. Une question indécidable ?

 

A. Analyse des termes

  • Il y a l’histoire comme res gestae (les choses faites) et l’histoire comme historia rerum gestarum (récit des choses faites après enquête). Significations distinctes, mais indissociables : seule l’histoire au second sens peut donner une idée de l’autre, mais elle en fait elle-même partie, en tant que produit historique et facteur influant sur le comportement des hommes : le faire de l’historien est un aspect du faire historique.
  • Est-il pertinent, comme la question semble le présupposer, de parler de l’histoire au singulier ? Telle que les historiens la présentent, elle apparaît multiple plutôt qu’une (multiplicité et extranéité mutuelle des civilisations, diversité des formes d’activité, etc.). Faut-il prendre le terme en un sens générique (l’historicité comme caractère commun, distinguant le devenir des sociétés humaines des autres formes du devenir) ? Ou peut-on admettre que toutes les histoires n’en font qu’une ?
  • Le verbe faire connote l’idée d’une causalité dont l’histoire serait l’effet. Mais l’usage du pronom qui présuppose que sa cause ne puisse être qu’un sujet personnel (humain ou divin ?) agissant intentionnellement. On peut se demander si l’histoire ne doit pas être expliquée plutôt comme effet d’une causalité impersonnelle (non pas : qui fait l’histoire ?, mais : qu’est-ce qui fait l’histoire ?). La question posée pourrait receler un préjugé, et peut-être une illusion sur l’histoire.

 

B. Le faire comme poïèsis

     En quel sens l’historien fait-il l’histoire qu’il fait ?

  • C’est comme œuvre (ergon) de l’historien que l’histoire apparaît le plus clairement comme une chose faite (pragma), non seulement au sens trivial où l’historien écrit ses livres, mais parce que le récit du passé suppose un travail de reconstitution à partir de sources (vestiges, documents, monuments) toujours lacunaires : il y a mise en forme – active, sélective, critique – d’une matière.
  • Si le récit historique n’était qu’une construction, l’histoire ne se distinguerait pas du roman, soit d’une fiction sans prétention à l’objectivité. L’historien produit son récit, mais son principe épistémologique est que le passé n’est pas ce qu’il pourrait vouloir en faire (les thèses « négationnistes », par exemple, sont fausses et réfutables). L’historien fait le récit d’une histoire qui n’est pas de son fait. Que des pouvoirs politiques aient entrepris de falsifier des documents atteste a contrario qu’il y a en histoire comme ailleurs du vrai et du faux, et qu’il est possible de s’assurer d’une vérité sur le passé à partir de ses traces.
  • L’activité de l’historien n’en est pas moins herméneutique, parce qu’il lui faut faire apparaître, entre les faits passés, un lien intelligible qui n’est pas d’abord évident. Mais dans la mesure où il s’agit d’un passé humain, la causalité doit y apparaître plus directement intelligible que dans l’explication des phénomènes naturels (Castoriadis) : l’histoire peut ainsi être compréhensive plutôt que simplement explicative, si l’historien évite – méthodiquement – de projeter sur les époques passées des schèmes de compréhension qui ne valent que pour la sienne.

 

C. Le faire comme praxis

     Quel rôle jouent les hommes dans le cours des choses humaines ? Les hommes sont-ils les sujets de leur histoire comme l’historien l’est de son récit ?

  • L’intelligence du passé amène l’historien à distinguer ce qui paraît avoir joué un rôle déterminant et ce qui n’est qu’un accident ponctuel sans grande conséquence. Heidegger distingue l’historique (tout ce qui s’est passé, dont le détail est largement oublié), et l’historial (ce qui a « fait époque », et laissé des traces visibles). À la question qui fait l’histoire ?, on est tenté de répondre : ceux que l’on appelle des personnages historiques, les « grands hommes » – ceux à qui la vie sociale et politique a conféré le rôle éminent d’être des décideurs.
  • Hegel souligne pourtant que la grandeur historique du grand homme, et son pouvoir d’infléchir le cours des choses, tiennent à la convergence entre sa volonté personnelle et la volonté de ceux qui se reconnaissent en elle (Tite-Live déjà*). Une « petite cause », tel le sex-appeal de Cléopâtre, ne semble produire de « grands effets » que dans la mesure où beaucoup de causes (entreprises individuelles et collectives) y concourent. À la question qui fait l’histoire ?, on est alors tenté de répondre : les masses – qui seraient comme la partie immergée de l’iceberg dont les grands hommes seraient la partie visible.
  • La réponse peut d’autant moins être univoque que certains individus paraissent avoir eu un rôle décisif et déterminant alors même qu’ils n’ont jamais été de « grands hommes » au sens précédent, et cela parce qu’ils innovaient et allaient à l’encontre de leurs contemporains, plutôt qu’ils n’en épousaient les attentes. C’est le cas de certains inventeurs (Gutenberg, Copernic), ou fondateurs (Bouddha, Jésus), dont l’importance historique et l’influence à long terme n’est pas liée d’abord à l’exercice d’un pouvoir. L’influence réciproque des « personnages historiques » et des « masses populaires » apparaît donc tout à fait aléatoire.

 

 

II. L’idée philosophique d’une histoire universelle

 

     C’est la philosophie qui a entrepris de parler de l’histoire au singulier, et c’est ce qui l’a conduite à se demander ce qui fait l’histoire, plutôt que qui la fait. Réponses :

 

A. La nature (Kant)

  • L’impossibilité d’une réponse univoque apparaît comme un scandale logique, source d’une aporie : elle revient à juger incompréhensible ce qui était censé se prêter le mieux à la compréhension. La nécessité de reconnaître dans l’histoire une multiplicité de rôles diversement déterminants et mutuellement conditionnés conduit à la penser comme rencontre et interférence de causes multiples, soit, d’une manière générale, comme une série irrationnelle de hasards.
  • L’aporie logique se double d’un scandale moral : car l’irrationalité de l’histoire n’est pas seulement celle du hasard, mais aussi celle du mal, qui s’y étale massivement. Ainsi, d’un côté, l’histoire est pensée comme le devenir spécifiquement humain. D’un autre côté, la différence spécifique de l’animal rationnel y est constamment contrariée par le jeu des passions et leurs conséquences destructrices. Comment l’histoire peut-elle être dite faite par l’homme, et humaine en ce sens, si la rationalité de l’homme s’y trouve à tout moment contredite ?
  • Kant cherche la solution dans « l’idée d’une histoire universelle » envisagée d’un « point de vue cosmo­poli­tique ». L’aporie peut être surmontée si l’on voit dans l’histoire un processus finalisé à l’instar d’un organisme, dans lequel une multitude de mécanismes interfèrent pour contribuer par leur concours à l’unité subsistante d’un tout. Selon ce modèle, les hommes agissent suivant des déterminations naturelles qui les mettent en situation d’« insociable sociabilité », les poussent à se civiliser, et par là-même à réaliser leur fin morale. La réponse à la question est alors cherchée dans l’idée d’une providence naturelle : par exemple, la nature « veut la guerre », parce que l’affrontement des États est cela même qui les contraindra en fin de compte à s’associer pour établir la paix.

 

B. La ruse de la raison (Hegel)

  • Du point de vue de Kant, il est contradictoire de penser que le « règne des fins » (la liberté réalisée) puisse résulter d’un déterminisme naturel (le contraire de la liberté). Sa conception est donc insuffisamment rationnelle. Pour y remédier, il faut plutôt admettre que la raison n’est pas seulement ce qui pourra enfin être à l’œuvre au terme du processus civilisateur, mais qu’elle commande de part en part le devenir historique, même à travers ce qui paraît lui être le plus opposé. « La raison gouverne le monde », mais sa « ruse » consiste en ce que les individus concourent malgré eux, et du fait même de leurs motivations personnelles, à un résultat d’ensemble qui les dépasse : « les buts particuliers se perdent dans le but universel ».
  • La conception hégélienne de l’histoire est à la fois téléologique, totalisante, et nécessitariste. L’histoire est rationnelle en ce qu’elle est un processus tout entier ordonné à la réalisation d’une fin qui est la pleine conscience de soi de la raison (à la fois en théorie et en pratique). Ce processus et la fin qui lui donne son sens apparaissent comme également nécessaires si l’on admet qu’il s’agit en fait du mouvement par lequel l’Absolu se réalise lui-même, étant le tout de l’être en dehors duquel il n’y a rien. En conséquence, ce que le moralisme kantien considérait comme mal doit s’appeler seulement le négatif, nécessaire pour que l’Absolu se réalise dialectiquement, moyennant l’opposition à soi et la réconciliation avec soi (la négation de la négation comme forme véritable de l’affirmation).
  • Le hégélianisme trouve sa limite dans une aporie : l’histoire ne peut apparaître comme une totalité nécessaire que du point de vue de sa fin, c’est-à-dire si elle est accomplie. Hegel avoue pour finir : « Et pourtant, l’histoire continue » – vérité de fait qui est aussi logiquement inévitable de son point de vue : si en effet il n’existe rien d’autre que l’Absolu, et si ce dernier est en devenir (puisque non distinct du monde), une fin qui mettrait fin au devenir supprimerait l’essence même de l’Absolu, ce qui est absurde.Or cela élimine l’idée qui permet à Hegel de penser l’histoire comme un processus unique, total, et nécessaire.

 

C. La lutte des classes (Marx)

  • On peut échapper à l’aporie hégélienne en substituant à l’idée métaphysique d’une dialectique interne de l’Absolu les « contradictions réelles » que sont les conflits entre classes sociales. Dans la mesure où la logique du conflit est de tendre à sa propre abolition, on peut assigner à l’histoire une fin représentée non pas comme une exigence qu’aurait la raison de se réaliser, mais plutôt comme le résultat nécessaire de l’affrontement des groupes humains engagés dans l’organisation sociale du travail : la société sans classes (l’humanité réconciliée) n’est pas un idéal moral qu’il s’agirait de réaliser (idéalisme), mais le terme inéluctable de la lutte des classes (matérialisme).
  • Si Marx voit dans celle-ci le moteur de « l’histoire de toute société humaine jusqu’à nos jours », il la juge aussi déterminée par un processus sous-jacent et d’une autre nature : le développement des moyens de production, c’est-à-dire le progrès technique. La dialectique abstraite de Hegel se vérifie concrètement quand apparaît une contradiction entre la « superstructure » politico-juridique d’une société et son « infrastructure » économique, sans cesse transformée par les innovations technologiques. C’est ainsi que, lors de la Révolution française, la bourgeoisie a supplanté politiquement le pouvoir féodal d’Ancien Régime parce qu’elle était devenue la classe économiquement dominante – en attendant que la révolution prolétarienne évince à son tour le pouvoir bourgeois, lorsque le capitalisme engendrera des crises insurmontables.
  • Le matérialisme historique se présente comme la véritable « science de l’histoire » : d’une part, comme Hegel, Marx dépasse le point de vue limité des historiens pour en proposer une théorie globale, mais, contre Hegel, il substitue à son interprétation métaphysique une explication faisant appel à des causes observables ; d’autre part, le marxisme oppose sa propre scientificité à toutes les autres conceptions, qu’il juge idéologiques, parce que la sienne est celle d’un déterminisme historique, dans lequel les hommes sont moins acteurs qu’ils ne sont agis, chacun d’eux étant non pas un individu séparable, sinon par « abstraction », mais un « produit social ». L’histoire est, comme le travail selon Althusser, « un procès sans sujet ».

 

 

III. Qu'est-ce qui fait qu’il y a histoire ?

 

A. La créativité historique

 

a. Le marxisme apparaît à l’examen comme une vision singulièrement réductrice du processus historique.

     Il est simplement faux que « l’histoire de toute société jusqu’à nos jours, [soit] l’histoire de la lutte des classes »1, souterrainement commandée par une supposée évolution autonome de la technique. À ce schéma simplificateur à visée idéologique, Castoriadis oppose une remarque de bon sens, qui relève de la constatation historique la plus obvie, et que la prétention marxienne à l’objectivité scientifique devrait conduire à reconnaître, au lieu de la tenir pour rien : des dizaines de civilisations humaines ont été promues et détruites pendant des millénaires sans que le niveau technologique, en général ou à l’intérieur de chacune d’elles, ait connu des modifications essentielles2.

     Ce que Marx présente comme la science de l’his­toire n’est rien d’autre que la projection sur l’ensemble du passé humain d’un schéma qui ne rend compte pertinemment que de trois siècles d’histoire européenne, ceux qui ont vu l’avènement de la société industrielle et l’expansion du matérialisme bourgeois, le triomphe de l’homo oeconomicus3. Marx caractérise lui-même la société bourgeoise comme celle dans laquelle l’économie devient l’instance dominante. Mais loin d’en conclure que c’est là une caractéristique propre de cette société, inapte à faire comprendre les autres, il affirme que la société bourgeoise révèle clairement a posteriori ce que toutes les sociétés antérieures étaient obscurément et sans le savoir, et cela parce que ladite société bourgeoise serait l’aboutissement à la fois nécessaire et provisoire des précédentes4.

     L’interpré­tation marxiste de l’histoire est ainsi dominée par la supposition que l’homo oeconomicus du capitalisme bourgeois est la vérité de l’homme en général5 : le matérialisme dialectique est la consécration du matérialisme bourgeois, qui tend à tout subordonner à la « production de la vie matérielle »6. Il y a sans doute là un trait caractéristique de l’occidental moderne : sa volonté de puissance - en vue d’être non seulement « comme maître et possesseur de la nature »7, mais tout aussi bien, selon le vœu d’Auguste Comte, technocratiquement maître de la vie sociale et politique - lui est devenue tellement connaturelle et impérieuse qu’il ne peut même plus imaginer que les hommes aient pu ou puissent encore vivre autrement, soit se donner d’autres buts et d’autres moyens. Le matérialisme historique de Marx est peut-être à cet égard la forme accomplie de ce qu’il appelle lui-même l’idéologie dominante, c'est-à-dire de l’illusion caractéristique de la bourgeoisie moderne.

 

b. Il n’est pas sans intérêt ici d’examiner la réinterprétation dont la notion marxienne de fin de l’histoire a fait l’objet, à la fin du XXème siècle.

     Bien qu’elle soit motivée par ce que l’on peut considérer comme l’échec historique du marxisme en tant que projet politique, la thèse de Fukuyama n’en est pas une invalidation directe, pour autant qu’elle s’en inspire à certains égards. Marx avait cru pouvoir prophétiser que la disparition de la lutte des classes mettrait fin à l’histoire, ou du moins à ce qu’il appelle parfois la préhistoire de l’humanité, celle-ci se trouvant par là-même destinée implicitement à une existence collective immuable, dès lors qu’aura disparu ce qui est supposé avoir été le moteur de tout changement historique. Telle que la repense Fukuyama, la fin de l’histoire consiste bien dans la fin d’une lutte, non pas toutefois entre des classes, mais plutôt entre des « blocs » à l’échelle géopolitique, soit, d’un côté, les États dans lesquels la lutte des classes est censément abolie par une praxis révolutionnaire, et, d’un autre, les États dont la politique vise à empêcher celle-ci.

     Ainsi conçue, la fin de l’histoire est seulement la fin de la contestation politique du modèle capitaliste d’organisation socio-économique, soit le démenti historique de l’interprétation marxienne de la lutte des classes. On peut voir toutefois, jusque dans le terme même de mondialisation, autant que dans la pratique planétaire qu’il désigne, non pas la réfutation du marxisme, mais bien plutôt son accomplissement, en tant qu’il aura été l’interprétation la plus résolument bourgeoise de la supposée histoire universelle : cette dernière apparaît moins comme une réalité du passé qu’il serait possible d’expliquer scientifiquement, que comme un avenir auquel d’aucuns veulent tendre, et veulent que tous les autres tendent aussi, par l’absorption de toutes les pratiques humaines collectives dans le réseau (en anglais : net) des échanges capitalistiques mondiaux.

     Le paradoxe est ici que la conception marxienne de l’homme - soit de l’homme comme matérialiste résolu, enfin débarrassé de toute forme d’intérêt transcendant la production et la consommation des biens matériels - se trouve réalisée le plus évidemment dans un type de société virtuellement mondialisée, dont on a cru longtemps que le marxisme constituait la critique essentielle et la plus pertinente. Ce n’est donc pas, semble-t-il, sans une part d’illusion que certains pensent promouvoir une opposition active à l’actuelle mondialisation en se référant encore et toujours à l’idéologie matérialiste qui en est le principe inspirateur.

 

c. Quoi qu’il en soit de l’avenir de la mondialisation, pas plus assuré qu’aucun autre, on comprend que Castoriadis ait pu voir dans l’abandon du marxisme la condition pour retrouver dans l’idée de révolution ce qu’on peut encore en attendre, si l’on entend par là une capacité et une entreprise d’inventer de nouvelles formes d’existence là où l’exigence s’en fait sentir, pour des raisons qui chez Castoriadis tiennent à un humanisme que Marx n’aurait sans doute pas démenti, mais que son matérialisme théorique et pratique ne pouvait que compromettre.

     Le fond de la question est bien ici l’idée de créativité historique. Lorsque Lénine, en 1905, se demande : Que faire ?, et pense trouver le réponse chez Marx et Engels, il suscite une aporie insoluble. Si en effet, comme l’enseignent ses maîtres à penser, l’histoire est un processus déterministe, c’est une illusion majeure que de prétendre la faire, ou de croire qu’il y aurait à faire quelque chose pour que l’histoire se fasse : cette croyance ne peut donner lieu qu’à une gesticulation, vaine parce qu'elle ignore ce qui commande le devenir des choses, et des hommes parmi les choses. C'est pourquoi le marxisme-léninisme a comporté le paradoxe de vouloir être une refonte active, pour une large part autoritaire et violente, de l’organisation collective, mais en référence à une théorie aux termes de laquelle l’histoire relève d’un déterminisme interne, et non pas d’une action volontaire. 

     Cette évidente contradiction a certes été le moyen idéologique de l’élimination des opposants politiques, censément ignorants du sens de l’histoire dont se prévalait le parti au pouvoir. Mais le caractère manifestement volontaire de cette entreprise politique, les obstacles qu’elle a rencontrés dans l’exercice en définitive incontrôlable de certaines volontés – de dirigeants comme de dissidents – offrent un démenti à la présupposition déterministe qui était censée la justifier et qui, étant fausse, ne pouvait devenir qu’une « langue de bois ».

     Or ce qui peut permettre de ne pas désespérer de l’histoire en dépit du prolongement mondialiste de l’échec du marxisme, c’est précisément que l’histoire n’a jamais été ce que le marxisme a voulu y faire voir, et a au contraire toujours été le lieu d’inventions inédites, individuelles et collectives, jamais déductibles de leurs conditions d’apparition, alors même qu’on peut toujours rétrospectivement comprendre comment celles-ci rendaient celles-là possibles8. Gutenberg a inventé l’imprimerie, et entraîné par là bien d’autres effets que celui qu’il visait : la diffusion de la Bible. Mais personne n’a fait l’ensemble de ces conséquences comme Gutenberg a fait sa première Bible imprimée.

     La prétention de l’esprit révolutionnaire était de maîtriser l’histoire à venir en refaisant le monde et l’homme, soit de faire l’histoire comme on produit une œuvre : c’était là sans doute son illusion majeure, puisque si l’histoire est, comme le révolutionnaire le revendique lui-même, un lieu d’initiative, il faut en déduire qu’elle est, inévitablement, immaîtrisable.

 

B. Conditions ontologiques de l’historicité

 

a. La conception  marxienne de l’histoire s’est heurtée à l’histoire effective à laquelle elle a contribué : la seconde a donné la preuve que la première n’était, dans les termes mêmes de Marx et conformément à ses propres principes, qu’une abstraction. Or, dans la mesure où le marxisme apparaît comme la forme aboutie de l’idée philosophique d’histoire universelle, on peut voir dans son échec une raison de mettre en question cette idée même, puisqu’elle entraîne en fin de compte le paradoxe d’annuler la notion même d’historicité.

     L’histoire ne paraît en effet pouvoir être pensée comme forme proprement humaine de devenir que si elle apparaît, au sein de l’ordre dessiné par les lois naturelles, comme la sphère d’exercice d’une faculté spécifiquement humaine de libre initiative, soit d’une capacité de produire des effets qui, même s’ils trouvent leur sens dans la constitution naturelle des hommes, ne résultent pourtant d’aucune détermination causale qui les produirait de façon nécessaire – telle l’invention de l’écriture, conventionnellement considérée comme la transition de la préhistoire à l’histoire.

     Voir dans l’histoire la mise en œuvre, assurément chaotique, des libertés humaines, c’est reconnaître sa contingence essentielle. En revanche, postuler la possibilité d’envisager l’histoire en totalité comme un unique processus, à la fois nécessaire et téléologiquement déterminé, c’était, comme le voulait Hegel, « éliminer la contingence », et par là même annuler la liberté des acteurs historiques, la seule liberté consistant, pour l’Absolu, c'est-à-dire le Tout, à se réaliser lui-même à partir de lui-même sans dépendre de rien d’autre.

     La contradiction est à son comble chez Marx lorsqu'il appelle « règne de la liberté »9 la situation de l’humanité réconciliée censée résulter de l’extinction de la lutte des classes, alors que son interprétation matérialiste du monisme hégélien revient à concevoir l’homme et ses actions – c’est le cas dans tout matérialisme – comme l’effet du déterminisme physique10, à l’exclusion de toute forme de transcendance (d’indépendance) morale – cette dignité que Kant voulait reconnaître à l’homme comme sa prérogative essentielle.

     C'est pourquoi son analyse critique du marxisme conduit Castoriadis à réhabiliter, pour une compréhension philosophique de l’histoire, les notions de contingence et d’événe­ment, entendu comme « accident qui est plus qu’accident »11 du fait de son caractère décisif - toutes notions opposées à l’idée d’un déterminisme qui permettrait d’expliquer rétrospectivement le cours de l’histoire en termes de nécessité causale, et de prétendre annoncer par là même la fin vers laquelle elle serait censée tendre.

     Il nous est assurément plus facile, avec le recul, de juger que l’histoire effective a déjoué les prédictions du matérialisme historique. Et lorsque, au nom de l’idée même de dignité humaine, nous ne renonçons pas à l’idéal d’une humanité réconciliée, nous savons aussi qu’un tel accomplissement apparaît irrémédiablement et définitivement contingent, dès lors que nous savons de science sûre que les hommes se sont dotés de vingt fois plus de moyens qu’il n’en faut pour mettre fin à l’histoire en anéantissant l’humanité. Marx assurément, pas plus que Kant ni Hegel, n’était en mesure d’imaginer pareille échéance.

 

b. Le marxisme permet d’autant moins de comprendre son propre échec, pratique autant que théorique, qu’il a puissamment contribué à occulter sa source première, à savoir la réinterprétation rationaliste de la notion chrétienne de Providence, soit d’un gouvernement du cours des choses propre à assurer cet accomplissement du dessein divin que la dogmatique chrétienne appelle le salut.

     Le marxisme est sans doute la forme aboutie de la sécularisation du christianisme, fruit logique de l’entreprise hégélienne de transformer en théorème philosophique la foi révélée qui sous-tendait l’espérance chrétienne en l’avènement du Royaume de Dieu. Hegel assignait à la philosophie de l’histoire la tâche de la théodicée leibnizienne, à savoir une réconciliation avec la réalité qui consiste essentiellement à reconnaître sa nécessité intrinsèque, et donc à admettre que l’histoire ne peut être autre que ce qu’elle est. De cette affirmation, Leibniz avait donné une justification métaphysique en arguant que Dieu ne pouvait créer que le meilleur des mondes possibles, faute de quoi il ne ferait pas tout le bien dont il est capable, et pécherait par là même contre son absolue bonté12.

     La conséquence était que l’histoire individuelle de chaque homme, autant que l’histoire collective des hommes, font partie de « l’harmonie préétablie » du meilleur des mondes. L’homme ne dispose alors, selon le mot de Kant, que d’une « liberté de tournebroche »13, qui consiste à dérouler, en ayant l’illusion d’en choisir certains, tous les prédicats que Dieu sait inclus dans l’idée qui préside à sa création : l’existence, ici, ne fait que déployer une essence fixée de toute éternité, et qui en ce sens la précède.

     En concevant la nature et l’histoire comme la réalisation de l’Absolu lui-même, Hegel n’a fait qu’éliminer le dernier élément de contingence que maintenait la théodicée leibnizienne, à savoir l’idée même de création : les hommes ne pouvaient en paraître plus libres, bien au contraire, et la substitution de la matière à l’Absolu – c'est-à-dire l’absolutisation du monde matériel – ne pouvait rien changer quant à l’efficience historique des acteurs humains.

     Voltaire et Diderot en avaient déjà fait leurs gorges chaudes : qu’il s’agisse du « Grand Rouleau » sur lequel tous les événements humains seraient inscrits d’avance, ou du « meilleur des mondes » dans lequel « tout est pour le mieux », leurs sarcasmes avaient pour cible l’idée que l’homme ne pourrait dépendre d’un absolu qui le transcende sans que sa liberté soit par là même supprimée.

 

c. On peut toutefois se demander, comme Voltaire lui-même, d’où l’homme tiendrait sa liberté s’il était seulement le produit d’une nature non libre, et non pas, autant que la nature dans son ensemble, l’œuvre d’un Créateur absolument libre. On peut considérer à cet égard que l’idée de création est, comme Kant le soulignait et contrairement à ce qu’affirment certains philosophes contemporains, la sauvegarde métaphysique de la liberté humaine plutôt que son annulation – à condition toutefois d’aller au bout de cette idée et d’en admettre toutes les implications.

     Car il est clair qu’un monde dont l’existence même est contingente, et non pas nécessaire, peut sans contradiction comporter du contingent, contrairement à l’univers nécessaire dont le Deus sive natura de Spinoza a été la première systématisation ontologique. Mais la création du monde ne peut apparaître comme l’ouverture d’un espace d’exercice pour la liberté humaine que si l’on admet, avec Thomas d'Aquin et contre Leibniz, qu’aucune perfection créée ne peut motiver la volonté divine à créer, ni à créer tel monde, soit un monde qui ne pourrait être autrement qu’il n’est parce qu'il ne saurait y en avoir de meilleur : l’homme peut être libre parce que l’existence du monde n’est pas nécessaire pour que Dieu soit lui-même, et encore moins pour qu’il se réalise. La création ne suppose dans cette perspective aucune harmonie préétablie, qui d’un point de vue temporel apparaîtrait comme un scénario écrit d’avance.

     Dès lors, la première condition de l’historicité paraît être la distinction ontologique du monde et de l’Absolu, soit la désabsolutisation du monde, telle que l’implique l’idée juive de création, avec son corollaire : la condamnation de l’idolâtrie, qui confond l’Incréé et la créature.

     Mais en outre, l’idée d’une création « au commencement (bereshit)14 » a pu apparaître comme l’émergence d’une conscience proprement historique, dans la mesure où elle donne à la catégorie de l’événement une valeur fondamentale : celle d’une origine radicale, antérieure à tous les faits singuliers décisifs susceptibles de se produire au sein d’un monde ainsi fondé. C’était là introduire l’idée d’un temps linéaire et irréversible, dans lequel, comme Bergson s’est plu à le souligner, l’irruption du nouveau pouvait trouver sa place –  ce qui n’est pas le cas dans les représentations cycliques du temps, telles que la Grande Année des Grecs et son déterminisme astral, ou sa résurgence sous la forme de l’Éternel Retour, mythe commun au néopaganisme nietzschéen et au matérialisme d’Engels.

 

C. Que l’histoire n’est pas à faire

 

a. Que l’homme soit créé capable de libre initiative par une initiative divine originaire n’exclut évidemment pas, mais implique la possibilité que le Créateur divin – l’Éternel – intervienne dans le cours des choses créées.

     Cela ne signifie pas que l’efficience divine annule l’efficience humaine – comme chez Malebranche, ou dans l’islam –, ni que l’histoire se réduise globalement à ce que l’inter­prétation chrétienne de la Bible appelle l’Histoire sainte. De fait, l’affirmation métaphysique de la création s’est trouvée liée historiquement à une autre idée [que supportait mal l’antijudaïsme de Hegel, ou de cet antisémite forcené qu’était Marx] : celle de l’élection du peuple d’Israël, c'est-à-dire précisément de sa vocation constitutive non pas à être seul sauvé, ni à étendre sa domination sur les autres, mais à révéler aux nations tout à la fois la réalité et le sens de la création, soit la vocation de toute personne humaine à entrer en relation de connaissance et d’amour avec son Créateur.

     Il y avait bien là la révélation d’un sens de l’histoire, mais aucunement comme d’un terme qui en rendrait nécessaire le cours autant que l’accomplissement. L’Histoire sainte apparaît plutôt d’après l’Écriture comme une histoire particulière au milieu d’autres, et comme une suite d’appels et de réponses qui sont souvent des refus (l’infidélité), mais surtout comme un processus dont l’aboutissement, étant remis aux libertés humaines, est irréductiblement contingent, et comme tel objet d'une foi dans la promesse divine, et non pas d’une science humainement démontrable.

     À quoi il faut ajouter que ce qui donne ici le sens n’est pas un avenir historique intramondain, mais une destinée transcendant l’existence cosmique, soit une réalité surnaturelle, par rapport à laquelle les hommes sont invités à décider d’eux-mêmes existentiellement, en même temps qu’elle fonde la commune dignité que la loi éthique – la Torah – leur demande de se reconnaître mutuellement.

     Dans cette perspective, il n’y a pas de sens de l’histoire, si l’on veut entendre par là qu’elle serait un processus unique tendant de façon déterminée vers un terme prévisible, lequel ferait d’elle un tribunal appelé à juger en dernière instance de la signification et de la valeur des actions humaines - un substitut sécularisé du « jugement dernier ». Ce qui fait qu’il y a ou qu’il peut y avoir du sens dans l’histoire, c’est au contraire que son cours a pour dimension essentielle une contingence événementielle qui le rend à tout jamais immaîtrisable : les hommes n’en sont pas plus les maîtres qu’ils n’en sont simplement les jouets.

     Et certes, une telle perspective doit apparaître plutôt théologique que philosophique, puisqu’elle se réclame d’une révélation qui récuse toute forme de rationalisation intempestive. Elle n’en converge pas moins avec la philosophie dès lors que celle-ci est amenée par sa réflexion propre à reconnaître qu’elle échoue à produire une rationalisation intégrale du processus historique.

 

b. La foi biblique s’inscrit donc en faux contre la supposition, si couramment acceptée par la conscience moderne, que si l’homme était créé, il ne pourrait être libre et ne serait pour rien dans le devenir qui est le sien. Le faire-être qu’est la création est en effet toujours un laisser-être, dès lors que le Créateur et la créature sont ontologiquement distincts, et comme tels irréductibles l’un à l’autre.

     La leçon de l’Histoire sainte est en fait que ni Dieu ni l’homme ne font l’histoire, le premier parce qu'il ne le veut pas, et le second parce qu'il ne le peut pas : les initiatives divines sont des appels plutôt que des contraintes, et aucune initiative humaine, qu’elle soit individuelle ou collective, n’est à soi seule déterminante du cours des choses.

     La foi est à cet égard - et quoi qu’il en soit des formes historiques de son instrumentalisation politique - tout  le contraire d’une idéologie, au sens que Marx a donné à ce terme, et dont le marxisme aura été la plus parfaite illustration. Car la foi soutient l’espé­rance eschatologique d’un accomplissement qui ne peut être qu’un au-delà de l’histoire, et qui ne saurait être le simple résultat nécessaire de celle-ci, puisqu’il relève de la souveraine gratuité de la grâce divine.

     Par là même la foi s’oppose à cette forme d’idéologie qui a reçu le nom d’utopie, par détournement du titre célèbre de Thomas More.

     L’œuvre de ce dernier n’enseignait aucune philosophie de l’histoire, mais visait seulement à met­tre en scène l’exigence, à ses yeux permanente et transhistorique, d’ordonner les actions et les politiques con­duites par les hommes aux règles éthiques qui exigent d’eux à tout moment la reconnaissance de leur commune humanité : il y a bien ici quelque chose qui fait sens, non pas en référence à un avenir supposé inéluctable, mais bien plutôt à ce que les hommes sont au présent.

     L’utopisme idéologique consiste au contraire à prétendre refaire le monde et l’homme conformément à une idée préconçue et un plan préétabli, ce qui revient, de la part de l’homme ou du groupe humain qui se donne ce projet, à adopter à l’égard de l’avenir des hommes le même point de vue que le Dieu leibnizien à l’égard de la création. Qu’un tel utopisme ait été la matrice intellectuelle des idéo­logies totalitaires est une vérification de plus de ce qu’une pareille ontologie rationaliste ne sauvegarde guère la possibilité de voir dans l’histoire humaine le lieu d’exercice d’une liberté réelle.

     Et comme la mise en œuvre des programmes utopistes n’a jamais été possible que par l’initiative volontaire de ceux qui les ont adoptés, elle a inévitablement produit l’asservissement à leur liberté de celle des autres, soit ces formes extrêmes d’esclava­gisme politique qu’auront été les totalitarismes. La prétention à faire l’histoire - désormais datée - se sera ainsi avérée historiquement être la volonté la plus tyrannogène.

 

c. Renoncer à l’idéologie n’est pas pour autant renoncer à l’exercice de la responsabilité, et même à la conscience d’une responsabilité historique : c’est bien plutôt l’idéologie qui tend à rendre impossible cet exercice pour ceux qui la subissent. Mais la notion de responsabilité historique est assurément problématique.

     Car il n’est pas de responsabilité sans la conscience d’exercer une causalité, soit d’une efficience, assurément partielle, mais néanmoins réelle, et d’autant plus influente qu’elle rencontre d’autres efficiences qui vont dans le même sens. Si l’on ne craignait de tomber dans la platitude et le lieu commun, on serait tenté de dire que personne ne fait l’histoire mais que chacun y contribue. Et en vérité, que dire d’autre, le philosophe dût-il en rabattre ? Car ce n’est pas l’histoire que les hommes font : ils font, entre autres, du pain, la guerre, ou l’amour. Mais l’histoire n’est rien d’autre que ce qu’ils font, au sens où elle ne consiste en rien d’autre qu’en la suite de leurs actions.

     La responsabilité historique ne peut donc jamais revenir à se tenir pour responsable de l’histoire, parce que nul ne saurait en répondre. Elle consiste plutôt en la conscience au moins rétrospective de la participation personnelle à une efficience collective.

     Bertrand Russell écrivait que si la mère d’Adolf Hitler avait commis l’infanticide, elle aurait empêché un génocide, mais c’eût été là un crime inexcusable dans la mesure précisément où elle ignorait l’avenir : si nous pouvions connaître celui-ci en le prévoyant comme un effet nécessaire, il n’y aurait ni liberté ni responsabilité possibles ; et si nous pensons que nous aurions pu empêcher certaines conséquences, c’est que celles-ci étaient contingentes, et en tant que telles non prévisibles.

     En revanche, l’antisémitisme répandu en Europe dans les milieux intellectuels et politiques influencés par la philosophie allemande n’a pas été sans efficience dans la genèse de la Shoah, alors même que chacun de ceux qui acceptaient les idées antisémites ne l’aurait peut-être pas voulue autant que ceux qui l’ont mise en œuvre. Avouer que l’on n’est pas le maître de l’histoire ne revient pas pour la conscience personnelle à se laver les mains de ce à quoi elle sait contribuer, au-delà de ce qu’elle produit à elle seule et par elle-même.

     Et lorsque l’écologie met en cause certains comportements collectifs en exposant ce qu’il y a de prévisible parmi leurs effets, ce n’est pas d’après une considération utopique de l’avenir, mais bien plutôt en référence à ce qui a été et demeure la condition présente de la vie de notre espèce, et cela non pas avec la prétention de conduire l’histoire là où elle est supposée devoir aller, mais plutôt en vue de permettre qu’elle puisse tout simplement continuer : il s’agit moins de faire l’histoire que d’en sauvegarder la possibilité.

     Et l’écologiste sait bien que si l’effet de serre ne peut manquer de se produire, selon une nécessité physique qu’Aristote aurait qualifiée de conditionnelle, en revanche les initiatives politiques qui pourraient y parer ne se produiront pas d’elles-mêmes ni nécessairement, mais seulement si on s’y décide.

 

Conclusion

            Personne ne fait l’histoire, s’il est vrai que Dieu, créant librement des êtres libres, ne veut aucunement anéantir leur liberté, et que, ces libertés étant multiples, aucune d’entre elles ne peut décider du cours des choses qui résulte de leur agir collectif, soit de l’entrecroisement de leurs initiatives. L’histoire apparaît ainsi comme le lieu d’une causalité tout à fait spécifique, irréductible tout autant à une détermination naturelle qu’à la causalité intentionnelle d’un sujet personnel : il n’est pas vrai qu’elle se fasse comme d’elle-même, sans que les acteurs humains y soient pour rien, à des titres et à des degrés divers, et il n’est pas vrai non plus qu’aucun pouvoir humain puisse prétendre en avoir une quelconque maîtrise, alors même qu’il dépend des hommes de sauvegarder leur humanité, dans l’espoir que leur histoire ne s’avère pas avant tout inhumaine.

 

* « Imperii vis omnis in consensu oboedientium est » (Tite?Live, Histoire romaine, Livre II, ch.59).

 

 

1 Marx et Engels, Manifeste du parti communiste, I, Pléiade, p.161.

2 Castoriadis, L’institution imaginaire de la société, p.27.

3 Ibid., p.26.

4 Marx, Introduction générale à la critique de l’économie politique, Pléiade II, p.260.

5 Castoriadis, op.cit., pp.33-34.

6 « Le mode de production de la vie matérielle domine en général le développement de la vie sociale, politique et intellectuel » (Marx, Critique de l’économie politique, Avant-propos, Pléiade I, p.273).

7 Descartes, Discours de la méthode, 2ème partie.

8 « Aucune des formes de l’aliénation sociale présente n’est fatale pour l’humanité, puisqu’elles n’ont pas toujours été là » (Castoriadis, L’institution imaginaire de la société, p.39).

9 Marx, Le Capital, Livre III, Conclusion, Pléiade II, p.1488.

10 « Le développement de la formation économique de la société est assimilable à la marche de la nature et à son histoire » (Marx, Le Capital, Livre I, Préface, Pléiade I, p.550. Souligné dans le texte).

11 Castoriadis, L’institution imaginaire de la société, p.68.

12 « Si le moindre mal qui arrive dans le monde y manquait, ce ne serait plus ce monde, qui, tout compté, tout rabattu, a été trouvé le meilleur par le Créateur qui l’a choisi » » (Leibniz, Essais de théodicée, 1ère partie, § 9).

13 Kant, Critique de la Raison pratique, Examen critique de l’Analytique.

14 Gn 1, 1.