Culture et nature

La culture fait-elle sortir de la nature ?

 

            Selon l’une de ses acceptions, correspondant à l’expression cicéronienne cultura animi, la notion de culture est pour nous fortement associée à celle d’éducation, désignant l’ensemble des dispositions pratiques ou intellectuelles qu’un individu acquiert par le moyen de cette dernière. Le terme d’éducation vient lui-même du latin educare, verbe qui signifiait l’ensemble des soins destinés à assurer la croissance physique et mentale d’une progéniture, mais tout aussi bien la puissance par laquelle la terre fait croître les végétaux qu’elle porte. Ce verbe est très proche d’un autre, educere, qui peut avoir à l’occasion le même sens : élever un enfant, mais qui signifie littéralement : faire sortir de..., qu’il s’agisse de tirer une épée du fourreau, ou de détourner l’eau d’un lac.

            On peut à partir de là se demander de quoi l’éducation, et la culture qui est son fruit, font sortir. La réponse obvie semble être qu’elles font sortir l’individu qui les reçoit de son état natif, de la condition dans laquelle il naît. La naissance est la génération d’un être vivant, et l’on peut remarquer que c’est à un tel processus que renvoie le terme nature, dont l’équivalent latin est dérivé du participe passé de nascor, verbe qui signifie : naître. En fonction de cette connotation originelle et fondamentale du terme de nature, on peut envisager que la réponse à la question posée revienne à dire que la culture, fruit de l’éducation, fait sortir de la nature, entendue comme la condition d’existence dont un individu a hérité par voie de génération naturelle.

            La pensée moderne suggère toutefois la possibilité d’une autre interprétation, celle d’une émancipation à l’égard de la nature. Ce terme désigne encore dans notre droit le fait qu’un enfant mineur, soit par accession à l’âge de la majorité légale, soit par une décision particulière, est soustrait à la tutelle juridique de ses parents, de la même façon que dans l’Antiquité, l’affranchissement libérait l’esclave du droit de propriété (mancipium) que son maître avait sur lui. C’est ainsi que Kant définit les « Lumières », fruit de l’éducation, comme « la sortie de l’homme de sa Minorité »1, et que Luc Ferry, s’inspirant de Kant, définit un « humanisme transcendantal », qui reconnaît à l’humanité une « transcen­dance », laquelle consiste en ce qu’elle « entretient avec les autres espèces animales un rapport de discontinuité essentielle. Non parce qu'elle serait d’origine divine, mais parce qu'elle s’avère capable de s’arracher par liberté au règne de la nature »2.

            Cette conception de la culture comme émancipation par rapport à la nature est assurément caractéristique de la société industrielle moderne. On y a parfois vu l’expression d’une conception prométhéenne de l’homme, telle qu’elle s’est affirmée par exemple dans le marxisme. Les conséquences écologiques de ladite société conduisent toutefois aujourd’hui à remettre vigoureusement en question cette interprétation du pouvoir de la culture humaine, jusqu’à voir dans la prétention à l’émancipation un risque d’autodestruction, plutôt qu’une promesse exaltante d’accomplissement de soi.

            Il y a donc lieu plus que jamais de se demander en quel sens et jusqu’à quel point on peut penser que la culture fasse sortir l’homme de la nature.

 

 

I. La culture comme dépassement de la nature

 

A. Quelle transcendance ? [Sortir de : passer à l’extérieur ?]

 

a.         On peut assurément écarter des acceptions triviales de l’expression sortir de..., qui conduiraient à des interprétations de la question et des réponses tout aussi absurdes les unes que les autres. Il ne saurait être question pour l’homme de sortir physiquement de l’univers naturel, non plus que de cesser au cours de son existence d’être un animal soumis aux lois physiques en général et biologiques en particulier. Selon une distinction reprise par Kant à la scolastique, l’homme ne saurait se rendre extérieur à la nature ni au sens matériel, ni au sens formel du terme. « Considérée materialiter, la nature est l’ensemble de tous les objets de l’expérience »3, c'est-à-dire la totalité des corps naturels comme objets d’une expérience au moins possible. Et d’un point de vue formel, la notion de nature « ne signifie rien d’autre que la conformité des déterminations de l’exis­tence des choses en général à des lois »4, soit la légalité générale des phénomènes naturels. En tant que phénomène affectant cet être naturel qu’est l’homme, on peut juger raisonnablement que la culture est un processus qui se déroule à l’intérieur de la nature envisagée sous ses deux aspects.

 

b.         C'est pourquoi Luc Ferry, en attribuant à l’homme une transcendance, ne lui reconnaît aucune forme d’extériorité, ni aucune possibilité d’extériorisation par rapport à son univers, non plus qu’à son statut d’être naturel : c’est ce que signifie le déni de toute « origine divine » de l’homme, qu’on entende celle-ci comme une procession ou comme une création5. La transcendance humaine doit plutôt être envisagée ici comme une transcendance dans l’immanence, idée que l’on trouve déjà chez des philosophes tels que Husserl, Heidegger, Sartre, ou Merleau-Ponty. Luc Ferry en trouve l’indice dans la capacité spécifiquement humaine de « poser des questions, au sens propre, métaphysiques »6, ce qui est une activité éminemment culturelle. Sans doute peut-on entendre par là les questions traditionnellement considérées comme relevant de la métaphysique, celles de l’existence de Dieu et de l’immortalité de l’âme. Mais il est clair d’une part que lesdites questions sont condamnées, pour Ferry, comme pour Kant et Heidegger, à rester sans réponse, sinon sous la forme de postulations, et d’autre part qu’il entend manifestement ici le terme métaphysique en un sens plus large, et à vrai dire plus originel : le métaphysique désigne littéralement ce qui est au-delà du naturel. Lorsque l’homme s’interroge sur le sens de son existence, lorsque les hommes se demandent quelles valeurs communes peuvent donner sens à leur existence collective et sur quoi on pourrait les fonder, ils adoptent une manière d’être qui ne se laisse voir nulle part ailleurs dans la nature, et en ce sens ils sortent de la manière d’être commune aux autres êtres naturels. Ferry ne fait à certains égards que reprendre la définition schopenhauérienne de l’homme comme « animal métaphysique »7, laquelle revient à présenter l’homme comme un être naturel qui est aussi, par sa conscience questionnante, au-delà de la nature. Selon le mot ressassé de Pascal, « l’homme n’est qu’un roseau, le plus faible de la nature, mais c’est un roseau pensant »8, ce qu’il commente ailleurs : « par l’espace, l’univers me contient et m’engloutit comme un point ; par la pensée, je le comprends »9.

 

c.         L’anthropologie fournit quelques éléments propres à confirmer ce point de vue. On ne pourrait dire que la culture fait sortir de la nature si l’on se contentait de définir la première comme l’ensemble des caractères innés de l’homme, et la seconde comme l’ensemble de ses caractères acquis, dont la biologie nous enseigne qu’ils ne peuvent pas être transmis par hérédité, mais seulement par cette forme d’héritage que nous appelons la tradition. L’espèce humaine n’est manifestement pas la seule capable d’acquérir des dispositions qu’elle ne possède pas initialement : c’est le cas aussi, par exemple, de toutes les espèces prédatrices chez lesquelles la chasse doit faire l’objet d’un apprentissage sous la tutelle des parents. Encore un tel apprentissage est-il lui-même rendu possible par une capacité innée d’imitation. En revanche, l’éthologie contemporaine n’hésite pas à parler de culture, même en dehors de l’espèce humaine, lorsqu'elle découvre des comportements acquis qui ne font pas que reproduire un stéréotype spécifique - telle la chasse du guépard -, mais qui montrent, à l’intérieur d’une même espèce, la transmission d’un mode de comportement qui relève au départ d’une véritable invention : telles ces techniques différentes pour casser les noix que se transmettent de génération en génération deux populations d’orangs-outans qui vivent en Indonésie de part et d’autre d’un cours d’eau qu’ils sont incapables de traverser10. Rien n’impose a priori de réserver la culture à l’homme. Mais il est clair que l’espèce humaine tranche sur les autres par l’ampleur et la profondeur de l’inventivité culturelle dont elle a fait preuve au cours de son histoire, produisant des modes de comportements auxquels on ne trouve aucun modèle ailleurs dans la nature. C’est le cas, dans le domaine technique, de l’invention de l’outillage, qui est sans doute antérieure à l’apparition d’Homo sapiens. Mais on sait que l’une des manifestations les plus anciennes de la spécificité de ce dernier a été l’ensevelissement des morts : « ce que dit la sépulture »11, c’est l’irruption dans la nature d’un être qui, fût-ce sur le mode de la croyance, regarde au-delà d’elle, et change par là-même du tout au tout son rapport à l’existence, au temps, et à la mort. Edgar Morin reconnaît une signification analogue à l’invention de la peinture, dans laquelle on peut voir une première entrée dans l’univers des représentations symboliques. Et d’une manière plus générale, on peut voir dans le symbolisme l’aspect à la fois le plus général et le plus caractéristique par lequel la culture humaine apparaît comme une innovation radicale par rapport aux conditions naturelles antérieures : sans doute longtemps avant que la peinture ne se mue en écriture, les hommes ont inventé les signes vocaux qui ont formé leurs langues. À propos de celles-ci, Platon et Aristote pouvaient dire, bien avant Ferdinand de Saussure, que « rien n’est par nature (phuseï) un nom, mais seulement quand il devient symbole (sumbolon) »12, et cela « par convention (kata sunthèkèn) »13, comme le prouve de façon évidente la diversité des langues. L’invention d’un tel symbolisme fait sortir de la nature en ce sens qu’il y surajoute un réseau d’associations qui n’y préexistent d’aucune manière - ce que Castoriadis appelle une « création » social-historique14.

 

B. Nature et institution [Sortir de : rompre avec ?]

 

a.         Le propos d’Aristote renvoie à la distinction grecque classique entre la nature (phusis) et l’institution (thésis ou nomos), soit entre ce qui constitue un ordre de choses indépendant de la volonté humaine, et ce qui n’existe que moyennant une décision de celle-ci, tels les signes linguistiques déclarés « arbitraires »15. Les Sophistes ont sans doute été les premiers à populariser cette distinction, qui semble avoir eu dans leur pensée une signification essentiellement polémique à l’égard de cette partie de la culture humaine que sont les institutions politiques - la civilisation. Cet aspect apparaît clairement dans la  mise en scène platonicienne du discours sophistique. Si l’on en croit ce que dit Calliclès dans le Gorgias, il faut bien admettre que la loi civile fait sortir de la nature puisqu’elle la contredit : « Nature et loi, le plus souvent, se contredisent (...). Car par nature, c’est ce qui est le plus vil qui est aussi le plus mauvais, à savoir subir l’injustice, tandis que selon la loi, c’est la commettre »16. Il est clair que la fonction des lois civiles est d’empêcher que les individus se fassent mutuellement violence en leur inculquant un comportement civilisé, et en réprimant leurs incivilités. Par là-même, elles empêchent les rapports humains d’être de simples rapports de force, dans lesquels le plus fort l’emporte. Ce serait le cas, selon le sophiste, si les rapports humains restaient ce qu’ils sont naturellement, avant toute intervention d’une institution humaine : « Ce qui est dit injuste et vil selon la loi, c’est de chercher à l’emporter sur la plupart, et c’est cela qu’on appelle l’injustice ; mais la nature, selon moi, montre au contraire d’elle-même qu’il est juste que le supérieur l’emporte sur l’inférieur, et le plus fort sur le plus faible »17. Il faut assurément voir dans le propos sophistique une contestation, au nom de la nature, de la loi instituée. Mais, quoi qu’il en soit de son bien-fondé, elle montre au moins clairement que le propre de la civilisation est de faire sortir l’humanité de ce que nous avons coutume d’appeler la « loi de la jungle ».

 

b.         Il peut toutefois paraître sommaire de s’en tenir à l’opposition sophistique de la nature et de la loi. En disant que « ceux qui instituent les lois sont les hommes les plus faibles, qui sont aussi les plus nombreux »18, Calliclès esquisse une théorie de l’institution que Glaucon développe dans la République, et qui est à l’origine de toutes les théories classiques du contrat social. C’est la notion de convention, c'est-à-dire d’un accord volontaire, qui sert à expliquer l’institution civile, autant que la fixation des symboles linguistiques. La convention est en effet le moyen de sortir d’une situation de menace mutuelle, qui est préjudiciable à la plupart : « Lorsque mutuellement ils commettent ou subissent l’injustice, et qu’ils goûtent aux deux, ceux qui ne peuvent pas plus y échapper que la choisir jugent profitable de s’accorder (sunthésthaï) pour ne commettre ni ne subir l’injustice ; et c’est alors qu’ils commencent à instituer des lois et des conventions entre eux »19. Cette compréhension de la nature et de la logique de l’insti­tution anticipe de très loin la manière dont Hobbes pensera le pacte social comme le moyen de sortir, sinon de la nature, du moins d’un « état de nature » dans lequel les individus, faute d’un pouvoir coercitif imposant à tous le respect de règles communes, sont voués à une situation finalement insupportable, et en tout cas préjudiciable à la plupart, de « guerre de tous contre tous (bellum omnium contra omnes) »20. L’état civil, ou l’État tout court, est ici pensé comme l’innova­tion radicale qui fait sortir la collectivité humaine d’une situation atomisée dans laquelle les individus sont livrés à leur indépendance naturelle, et qui lui permet de s’instituer elle-même - de « s’auto-instituer », dit Castoriadis -  comme société de coopération pacifique et profitable.

 

c.         La notion d’état de nature peut néanmoins paraître bien fragile, du fait de son caractère irrémédiablement hypothétique, avoué par ceux-là-même qui y ont recouru, et du fait des conflits d’interprétation auxquels elle a donné lieu21. S’il y a lieu d’identifier la nature au règne de la force, on peut juger comme Spinoza que, loin de faire sortir de la nature, l’état civil est « la continuation de l’état de nature » en ce que « dans une cité quelconque », le « souverain » n’a « de droit (...) sur les sujets que dans la mesure où, par la puissance, il l’emporte sur eux »22 : sans la puissance coercitive des forces de l’ordre, l’état de droit n’est qu’un vain mot. Mais on peut aussi, comme Rousseau, contester l’identification de l’état de la nature à un état de guerre, la guerre étant, comme en général les rivalités entre humains, bien trop liée à la civilisation pour être sans contradiction transportée dans l’état de nature23. Aussi Rousseau envisage-t-il celui-ci, pour éviter la contradiction, comme un état dans lequel les hommes n’auraient pas plus de raison de s’associer que de rivaliser. À cette seule condition ils pourraient être considérés comme réellement indépendants, mais il faut alors, pour expliquer le passage à l’état civil, envisager une transformation des conditions naturelles24, et une décision volontaire des hommes de s’unir pour y faire face25. On voit alors quelle est la signification profonde de la notion d’état de nature, et de la notion corrélative de pacte social : elles donnent à voir qu’une société humaine n’existe que par la coopération volontaire de ses membres, laquelle requiert ces aspects majeurs de la culture que sont les codes symboliques de communication d’une part, et les institutions régulatrices des conduites individuelles d’autre part. En ce sens on peut dire que la culture fait sortir de la nature parce qu’elle n’est jamais, comme celle-ci, un donné qui se transmet de façon relativement immuable de génération en génération : la preuve en est, pour les institutions comme pour les codes symboliques, leur diversité et leur évolution dans le temps et dans l’espace, lesquelles font de l’humanité une espèce non seulement naturelle, mais historique.

           

C. Interprétation kantienne du rôle historique de la culture [Sortir de : dépasser ?]

 

a.         Le § 83 de la Critique de la faculté de juger fournit une intéressante définition de la « culture (Kultur) » comme « production (Hervorbringung) de l’aptitude d’un être raisonnable à des fins quelconques en général »26. Il faut noter que la culture est envisagée ici plutôt comme un processus d’acquisition que comme son résultat, qui prend des formes variables. Kant précise aussitôt dans une parenthèse que les fins auxquelles la culture rend apte l’être raisonnable relèvent « par suite » de « sa liberté »27. Le lien de conséquence est ici entre la raison et la liberté : celle-ci découle de celle-là, car « la nature raisonnable se distingue des autres par ceci, qu’elle se pose à elle-même une fin »28, et la liberté n’est rien d’autre que cette « aptitude générale à se donner des fins, et (en toute indépendance dans sa détermination finale à l’égard de la nature) à utiliser la nature comme moyen approprié aux maximes de ses fins libres en général »29. La liberté ne consiste pas seulement à avoir une fin et à se comporter en fonction d’elle, comme cela se voit chez beaucoup d’êtres naturels, mais à « se donner » une telle fin, c'est-à-dire à la viser consciemment et par choix : c’est le cas, par exemple, de l’acquisition d’une science. Ainsi définie, la culture peut être interprétée comme une libération de l’homme, animal raisonnable, et Kant présente celle-ci comme une sorte de dépassement de la nature au sein de la nature. La culture peut en effet être considérée comme une « fin de la nature »30, en ce sens que l’homme y est naturellement apte. Mais cette fin n’est pas selon Kant la seule, car il y en a une antérieure, que l’homme a en commun avec les autres animaux, à savoir la satisfaction à la fois maximale et durable qu’il vise sous le nom de « bon­heur »31. Or il se trouve d’une part que « sa nature n’est pas telle qu’elle puisse s’arrêter et trouver sa satisfaction dans la possession et la jouissance »32, et que d’autre part, la recherche de celles-ci, à la différence de ce qui se passe chez les animaux gouvernés par l’instinct, est entravée par « ce qu’il y a d’incohérent dans les dispositions naturelles présentes en lui »33. C'est pourquoi l’homme a besoin de ce que Kant appelle « la culture de la discipline », qui « consiste dans la libération de la volonté à l’égard du despotisme des désirs »34. Kant retrouve ici l’enseignement d’Aristote au terme du Livre I de l’Éthique à Nicomaque, où le philosophe grec définit pour la première fois la volonté comme pouvoir de réguler l’af­fectivité en vue de l’empêcher de faire obstacle aux exigences de la conduite rationnelle. La fonction de la discipline est d’introduire une cohérence, de mettre de l’ordre dans des inclinations naturelles qui, livrées à elles-mêmes, se développeraient de manière anarchique, vicieuse, et en définitive malheureuse autant que stérile35. En tant que formation du caractère individuel, la discipline apparaît comme le premier stade de la culture, et la condition de ses autres aspects : il faut y voir « un perfectionnement (Ausbildung) qui nous rend capables de fins supérieures à celles que la nature elle-même peut fournir »36, à savoir les fins animales en général.

 

b.          Kant voit dans la discipline le côté « négatif » – soit une condition préalable essentiellement restrictive à l’égard des appétits naturels – de ce qu’il appelle « la culture de l’habileté (Geschicklichkeit) »37, c'est-à-dire le développement des divers talents nécessaires à la coopération collective des hommes. Ce deuxième aspect de la culture peut encore être envisagé comme une formation (Bildung) de l’individu : il s’agit de l’acquisition de compétences dans lesquelles la force physique et l’agilité manuelle peuvent avoir leur part, mais auxquelles l’intelli­gence contribue essentiellement. C'est pourquoi Aristote classait les arts, à côté des sciences, au sein des vertus intellectuelles, entendant par là les dispositions qu’un individu peut ou doit acquérir en dehors des vertus morales qui rectifient son caractère. Or Kant souligne que cet aspect de la culture, même si l’on peut y voir une forme du perfectionnement individuel, conduit aussi à l’envisager sous l’aspect collectif de ce que nous appelons civilisation – en entendant celle-ci comme l’instauration d’une « société civile (bürgerliche Gesellschaft) »38, et non pas au sens péjoratif de la « Zivilisation », soit des usages d’une supposée bonne société, dans lesquels Kant ne voit qu’une « apparence de moralité dans l’honneur et la bienséance extérieure »39. Au Livre II de sa République40, Platon montre que l’institution d’une cité repose avant tout sur l’association de producteurs spécialisés dans l’accomplissement d’une tâche utile : nourriture, vêtement, outillage, etc. Kant fait valoir que cette complémentarité des compétences est assurément une condition de la vie collective, parce qu'elle rend l’association des hommes à la fois nécessaire et possible, mais que ce versant positif de la civilisation ne va jamais sans un aspect négatif qui la rend à certains égards indésirable aux individus : car « l’habileté ne peut être bien développée dans l’espèce humaine que par la médiation de l’inégalité entre les hommes, dans la mesure où le plus grand nombre, sans avoir pour cela particulièrement besoin de l’art, prend en charge les nécessités de la vie en quelque sorte mécaniquement, pour la commodité et le loisir d’autres hommes qui travaillent aux dimensions moins nécessaires de la culture, à savoir la science et l’art »41. Kant semble rejoindre ici les thèses d’Aristote sur le caractère socialement nécessaire de l’esclavage, mais il entend surtout montrer d’une manière plus générale que la culture a sa racine dans une forme d’« antagonisme au sein de la société », qu’il dénomme « l’insociable sociabilité » des hommes, soit tout à la fois leur « penchant à s’associer » et leur « propension à se détacher » de la collectivité, du fait des « résistances » qu’ils y rencontrent : « c’est cette résistance qui éveille toutes les forces de l’homme, le porte à surmonter son inclination à la paresse »42, en vue de se faire valoir aux yeux de ses semblables.

 

« L’homme a alors parcouru les premiers pas, qui de la grossièreté le mènent à la culture dont le fondement véritable est la valeur sociale de l’homme ; et c’est alors que se développent peu à peu tous les talents, que se forme le goût, et que même, cette évolution vers la clarté se poursuivant, commence à se fonder une forme de pensée qui peut avec le temps transformer la grossière disposition naturelle au discernement moral en principes pratiques déterminés »43.

 

Rousseau écrivait de même que l’instauration de « l’état civil » est ce qui « d’un animal stupide et borné, fit un être intelligent et un homme »44.

 

c.         Le rôle qu’il reconnaît à l’insociable sociabilité conduit Kant, comme Rousseau, à envisager la dimension politique de la culture, soit la forme sous laquelle la civilisation rend possible les autres aspects de la culture, lesquels apparaissent à la fois comme ses fruits et ses moyens : la condition ultime de la culture « réside en cette constitution, dans le rapport des hommes entre eux, où, au préjudice que se portent les unes aux autres les libertés en conflit, est opposée une puissance légale dans un tout qui s’appelle société civile »45. Dans la mesure en effet où la culture résulte d’un antagonisme au sein de la société, il faut dire que « l’homme est un animal qui, du moment où il vit parmi d’autres individus de son espèce, a besoin d’un maître. Car il abuse à coup sûr de sa liberté à l’égard de ses semblables »46. Telle est la raison d’être de l’institution d’une autorité politique, soit d’un pouvoir légitime dont la fonction publiquement reconnue est d’empêcher que les personnes abusent de leur liberté les unes à l’égard des autres. L'État ainsi conçu a pour tâche d’assurer la régulation des antagonismes qui pourraient menacer la société de l’intérieur, mais constituent en même temps le principal moteur de son développement culturel. C'est pourquoi Kant juge que ce dernier rend en définitive nécessaire « la réalisation d’une société civile administrant le droit de façon universelle »47, c'est-à-dire sous la forme de règles s’imposant également à tous les membres d’une collectivité. Le droit et l'État de droit font aussi partie de la culture. Mais leur instauration peut apparaître comme un élément radicalement nouveau dans le développement de celle-ci. Rousseau écrit qu’elle « produit dans l’homme un changement très remarquable, en substituant dans sa conduite la justice à l’instinct, et donnant à ses actions la moralité qui leur manquait auparavant (...) ; car l’impulsion du seul appétit est esclavage, et l’obéis­sance à la loi qu’on s’est prescrite est liberté »48. Le droit est le véritable dépassement de la nature, parce qu’il est la libre instauration de règles pour l’usage que les hommes font de leur liberté. La simple socialisation des hommes, avec les antagonismes qu’elle suscite, pouvait encore être considérée comme « le moyen dont la nature se sert pour mener à bien le développement de toutes ses dispositions »49. En revanche, l’idée du droit est celle d’une législation de la liberté, fondée sur « l’autonomie de la volonté »50, qui est la capacité de se donner à soi-même des lois. C'est pourquoi la culture de la discipline et de l’habileté, socialement nécessaires, sont pour Kant la « voie » par laquelle « un accord pathologiquement extorqué en vue de l’éta­blissement d’une société peut se convertir en un tout moral »51. Mais d’un autre côté, « l’idée de la moralité appartient encore à la culture »52 : elle en est le couronnement sous la forme de ce que Kant appelle le « règne des fins »53, en entendant par là ces fins que la liberté se donne indépendamment de la nature. La réponse kantienne à la question posée pourrait donc être : c’est dans et par la moralité, plus que sous les autres aspects de la culture, que l’homme sort culturellement de la nature. C’est seulement alors qu’est atteint « un perfectionnement qui nous rend capables de fins supérieures à celles de la nature », tandis que « les Beaux-Arts et les sciences (...) rendent l’être humain sinon moralement meilleur, du moins plus civilisé (...), et préparent ainsi l’homme à une maîtrise où seule la raison doit avoir du pouvoir »54. La culture scientifique et artistique n’est qu’une préparation au dépassement moral du règne de la nature dans le règne de la liberté.

 

 

II. La culture comme processus naturel

 

A. Aspects problématiques de l’interprétation kantienne

 

a.         Le propos de Kant, dans son esquisse d’une philosophie de l’histoire, n’est pas seulement de montrer que la moralité est ce qui fait sortir l’homme de la nature, mais aussi de montrer comment celle-là peut sortir de celle-ci, c'est-à-dire en provenir : le verbe allemand hervorbringen, auquel renvoie la définition kantienne de la culture, signifie, entre autres, enfanter, et la question pourrait être de savoir comment la nature, en l’homme, peut accoucher de sa moralité, soit comment l’homme, d’être naturel qu’il est d’abord, peut devenir un être moral. Kant doute que l’humanité y soit déjà parvenue : « quant à nous considérer comme déjà moralisés, il s’en faut encore de beaucoup »55. Une moralisation accomplie des hommes suppose selon Kant une transformation politique majeure : elle nécessite de « produire une constitution politique parfaite sur le plan intérieur, et, en fonction de ce but à atteindre, également parfaite sur le plan extérieur », car « c’est le seul état de choses dans lequel la nature peut développer complètement toutes les dispositions qu'elle a mises dans l’humanité »56. C’est ce qui a conduit Kant à donner la première formulation philosophique de l’idée d’une « Société des Nations »57, soit d’un « État cosmopolitique universel »58. Même si l’humanité n’en est pas encore là, il importe de montrer que telle est la fin à laquelle tend l’histoire humaine, autrement dit de montrer que la moralisation des hommes est ce qui donne son sens à cette histoire, faute de quoi « nous désespérerions de jamais rencontrer ici un dessein achevé et raisonnable, et nous ne pourrions plus espérer cette rencontre que dans un autre monde »59. La moralité est ce qui permet de voir dans l’homme la « fin finale » de la nature, en entendant par là une « fin qui n’a besoin d’aucune autre comme condition de sa possibilité »60, autrement dit comme une fin inconditionnée, ce qui suffit à la situer au-delà de la nature, où tout est conditionné : « c’est uniquement en l’homme, mais même en lui seulement comme sujet de la moralité, que se peut rencontrer la législation inconditionnée à l’égard des fins »61. La loi morale propose à la volonté des fins inconditionnées parce que ses impératifs sont catégoriques, et c’est en tant qu’il est capable de se déterminer d’après de tels impératifs que l’homme peut être considéré comme « sujet de toutes les fins », et, par là-même, comme « fin en soi »62. Or, pour pouvoir dire que l’homme, en tant qu’il est capable de moralité, est la fin ultime de la nature, il faut pouvoir montrer comment celle-ci est apte à la réalisation de cette fin, et c’est là l’objet de la philosophie de l’histoire.

 

b.         Kant rencontre sur ce point une difficulté inévitable, car, du fait même qu’elle est « inconditionnée », « la fin finale n’est pas une fin que la nature pourrait suffire à mettre en œuvre et à produire conformément à l’idée de cette fin »63. On ne voit pas en effet comment la nature, telle que Kant la conçoit pourrait produire le « règne des fins » de la liberté, en tant qu’effet ultime qui lui donne son sens. Il y a là quelque chose de contradictoire au sein du système kantien, puisque la nature y est représentée en général, depuis la Critique de la raison pure, comme un déterminisme produisant ses effets sans aucune conscience d’un but à poursuivre. L’Idée d’une histoire universelle commence d’ailleurs par rappeler ce qu’on peut bien considérer comme l’antinomie du déterminisme et de la liberté : « Quel que soit le concept qu’on se fait, du point de vue métaphysique, de la liberté du vouloir, ses manifestations phénoménales, les actions humaines, n’en sont pas moins déterminées, exactement comme tout événement naturel, selon les lois universelles de la nature »64. Dès lors le projet kantien d’une philosophie de l’histoire paraît entrer en contradiction avec la définition de la nature qui, dans la première Critique, avait conduit à l’antinomie du déterminisme et de la liberté. En tout cas implique-t-il une révision de cette définition, soit une reconsidération de ce qu’il faut entendre par les lois universelles de la nature. Cette révision, que Kant achèvera dans la troisième Critique, consiste avant tout dans la réintroduction d’un principe de finalité, qui avait été écarté par la première Critique, laquelle ne reconnaissait d’autre forme de détermination causale que la causalité mécanique : « Toutes les dispositions naturelles d’une créature sont déterminées de façon à se développer un jour complètement et conformément à un but »65. C’est ce déterminisme révisé qui permet à Kant de penser l’histoire comme « la réalisation d’un plan caché de la nature »66, dans laquelle les déterminations naturelles auxquelles les hommes sont soumis - leurs appétits et leurs passions - font qu’« ils conspirent à leur insu au dessein de la nature ; dessein qu’eux-mêmes ignorent, mais dont ils travaillent, comme s’ils suivaient un fil conducteur, à favoriser la réalisation »67. Ainsi, de même que les parties d’un organisme concourent inconsciemment à sa subsistance, de même les hommes concourent inconsciemment à la réalisation de la fin finale de la nature, qui est la moralisation de leur espèce. Mais on ne voit pas en quoi cela rend moins contradictoire l’idée que la réalisation du règne de la liberté serait l’effet ultime d’un déterminisme naturel, même révisé : on ne voit pas en vérité comment le premier pourrait sortir du second, ou celui-ci accoucher de celui-là.

 

c.         C'est pourquoi Kant ne peut penser la réalisation de la fin finale de la nature sans concevoir la liberté humaine comme un pouvoir littéralement surnaturel, soit un pouvoir de causalité soustrait à toutes les formes de la détermination naturelle :

 

« Nous n’avons qu’une seule et unique espèce d’êtres dans le monde dont la causalité soit téléologique (...). L’être de cette espèce est l’homme, mais considéré comme noumène : il est le seul être de la nature dans lequel nous pouvons cependant, en vertu de sa constitution spécifique, reconnaître un pouvoir suprasensible (la liberté) »68.

 

Dans cette perspective, il n’y aurait pas à se demander si la culture est le moyen par lequel la nature fait sortir l’homme d’elle-même à son insu, puisque cette sortie ne serait elle-même possible que dans la mesure où l’homme serait toujours déjà, essentiellement, au-delà de la nature. Mais on retombe alors sur le problème que la Critique de la raison pure déclarait insoluble, et qu’elle finissait même par interdire de poser69 : comment l’homme peut-il être considéré comme à la fois nouménalement libre et phénoménalement déterminé, libre selon son « caractère intelligible » de personne intelligente, et déterminé selon son « caractère empirique »70 d’animal ? Il en va en fait ici de la possibilité de définir de façon cohérente l’homme comme un animal rationnel et, libre en tant que tel : comment la raison peut-elle spécifier une nature opposée à la liberté que celle-là implique ? Kant a eu conscience que sa philosophie théorique, avec sa conception déterministe de la nature, rendait contradictoire la définition de l’essence de l’homme, et il a renoncé à trouver une solution théorique à cette contradiction. Il semble que celle-ci n’offre que deux issues. Celle d’abord d’une naturalisation de l’homme qui revient à lui dénier cette transcendance qu’il revendique sous le nom de liberté : il faudrait alors admettre que, quoi qu’il se donne culturellement, l’homme ne sort aucunement de la nature. C’était le point de vue de Lévi-Strauss, qui donnait pour objectif à l’anthropologie une totale réintégration de la culture dans la nature, conformément au projet général des sciences humaines, dont Kant avait tracé le programme et énoncé les principes. C’est aussi le point de vue qu’André Comte-Sponville oppose à Luc Ferry, en présentant son propre matérialisme comme une « critique » de toutes les « illusions de transcendance »71. L’autre issue serait de renoncer à la définition de la nature qui rend celle de l’homme incohérente, et impensable l’exercice d’une liberté au sein de la nature. Or c’est là une autre manière de nier que la culture fasse sortir de la nature, puisque cela revient à récuser la séparation et l’opposition, en l’homme, de la nature et de la culture : c’est la position d’Edgar Morin.

 

B. La nature culturelle de l’homme

 

a.         Au rebours de toute une tradition classique, restée longtemps vivace dans lesdites sciences humaines, Morin soutient une thèse complexe, qu’il fonde sur des considérations biologiques et anthropologiques : « l’homme est un être culturel par nature parce qu'il est un être naturel par culture »72. Comme souvent chez Morin, la première partie de la proposition est la réédition inconsciente d’une thèse aristotélicienne. Aristote professait en effet que « l’homme est un animal fait pour l’association (koïnônikon zôion) avec ceux qui lui sont naturellement (phuseï) apparentés »73, autrement dit : l’homme est un animal social par nature. Il allait plus loin en affirmant que « l’homme est par nature un animal politique (phuseï politikon zôion) »74, c’est-à-dire naturellement fait non seulement pour vivre dans la communauté de ses semblables, mais pour organiser celle-ci en une cité, moyennant des lois et des pouvoirs institués. La raison invoquée par Aristote peut certes paraître sommaire à côté de celles que déploie Morin : « la nature ne fait rien en vain ; or, seul parmi les animaux, l’homme a un logos »75, par quoi il faut entendre tout à la fois le langage et l’aptitude à la pensée logique. Ainsi la « voix (phônè) »76, chez les animaux qui la possèdent, leur permet de communiquer, mais « la seule chose qui soit propre aux hommes par rapport aux autres animaux, c’est d’avoir une conscience (aïsthèsin) du bien et du mal, du juste et de l’injuste, et des autres choses de ce genre »77, soit de notions que seul le langage est capable de signifier. Ainsi, selon Aristote, c’est parce que le logos est la différence spécifique de l’homme qu’il faut considérer comme naturel à l’homme tout ce qui relève essentiellement de cette capacité, alors même qu’elle permet à l’homme d’agir de manière volontaire, et non pas seulement par une spontanéité naturelle involontaire. Cela n’élimine pas la distinction du naturel et du volontaire, puisque la notion de nature s’étend au-delà de ce qui relève de la volonté. Mais celle-ci est pensée comme une différenciation de la nature, faute de quoi elle ne pourrait s’y exercer, puisque ce qui est vrai du genre doit être vrai de l’espèce, contrairement à ce qui résultait des positions kantiennes.

 

b.         C’est la philosophie politique classique, qui a introduit la dichotomie entre nature et culture que combat Morin, revenant sans le savoir à Aristote. Hobbes a explicitement dirigé sa théorie du contrat social contre le naturalisme du penseur grec : la fondation de la civilisation sur un accord volontaire est corrélative de l’affirmation qu’elle n’est pas un fait de nature. Hobbes récuse l’affirmation que l’homme serait naturellement politique parce que naturellement rationnel, au motif que la raison est au contraire un acquis de l’éducation, qui présuppose la civilisation. Rousseau reprendra l’idée à son compte en écrivant que « l’une des acquisitions de l’homme, et même des plus lentes, est la raison »78 : c’est le caractère acquis de la capacité de pensée et de conduite rationnelles qui la fait exclure de l’état où l’homme est censé disposer de sa seule nature. Ainsi l’homme ne serait pas civilisé parce que rationnel, mais rationnel parce que civilisé. C’est sans doute ce qu’il faut admettre si l’on suppose que la situation naturelle de l’homme est un état de nature atomisé, que l’on donne de ce dernier une représentation belliqueuse ou au contraire pacifique : en l’absence de lien social, l’individu ne peut acquérir la capacité d’user de la raison, comme en témoigne a contrario le cas des enfants réduits à la vie sauvage. Rousseau appelait ces contre-exemples de ses vœux79, mais ils ont l’inconvénient de plaider à l’encontre des théories de l’état de nature, en prouvant par le fait que l’individu humain privé originairement de lien social devient incapable d’entrer en société et de développer une pensée rationnelle. C’est ainsi qu’on peut se demander comment l’homme naturel de Hobbes peut être en mesure de faire le calcul rationnel qui le conduit à passer le pacte social si celui-ci doit déjà avoir eu lieu pour qu’il puisse acquérir la raison. C’est sans doute pourquoi Rousseau, à l’encontre de Hobbes, a tant insisté sur le caractère essentiellement mystérieux du passage d’un état de nature supposé asocial à l’état de société, et il n’a pu en rendre compte sans attribuer à l’homme une propriété qui le distingue spécifiquement des autres animaux : qu’il l’appelle perfectibilité pour ne pas dire rationalité ne trompe personne80, mais l’homme sauvage de Rousseau comporte le paradoxe d’être le seul animal qui soit naturellement condamné à ignorer la propriété qui spécifie sa nature.

 

c.         On pourrait, comme Marx, reprocher aux théories conventionnalistes classiques d’avoir péché par abstraction en cherchant à fonder l’ordre social sur la fiction individualiste d’un homme naturellement non social. Les cas d’enfants sauvages suffiraient à réfuter cette supposition, mais on peut aussi lui opposer, comme Morin, le fait que « la société n’est pas une invention humaine »81. Il existe beaucoup d’espèces naturellement sociales, notamment chez les primates, et la paléoanthropologie dispose de vestiges de sociétés pré-hominiennes antérieures à l’apparition d’Homo sapiens. Morin souligne en outre que certains traits majeurs de la civilisation, c’est-à-dire de l’organisation politique des sociétés humaines, se laissent voir en dehors de l’espèce humaine et lui ont sans doute préexisté, notamment les relations de dominance et les hiérarchisations qui en résultent, soit des structures de pouvoir et des formes de division sociale :

 

« Au sein de ces diverses sociétés (babouins, macaques, chimpanzés), se dessinent des clivages très nets entre mâles adultes, femelles et jeunes, allant jusqu’à la constitution de castes (mâles adultes), de cliques ou bandes (jeunes), de gynécées. Il s’agit non seulement d’une différenciation hiérarchique, mais aussi d’une différence de statut, de rôle, d’activités, qui nous indique que nous sommes en présence d’un embryon de classes bio-sociales »82.

 

C’est pourquoi Morin va jusqu’à reconnaître : « Nous avons hérité des racines de l’inégalité sociale, ce qui rend ce problème non pas insoluble, mais radical »83. Et il suggère une sorte de filiation entre la « protoculture »84 que l’on peut observer chez certains primates, et la « paléo-culture »85 des sociétés pré-hominiennes : « la culture ne repose pas sur le vide, mais sur une première complexité pré-culturelle qui est celle de la société des primates, et qu’a développée la société des premiers hominiens »86. Mais il faut ajouter en outre que « la culture ne constitue pas un système autosuffisant, puisqu’elle a besoin d’un cerveau développé, d’un être biologiquement très évolué »87 : le cerveau d’Homo sapiens, avec ses 1500 cm3, est de fait le plus développé de la biosphère. Un tel volume supposait l’accroissement de la boîte crânienne, lui-même lié à la posture bipède que rendait possible le redressement du bassin, et le déplacement en conséquence du trou occipital. Or, Morin le souligne, les mutations que supposait l’apparition du cerveau qui est la condition biologique de la culture d’Homo sapiens se sont produites dans un état de la biosphère qui n’était pas dépourvu de toute culture. C’est en ce sens que l’homme peut être déclaré « naturel par culture », et aussi parce que l’apparition du cerveau de sapiens s’est accompagnée d’un processus de « juvénilisation »88 : « Le cerveau du chimpanzé nouveau-né a déjà 70% de sa dimension adulte, alors qu’il n’atteint que 23% de sa dimension chez le nouveau-né sapiens »89. Le cerveau du petit d’homme continue de se développer après sa naissance, non seulement quant à sa taille, mais quant à la complexité interne de ses liaisons synaptiques, et c’est alors que la culture intervient dans le devenir biologique de l’organe naturel :

 

« L’apprentissage du langage chez l’enfant sapiens ne peut se faire qu’au cours d’une période de plasticité qui s’achève à sept ans, ce qui indique que la complexité socioculturelle a besoin absolument d’une longue enfance »90.

 

Aussi Morin met-il en boucle, pour définir la « nature culturelle de l’homme »91, soit « l’aptitude naturelle à la culture et l’aptitude culturelle à développer la nature humaine »92, d’une part le couple « cérébralisation - juvénilisation », d’autre part le couple « développement de la culture et complexité sociale croissante »93.

 

C. L’artifice et la nature

 

a.         L’aristotélisme comportait non seulement une définition de la nature humaine, soit d’une essence naturelle de l’homme, mais aussi une conception du rapport de l’homme à la nature, soit de l’action volontaire de l’homme au sein de la nature et sur la nature. La thèse d’Aristote comporte deux faces complémentaires qu’il faut se garder de dissocier : « L’art (technè) d’un côté achève (épitéleï) ce que la nature est incapable d’accomplir (apergasasthaï), d’un autre côté il l’imite (mimeïtaï) »94. La première partie de la phrase pourrait donner à penser que la culture fait sortir de la nature, puisqu’elle souligne que les artifices techniques permettent de faire faire à la nature ce qu’elle ne fait pas d’elle-même : c’est ainsi, par exemple, que les vêtements sont des protections artificielles du corps humain, qui suppléent son manque de protection naturelle. Mais la deuxième partie de la phrase caractérise cette suppléance comme une imitation, par quoi il faut entendre non pas la simple répétition ou reproduction - inutiles - de ce que la nature produit d’elle-même, mais le fait que c’est leur conformité à la nature qui rend les artifices efficaces. Ainsi les hommes ont pu, pour se couvrir, commencer par emprunter à d’autres espèces leurs protections naturelles, en tannant des peaux de bêtes à fourrure, puis inventer l’art de filer et tisser la laine, ce dernier s’avérant beaucoup plus rentable dans la mesure où il ne suppose pas l’élimination, mais au contraire la conservation de l’animal producteur. Telle qu’Aristote la comprend, l’imitation de la nature par l’art ne consiste donc pas dans une similitude superficielle, mais dans une conformité en profondeur du mode d’adaptation des moyens aux fins : c’est ainsi qu’un édifice tel qu’une maison est solide, et apte à remplir sa fonction d’abri protecteur, s’il est construit conformément aux lois de la nature, « les corps lourds étant par nature portés vers le bas et les légers à la surface, en sorte que les pierres sont en bas ainsi que les fondements, la terre par-dessus du fait de sa légèreté, et à la surface le bois parce qu’il est le plus léger »95. C’est pourquoi Aristote soutient d’une part que « si la maison était une chose produite par nature, elle le serait de la même façon qu’elle l’est en réalité par l’art », et d’autre part que « si les choses naturelles étaient produites non seulement par la nature, mais aussi par l’art, elles le seraient de la même façon que par la nature »96.

 

b.         La signification générale de la thèse d’Aristote est donc que l’art, soit l’ensemble des artifices techniques dont les hommes se sont dotés, trouve la condition de son efficacité dans la conformité de ses procédés à ce que nous appelons les lois de la nature, dont la pesanteur est un exemple. C’est pourquoi Descartes pouvait professer que « toutes les choses qui sont artificielles sont avec cela naturelles ; car, par exemple, lorsqu’une montre marque les heures par le moyen des roues dont elle est faite, cela ne lui est pas moins naturel qu’il est à un arbre de produire ses fruits »97. L’affirmation peut paraître paradoxale, puisqu’il est évident que la montre n’est pas un être naturel, mais elle est justifiée pour autant que « toutes les règles de la mécanique », qui commandent le montage et le fonctionnement de la montre, « appartiennent à la physique »98, c’est-à-dire correspondent aux lois qui permettent d’expliquer les phénomènes naturels. Descartes reprend donc ici, malgré son hostilité à la scolastique, la thèse aristotélicienne, et il confirme l’idée d’Aristote selon laquelle la connaissance des règles de l’efficacité technique est en fait une connaissance des lois naturelles qui la rendent possible. Nous voyons volontiers dans la technique une science appliquée. Aristote quant à lui, conformément à l’ordre historique du développement des savoirs, voyait plutôt dans la science une technique théorisée : les règles de l’art lui apparaissaient comme la première forme d’une compréhension intellectuelle des rapports de causalité qui préexistent à l’homme dans la nature, et lui fournissent les moyens de ses artifices volontaires. Si donc on entend par culture l’ensemble des moyens par lesquels l’homme développe et accomplit sa propre nature, en même temps qu’il met à profit les moyens que la nature lui offre, il faudra dire que la culture fait rentrer dans la nature plutôt qu’elle n’en fait sortir, parce qu’elle en constitue une pénétration plus approfondie en même temps qu’une appropriation plus poussée. C’est ce qui faisait dire à Marx que le travail humain est tout autant une naturalisation de l’homme qu’une humanisation de la nature99.

 

c.         On peut voir là un élément de solution à l’antinomie kantienne. Kant pensait que la compréhension scientifique de la nature excluait a priori la liberté humaine parce que celle-ci ne pouvait apparaître que hors nature : « avec un tel pouvoir de liberté, affranchi des lois, c’est à peine si l’on peut penser une nature, car les lois de cette dernière seraient continuellement modifiées par l’influence de la première, et le jeu des phénomènes, qui d’après la simple nature serait régulier et uniforme, serait ainsi troublé et incohérent »100. Or c’est un fait d’expérience banal qu’une initiative humaine peut modifier le cours naturel des choses, par exemple si l’on produit un lac artificiel en construisant un barrage sur un cours d’eau. Pourtant cette production ne change absolument rien aux lois de la nature qui la rendent possible et qu’elle met en œuvre. Il est donc déplacé d’opposer l’idée d’une libre initiative humaine et celle de la légalité naturelle, puisque c’est cette dernière qui permet à la première d’être une causalité effective, et non pas un fantasme. Et inversement, il est irrationnel de postuler a priori une conception de la nature qui rendrait impensable que l’homme puisse y exercer sa libre causalité. Il faut plutôt concevoir la liberté comme un pouvoir naturel de l’homme sur lui-même et sur le reste de la nature, et mettre la culture au compte de ce pouvoir naturel, pour autant qu’elle est d’une manière générale le fruit d’un ensemble d’initiatives humaines, rendues possibles, sinon nécessaires, par la constitution de la nature en général et de la nature de l’homme en particulier.

 

 

III. Peut-on réinterpréter l’idée d’une « sortie de la nature » ?

 

A. La culture contre nature [La sortie comme autodestruction]

 

a. Menaces culturelles contre la biosphère

     La remarque de Kant sur la liberté a pris pour nous une signification plus tragique qu’il ne pouvait l’imaginer, et qui donne un sens sinistre à l’idée d’une possible sortie de la nature. Kant s’en tenait à un point de vue théorique en dénonçant la contingence de l’action libre comme un désordre inacceptable à la science. Or nous savons désormais par expérience que le désordre en question peut consister en ce que les initiatives humaines en vue d’utiliser la nature produisent des effets qui se retournent contre elles, en compromettant virtuellement les conditions naturelles qui les rendent possibles. La possibilité d’une éventuelle autodestruction de l’humanité par ce phénomène on ne peut plus culturel qu’est la guerre, et d’une destruction concomitante de la biosphère, inenvisageables pour Kant ou pour Hegel101, sont devenues pour nous une évidence depuis l’invention des armes de destruction massive, nucléaires ou bactériologiques. La perspective actuelle du réchauffement climatique, avec toutes ses conséquences envisageables, et sans doute pas mal d’autres, donnent une confirmation non moins évidente de ce risque. Les causes en sont d’ordre culturel, puisqu’il s’agit de modes de vie humains, liés pour l’essentiel au développement de la société industrielle, et auxquels ont contribué tout autant le matérialisme d’État de certains régimes totalitaires que le consumérisme libéral qui tend aujourd’hui à se mondialiser. Il semble dès lors que la culture, ou plus exactement qu’une certaine culture puisse tendre à faire sortir de la nature ceux qui l’ont adoptée comme forme de vie, en contribuant à détruire leur milieu naturel, ou du moins à le détériorer et à le rendre invivable. La destruction en question serait assurément très partielle, et en vérité insignifiante à l’échelle de l’univers, puisqu’elle ne concernerait que la planète Terre. Mais elle n’en serait pas moins l’altération radicale de ce milieu apparemment très exceptionnel dans l’univers qu’est la biosphère terrestre, le seul peut-être qui ait rendu possible l’apparition d’une culture. La menace contemporaine est celle de la disparition dans la nature d’un type local d’organisation de celle-ci, et cette disparition serait une autodestruction de la culture par destruction de la nature qui la rend possible.

 

b. Interprétation physique

     Il faut bien comprendre en quoi consisterait ici la destruction. Toutes les causes qui y contribuent sont des causes naturelles mises en œuvre par la technique humaine, et qui survivraient à la disparition de celle-ci. L’effet de serre, par exemple, résulte des propriétés de certains gaz émis par les machines humaines - voire par certaines pratiques d’élevage : la digestion des bovins dégage du méthane. Les lois physiques qui commandent la production d’un tel effet n’en continueraient pas moins d’exister et de s’exercer si la biosphère était détruite. La nature de ces causes, décrite par ces lois, ne serait pas détruite, mais bien l’organi­sation systémique qui leur permet de faire fonctionner la biosphère au lieu de la menacer : c’est un fait que le gaz carbonique contribue naturellement et essentiellement à la vie avant de devenir, par accident, un facteur culturellement polluant. La destruction de la biosphère ne serait pas celle des éléments matériels dont elle est constituée : ce serait celle de l’écosystème que ces éléments constituent lorsqu’ils sont organisés d’une certaine manière, et que rien ne vient rompre l’équilibre interne de cette organisation. Lorsque les prélèvements excessifs sur la faune disponible, marine notamment, empêchent celle-ci de se reproduire, cette dérive absurde de la culture tourne au détriment des prédateurs humains tout autant que de leurs proies. L’humanité contemporaine vérifie ainsi tout à la fois son impuissance à détruire la nature matérielle dont dépend son existence, et la capacité qu’elle a de s’éliminer elle-même de la nature, par sa manière d’en utiliser les éléments à ce qu’elle croit être son profit.

 

c. Abstraction mécaniste et complexité organisationnelle

     On voit alors ce qui a été catastrophique dans une révolution culturelle dont la modernité occidentale s’est montrée souvent si fière. Lorsque Descartes ambitionnait de rendre les hommes « comme maîtres et possesseurs de la nature »102, il en appelait à une science physique qui se voulait désormais résolument mécaniste, et qui, pour autant, rejetait les antiques notions aristotéliciennes de cause formelle et de cause finale, c’est-à-dire celles qui permettaient de penser les êtres naturels, et la nature en général, comme une organisation de causes efficientes conformément à un but. La considération exclusive de l’efficience mécanique est ce qui a conduit à un mythe moderne que dénonce Castoriadis : « l’illusion non consciente de ‘‘l’omnipotence virtuelle’’ de la technique »103. Il nous apparaît clairement aujourd’hui que la mise en œuvre technique des mécanismes physiques, appuyée sur leur théorisation scientifique, ne constitue nullement de soi un accroissement de la domination de l’homme sur la nature, mais peut au contraire entraîner une « impuissance accrue »104, du fait que les mécanismes en question ont été mis en œuvre sans tenir compte de ce qui assurait l’équilibre systémique auquel ils contribuaient. Lorsque Kant réécrivait la Physique d’Aristote en écrivant sa Critique de la faculté de juger, il anticipait la notion contemporaine d’éco­système, en montrant que les organismes comportent non seulement une finalité interne - relation involutive de réciprocité causale entre les parties et le tout -, mais aussi une finalité externe en tant qu’ils contribuent à la pérennité de l’ensemble des êtres vivants105. Encore faut-il accepter de voir l’existence d’une telle finalité, au lieu de la nier a priori, et de reconnaître comment l’involution des deux finalités est cela même qui conditionne la capacité d’action - l’efficience - des espèces qui y contribuent, y compris la nôtre. Nous pouvons juger plus lucidement aujourd’hui que l’ignorance de la finalité naturelle risque d’être pour l’homme une manière de se mettre hors-jeu dans la nature.

 

B. Nécessité d’une culture de la culture [La sortie comme transgression]

 

a. La leçon de l’écologie

     L’écologie appartient désormais à la culture, et elle en appelle à une rectification culturelle de notre culture, soit de notre manière de nous concevoir nous-mêmes dans notre rapport, tout à la fois, à la nature qui nous environne, et aux autres membres de notre espèce, présents ou à venir. Or la leçon de l’écologie est celle-là-même que l’on peut tirer de la science en général, mais moyennant un infléchissement essentiel. Car, on l’a dit, toute compréhension scientifique des causalités naturelles nous fait pénétrer intellectuellement l’ordre de la nature et, à ce titre, nous y fait rentrer plutôt qu’en sortir. Mais l’écologie conduit aujourd’hui à récuser une compréhension partielle, voire partiale, de l’ordre naturel, laquelle engendre l’illusion que l’on pourrait utiliser les ressources naturelles, soit les rendre véritablement utiles, sans rester dans la limite des normes que la nature elle-même nous impose : celles-ci ne résident pas dans les simples lois causales d’enchaînement mécanique, mais bien dans les principes régulateurs de leur organisation systémique. Il y a là une version renouvelée, et ô combien plus précise en même temps que plus inquiétante, de la thèse aristotélicienne selon laquelle c’est en imitant la nature que l’art peut lui faire faire ce qu’elle ne fait pas d’elle-même. Le mécaniste Descartes pouvait réduire l’imitation à la seule mise en œuvre artificielle des mécanismes naturels. Mais il nous apparaît que cette mise en œuvre peut aboutir à des résultats vains, voire absurdes, quand nous devenons indifférents aux conditions naturelles de leur utilité. Sortir de peut vouloir dire : dépasser les bornes, et il y a lieu de reconnaître la réalité d’un bornage naturel des conditions d’efficacité de la technique humaine. Aristote pour sa part professait que « la nature ne fait rien en vain »106, et que l’art devait chercher à l’imiter en cela même.

 

b. La conscience des limites

     Il nous apparaît du même coup que la question posée ne peut être envisagée comme une simple question de fait, mais doit l’être comme une question en définitive éthique. Aristote a été le premier à penser la notion d’une corruption culturelle de la nature consistant dans une transgression des normes imposées par celle-ci. Cette idée suppose assurément celle d’un usage volontaire de la nature : telle est la définition générale de la culture humaine, car aucune autre espèce que la nôtre, si inventive soit-elle, ne donne à voir des formes équivalentes d’une dénaturation de l’espèce elle-même, ou de son environnement. Aristote remarque par exemple que ce produit culturel qu’est une paire de sandales peut donner lieu à « deux usages »107, dont le premier seulement - s’en chausser - est conforme à sa nature, contrairement au second : l’échanger. Or la pratique culturelle de l’échange des biens matériels n’a elle-même rien de contre nature tant qu’elle est le moyen indirect d’acquérir des biens utiles qu’on ne produit pas soi-même : c’est ainsi qu’Aristote définit l’échange « économique »108, lequel trouvera d’autant plus aisément sa limite que l’estimation du besoin sera soumise à la régulation d’une sagesse raisonnable. En revanche, la pratique de l’échange devient contre nature quand, sous le nom de « chrématistique »109, elle ne vise plus la satisfaction limitée des besoins, mais une « immense accumulation de marchandises »110 en vue d’un enrichissement indéfini qui, du fait même de son indétermination quantitative, ne saurait constituer une véritable fin, un principe de sens. Le jugement d’Aristote peut nous paraître sommaire et suranné, et pourtant il nous en dit encore long, lorsque nous considérons les effets physiques autant que sociaux du « toujours plus »111 qui semble être devenu la principale raison d’être de nos sociétés dites développées, matérialistes dans l’âme.

 

c. Le risque culturel de l’inhumanité

     Aristote était sans doute loin de pouvoir envisager les effets destructeurs de certaines formes de la culture humaine sur l’environnement naturel des hommes. Sa critique morale visait avant tout la corruption culturelle de la nature humaine. L’on peut certes considérer comme une triste prérogative de cette nature que de comporter comme sa différence spécifique la capacité de se retourner contre elle-même dans l’usage qu’elle fait de soi. C’est ainsi que ni le vice ni la vertu ne sont en nous « par nature »112 : l’un et l’autre sont des dispositions acquises. Seule pourtant la seconde peut être dite conforme à notre nature, parce qu’elle libère notre volonté de tout entraînement passionnel, lequel, devenu exclusif, constituerait pour nous cette forme d’esclavage qui définit le vice : par exemple, la couardise du lâche ou l’aveuglement du téméraire, par opposition au courage. Et il est vrai de dire, comme Morin à la suite de Lacan, que la possibilité de la démence est la rançon de la sapience, mais on ne saurait les considérer comme des accomplissements équivalents de la nature humaine : « L’être de l’homme, non seulement ne peut être compris sans la folie, mais il ne serait pas l’être de l’homme s’il ne portait en soi la folie comme la limite de sa liberté »113, c’est-à-dire le point à partir duquel ladite liberté est perdue. C’est bien la possession de la raison qui rend l’homme capable de devenir fou, parce que la raison rend libre, et que la liberté est aussi le risque de la déraison. Mais, au-delà des formes cliniques psychopathologiques de la folie, il y a une déraison qui relève proprement de la culture collective, plutôt que du psychisme individuel. Elle se manifeste dans les effets désastreux de ce que le mythe moderne du progrès a fait pour un temps vénérer comme les fruits d’une rationalité scientifique enfin conquise contre l’obscurantisme des temps anciens. Elle s’est montrée aussi à visage finalement découvert dans cette culture de l’inhumanité qu’auront été toutes les formes du totalitarisme, qu’il s’agisse de la barbarie114 expressément revendiquée par les programmateurs de la Shoah115, ou de la « barbarie à visage humain »116 que fut la mise en œuvre politique de l’idéologie communiste. Le déni d’humanité est aussi une manière culturelle de transgresser la nature, en refusant de voir dans la nature humaine - l’appartenance naturelle des humains à leur espèce - la norme commune et fondamentale des rapports de justice entre les hommes. Mais « le principe d’humanité »117 peut paraître tout autant menacé lorsque des hommes entreprennent de manipuler, voire de fabriquer l’humain, en artificialisant leur mode de génération, et au besoin en éliminant des humains à l’état embryonnaire, dans un but de procréation ou de recherche scientifique. La culture transgresse la nature quand sa mise en œuvre des causes naturelles porte atteinte à l’intégrité ou à la vie d’un être porteur de la nature humaine.

 

C. Nature et surnature [La sortie comme évasion]

 

a. Le mythe comme évasion imaginaire

     Morin ne manque pas de mettre au compte de la déraison humaine l’invention des mythes. Celle-ci est un trait immémorial de la culture humaine, et elle a resurgi dans la folie idéologique de notre modernité, comme en témoigne Le mythe du XXème siècle du nazi Alfred Rosenberg, qui reprenait à son compte le thème commun à Nietzsche et à Marx de l’homme autocréateur : « Le mythe est le rêve d’une conscience créatrice de réalité ; non le simple rêve subjectif, placide, mais la force formatrice de ce qui va être »118. D’une manière moins atterrante, on peut bien voir dans le mythe, et plus généralement dans le fabuleux, l’espace par excellence d’une évasion hors de la nature, qu’il s’agisse de ces récits des origines, des temps primordiaux d’avant le temps de l’histoire humaine – tel le mythe de l’androgynie, qu’Aris­tophane expose dans le Banquet de Platon –, ou de ces récits merveilleux dans lesquels les puissances imaginaires - les fées, les génies - viennent favoriser ou contrecarrer les entreprises des hommes. L’ouverture de la nature humaine à la démence en même temps qu’à la sapience s’explique selon Morin par le fait que le développement de la rationalité supposait la possibilité d’un déploiement de l’imagina­tion pouvant aller jusqu’au délire et à l’hubris : celle-ci apparaît tout à la fois comme « la folle et la fée du logis »119 – souvent dénoncée et pourtant précieuse comme source d’inventions, mais aussi de satisfactions irremplaçables qu’aucune réalité naturelle ne suffirait à procurer : on peut voir dans les arts, sous beaucoup de leurs aspects, la forme culturelle du rêve120, qui parfois nous fait échapper pour un temps aux contraintes de l’existence naturelle.

 

b. Conditions ontologiques d’une sortie de la nature

     Cela pourrait signifier qu’une sortie de la nature ne peut jamais être pour nous qu’imaginaire, et que l’expression mise en question n’est qu’un mythe de plus, à la signification plutôt indéterminée. Le contenu des vieux mythes permet toutefois de dire ce que supposerait une sortie réelle, et non plus fictive, hors de la nature, la disparition de cet aspect étant sans doute ce qui a rendu incohérents les substituts modernes des mythes anciens. Il est clair qu’envisagée d’une manière conceptuellement rigoureuse, l’idée d’une sortie de la nature suppose la réalité d’un au-delà de la nature, soit la possibilité d’un mode d’existence autre que l’existence naturelle. Or il semble que cette présupposition elle-même, logiquement, se dédouble. Elle signifie d’une part l’existence d’une réalité non naturelle, extra-mondaine, ou, comme on dit aussi, surnaturelle. Pour qu’il soit possible de sortir de la nature, il faut d’abord que l’être ne se confonde pas avec la nature, comme dans le monisme spinoziste – ontologie de l’immanence –, mais que la nature, en tant qu’ensemble des réalités conditionnées, ait sa cause dans un inconditionné, nécessairement distinct d’elle en tant que tel : l’idée d’une sortie de la nature ne semble alors avoir de sens que dans la perspective d’une métaphysique de la transcendance – qu’on l’envisage sous la forme d’un démiurgisme de type platonicien, ou d’un créationnisme, dont la logique a été excellemment reformulée par Kant121. Et d’autre part encore faut-il, pour donner son sens à cette idée de sortie, admettre la possibilité pour un être naturel de passer de l’intérieur de la nature à cet au-delà d’elle, soit de voir transformée sa manière naturelle d’exister. Un être surnaturel n’a pas besoin de sortir de la nature, puisqu’il subsiste en dehors d’elle. La question porte donc sur la possibilité pour un être naturel de parvenir à un semblable mode d’existence.

 

c. Culture et surnature

     On se demandera alors : une telle issue relève-t-elle de la culture ? Le bouddhisme - dont se réclame André Comte-Sponville - propose d’échapper au cycle naturel des réincarnations (samsara) par une paradoxale culture de soi qui vise avant tout à se libérer, par la méditation et la compassion (nyindjé), de l’attachement illusoire au soi, afin d’atteindre un état définitif d’illumination (nirvana). Celle-ci apparaît bien ici comme le fruit du travail spirituel intérieur que l’individu opère sur lui-même. Mais d’un autre côté, comme le souligne Comte-Sponville, il s’agit beaucoup moins de l’accession à un au-delà que du dépassement de l’illu­sion d’être substantiellement distinct du tout dont on fait partie - expérience de fusion qu’il dit avoir vécue lui-même. Nietzsche aussi professait qu’« il n’y a rien en dehors du tout »122, et qu’on ne saurait donc prétendre en sortir. Se présentant comme « médecin de la civilisation »123, il affirmait que l’homme devait « se surmonter »124, mais le surhomme dont il prophétisait l’avène­ment ne pouvait prétendre à une existence autre que celle des hommes dans le cosmos, ce dont l’histoire n’a donné à voir que la version la plus sinistre. Montaigne, pour sa part, jugeait contradictoire l’idée d’un dépassement de l’homme par lui-même à partir de lui-même :

 

« "Ô la vile chose, dit [Sénèque], et abjecte que l’homme s’il ne s’élève au-dessus de l’humanité !"  Voilà un bon mot et un utile désir, mais pareillement absurde. Car de faire la poignée plus grande que le poing, la brassée plus grande que le bras, et d’espérer enjamber plus que de l’étendue de nos jambes, cela est impossible et monstrueux. Ni que l’homme se monte au-dessus de soi et de l’humanité : car il ne peut voir que de ses yeux, ni saisir que de ses prises. Il s’élèvera si Dieu lui prête extraordinairement la main ; il s’élèvera, abandonnant et renonçant à ses propres moyens, et se laissant hausser et soulever par les moyens purement célestes »125.

 

Selon le dogme chrétien, l’homme a pour vocation l’accession à une vie surnaturelle d’intimité amoureuse avec son Créateur. Mais il s’agit alors d’une perfection ultime que l’homme est incapable de se donner par la culture qu’il s’invente : il faut pour l’atteindre que celle-ci soit traversée et transformée par les initiatives de la révélation et de la grâce divines.

 

*

 

     La question de savoir si la culture peut faire sortir de la nature se ramène pour l’essen­tiel au problème, pratique encore plus que théorique, que pose l’exercice de la liberté humaine au sein de la nature. Il conduit en effet à reconnaître en celle-ci la condition de possibilité de celle-là, de telle sorte que la culture perde son sens dès lors qu’elle tend non plus à produire, comme le voulaient les Grecs, un perfectionnement de la nature, mais à détruire cette partie de la nature qui rend la culture possible, soit à s’autodétruire en corrompant soit l’environnement naturel des hommes, soit la nature humaine elle-même. À cet égard, l’idée provisoirement moderne d’émancipation de l’humanité apparaît comme un mythe culturel, qui semble être une version sécularisée de l’escha­tologie chrétienne, expression d’une ambition que l’homme peut avoir de se rendre lui-même surnaturel. C’est ce dont témoigne clairement le livre de Luc Ferry : L’homme-Dieu ou le sens de la vie126, où l’auteur interprète le dogme chrétien de l’Incarnation dans le sens d’une auto-divinisation de l’homme. Ce projet est celui que Montaigne n’hésitait pas à juger absurde. La culture qui pourrait faire sortir l’homme de la nature, soit le promouvoir à une forme d’existence autre que la vie naturelle, n’est sans doute pas celle par laquelle, sous de multiples formes, il cultive la nature et se cultive lui-même, à ses risques et périls. Elle supposerait que l’homme soit cultivé, c’est-à-dire transformé, non seulement par lui-même, mais par un Autre qui le transcende ainsi que la nature. Idée que les anciens Grecs n’ont fait que soupçonner, et que notre modernité tend à refuser.

 

1 Kant, Qu'est-ce que les Lumières ?, début.

2 André Comte-Sponville et Luc Ferry, La sagesse des Modernes, Pocket   p.20.

3 Kant, Prolégomènes, § 16.

4 Ibid.

5 Le premier terme renvoie à l’idée néoplatonicienne d’une provenance nécessaire des choses à partir de leur unique principe ; le second à l’idée d’une libre production volontaire, et par conséquent contingente, du monde par Dieu.

6 Luc Ferry, loc. cit.

7 Schopenhauer,  Le monde comme volonté et comme représentation, II, p. 294. D’après Jacques Maritain, l’homme est un « animal qui se nourrit de transcendantaux » (‘La responsabilité de l’artiste’, O.C., t. XI, p. 189). Luc Ferry, à l’instar de Schopenhauer, expose la réinterprétation athée d’une formule qui nous vient des fondateurs de la métaphysique, Platon et Aristote, et que Jacques Maritain précisait en s’inspirant de Thomas d’Aquin.

8 Pascal, Pensées B 347.

9 Op.cit., B 348.

10 Voir  les travaux de Michael Krützen publiés dans la revue Current biology, et Frans de Waal, Quand les singes prennent le thé, Fayard, 2001.

11 Edgar Morin, Le paradigme perdu : la nature humaine, Seuil, 1979, 3ème partie, ch.1, p.107.

12 Aristote, De l’interprétation, 2, 16a 27.

13 Op.cit., 4, 17a 1.

14 Voir Castoriadis, L’institution imaginaire de la société, Seuil 1975, p.61 et passim.

15 Ferdinand de Saussure, Cours de linguistique générale, Payot 1976, p.100.

16 Platon, Gorgias, 482e 7, et 483a 6.

17 Op.cit.., 483c 7.

18 Op.cit.., 483b 5.

19 Id., République, II, 358e 5.

20 Hobbes, Léviathan, ch. XIII.

21 « On pensera peut-être qu’un tel temps n’a jamais existé (...). Je crois en effet qu’il n’en a jamais été ainsi, d’une manière générale, dans le monde entier. Mais il y a beaucoup d’endroits où les hommes vivent ainsi actuellement, [tels «  les sauvages » qu’on trouve « en maint endroit de l’Amérique »]. (…) de toute façon, on peut discerner le genre de vie qui prévaudrait s’il n’y avait pas de pouvoir commun à craindre par le genre de vie où tombent ordinairement, lors d’une guerre civile, les hommes qui avaient jusqu’alors vécu sous un gouvernement pacifique » (Hobbes, Léviathan, 1ère partie, ch.13, éd. Sirey p.125). C’est le théologien Francisco Suárez (1548-1617) qui a légué à la philosophie moderne la notion d’état de nature, issue de l’idée d’un « état de nature pure », distingué des états de nature intègre et de nature corrompue – respectivement antérieur et postérieur au péché de l’homme. Cette idée, inventée par la scolastique tardive, est étrangère à celle du XIIIème siècle, et à la pensée de Thomas d’Aquin notamment, qui ne connaissait, d’après l’Écriture, que les deux derniers états.

22 Spinoza, Lettre L à Jarig Jelles.

23 Voir Rousseau, Du contrat social, livre I, ch.

24 Voir id., Discours sur l'inégalité, fin de la première partie.

25 Voir id., Du contrat social, I, 6.

26 Kant, Critique de la faculté de juger, § 83, trad. Renaut éventuellement modifiée, GF p.

27 Ibid., p.

28 Id., Fondements de la Métaphysique des Mœurs, 2ème section, trad. Delbos, Delagrave    ,p.164.

29 Id., Critique de la faculté de juger, § 83, GF p.

30 Ibid.

31 Ibid.

32 Ibid.

33 Ibid.

34 Ibid.

35 Il est remarquable que l’immoraliste Nietzche ait lui-même défini la faiblesse comme un état de désordre conflictuel entre les passions, résultant du « laisser-aller » (      ).

36 Kant, loc. cit.

37 Ibid.

38 Ibid.

39 Id., Idée d’une histoire universelle du point de vue cosmopolitique, 7ème proposition.

40 Le mot grec politéïa serait mieux traduit par : civilisation.

41 Kant, Critique de la faculté de juger, § 83.

42 Id., Idée d’une histoire universelle du point de vue cosmopolitique, 4ème proposition.

43 Ibid.

44 Rousseau, Du contrat social, I, 8.

45 Kant, Critique de la faculté de juger, § 83, GF p.   .

46 Id., Idée d’une histoire universelle du point de vue cosmopolitique, 6ème proposition.

47 Op.cit., 5ème proposition.

48 Rousseau, loc. cit.

49 Kant, Idée d’une histoire universelle du point de vue cosmopolitique, 4ème proposition.

50 Id., Fondation de la métaphysique des mœurs, 2ème section.

51 Id., Idée d’une histoire universelle du point de vue cosmopolitique, 4ème proposition.

52 Op.cit., 7ème proposition.

53 Id., Fondation de la métaphysique des mœurs, 2ème section.

54 Id., Critique de la faculté de juger, § 83, GF p.   .

55 Id., Idée d’une histoire universelle, 7ème proposition.

56 Op.cit., 8ème proposition.

57 Op.cit., 7ème proposition.

58 Op.cit., 8ème proposition.

59 Op.cit., 9ème proposition.

60 Id., Critique de la faculté de juger, § 84.

61 Ibid.

62 Id., Fondements de la métaphysique des mœurs, 2ème section, trad. Delbos p.154.

63 Id., Critique de la faculté de juger, § 84.

64 Id., Idée d’une histoire universelle, début.

65 Op.cit., 1ère proposition.

66 Op.cit., 8ème proposition.

67 Op.cit., introduction.

68 Id., Critique de la faculté de juger, § 84.

69 « Cela dépasse tous les droits que [la raison] a de poser des questions » (Kant, Critique de la raison pure, Éclaircissement de l’idée cosmologique d’une liberté en union avec la nécessité universelle de la nature).

70 Ibid.

71 André Comte-Sponville et Luc Ferry, La sagesse des Modernes, p.19.

72 Op.cit., p.100.

73 Aristote, Éthique à Eudème, VII, 10, 1242a 26.

74 Id., Politique, I, 2, 1253a 3.

75 Ibid., 9.

76 Ibid., 10.

77 Ibid., 15.

78 Rousseau, Lettre à Christophe de Beaumont, Pléiade p.951.

79 Id., Discours sur l’inégalité,

80 Nombre d’espèces animales, Rousseau le sait bien, sont capables d’apprentissage. Il est donc tout à fait infondé de réserver à l’homme la perfectibilité, en vue d’expliquer la possibilité de sa socialisation.

81 Edgar Morin, Le paradigme perdu : la nature humaine, p.37.

82 Op.cit., p.39.

83 Op.cit., p.49.

84 Op.cit., p.50.

85 Op.cit., p.104.

86 Op.cit., p.88.

87 Op.cit., p.89.

88 Op.cit., p.94.

89 Op.cit., p.95.

90 Op.cit., p.94.

91 Op.cit., p.98.

92 Op.cit., p.99.

93 Op.cit., p.98.

94 Aristote, Physique, II, 8, 198b 15.

95 Ibid., 9, 200a 2.

96 Ibid., 8, 199a 22.

97 Descartes, Principes de la philosophie, IV, § 203.

98 Ibid.

99 Voir Marx, Manuscrits parisiens.

100 Kant, Critique de la raison pure, Remarque sur la preuve de l’antithèse de la 3ème antinomie.

101 C’est sans doute pourquoi ils ont pu voir dans la guerre, le premier un moyen détourné de la nature pour pousser les hommes à la civilisation, le second un moment crucial et indispensable de la réalisation de l’Esprit absolu. Qu’en serait-il aujourd’hui si Hitler avait disposé de la bombe atomique en 1945, au moment où la certitude de la défaite le conduisait au suicide ? L’effet direct de la dissuasion nucléaire n’est pas un progrès de la civilisation, mais le fait que certains États consacrent des investissements pharaoniques à la production d’armes qui « ne sont utiles qu’à la condition de ne pas servir » (De Gaulle), ce qui est le comble de l’absurdité en même temps qu’un fruit de l’intelligence réputée « scientifique ».

102 Descartes, Discours de la méthode, 6ème partie.

103 Castoriadis, Domaines de l’homme, p.148.

104 Ibid., p.149.

105 Voir Kant, Critique de la faculté de juger, Analytique de la faculté de juger téléologique.

106 Aristote, Politique, I, 2.

107 Ibid., 9.

108 Ibid. Kant, Critique de la raison pure, Éclaircissement de l’idée cosmologique d’une liberté en union avec la nécessité universelle de la nature.

109 Ibid.

110 Marx, citant sa propre Critique de l’économie politique, dans Le capital, livre I, 1ère section, ch.1.

111 Titre d’un livre de François de Closets.

112 Aristote, Éthique à Nicomaque, livre II, ch.1.

113 Lacan, L’enfance aliénée, cité par Edgar Morin, Le paradigme perdu : la nature humaine, p.145.

114 Il serait simpliste de prétendre opposer la barbarie à la culture. La barbarie est un produit culturel, surtout sous les formes modernes qu’elle a prises, et qui, au nom d’un culte de « l’homme nouveau », censément plus humain parce que ramené à lui-même, ont dépassé de très loin toutes les horreurs dont l’humanité s’était montrée antérieurement capable. Le Goulag autant que la Shoah ont fait l’objet d’une planification rationnelle, retournant contre les hommes la différence spécifique de l’humanité. Ce fait devrait conduire à renoncer à toute forme de relativisme culturel. Poser en principe que toutes les cultures se valent, c’est avaliser au nom d’un soi-disant humanisme les formes de la barbarie humaine. Il y a une vérité de l’homme, qui est d’abord la réalité d’une essence commune possédée par nature. La barbarie commence lorsque cette communauté cesse d’être reconnue comme la condition première de possibilité des différenciations culturelles. Comme telle, la barbarie n’est pas l’autre de la culture, mais une virtualité interne de toute culture, aucune ne manquant d’en faire preuve sous tel ou tel aspect. Inversement, les barbaries modernes n’ont pu advenir historiquement sans mettre en œuvre des éléments essentiels de civilisation (institutions, économie, etc.).

115 « Nous sommes les barbares modernes » (Hitler, cité par Jean-Claude Guillebaud, La force de conviction, Seuil 2005, p.17).

116 Titre d’un livre d’André Glücksmann.

117 Titre d’un livre de Jean-Claude Guillebaud.

118 Rosenberg, op.cit., p.68.

119 Edgar Morin, op.cit., p.135.

120 Platon voyait dans l’œuvre picturale un « rêve humain pour gens éveillés » (Sophiste, 266c 10 ).

121 « Je ne peux jamais achever la régression vers les conditions de l’existence (des Existierens) sans admettre un être nécessaire, mais que je ne peux jamais commencer par lui » (Kant, Critique de la raison pure, Découverte et éclaircissement de l’apparence dialectique, Meiner p.584 – puf p.438).

122 Nietzsche, Le crépuscule des idoles, Les quatre grandes erreurs, 8.

123 Id., Fragments posthumes, 1872-1873, 23 [15].

124 Id., Ainsi parlait Zarathoustra, Prologue, 3.

125 Montaigne, Essais, Livre II, ch.12, fin.

126 Grasset, 1996.